La salle de concert était immense… Et Jackson en avait le vertige alors qu'il l'avait déjà visitée quelques jours plus tôt. Si son gigantisme l'avait tout de suite intimidé, jamais il ne s'était senti véritablement mal à sa vue.

Mais maintenant que le public commençait à s'installer, à emplir ses rangs… Voilà que le jeune homme prenait conscience de l'importance de l'endroit… Et de son propre rôle en son sein, lequel était capital. Premier violon. La « star » de l'orchestre, la silhouette sur laquelle tous les regards se porteraient. Quel cauchemar et en même temps quel bonheur. Jackson n'aimait pas accaparer l'attention pour lui tout seul. En revanche, il aimait jouer, il aimait la musique.

Il aimait ces partitions et ces solos si difficiles à exécuter que sa virtuosité emplissait d'émotions sans se détacher totalement de la technique. Des heures, des jours, des mois, des années d'un acharnement certain pour maîtriser son instrument et toutes les subtilités de celui-ci. Par passion, par amour aussi. Par folie un peu, peut-être. Jackson s'était offert à son instrument pour le soumettre et ce qui ressortait de leur union était tout simplement magnifique. On le lui disait depuis toujours : il avait un lien spécial avec la musique et… Le violon. Le jeune homme s'était bien essayé à d'autres instruments mais celui-ci avait été le seul à le charmer dans son entier, à le transcender avec une brutale finesse. Aucun autre n'avait pu le chasser de son trône jusqu'à présent et ce n'était pas près de changer.

Le son des violons, violoncelles et autres instruments à corde s'élevèrent en deux ou trois notes bien distinctes les unes des autres. D'abord imprécis et brouillons, les sons s'uniformisèrent et Jackson s'empressa de les rattraper. Avant de jouer, il était primordial de s'accorder et le jeune homme trouvait ce moment… Aussi intimidant que galvanisant. Il faisait partie d'un tout si grand que c'en était assourdissant. La sensation, grisante, faillit le pousser à tenter quelques notes qu'il surnommait les « notes plaisir », des suites harmonieuses pour s'encourager, des mélodies qui lui donnaient du courage. Le début de la chanson préférée d'Isaac était généralement celui dont il se servait lorsqu'il répétait, seul.

A place with no name.

Elle le mettait toujours de bonne humeur et le détendait chaque fois qu'il avait à se préparer pour une session de pratique. Elle l'aidait à dompter son instrument et à l'accorder sur les prochains morceaux qu'il aurait à mettre en musique, à faire naître de ses cordes. De toute façon, tout ce qu'aimait écouter Isaac, il s'en imprégnait et s'en servait. La chose leur plaisait à tous les deux, alors… Pourquoi ne pas en profiter ?

Mais ici, dans cette salle de concert, la tradition était de rigueur. On s'accordait sur les mêmes notes que tout le monde pour offrir là un pré-spectacle, une harmonie avant la musique. Montrer la cohésion et l'entente avant de commencer réellement. Jackson se plia à l'exercice même si l'envie de jouer autre chose lui traversa l'esprit. Par chance, cela ne dépassa pas l'instant, si court qu'il n'était pas à noter en tant que tel. Il laissa l'archet frotter doucement les cordes, sans oser y aller franchement. Il avait beau être le premier violon, l'envie de sortir du lot et de se montrer en tant que tel ne l'intéressait pas. C'était durant les morceaux en eux-mêmes qu'il aurait à faire son travail, à attirer la lumière sur lui… Enfin, Jackson préférait se dire que l'on regarderait ses mains, son instrument. Les vecteurs de la musique, pas le marionnettiste.

Le souffle que Jackson poussa se perdit parmi l'accord général. Et quelques secondes plus tard, le silence gagna la salle. L'on s'installa et le chef d'orchestre indiqua à Jackson l'emplacement exact où il devait se placer. La lumière sur lui changea légèrement – elle devint un peu plus vive. Un geste, deux gestes de la part du meneur.

Et les premières notes, les plus graves, s'élevèrent. Leurs suivantes, un peu plus aigües, s'ajoutèrent. L'introduction de L'hiver par les premières cordes se faisait en rythme et sans accroc. Jackson fit au mieux pour se détendre même s'il devrait entrer en scène d'ici quelques secondes à peine. Ses yeux parcoururent le public du regard. Isaac ne lui avait pas dit où il serait… Viendrait-il seulement réellement ? Le musicien s'interdit de douter de son compagnon, lequel lui avait prouvé son soutien et sa fidélité bien assez de fois pour qu'il le croie. Mais cette voix perturbante, elle l'habitait depuis toujours et ce n'était pas demain la veille qu'il réussirait à s'en débarrasser de façon efficace. Il apprenait doucement à la mettre de côté – difficile de lui en demander plus pour le moment.

Le préambule s'approcha lentement de son terme et… D'un coup d'un seul, Jackson se sentit happé d'un côté. Dans le public. Le premier rang à droite. C'est alors qu'il croisa comme par magie le regard tant aimé, lequel le galvanisa en un instant. Il ajusta sa posture et, entendant les notes des autres violons et violoncelles gagner en intensité, positionna son archet de façon adéquate. La chaleur amoureuse l'emplit et le crin de cheval entama avec volupté sa glissade sur les cordes récemment changées de son instrument.

Son talent se révéla dès les premières notes de sa partie, laquelle s'ajoutait tout naturellement à l'orchestre tout en restant suffisamment isolée pour en incarner la mélodie avec clarté. Car Jackson ne se contentait jamais de jouer. Pour lui, la musique, c'était une histoire. Racontée, chantée, jouée – certes. Mais à ses yeux, rien ne devait laisser penser qu'elle ne devait être que cela. Il fallait la vivre pour en faire ressentir tous les tenants et les aboutissants, pour créer dans l'esprit d'autrui des mondes et des ambiances tangibles. Alors Jackson la laissait le pénétrer de part en part pour ressortir plus vraie et plus sincère. Il avait à cœur de transmettre tout ce que l'auteur de cette composition, Vivaldi, avait cherché à créer. Ainsi, il se donna dans son entier, se livrant sans un mot à une confession sous le prisme d'un décor hivernal. Son archet glissait sur les cordes avec une précision et une vivacité tenant presque de l'unique virtuosité. Les doigts de son autre main, véloces, permettaient aux cordes d'atteindre des sonorités claires et sans fioritures. C'était là la spécialité de Jackson. En plus d'être pourvu d'une très forte sensibilité, il savait sortir des notes dépourvues de tout autre son parasite sans avoir à fournir le moindre effort.

Une goutte de sueur perla sur son front. Jackson ne la remarqua pas, mais elle témoignait de sa concentration extrême, laquelle était impossible à briser pour l'instant. C'était comme s'il s'était évadé du monde, de son propre corps, qu'il s'était fondu dans une dimension qui lui convenait davantage pour ce qu'il avait à y faire.

A L'Hiver succédèrent les autres saisons, dans un désordre voulu par le chef d'orchestre. Mélanger les saisons pour un monde qui n'en avait plus vraiment. Et puis l'on changea de répertoire, de compositeur : rien qui puisse déstabiliser Jackson, même si la première œuvre de la soirée était sa favorite. Maintenant qu'il était lancé, plus rien de ne pouvait l'arrêter.

Et c'était d'autant plus vrai qu'il savait son amour, son compagnon, son plus grand soutien dans le public. Jackson aimait peut-être transmettre le pouvoir de la musique aux gens, mais celui qu'il préférait toucher le plus, c'était bien Isaac.

Ils s'étaient choisis par un hasard bienheureux. Il s'agissait d'un moment où la Vie avait jugé leur rencontré bénéfique pour l'un et pour l'autre… Peut-être même salvatrice.

C'était grâce à Jackson qu'Isaac avait appris à sourire.

C'était grâce à Isaac que Jackson avait trouvé la force de continuer à jouer.

Alors c'est pour lui qu'il choisit de briller. Au diable le public, cette attention sur lui qui gênait son côté trop timide : il avait un homme à rendre fier.