Sally Jackson sait depuis toujours qu'elle n'est pas l'enfant de ses parents, ou du moins le sait depuis si longtemps qu'elle a oublié quand elle l'a appris, ou qu'elle l'a deviné. Probablement deviné – elle ne ressemble pas du tout à Jim ni à Estelle, eux qui sont blonds là où elle est brune, et c'est avant d'apprendre les gènes récessifs et tout ça.

Elle ne s'attarde pas là-dessus. Jim et Estelle l'aiment et la chérissent comme leur fille pendant cinq ans avant que l'avion ne s'écrase en les emportant de ce monde, c'est bien assez pour modeler l'image qu'elle se fait des parents et décider qu'ils méritent ce titre plus qu'un couple sans visage, dont elle ignore les noms et la raison pour laquelle ils ne l'ont pas élevée.

Peut-être ne le pouvaient-ils pas. Peut-être pensaient-ils lui donner une vie meilleure en la laissant partir. Peut-être encore ne la voulaient-ils pas du tout. Quelle que soit leur justification, ils ne figurent pas dans sa vie, alors que les Jackson le sont, et ceci est la raison que donne Sally lorsqu'elle décide de ne pas fouiller dans son passé.

De toute façon, elle a bien plus important à faire, que ce soit aller à l'école et obtenir de bonnes notes en vue de décrocher une bourse d'études, ou s'occuper de son oncle une fois que le cancer vient frapper à la porte du pauvre homme et le dépouiller de son argent et de sa santé.

Tout le monde s'accorde pour dire que Sally Jackson est d'une beauté frappante. Tout le monde s'accorde pour dire que Sally Jackson compte parmi les gens les plus généreux et gentils que vous pouvez rencontrer, quand bien même vous vivriez mille ans.

Tout le monde ignore que Sally Jackson voit des choses, qu'elle entend des choses pas tout à fait normales. Il faut dire qu'elle le cache bien.

Quand elle est jeune, elle adore tout ce qui est conte de fées, de près ou de loin. Que ce soit Perrault ou les frères Grimm, Narnia dans son armoire ou le Hobbit avec son Anneau, elle se passionne pour la moindre histoire où figurent enchanteurs, créatures fantastiques et démons. Personne ne soupçonne d'entourloupe – c'est une enfant, bien sûr que les enfants ne résistent jamais à l'attrait de la magie.

Cette passion ne la quitte pas avec l'âge, loin de là. Elle commence plutôt à se diversifier – les contes naissent du folklore, après tout, et qu'est-ce que le folklore si ce n'est la popularisation et la diffusion de mythes et de légendes ? Et sur les étagères de sa chambre figurent bientôt des encyclopédies de monstres et de fées, des compilations de légendes Amérindiennes et de mythes européens, les bandes dessinées de Marvel avec les Asgardiens et celles de DC avec le panthéon grec qui soutient Wonder Woman.

Sally nourrit brièvement l'ambition de s'inscrire pour un master en Mythes et Légendes à l'université avant de devoir décrocher pendant sa dernière année de lycée. Après ça, l'obligation de trouver petit boulot après petit boulot afin de payer les factures l'empêche un peu de retourner en piste, et elle fait son deuil de l'opportunité manquée.

Et pourtant, si vous lui posiez la question, Sally Jackson répondrait que non, elle ne croit pas à la magie. Pour une raison très simple : les gens croient en quelque chose seulement quand ils n'ont aucune preuve de l'existence de celle-ci.

Sally, elle, sait que la magie existe.

C'est à cause – ou grâce à, l'un comme l'autre, bénédiction et malédiction peuvent si facilement inverser leur place – des serpents. Sally n'en voit pas souvent, fille de la ville qu'elle est, la jungle urbaine ne leur plaît pas, alors c'est difficile d'en trouver.

Mais elle effectue des randonnées en montagne, à l'occasion, et c'est quand les serpents viennent la trouver – viennent lui parler.

Ce n'est pas quelque chose que n'importe qui peut faire, à les en croire. Ce n'est pas quelque chose qu'elle devrait avouer à n'importe qui, lui recommandent-ils de leurs voix basses et sifflantes.

Elle suit le conseil. De toute façon, quand elle était petite et prétendait avoir parlé à un serpent, les gens riaient et lui tapotaient le haut du crâne mais ne la croyaient jamais, si bien qu'elle a pris l'habitude de garder ça pour elle, tout comme les bref aperçus de monstres par la fenêtre ou dans les rues.

Tout le monde répète que ce n'est que l'imagination débordante d'une petite fille, que ça lui passera une fois grande. Ça ne passe pas du tout, c'est seulement que Sally apprend à conserver le secret. Ça rend la chose presque plus précieuse – un monde qu'elle est la seule autorisée à voir.

Ceci étant, il y a une chose qu'elle aime presque autant que la magie, et c'est la mer.

La première fois qu'elle a vu la mer, en vrai au lieu d'une photo ou d'un dessin, c'est à huit ans, et elle est immédiatement tombée amoureuse de tout ce bleu. À l'époque, elle ne savait pas encore comment nager et a bien dû boire la tasse une douzaine de fois, mais elle a appris depuis.

On l'appelle en riant une selkie, une sirène, une ondine devant le ravissement visible que lui procure le fait de plonger dans l'eau opaque et écumeuse, n'en réémergeant qu'à de rares intervalles pour reprendre son souffle, les paupières bouffies par le sel et ses cheveux déjà foncés rendus plus sombres encore par l'humidité.

L'année de ses dix-huit ans, lorsque son oncle comprend enfin que la chimiothérapie et les radiations ne réussissent plus qu'à retarder l'inévitable, il décide de passer un dernier été resplendissant avec sa nièce, et parce qu'elle aime la mer, il loue une petite cabane à Montauk.

C'est parfait, en dépit des mouettes qui s'obstinent à fienter sur le perron. La journée, Sally insiste pour rester auprès d'oncle Rich et lui tenir compagnie – c'est maintenant le moment d'en profiter, plus tard sera trop tard – mais le soir, la plage est tout à elle, noire et blanche sous les étoiles.

C'est un soir de lune gibbeuse qu'elle se réveille et s'en va prendre un bain de minuit. Une fois sur place, elle réalise qu'elle a oublié son maillot, mais soyons folle, et de toute façon qui la verra sur cette plage déserte ?

L'eau est froide et impénétrable au regard lorsqu'elle s'immerge, et elle sent un frisson inhabituel lui faire vaciller le pouls, mais elle se calme bien vite alors qu'elle barbote, faisant la planche pour contempler les nuages grisâtres qui tachent le noir parfait du ciel.

Elle ignore combien de temps elle demeure dans cette position. Elle doit presque s'endormir, car elle reprend subitement conscience avec une certitude affolante, elle n'est pas seule dans l'eau.

La brasse qui s'ensuit vers le rivage est tout sauf élégante, et Sally s'avachit à bout de souffle sur le sable, le cœur battant trop fort dans ses tempes pour qu'elle se soucie encore des grains qui se collent sur sa peau nue et détrempée.

Derrière elle, la mer bruisse et écume, et en émerge un homme.

Non. Ce n'est pas exactement un homme, en dépit d'y ressembler en tous points – ce que Sally peut constater grâce au fait qu'il est aussi déshabillé qu'elle. C'est un éclat bleuté qui brille en dessous de sa peau bronzée et de l'autre côté des iris verts, qui entoure le trident meurtrier qu'il tient nonchalamment de la main gauche – à croire que l'arme ne vrombit pas d'un tel pouvoir que l'air s'en trouble.

Sally devrait être terrifiée – seule sans moyen de se défendre, en présence d'un inconnu dont la puissante carrure proclame qu'il n'aura aucun mal à la maîtriser si elle tente de se débattre ou de crier. Et pourtant.

Peut-être que c'est la faute de ce sourire – une expression presque complice, comme si elle et lui participaient à la même plaisanterie.

Ne frémis donc pas, Sally Jackson. Il me semble que l'océan te plaît, n'est-ce pas ?

Cette nuit, alors que le sable scintille sous la lumière argentée de la lune et que la mer est de verre noir opaque, Poséidon visite Sally pour la première fois.

Ce ne sera pas la dernière.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d'usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Joachim du Bellay