Crédits - Mobius Digital, Annapurna Interactive.
Base - Outer Wilds / Echoes of the Eye
Rating - T
Avertissements - Spoilers de la fin du jeu. Mention de suicide.
Chronologie - Se situe à la fin du jeu, après Echoes of the Eye.
Note - Une entrée pour "Carré" du discord Poulécriture et également une réponse au prompt "Chant du cygne" du Petit salon d'écriture. ::)
Note bis - Les pronoms des Âtriens sont "ille" (pluriel: "illes"), "lo", "man, tan, san" et ont des accords alternés de masculin/féminin pour respecter leur caractère agenre. Merci de votre compréhension.
Lamentation
Au pied de l'arbre mort se tient un carré creusé à même la terre battue.
Tu ne te souviens pas de l'avoir déterré, ni même qu'il ait seulement été là avant que tu t'installes sur la scène qui s'est éclairée sur ton chemin, mais tu es sûre qu'il y a de la terre sous tes ongles gantés et que si l'envie te prenait d'ôter ta combinaison – à quoi bon? – tu trouverais tes paumes maculées de tourbe – la boue existe-t-elle seulement encore ici? – et meurtries par l'effort. Sur le reste de l'estrade en bois qui te sert de perchoir, la lumière vacillante des bougies sous le papier des lanternes tremblote, menace presque de s'éteindre sous la coupe d'un vent qui n'existe pas pour toi tandis que les instruments abandonnés autour de toi te jugent en silence, comme s'ils cherchaient à te dissuader d'avancer.
Tu pourrais choisir de les ignorer. Rien ne t'oblige à t'enfoncer dans ce trou, à enterrer ton corps encore vivant – vraiment? – dans ce carré que tu ne te souviens pas avoir creusé – c'est forcément ta faute s'il est là, qui d'autre aurait été assez fou pour se rappeler des arbres, de la scène, de la lumière dévoilant presque pudiquement l'histoire tragique des habitants de l'Étranger? Tu pourrais faire volte-face, repartir en arrière – si tant est que l'arrière et l'avant existent encore et que les miettes de ton corps n'ont pas été désintégrées dans un million de directions différentes, sans haut ni bas ni rien pour te ramener à la terre ferme; tu pourrais repartir d'où tu viens ou d'où tu finiras, retrouver le feu de camp et les sourires familiers de tes amis morts, griller une guimauve et te permettre de tout oublier.
L'Œil ne t'en voudra pas si c'est ce que tu décides ; tu le sais aussi intimement que tu connais ton propre nom. L'Œil t'a offert un choix, lorsque tu as foulé son seuil en hurlant de rage alors que l'univers que tu as à peine connu agonisait derrière toi. Il t'a laissé voir les murs d'un musée que tu ne connaîtras jamais, l'histoire que tu n'as jamais eu le temps de conter à personne placardée sur toutes les affiches dans l'écriture de Cornée. Il t'a montré les étoiles mourant au dehors, les troncs immenses de l'antique clairière et tout au bout de ton long voyage, la chaleur réconfortante du feu de camp d'Ardoise, une canette de guimauves et le rocking-chair vide d'Esker.
Esker – d'où venait-ille? a-t-ille seulement toujours été là, sans que tu t'en rendes compte? – a relevé la tête et t'a demandé, après quelques secondes ou quelques années si tu entendais de la musique.
La réponse est oui. Tu as entendu la musique et celle-ci mène à un trou.
Il y a une tombe en face de toi et tu sais sans savoir pourquoi que tu l'as creusée toi-même.
Une immense part de toi est terrifiée. Tu te souviens comme si c'était hier – était-ce seulement hier? N'était-ce pas quelques siècles encore avant? – de la peur qui t'a saisi à la gorge lorsque tu as plongé le rêve dans le noir pour la première fois. Tu te souviens des cris de détresse qui ont meurtri tes oreilles et ta poitrine à chaque fois que tu entendais le barrage s'effondrer au loin, tu te souviens des pas frénétiques et du crissements des plumes des poursuivants lancés à tes trousses, tu te souviens de la douleur des griffes plantées dans ton corps virtuel et de la vitesse à laquelle ton cœur s'est fracassé contre ton thorax à chaque fois que le feu vert de ton artefact était soufflé. Ce long cauchemar – souvenir? – te donne plus que jamais envie de faire demi-tour et de rechercher la chaleur orangée du feu de camp. Tu pourrais oublier la musique plaintive qui s'élève lentement depuis l'abysse qui se tient sous tes pieds, reboucher le carré avec la terre que tu n'as jamais touchée et laisser la scène disparaître dans les ténèbres de ta mémoire. Tu en aurais le droit – et tu es tentée, tu es si tentée…
Mais quelque chose te retient ici, entre deux temps; quelque chose de plus fort que la terreur qui te fige.
Tu te souviens d'un cri étouffé par les murs d'un cercueil, une lamentation au fin fond d'une prison que tu as ouverte en te donnant la mort. Tu te souviens d'une histoire racontée au travers d'une vision, d'une main se pressant contre la tienne, t'invitant ou te suppliant peut-être de raconter ta propre histoire. Ton récit n'avait rien d'heureux et tu n'es pas sûre de savoir si le Prisonnier a pleuré ou a ri lorsque tu l'as terminé – tu n'as jamais eu l'occasion de lui demander. Tu te souviens de l'image d'un radeau flottant sur l'eau tranquille d'une rivière, un télescope et le Prisonnier enfin libre t'invitant à le rejoindre. Tu n'as jamais pu rendre hommage à ce vœu et il n'a jamais existé dans l'univers où tu as désactivé la boucle pour rejoindre l'Œil : tout ce que tu gardes en mémoire, c'est le fantôme d'une main tendue et ce carré qui te nargue, juste au-dessus de la pierre tombale illisible.
Et, tout au fond, une mélodie que tu n'as jamais entendue mais que tu reconnais, même à la fin des temps.
«Tu entends la musique?» a demandé l'écho d'Esker au coin du feu, son éternel sifflement aux lèvres. Tes compagnons de voyage n'attendent plus que toi pour jouer le chant du cygne de l'univers mais si vous avez l'éternité devant vous, peut-être te pardonneront-ils ton hésitation. Tu t'avances vers la tombe ouverte, ton onduloscope d'ores et déjà pointé vers le trou béant. Dans la gueule de l'abîme, un chant lent et mélancolique continue de t'appeler.
Lorsque tu te laisses emporter dans les ténèbres de votre tombe, cette fois-ci, tu laisses de côté ta peur.
La main tendue du Prisonnier se love dans la tienne.
