Stiles s'affairait à trier ses cours. Dieu qu'il était bordélique ! Son manque d'organisation flagrant était en train de lui coûter un après-midi de révisions. Lui qui avait prévu d'être efficace et d'enchaîner les matières… C'était raté. Il perdait son temps et il le savait. Bien sûr qu'il aurait dû faire ça la veille, au lieu d'aller traîner dans ce bar un peu particulier, ce bar dans lequel il avait vu un piano.

Cet instrument dont il n'avait pas joué depuis si longtemps.

Au début, il avait été fébrile. Toucher ces touches en imitation d'ivoire lui avait fait quelque chose. La sensation lui avait rappelé son enfance et toutes ces heures durant lesquelles il s'amusait à jouer ce qui lui passait par la tête. Oh bien sûr, pour arriver à un tel niveau, il avait dû travailler. Stiles était incapable de compter le nombre d'heures qu'il avait passées à user ses doigts, à s'entraîner jusqu'à s'en déformer les empreintes digitales. Parce qu'il fallait être réaliste : pour atteindre une telle excellence, il en avait bavé mais maintenant, qu'est-ce qu'il en était content.

C'était la première fois depuis des années qu'il touchait à un clavier et la sensation avait été grisante. Il avait tant envie de recommencer qu'il était à deux doigts de balancer ses cours par la fenêtre et retourner en courant dans ce bar.

Parce que l'ambiance lui avait fait du bien. Evidemment, Stiles avait demandé la permission au patron accoudé au bar avant de s'autoriser à s'amuser. C'était alors qu'il s'était assis sur ce siège et que tout avait commencé.

C'était avec une touchante timidité qu'il avait d'abord effleuré les touches. Etait alors venu un moment où, nerveux, il s'était jeté à l'eau : commençait alors une longue série d'exercices pour se délier les doigts, ces choses trop rouillées pour jouer tout de suite correctement. Stiles s'était d'ailleurs étonné lui-même. En plus de ce souvenir de ces exercices, il les exécutait avec une facilité déconcertante, comme si la dernière fois qu'il avait touché un piano remontait à la veille.

La fièvre du jeu l'avait alors emporté et il s'était réellement lancé. Ou alors, peut-être était-ce ce regard brûlant dans son dos qui l'avait poussé à cesser ses exercices pour passer à quelque chose de plus sérieux. Il avait senti ces yeux le scruter, le détailler. Au début, c'était intimidant mais Stiles s'y était graduellement accoutumé et avait joué. Il y avait mis toute sa passion, toute son âme musicienne. Parce que regard n'était pas mauvais, il l'avait senti.

Il l'avait vu lorsqu'il s'était levé pour quitter le piano. Des orbes d'une teinte incertaine ou plutôt… Un mélange de couleur extrêmement particulier. Unique. Des yeux qui l'admiraient. Cet homme au physique presque irréel avait, semble-t-il, beaucoup apprécié son jeu et ça l'avait galvanisé. A ce moment-là, Stiles aurait voulu rester encore un peu, l'envie d'éblouir cet inconnu qui l'avait réellement écouté, pas comme les autres clients du bar qui ne faisaient jamais attention à lui. Malheureusement, il avait à faire et avait dû s'en aller.

Depuis, la sensation de ce regard brûlant dans son dos lui manquait. Une semaine était passée et il n'avait pas revu cet homme, même après être retourné chaque soir au bar. Dommage.

Le jeune homme pesta soudainement contre lui-même. Ce n'était pas le moment de penser à ça, il devait continuer de trier ses cours pour, après, se mettre enfin à réviser. Il avait du retard et c'était mauvais. Soudain, une sombre lumière s'alluma dans son esprit et il lâcha tout son rangement. Réviser, il devait réviser. Le reste pouvait attendre. Mais en même temps, il ne fallait pas que ses cours restent en désordre… Qu'elle était la meilleure chose à faire ? L'angoisse commença à gagner l'étudiant. C'était mauvais, tout avait l'obligation d'être parfait. Les cours devaient être rangés, classés, remis au propre, connus par cœur.

Tu te relâches, tu sais ce que ça veut dire.

Le souffle court, Stiles peina à se concentrer sur ce qui valait vraiment la peine. Comment avait-il pu se laisser aller à ce point ? Il devait se rattraper, maintenant. Le rythme cardiaque élevé et des sueurs froides plein le dos et le visage, Stiles attrapa ses feuilles en tremblant et peina à comprendre ce qui était marqué dessus. Était-ce de l'économie ? De la philosophie ? Stiles lui-même ne savait plus ce qu'il avait comme matière ni dans quelle spécialité il était.

Incapable.

Les mains tremblantes de Stiles lâchèrent tout.

xxx

C'était un nouveau jour qui se levait sur Beacon Hills. La ville était belle, accueillante : en plus d'être bien entretenue, elle avait tout ce qu'il fallait pour vivre tranquillement et permettre aux enfants d'y passer leur vie. Des écoles, un collège, un lycée, une université au campus démesurément grand.

Scott McCall était aux anges. Déjà un mois que les cours avaient commencé et il étudiait ce qu'il voulait, en compagnie de ses amis et de sa merveilleuse Allison. Les deux jeunes gens étaient littéralement faits l'un pour l'autre : ensemble depuis le lycée, ils ne se quittaient jamais et vivaient l'un chez l'autre. Leur amour était clair, net et précis. Quiconque ne remarquait pas leur relation ne pouvait qu'être aveugle. Ils étaient une évidence. Peut-être était-ce pour cela que Scott marchait en tenant la main de sa dulcinée et jetait régulièrement des coups d'yeux tout autour d'eux. Amoureux, oui, inconscient, non.

Elle était une chasseuse et lui, un loup-garou, autant dire qu'il était parfaitement au courant que dans son monde, il valait mieux faire attention. Allison, c'était son bijou, sa perfection rien qu'à lui, la prunelle de ses yeux. Il la protègerait de tous les dangers possibles et imaginables, quitte à sacrifier sa vie pour elle s'il le fallait.

Et elle se fit bousculer, plutôt violemment d'ailleurs, si bien qu'elle poussa un cri de surprise et que sa main lâcha celle de Scott. En fait, Allison finit carrément à terre. Le garçon qui l'avait bousculée aussi. Et même si la colère de savoir que ce connard avait probablement fait mal à sa Alli chérie était extrêmement présente, il préféra s'occuper d'elle en premier plutôt que de passer ses nerfs sur ce mec qui n'en valait pas la peine.

- Alli ! Ça va ? S'empressa-t-il de lui demander en l'aidant à se relever.

- Oui mon cœur, ne t'en fais pas, le rassura-t-elle en esquissant un sourire gêné.

L'inconnu, de son côté, se redressa difficilement, mais plutôt rapidement. Scott passa un bras protecteur autour d'Allison qui se massa douloureusement le coude. Elle était un peu mal tombée mais elle ne dit rien, ce n'était pas la peine. Son petit-ami tourna la tête et regarda méchamment le pauvre étudiant qui était en train de ramasser ses affaires dont une partie était sortie de son sac de cours. Il semblait un peu paniqué, ses mains étaient parcourues par de légers tremblements, à peine perceptibles tant ses mouvements étaient rapides et hachés. Son odeur n'était qu'anxiété, à tel point que l'ire de Scott reflua doucement.

- Hé toi, tenta-t-il, un brin agacé tout de même.

L'étudiant releva la tête, un peu paniqué. C'est un regard de miel perdu encadré par une monture noire qui croisa les orbes ébènes de Scott, dont la colère commença à disparaître. Sentir autant d'angoisse dans une odeur et un regard, c'était inédit pour lui. L'inconnu termina de ranger ses affaires en un temps record, ferma son sac et se releva. Il fixa Scott puis Allison de ses yeux cernés durant quelques secondes en se mordant la lèvre, l'air de ne pas savoir quoi faire et de paniquer. Il était clairement mal à l'aise, pas très en forme et sa posture bien trop droite pour être naturelle était très parlante. Enfin, il se décida à prendre la parole :

- Je… Désolé, pardon. J'ai pas fait exprès.

Ces mots si bas et presque soufflés surprirent Scott au plus haut point. C'était à peine si sa bouche s'était ouverte pour laisser passer ces quelques sons éphémères. Son regard était déjà fuyant et Scott vit les doigts fins de l'inconnu se resserrer sur la hanse de son sac abîmé.

- Ne t'inquiète pas, tout va bien, lui sourit Allison, bienveillante.

Mais l'étudiant ne l'écouta pas. Il était dans sa bulle, une bulle tout sauf protectrice. Une bulle qui le poussait à assurer ses arrières.

- Je... Je dois y aller. Encore pardon, ça n'arrivera plus…

Et il partit, la tête basse, sans un seul regard pour le couple qui resta là, interdit durant quelques secondes.

xxx

En s'installant à une table dans le fond de la salle, Stiles se dit qu'il était un idiot. Un idiot suicidaire. A peine un mois qu'il était ici, dans cette université aux allures de paradis et voilà qu'il faisait déjà du grabuge. Enfin, c'était très léger. Après tout, il avait simplement bousculé une fille. Ce n'était rien, du moins, en apparence. En tout cas, ici, cela devait sans doute n'être pas grand-chose. S'il avait fait ça là-bas, sans doute serait-il à l'heure actuelle allongé dans une civière. Stiles devait se détendre, se rappeler que tout allait bien, maintenant. Il avait désormais une vie normale, dans un établissement normal, entouré de gens normaux qui ne lui feraient pas de mal à chaque faux pas. Il devait se calmer et avait toutes les raisons d'être serein.

Pourtant, il en était encore incapable.

Il avait vécu dans la peur et la douleur durant tant d'années… Un tel conditionnement ne pouvait pas se briser en quelques semaines. De plus, Stiles était seul, il n'avait personne.

Son père, shérif de Beacon Hills, n'était au courant de rien. Bien sûr, c'était lui qui l'avait envoyé dans cette école pour enfants un peu turbulents ayant des problèmes avec l'autorité. Des enfants qui avaient besoin de discipline. Néanmoins, comme tout autre parent, le shérif était loin d'imaginer ce qu'il pouvait se passer à l'intérieur, loin des regards. Au début, Stiles avait le courage de lui parler, il était prêt à tout lui révéler, à lui dire à quel point cet endroit était un cauchemar, l'enfer sur terre. Il avait le droit à une lettre toutes les deux semaines. Et ces lettres, elles étaient lues, décortiquées, censurées si besoin. Alors, Stiles n'avait rien pu lâcher et maintenant qu'il en avait l'occasion, qu'il pouvait voir son père régulièrement et lui parler sans tabou, il n'y arrivait pas. Trop détruit ? Peut-être. Le silence tue parfois autant que les mots.

Tu ne seras jamais libre.

Dur rappel de sa conscience alors qu'il s'efforçait de se calmer et de penser à autre choses. Stiles avait beau être sorti de cet enfer, il restait, dans un sens, prisonnier de ses enseignements. Ça ira mieux avec le temps, se disait-il souvent. Les jours, les semaines continueraient de passer et étioleraient ce conditionnement durement mis en place sur sa petite personne. Du moins, c'était ce qu'il espérait, sans s'empêcher de pouvoir en douter.

Un grand blond baraqué s'installa à côté de lui et Stiles se raidit instantanément. D'un geste maladroit, il remonta correctement ses lunettes sur son nez et décala ses affaires, espérant se faire le plus petit possible. Il fit tout son possible pour ne pas tourner la tête vers son compagnon de table et pria pour que celui-ci ne le remarque pas.

Ainsi, le cours commença tranquillement et Stiles fit de son mieux pour non seulement se vider la tête mais également et surtout écouter et étudier, ce qui n'était pas une mince affaire lorsque l'on avait un cerveau comme le sien. Un cerveau hyperactif.

Globalement, tout se passa bien. Stiles ne parlait pas, son voisin de table ne cherchait pas à entamer la conversation et la feuille du jeune homme à lunettes se noircit à vue d'œil tant il prenait de notes.

Cependant, lorsque survint la fin de l'heure…

- Pour terminer ce cours et mieux appréhender le prochain, je vais vous demander de travailler en binôme sur l'un des trois sujets abordés à la page quarante de votre livre. Vous travaillerez chacun avec votre voisin de table. C'est tout pour moi. Je vous souhaite bon courage et à la semaine prochaine !

Stiles se figea alors qu'il commençait à ranger ses affaires. Tendu au possible, il tourna la tête vers son binôme qui s'était déjà levé, sac sur l'épaule, prêt à partir. Les yeux bleus du blond semblèrent le sonder un instant et Stiles détourna le regard. Son cœur battait vite, très vite. Ignorer les gens et se faire ignorer par eux, c'était une chose.

Devoir composer avec quelqu'un pour un devoir, c'en était une autre.