Les ordres qui avaient été donnés par Derek étaient clairs : laisser leur invité se reposer. Ne pas s'approcher de lui. D'ailleurs, pour lui éviter toute sorte de stress, il avait été déplacé à l'étage par les soins d'Alan Deaton et de Derek, le jeune homme étant trop épuisé pour marcher. Disons que l'alpha l'avait porté, tandis que l'émissaire avait veillé à surveiller la moindre de ses réactions, ainsi que ses constantes une fois installé dans le lit de la chambre d'ami. Bien évidemment, il ne chercha pas à toucher à ses gants. En effet, il était hors de question de prendre le risque de le tuer alors qu'il était si faible, si fatigué. Deaton en était certain, et il avait fait part de cette certitude à Derek.
Une simple prise d'énergie, même rapide et qu'elle soit de son plein gré ou non, pouvait le tuer.
Forcément, le reste de la meute avait tout entendu et cela n'avait pas d'importance puisque Derek et son émissaire ne comptaient pas garder ces faits-là secrets – du moins pas entre eux. Et Isaac Lahey, qui avait longuement écouté l'étrange échange entre Derek et le châtain, ne comptait pas le moins du monde respecter l'ordre de son alpha. Attention, cela ne voulait pas dire qu'il ne respectait pas ce dernier. Cependant, son instinct le titillait et son loup intérieur réclamait d'aller rendre une petite visite à ce jeune homme qui, disons-le, lui faisait de la peine. Dans un sens, Isaac pouvait comprendre sa méfiance, sa désillusion, sa déception, toutes ces choses qui lui avaient fait abandonner le combat… Parce que c'était bien de cela qu'il s'agissait. Isaac comprenait, car il avait fait la même chose, fut un temps. La situation n'était bien évidemment pas la même, néanmoins… Son attitude avait été semblable lorsque Derek s'était retrouvé à le recueillir, lui. A cette époque-là, une époque pas si lointaine, Isaac ne croyait plus en rien. S'en sortir ? Il ne pensait pas cela possible. Et pourtant, il était là. Solide, en vie et plus en forme que jamais. Si la condition de loup-garou l'avait effrayé de prime abord, elle avait participé à sa guérison, aussi bien physique que mentale. Bien sûr, le bouclé n'oublierait jamais cet homme qui l'avait brisé, tout aussi bien qu'il n'oublierait jamais les coups qu'il lui avait portés.
Mais aujourd'hui, il était en vie.
Et il voulait aider.
Alors, profitant du fait que Derek était occupé à discuter de différents problèmes avec son émissaire dans une pièce au fond du loft, Isaac s'éclipsa discrètement de sa bande d'amis et monta à l'étage en faisant en sorte d'alléger ses pas comme son alpha le lui avait appris. Il n'y avait pas à dire, quand il le voulait, Derek savait se montrer expert en la matière, tant et si bien qu'il semblait parfois surgir de nulle part et faisait sursauter ses protégés. Isaac maîtrisait la technique, mais pas au point de se rendre complètement silencieux. Toutefois, c'était amplement suffisant pour ne pas alerter l'ouïe fine de Derek. Fort heureusement d'ailleurs, car le bouclé n'avait pas réfléchi à la moindre excuse pouvant justifier sa présence à l'étage et même s'il en avait trouvé une, elle ne servirait à rien : ici, c'était la vérité qui régnait. Les loups-garous pouvaient détecter le mensonge aussi facilement qu'ils respiraient.
Puisqu'il connaissait le loft comme sa poche, Isaac n'eut aucun mal à localiser la chambre d'amis dans laquelle se trouvait le châtain mal en point. Et maintenant qu'il était là, que faire ? Parce que c'était bien joli tout ça, mais Isaac était venu ici sous le coup d'une pulsion bienveillante dans le but de l'aider, sans réfléchir à la manière de le faire. Devait-il toquer ? Entrer directement ? Toquer puis s'annoncer ? S'il avait bien retenu une chose de la conversation entre Derek et ce jeune homme, c'était que ce dernier avait peur et ne croyait plus en rien. Alors entrer sans prendre la peine de lui demander son avis lui parut idiot. Ainsi, il toqua doucement et son cœur tressauta de joie lorsqu'il entendit un « oui » un peu rauque et extrêmement bas. Bon, Isaac se doutait bien que sa réponse était forcée et son autorisation un peu biaisée, mais il voulait lui montrer qu'il n'était pas aussi inférieur qu'il le pensait et même… Oui, nullement inférieur. Penser ainsi était une erreur, mais pouvait-on lui en vouloir ? S'il ne connaissait pas son histoire, il était clair que le châtain avait été abusé de nombreuses manières. Si un simple contact sur ses mains, si elles se retrouvaient non gantées, pouvait le tuer… Son pouvoir avait dû être puisé à un point inimaginable. Trop.
Doucement, il ouvrit la porte et entra dans cette chambre qu'il connaissait bien, puisqu'il dormait souvent au loft, ici même.
Voir directement le châtain lui fit, dans un sens, un certain choc. Avait-il déjà eu à faire face à une telle lassitude, un tel désespoir ? Pas vraiment, d'autant plus que la pâleur de son visage lui paraissait presque maladive, aussi importantes que les poches sous ses yeux vides de toute étincelle. Isaac s'efforça d'esquisser un sourire léger, rassurant, alors que le malaise l'avait déjà gagné avec une certaine force. Son idée de l'aider partait d'un très bon sentiment : maintenant, restait un moyen de trouver comment faire. Le fait qu'il soit doux par nature était sans doute un plus, néanmoins… Les choses s'annonçaient, dans un sens, compliquées. Parce que son odeur était un bordel sans nom, un appel à l'aide, un cri silencieux.
- Hey… Fit-il doucement. Je peux m'assoir ?
D'un geste, il désigna le bord du lit, de son côté. Dans le regard du châtain, il y avait cette résignation folle, cette passivité malsaine et en même temps… Une certaine rage qui lui donna malgré tout une once d'espoir. Il s'agissait d'un certain paradoxe, mais un paradoxe en quelque sorte positif, à ses yeux. Isaac, lui, avait pu se relever grâce à la colère qu'il avait éprouvée. D'abord contre Derek, puis contre son père. L'idée pouvait paraître surprenante et pourtant, c'était ainsi que cela s'était passé. Isaac ne s'était pas tout de suite rendu compte que l'alpha l'avait sauvé. Au départ, il lui en avait voulu de l'avoir transformé en monstre. Et puis, il avait compris. Être un loup-garou, ce n'était pas être un monstre. En apprenant à se contrôler, il était tout à fait possible de vivre normalement sans trop changer ses habitudes. Sa situation avait tout de mieux, et pas seulement grâce à toutes les capacités qu'il avait développées. Avec sa transformation, Isaac s'était peu à peu reconstruit, jusqu'à développer une confiance en lui qu'il n'avait jamais eue jusqu'alors. Jamais il n'allait se trouver mieux qu'un autre. Néanmoins, il savait mériter d'être bien traité, comme tout le monde.
- Tu me poses vraiment la question ? Sembla s'étonner le châtain.
Il continuait d'avoir le souffle court : parler restait un effort conséquent quant à son état. Mais ses paroles touchèrent Isaac avec la violence d'un poignard brusquement enfoncé dans sa poitrine. En montra-t-il quelque chose ? Peut-être, il ne le savait pas vraiment. A vrai dire, il était si concentré sur cette « mission » qu'il s'était donnée qu'il ne faisait pas réellement attention à son propre visage. De manière générale, il était du genre transparent et la dissimulation, ce n'était pas vraiment son truc.
- Oui, je te pose la question, lui confirma-t-il d'un ton qui se voulait assuré, mais qui ne l'était pas vraiment.
Le châtain le toisa d'un regard indéchiffrable et Isaac attendit.
- Fais ce que tu veux, soupira le jeune homme en détournant les yeux. Tu es sur ton territoire.
- Peut-être, mais tu es notre… Invité, argua Isaac.
- Votre esclave, le corrigea l'autre après avoir repris son souffle.
- Non, tu ne l'es pas.
- Ce n'est qu'une question de temps. Vous faites les gentils toi et ton alpha, et après…
- Et après, ça sera pareil.
Le châtain secoua doucement la tête.
- Tu as écouté au moins, ce qu'il t'a dit ?
Hochement de tête léger. Isaac détourna le regard et se mordit la lèvre inférieure. Là, debout à côté de ce lit, il se rendait doucement compte que les choses étaient encore plus difficiles qu'il l'avait imaginé. Jusqu'où était-on allé pour qu'il abandonne de cette façon ? Isaac n'avait pas l'indécence de poser la question, d'une part parce que l'autre ne lui répondait sans doute pas, de l'autre parce qu'il savait qu'il allait devoir y aller doucement. Parce qu'il sentait qu'il pouvait et qu'il devait faire quelque chose.
- Derek… C'est un type bien, dit-il. Je me doute que tu n'y croiras sans doute pas, mais c'est vrai. Je crois que c'est le meilleur alpha qu'on pouvait avoir. Avec lui, chez nous… Tu es sous bonne protec-
- Arrête ton baratin et viens prendre ce que tu veux, qu'on en finisse, le coupa le châtain en poussant un nouveau soupir.
Ses mots seraient moins affolants s'il n'avait pas commencé à bouger les bras pour, péniblement, retirer ses gants. Isaac ne tenta pas de l'en empêcher : la vue de ces mains aux doigts si fins et cette peau si pâle lui rappela brutalement que le jeune homme avait si peu d'énergie en lui qu'il risquait la mort. A la place, il secoua la tête et fit un pas en arrière.
- Non, non, tu te méprends, je… Non, articula-t-il, légèrement paniqué. Remets-les, remets-les tout de suite !
Si l'exclamation l'avait pris, il n'avait pas beaucoup haussé le ton. Ce n'était pas dans sa nature, et puis… Il n'avait pas la moindre intention de faire peur au châtain.
- Allez, viens, souffla l'autre, clairement épuisé.
Isaac frissonna. Ces deux mots, si simples, le touchèrent en plein cœur parce qu'il entendait leur sens caché avec une clarté folle. Et il voulut s'approcher. Pas pour lui prendre le peu d'énergie qu'il lui restait, non, mais bien pour lui remettre ses gants. Néanmoins, c'était une très mauvaise idée et il le savait, alors il s'efforça de ne pas bouger. Secoua brusquement la tête.
- Non, non et non. Je ne te toucherai pas, je ne te prendrai rien, vraiment, c'est pas mon but et je… Juste non.
- Fais pas le gentil avec ta gueule d'ange, soupira le châtain. Tu peux tromper qui tu veux, mais pas moi…
Isaac serra le poing. Il n'était pas en colère, du moins pas contre lui. La méfiance était on ne peut plus normale dans son cas, simplement… Le bouclé savait ce que cela faisait, d'être brisé et de ne plus accorder sa confiance à personne. Bien évidemment, leurs situations différaient fortement et les comparer serait une erreur. Néanmoins, il savait qu'il devrait partir de ce point qu'ils avaient en commun pour l'aider. Alors, il se contrôla, se fit violence pour ne pas s'approcher et l'étreindre pour lui montrer qu'il n'était pas méchant. Isaac était comme ça : pour lui, le contact était roi. Il aidait les gens à se raccrocher à la réalité et, dans sa forme la plus pure, prenait le relais des mots lorsque ceux-ci atteignaient leur limite.
Au départ, Isaac avait été des plus réticents à accepter la protection de Derek et puis celui-ci, même si ce n'était pas son genre, l'avait pris une fois dans ses bras. Une seule et unique fois. Le geste, s'il paraissait stupide, avait fait son effet puisqu'Isaac, dans sa vie, n'en avait jamais connu de pareils depuis la mort de sa mère. Et il s'était rendu compte à ce moment précis qu'il avait besoin de ce genre de choses pour avancer. Ses amis le savaient. Derek le savait. Alors, à défaut d'étreintes protectrices, il posait de temps à autres une main sur son épaule, tout comme il lui arrivait de lui ébouriffer les cheveux. C'était léger, mais assez pour lui montrer qu'il savait ce dont il avait besoin. C'était sa manière à lui de l'aider. Et quand Isaac voyait ce que sa meute avait fait pour lui, il se disait qu'il pouvait forcément rendre la pareille à ce châtain qui était autant dans le besoin que lui à l'époque.
Oui, mais encore une fois, le cas n'était pas le même.
Peu importe.
- Ici, tu n'as plus rien à craindre et je te prouverai que tu peux nous faire confiance.
Sur ces paroles pas vraiment réfléchies et un peu maladroites, Isaac décida de le laisser tranquille, de le laisser se reposer un peu et ce, sans jamais se retourner. Le bouclé n'était pas idiot et sa visite, légèrement bancale sur les bords. Mais, loin d'être défaitiste, il savait qu'il insisterait, qu'il ferait tout pour le tirer vers le haut. Parce qu'il était comme ça, Isaac, et qu'il aimait déjà bien ce châtain à la langue bien pendue malgré sa vulnérabilité actuelle.
