CHAPITRE 14

Hagrid apporta une lampe à huile et Shacklebolt, l'air grave, déroula sous les yeux de Maugrey, penché au-dessus de la table du séjour, un plan de la banque Gringotts ou, plus exactement, un croquis très approximatif de son tréfond, qu'il avait réalisé en recoupant les témoignages recueillis auprès de plusieurs visiteurs avec sa propre mémoire.

« Il semblerait que la chambre forte 717 se trouve au septième sous-sol, indiqua-t-il de sa voix gutturale, alors que son index épais cheminait le long d'un interminable lacis de galeries souterraines. Là, en surplomb du lac.

– Bonté merline, quel sac de nœuds ! s'exclama Doge, qui avait chaussé ses lorgnons et s'était approché pour mieux voir. Je ne me suis jamais aventuré plus bas que le deuxième sous-sol…

– Pas d'autre accès que l'entrée principale, j'imagine ? s'enquit Marlene, qui semblait photographier le plan du regard. Aucun conduit d'aération ? Pas de réseau d'évacuation des eaux usées ? »

Sirius n'écoutait plus. Malgré ses efforts pour la reléguer au fond de sa mémoire, la scène de la salle de bains hantait son esprit. Il se sentait sale du plaisir qu'il y avait pris. Un plaisir foudroyant. Inavouable. Transgressif. Son corps en brûlait encore. N'eussent été le souvenir de son frère, le regard des autres et sa fierté, il serait allé se frotter contre Rogue comme le chien qu'il était. Non pas qu'il le désirât, physiquement parlant ; il n'était pas fêlé à ce point ! Il avait fallu le feu de l'action pour lui faire oublier à quel point le Serpentard était repoussant.

Et pourtant, en sa présence, impossible de le nier, Sirius éprouvait une espèce de titillation nerveuse qui catalysait ses émotions, le poussant à faire n'importe quoi. Longtemps, il avait attribué ce curieux phénomène à la virulence de sa haine pour Rogue. Seulement, depuis les révélations de la veille, Sirius n'arrivait plus à le voir comme un être foncièrement mauvais. À sa façon, et peut-être mieux que lui, Rogue avait aimé son frère – assez, en tout cas, pour tenir la promesse qu'il lui avait faite avant sa mort. Et Sirius lui en était reconnaissant.

Sirius se repassa les moments qu'ils avaient partagés ces derniers jours, leurs conversations, leurs accrochages surtout, jusqu'au dérapage – peu importait, au fond, qui en avait été le véritable instigateur. Ni l'un ni l'autre ne s'était fait prier. Il fallait donc se rendre à l'évidence, navrante : celle de l'existence d'une tension sexuelle entre eux, qui s'exprimait d'autant plus aisément qu'elle n'avait pas à percer l'écran d'une amitié. Heureusement, rien ne prêtait à équivoque, relativisait Sirius. Ils ne s'étaient pas embrassés ni dit des niaiseries. Ils s'étaient juste rendu service. Après cela, Sirius s'était senti merveilleusement détendu au point de s'endormir dans son bain.

« Il est vraisemblable que la porte de la chambre forte ne puisse être ouverte que par la main d'un Gobelin, grommelait Maugrey, la mine chiffonnée. Aussi n'avons-nous pas le choix : il faut entrer à la régulière. Rubeus, écrivez sur-le-champ à cet empoté de Rusard ; qu'il nous ressorte le dossier de l'élève Narcissa Black des archives. Elphias, j'imagine que votre arthrose ne vous empêche pas de fabriquer une fausse carte d'identité ? McKinnon, vous vous ferez passer pour Mrs Malefoy. Kingsley et moi jouerons vos hommes de main. Quant à vous – Maugrey se tourna successivement vers Rogue puis Sirius – je compte sur vous pour détourner l'attention des Gobelins au moment propice. Minerva ?

– Le sortilège de métamorphose ne permet pas de contrefaire la voix, s'empressa de mettre en garde McGonagall. Je ferais au mieux, mais vous devrez prendre garde à ne pas vous trahir. »

Sirius observait Rogue en biais. À le voir ainsi – négligé, la mine revêche, le corps sec comme un coup de trique – on ne l'aurait jamais imaginé si sensuel. Qui savait ? pensa Sirius avec un dégoût rétrospectif. Peut-être que ce détraqué le désirait depuis Poudlard ? qu'il le filait pendant ses escapades nocturnes avec le secret espoir de se rincer l'œil ? qu'il fantasmait sur les Sangs-purs en général ? voire que c'était pour se rendre désirable à leurs yeux qu'il était devenu Mangemort ? Il revint à la mémoire de Sirius les mots avec lesquels Rogue avait décrit Regulus à Lily : « Un garçon de bonne famille ».

« Et dans l'hypothèse, malencontreuse, où nous serions démasqués ? s'enquit Rogue d'une voix traînante. Les gardiens de Gringotts en ont vu d'autres. Les abuser relève de la gageure.

– Ferons usage de l'Imperium, décréta Maugrey en brandissant sa baguette en noyer, qui portait des traces d'usure à sa base. Vous maîtrisez vos Impardonnables, je présume ?

– Vous savez comme moi que ce sortilège ne se lance pas à la cantonade, répartit le Serpentard avec vivacité. Il requiert une extrême concentration. Si les Gobelins se piquent de nous attaquer en nombre, nous serons mis en difficulté. Ma question est : jusqu'où devons-nous aller pour nous emparer de cette épée ?

– Certainement pas jusqu'où vous pensez ! gronda Maugrey en approchant son visage tout près de celui de Rogue. Nous devons absolument récupérer cet objet, c'est un fait, mais ne nous trompons pas d'ennemis !

– Vous auriez le front de prétendre que ces créatures sont nos amis ? repartit Rogue, avec une franche insolence cette fois-ci. Les Gobelins sont comme les Géants ou les Centaures : ils exècrent les Sorciers ! Toujours à dénoncer l'oppression dont ils seraient victimes ! Savez-vous qu'ils allèguent que Godric Gryffondor aurait dérobé cette épée au roi Ragnuk Ier ? »

Rogue semblait sur le point de cracher. Maugrey esquissa un mouvement de recul :

« Chaque peuple a sa place en ce monde, déclara-t-il d'un ton bourru cependant que Rogue baissait la tête jusqu'à ce que son menton rencontrât sa poitrine. Du reste, nous avons suffisamment de travail avec nos guerres intestines. Si les choses devaient mal tourner à Gringotts, nous battrons en retraite. Il sera alors temps de réfléchir à une autre stratégie, au calme ».

Lorsque le ton avait commencé à monter, Sirius était sorti de sa torpeur érotique ; il s'étonna de voir Rogue, le front barré d'un pli, remuer ses lèvres minces en silence, comme s'il protestait intérieurement ; jusqu'alors, le Serpentard avait toujours suivi les instructions de Maugrey sans discuter. Sirius en avait conclu, sans doute trop vite, que c'était parce qu'il le respectait.

« Nous ne sommes même pas certains que l'épée se trouve à Gringotts, ajouta Maugrey, à qui la colère rentrée de Rogue n'avait pas échappée. Ni même qu'elle ait le pouvoir que nous lui prêtons. Cela pourrait très bien être une fausse piste sur laquelle Jedusor nous aurait volontairement lancés. »

Rogue releva brusquement la tête vers Maugrey, dont, selon toute apparence, il n'avait pas écouté les dernières paroles.

« Je croyais que nous devions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l'exterminer ! l'interpella-t-il d'une voix vibrante de colère. Jamais nous n'avons jamais été aussi près du but et vous osez poser des conditions ? »

Son visage avait pris une expression fanatique – celle qu'il devait avoir adolescent, au moment où il s'était enrôlé chez les Mangemorts – qui glaça d'effroi Sirius, mais aussi le reste de l'assistance, à en croire le silence sidéré qui se fit autour de la table. Maugrey posa sa main sur l'épaule de Rogue pour l'apaiser, mais celui-ci recula sa chaise et se leva en vibrionnant comme s'il avait été piqué par une guêpe.

« Nous devons mettre la main sur cette épée ! À n'importe quel prix ! »

La véhémence avec laquelle il projeta ces quelques mots faisait peur ; il avait l'air possédé par son désir de vengeance.

« C'est à moi de décider du prix ! le rappela à l'ordre Maugrey. Vous, vous avez juré de servir l'Ordre !

– J'ai juré à M. le directeur de faire tout ce qu'il voudrait ! le corrigea Rogue avec une hauteur qui le rendait bizarrement séduisant. Ma loyauté ne va pas plus loin !

– Ne jouez pas sur les mots, voulez-vous ? C'est à moi, et à moi seul, que Dumbledore a confié le commandement des opérations. Je ne veux pas de bavure, est-ce bien clair ? Rasseyez-vous ! »

L'air buté, Rogue resta debout. Sa lèvre inférieure s'était légèrement retroussée.

« Je crois que vous n'avez pas compris ce que je viens de dire ! mugit Maugrey d'un ton qui aurait cloué sur place tout autre que son interlocuteur.

– C'est vous qui n'avez pas compris ! déflagra l'ancien Mangemort. Nous n'arriverons à rien sans cette épée ! Alors qu'importe les moyens ! Que voulez-vous que me fasse la perte de quelques vies ? S'il le fallait, je sacrifierais la mienne sans hésiter et vous le savez ! »

Il était impossible de douter de sa sincérité. Car, en disant cela, Rogue se tenait très droit, ses yeux noirs grand ouverts, et chaque pore de son visage, phosphorescent à force de pâleur, semblait exsuder l'opiniâtreté.

« Je sais à quel point la Cause vous tient à cœur, s'adoucit Maugrey, dans une tentative pour amadouer son indocile recrue. Croyez bien qu'elle m'importe tout autant qu'à vous. Mais comprenez que nous ne pouvons pas utiliser les méthodes de ceux que nous combattons. Alors rasseyez-vous. »

Rogue resta planté face à Maugrey comme une grenade dégoupillée. L'impétuosité qu'il manifestait en cet instant contrastait de manière troublante avec la personnalité calculatrice que Sirius lui connaissait.

« N'avez-vous pas assez de morts sur la conscience comme cela ? insinua Maugrey, durcissant sa voix.

– Ne vous occupez pas de ma conscience, maugréa Rogue après un silence. De toute manière, un peu moins, un peu plus, au final, qu'est-ce que ça change ?

– Encore à faire votre mauvaise tête, soupira Maugrey, sans toutefois y mettre un ton de reproche, parce qu'à cet instant précis, Rogue avait l'air, presque touchant, d'un gamin tenant tête à son père. Il n'est jamais trop tard pour se racheter.

– Je ne suis pas ici pour ça ! » asséna Rogue, droit dans ses bottes.

Assise en retrait, Marlene étudiait chacune des bravades du Serpentard avec un ahurissement où pointait de la fascination. C'était plus fort qu'elle, songea Sirius avec dépit : tout bon petit soldat qu'elle fût, elle en pinçait pour les mauvais garçons.

« Votre promesse, Severus… », fit Maugrey en regardant l'intéressé droit dans les yeux.

Rogue retomba sur sa chaise à contrecœur et la réunion reprit son cours.

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Sirius cherchait le sommeil depuis deux bonnes heures lorsqu'il entendit délicatement toquer à la porte de sa chambre. Il se leva pour ouvrir. Comme il le pressentait, c'était Marlene, en peignoir, les cheveux attachés, une bouillotte calée sous l'aisselle.

« J'ai la chambre au-dessus de l'appentis, minauda-t-elle, la tête de côté, en faisant mine de se faufiler à l'intérieur. Mais Hagrid ronfle vraiment trop fort. Pour te dire, à chaque fois qu'il inspire, les meubles se déplacent. Alors j'ai pensé que… »

Comme Sirius, engoncé dans deux pyjamas superposés, s'apprêtait à s'interposer :

« En tout bien tout honneur ! déclara-t-elle malicieusement. Je jure de ne pas attenter à ta pudeur ! Veux-tu que je crache par terre ?

– Sans façon », grommela Sirius, qui s'écarta de mauvaise grâce.

La jeune femme serpenta jusqu'au lit de droite, débarrassa la couverture du journal que James y avait oublié et se pencha en avant pour glisser la bouillotte sous les draps.

« Pourquoi ne vas-tu pas plutôt voir McGonagall ? s'irrita Sirius, qui se forçait à regarder ailleurs cependant que Marlene se dépouillait de son peignoir, en dessous duquel elle portait une chemise de nuit fort transparente. Elle a la grande chambre du deuxième…

– … où il n'y a pas, comme ici, de lits jumeaux. »

Et Marlene d'entrer dans le lit.

« Qu'est-ce qui empêcherait deux femmes de dormir ensemble ? argua Sirius, qui imaginait pourtant mal l'austère directrice se montrer en déshabillé.

– Si tu veux mon avis, McGonagall n'y verrait aucun inconvénient…, fit Marlene avec un clin d'œil de connivence tout en tapotant son coussin de manière suggestive.

– Pardon ? s'asphyxia Sirius.

– Ce que tu peux être niais ! N'as-tu jamais remarqué le regard duquel elle couve ses chouchoutes ? »

Sirius préféra croire qu'il avait mal compris et, en hochant la tête, remonta dans son lit encore chaud. Cela aurait, pourtant, expliqué l'incompréhensible complaisance dont McGonagall avait fait preuve envers Slughorn lorsqu'un de ses favoris l'avait accusé de comportements déplacés – et, plus largement, le fait qu'on ne l'avait jamais vue avec un homme.

« Dans ce cas, Rogue serait sûrement ravi de t'héberger pour la nuit », lui lança Sirius depuis son matelas.

Il disait cela pour lui rendre la monnaie de sa pièce, parce que Marlene était toujours prompte à le mettre en boîte, mais aussi parce qu'il se sentait un peu jaloux, sans savoir au juste de quoi ni de qui, après avoir surpris cette peste à s'entretenir en privé avec Rogue.

« Désolée, chéri, répliqua Marlene dans un bruissement de draps. Je ne suis pas intime avec Rogue… moi.

– Parce que moi, je le suis ? » répliqua Sirius.

Il ne pouvait pas s'empêcher d'entrer dans le jeu de Marlene bien qu'il sût que celle-ci prêchait le faux pour savoir le vrai.

« Il fait un peu partie de la famille, non ? osa Marlene. Après tout, il sortait avec ton frère. »

Il n'avait pas pu lui échapper que les deux hommes, naguère à couteaux tirés, ne s'étaient pas disputés de toute la réunion. Et qu'au moment de se lever de table, Sirius avait coulé une œillade timide vers Rogue, qui la lui avait rendue.

« Même Maugrey l'a su avant moi ! s'insurgea Sirius en voyant se dessiner un sourire espiègle sur le visage de Marlene. J'ai été le dernier à être mis au courant ! »

Marlene laissa échapper son rire si caractéristique, bruissant comme l'eau vive :

« Que veux-tu, mon amour, nous craignions ta réaction. Personne ne voulait avoir la mort de Rogue sur la conscience ! Cela n'aurait pas dû t'interdire de le traiter comme un être humain.

– Il me le rendait bien, bouda Sirius. Je te rappelle qu'il a passé toute sa scolarité à essayer de me faire virer. C'est lui qui a cafté pour Aubrey…

– Enfin, tout est bien qui finit bien, persifla Marlene en s'étirant comme une chatte. Vous voilà maintenant tels deux jouvenceaux énamourés… »

Sirius faillit l'insulter ;« énamouré », quel mot grotesque. C'était juste une histoire de sexe. De toutes façons, ses mœurs dissolues ne regardaient que lui.

« Ah, tu as compris que tu n'étais pas son genre ? » contre-attaqua-t-il, bassement.

Il fut stupéfait de la voir redevenir sérieuse.

« Tu as tout faux, comme d'habitude, le reprit-elle. Je n'ai pas plus de vues sur lui qu'il n'en a sur moi. J'ai essayé de lui soutirer des informations. Hélas, comme je le craignais, il est du genre… coriace.

– À qui le dis-tu…, murmura Sirius, en songeant aux efforts qu'il avait dû déployer pour tirer quelques malheureux vers du nez de Rogue.

– Sans rire, on dirait que chaque mot lui arrache une dent. Il est encore plus paranoïaque que Maugrey. Sans compter sa sale manie d'entrer dans la tête des gens.

– Tu penses vraiment que… ? » interrogea Sirius avec une vague angoisse.

Ce n'était pas la première fois que cette rumeur parvenait à ses oreilles. Déjà à Poudlard, d'aucuns jugeaient suspecte la capacité de Rogue à anticiper les coups de ses adversaires. James en avait fait les frais lors d'un duel, comme en témoignait une cicatrice sur sa joue droite, qui ressortait lorsqu'il souriait.

« Pourquoi Voldemort a-t-il recruté Rogue, à ton avis ? repartit Marlene en dévisageant Sirius comme s'il était stupide. Certainement pas pour la pureté de son sang. Dans son dossier au bureau des Aurors, il y a des croix sur les cases « légilimens » et « occlumens ». Paraît qu'il est très fort pour inventer des maléfices, aussi. »

L'espace d'un instant, Sirius se prit à espérer qu'il avait été victime d'un mauvais sort. Avant d'accepter l'idée que ce qu'il s'était passé entre Rogue et lui ce matin était affaire de physiologie plus que de magie ; une scabreuse histoire de fluides et d'hormones.

Marlene s'était étendue sur le dos, bras écartés comme si elle faisait la planche, et fixait le rond de lumière au plafond. Il faisait si froid dans la chambre que de la fumée sortait de sa bouche entrouverte. Sirius se redressa tout à coup sur son coude :

« C'est de Theodore dont tu lui parlais ? demanda-t-il dans un chuchotement.

– Éteins la lumière, tu veux ? le rembarra Marlene en remontant sa couverture sur ses yeux et en lui tournant le dos. Faut qu'on dorme. On a mission demain. »

Elle respirait par à-coups. Sirius s'exécuta, avec le sentiment de l'avoir bêtement blessée. De quoi se mêlait-il ? Pourquoi s'en souciait-il ? Après quelques minutes d'un silence pesant, il entendit grincer les ressorts du sommier voisin, comme si Marlene cherchait, en vain, une position confortable. Il se passa un bon quart d'heure ainsi, en couinements et remuements. Sirius n'accusait pas la moindre envie de dormir ; il tendait l'oreille. Marlene allait-elle se décider à lui dire ce qu'elle avait sur le cœur au lieu de jouer au chat et à la souris ?

« Ce serait préférable que je l'oublie, non ? finit-elle par articuler. C'est un sale Mangemort. Et le sens de ma vie, c'est de nettoyer la surface de la terre des sales Mangemorts. »

Attendait-elle une réponse ou se parlait-elle à elle-même ? Sirius, qui avait connu les mêmes tiraillements, se garda bien d'acquiescer. Jamais la frontière qui sépare le bien et le mal, la résistance de l'adhésion, ne lui était apparue aussi brouillée. Un reniflement résonna dans l'ombre. Cette idiote devait être en train de mouiller son oreiller. Il sentit, malgré lui, sa gorge se serrer.

« Qu'est-ce que Rogue t'a dit pour te mettre dans un état pareil ?

– Que lorsqu'il a déserté, cela faisait six mois que personne n'avait vu Theodore, débita Marlene d'une voix hachée.

– Peut-être qu'il a fui… », hasarda Sirius, sans conviction.

Car c'était un fait connu que les repentis finissaient presque toujours par se rendre ; la forteresse d'Azkaban était un refuge tout autant qu'une prison : ils s'y trouvaient à l'abri des représailles de leur Maître.

« Selon Rogue, Theodore aurait échoué à accomplir une tâche que lui avait confiée Voldemort. Je crains que… que… il soit… »

La voix de Marlene n'était plus qu'un filet. Alors Sirius compléta pour elle :

« … tombé en disgrâce ? »

C'était un euphémisme. Un sanglot lui répondit. Sirius tâtonna dans le noir jusqu'à rencontrer une main menue, qu'il étreignit. Il n'avait pas voulu voir à quel point Marlene avait maigri ces derniers temps. Il avait trop de peine pour se laisser contaminer par celle des autres.

« Il a sûrement été puni, torturé voire…, hoqueta Marlene, cependant que sa main pressait faiblement celle de Sirius. Si ça se trouve, à l'heure qu'il est…

– S'il était mort, on aurait retrouvé son corps. Voldemort tient à faire des exemples. Souviens-toi de Bloomfield. Il l'avait exposé sur cette grille… ».

Sirius se mordit les lèvres. Il voulait rassurer Marlene, mais n'était-il pas en train de lui donner un espoir plus cruel encore que la vérité ?

« Au fond, tu sais, ce serait peut-être mieux qu'il ne soit plus de ce monde, murmura-t-elle. Je rêve de lui toutes les nuits. Je rêve que je le tue. Nous sommes en haut d'une colline. Il tient une baguette à la main. La baguette d'orme que je lui ai offerte en cinquième année ; c'est absurde, car je sais qu'il l'a brisée avant de rejoindre Voldemort. J'entends sa voix me menacer, mais, à cause du capuchon qu'il porte, je ne vois pas son visage. Puis il pointe sa baguette vers ma poitrine et là, je comprends que je n'ai plus le choix. Alors je le fais. Lui tombe sans bruit. Puis tout devient noir et froid, comme s'il n'y avait plus rien après ça. Comme si je mourais également. »

Sirius sentait qu'il allait sombrer si Marlene continuait avec ce monologue qui faisait douloureusement vibrer toutes les cordes de son âme.

« Je ne crois pas à cette histoire de lavage de cerveau, poursuivait sourdement la jeune femme, qui devenait de plus en plus incohérente. Il ne peut pas avoir oublié… Je suis sûre qu'il m'aime encore.

– Viens…, s'entendit dire Sirius.

– Où ça ? répondit Marlene d'une voix languissante. Il fait un froid de canard, dehors.

– Mais non, imbécile, ici, dans mon lit », éructa-t-il, parce qu'il ne voulait pas qu'elle sût qu'il pleurait.

Quelques secondes plus tard, son matelas s'ébranlait. Il sentit un corps de femme, soyeux et capitonné, se coller avec ferveur au sien. Il l'avait oublié, mais c'était ça qui lui manquait si profondément ; cette tendresse. Il passa ses bras autour des épaules de Marlene et celle-ci, avec une reptation matoise, hissa son visage à la hauteur du sien. Sirius posa sa main sur sa bouche pour la tenir en respect et se mit à improviser des paroles de consolation tandis que Marlene, silencieuse, reconnaissante, déposait larmes et baisers dans le creux de sa paume. Peu à peu, les pleurs de la jeune femme se tarirent et, en écho, ceux de Sirius aussi. Leurs têtes roulèrent joue contre joue, enchevêtrant leurs chevelures jumelles, et leurs respirations apaisées se réglèrent l'une sur l'autre. Bientôt, sans qu'ils y prissent garde, le sommeil les emporta, enlacés, réconciliés, chastes comme frère et sœur.