CHAPITRE 17

En début d'après-midi, après une séance de pompes, Sirius s'était isolé dans le fumoir pour siroter tranquillement une bouteille de vin des elfes, vieille de plus d'un siècle, qu'il avait découverte par hasard à la cave, alors qu'il y était descendu faire une course pour Hagrid, dont la carrure ne passait pas l'escalier en colimaçon. Le breuvage était quelque peu éventé, mais vu la disette de ces derniers temps, tout alcool était bon à prendre. Car Sirius avait un besoin impérieux de réconfort. Et ce n'était pas Marlene, prostrée dans une culpabilité absurde depuis le drame de Gringotts, qui allait lui en apporter. Si elle le rejoignait tous les soirs dans son lit, c'était pour pleurer dans ses bras. Bientôt, elle allait s'excuser d'exister !

Grâce aux informations soutirées à Shacklebolt, Sirius avait pu reconstituer l'enchaînement des faits. Alors que Rogue et lui exploraient les tréfonds de Gringotts, les deux Aurors avaient rattrapé Bellatrix et ses sbires dans les derniers mètres du tunnel qui débouchait sur la salle des coffres. Une lutte âpre s'était alors engagée. Maugrey et Bellatrix s'étaient affrontés en combat singulier tandis que Shacklebolt s'épuisait à contenir la progression des Mangemorts. Finalement défaite par Maugrey, Bellatrix avait fait mine de rebrousser chemin avec ses hommes. Hélas ! au moment où elle allait disparaître dans la pénombre, la diablesse s'était retournée et avait dardé un Sectumsempra qui avait percuté Maugrey de plein fouet. Marlene avait assisté impuissante à la scène, paralysée par un maléfice du saucisson. Shacklebolt l'avait libérée avant de faire léviter le corps inanimé de Maugrey jusqu'au hall d'entrée.

Arrivé sur les lieux après la bataille, le directeur du bureau des Aurors – un incompétent du nom de Scrimgeour, très bien introduit dans les cercles du pouvoir – s'était opposé à ce qu'on conduisît Maugrey à Sainte Mangouste, arguant qu'il n'avait pas les moyens de sécuriser l'hôpital et que Maugrey serait tout aussi bien soigné à domicile. Mais en vérité, le Ministère – avait expliqué Arthur, qui y travaillait – voulait garder l'affaire secrète pour ne pas affoler la population. Un Oubliator avait aussitôt été dépêché à Gringotts et la complicité des journalistes achetée. Si bien que lors de sa conférence de presse hebdomadaire, la Ministre avait pu affirmer sans être contredite qu'elle « maîtrisait la situation ».

Dans la nuit, une ambulance volante avait discrètement ramené Maugrey au cottage ; aucun de ses collègues n'avait, en effet, su dire où habitait l'irascible Auror – ni même s'il avait un « chez lui ». Cela faisait si longtemps qu'il vivait à la dure, séjournant deci delà au gré de ses missions... Dumbledore avait demandé à Hagrid d'installer le lit du blessé dans la pièce qui jouxtait son bureau, afin de pouvoir garder un œil sur lui. Les jours qui avaient suivi, tous les membres de l'Ordre s'étaient relayés au chevet de Maugrey. Chacun s'efforçait, à sa façon, de soulager ses souffrances, muettes.

Seul Rogue, égal à lui-même, avait jugé inutile de rendre visite à Maugrey ou même de prendre de ses nouvelles. Sa priorité était ailleurs. Dès son arrivée au cottage, sans rien dire à personne, il avait porté l'Horcruxe dans le jardin et, avec l'épée de Godric Gryffondor, qui ne l'avait pas quitté depuis Gringotts, l'avait frappé à coups répétés, comme un dément, jusqu'à le détruire, ce qui avait paru l'apaiser, sinon le satisfaire. Il avait ensuite soigneusement enterré les débris, était allé restituer l'arme à Dumbledore et s'était claquemuré dans sa chambre. Depuis, il n'en sortait plus que pour piocher des livres dans la bibliothèque ou consulter le journal de bord, notant certains faits dans un carnet qu'il promenait partout avec lui. On le voyait guère que le soir, quand il venait, tel un vampire, chaparder les reliefs du dîner, au désespoir de Molly Weasley, qui prétendait qu'à se nourrir si peu, il allait finir par perdre un os. Selon Shacklebolt, le Serpentard était tout entier absorbé par ses conjectures relatives aux autres Horcruxes.

Pendant ce temps, Maugrey n'avait eu de cesse de se vider de son sang, finissant par tomber dans un tel état de faiblesse qu'il en avait été réduit à se laisser nourrir à la petite cuillère. Les soins attentifs de Madame Pomfresh, l'infirmière de Poudlard, venue en urgence à la demande de Dumbledore, n'y avaient rien changé, pas davantage que l'intervention d'un guérisseur formé aux techniques moldues, qui avait, en vain, tenté de suturer les plaies de Maugrey ; ces dernières s'étaient rouvertes en faisant sauter les fils. Attribuant ce curieux phénomène à de la magie très noire, le guérisseur avait fini par se déclarer incompétent et était reparti comme il était venu : les yeux bandés.

La troisième nuit, Sirius s'était porté volontaire pour veiller Maugrey. Sous le coup de quatre heures du matin, alors qu'il changeait ses bandages imbibés de sang, il s'était souvenu du baume, apparemment efficace, avec lequel Rogue avait soigné sa grave brûlure à l'avant-bras. Comme Hagrid, qu'il était descendu secouer sur son tas de bûches, n'était plus très sûr de la recette, Sirius s'était résolu à donner un coup de pied contre la porte de la chambre de Rogue, lequel lui avait ouvert trop vite pour qu'il eût été en train de dormir ; livide, cerné, étique, il semblait exténué. Passait-il vraiment ses nuits à travailler ?

Cela ne l'avait pas empêché de prendre connaissance de la requête de Sirius avec son habituelle petite moue supérieure. Sans commenter, il était monté examiner Maugrey. Plongé dans une profonde léthargie, l'Auror n'avait pas senti Rogue écarter délicatement ses bandages. Le visage concentré, ce dernier avait alors effleuré chacune des plaies avec la pointe de sa baguette tout en chantonnant une suite de syllabes incompréhensibles. Comme par enchantement, la chair avait instantanément cicatrisé.

« Comment as-tu fait cela ? avait demandé Sirius, essayant de ne pas montrer qu'il était impressionné.

– Ce que l'on a fait, on peut le défaire », avait simplement répondu Rogue, avare de ses secrets.

C'était donc vrai, cette rumeur qui courait dans les dortoirs de Poudlard ? avait pensé Sirius avec humeur. Rogue était bien l'inventeur du Sectumsempra ! Il fallait qu'il eût la cervelle complètement détraquée pour avoir l'idée d'un maléfice aussi nocif ! Heureusement pour lui qu'il s'était racheté en soignant Maugrey…

À partir de cet instant, Maugrey avait commencé à reprendre des forces. Madame Pomfresh massait ses cicatrices avec un onguent de sa composition. Quant à Molly, elle le gavait de Welsh rarebit avec un dévouement maternel. Bientôt Maugrey avait pu se lever. Mais il était défiguré : son nez n'était plus qu'un moignon ; ses joues, un entrelac de coutures ; et son œil gauche, un cratère. En guise de consolation, Dumbledore lui avait offert l'œilleton magique qui équipait la porte de son bureau. Dubitatif, Maugrey l'avait enfoncé dans son orbite vide et découvert avec ravissement que l'objet pouvait effectuer une rotation complète, ce qui lui permettait de voir dans son dos. Il avait alors affirmé que cet accessoire remplaçait si avantageusement son œil perdu qu'il aurait voulu l'avoir de naissance. Dans la foulée, il avait ajouté à son patronyme le surnom de « fol œil ».

Calé dans un fauteuil à oreilles, Sirius buvait verre sur verre, sans savourer. Maugrey tiré d'affaire, c'était désormais Rogue qui était au centre de ses préoccupations. La veille, il l'avait vu se laisser prendre à part par Lily. Sous couvert de rendre visite au malade, la jeune femme était de passage au cottage. Les deux amis avaient eu une conversation d'une dizaine de minutes, dont Sirius n'avait rien saisi. Cela avait suffi à raviver son animosité envers Lily. Bien sûr, il ne pouvait pas lui reprocher, maintenant que leur brouille était devenue sans objet, de parler à Rogue. Non ce qui le tarabustait, c'était qu'à son approche, ils s'étaient brusquement tus. Et que Rogue, tout le temps où il ne se savait pas observé – Sirius avait volontairement tardé à manifester sa présence – avait montré une autre facette de lui-même. Sirius avait vu sa triste figure prendre vie, et même s'éclairer d'une esquisse de sourire.

Lily. La seule personne qui réussissait à briser les défenses de Rogue. Sirius lança son verre par terre, qui rebondit sur l'épais tapis persan sans se briser. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, leurs messes basses ? De toute façon, entre eux, c'était platonique. Même James, intéressé à l'affaire, le lui avait certifié. Rogue aimait les hommes. Quant à Lily, elle était fiancée et enceinte. Encore heureux, grogna intérieurement Sirius. Il ne manquerait plus qu'après lui avoir volé James, Lily…. Mais qu'est-ce qu'il racontait ? Ce vin lui montait à la tête.

Non, il n'était pas jaloux. Pourquoi le serait-il ? Il remarquait juste que lorsqu'il était en tête-à-tête avec Rogue, celui-ci ne se départait jamais de son masque. Comme s'il se protégeait. Il fallait croire que tout se paye un jour, conclut Sirius avec un pincement au cœur. Sans doute les brimades qu'il avait fait subir à Rogue du temps de Poudlard avaient-elles laissé des traces indélébiles. Il se passa la main sur le front. Fallait-il qu'il se mît à genoux pour que Rogue lui pardonnât ? Comme ce dernier l'avait fait avec Lily ? Si c'était le prix à payer, il était prêt à le faire. Enfin… seulement si Rogue en faisait une condition.

Sirius se leva pour ramasser son verre, ce qui lui permit de constater qu'il était ivre. Ses pensées brumeuses dérivèrent vers Narcissa. Il se fit la réflexion qu'il n'avait toujours pas éclairci le mystère de savoir comment Rogue et elle avaient pu se rencontrer. Cela lui fournissait un bon prétexte pour se mettre en quête du Serpentard, qu'il n'avait pas vu de la journée – à croire qu'il hibernait.

Sirius le chercha d'abord dans sa chambre, qui, curieusement, n'était pas fermée à clef. Mais hormis la cape funeste qui se balançait sur un cintre et les livres entassés à côté du lit, rien n'attestait que le Serpentard y eût séjourné. À tout hasard, Sirius jeta un œil dans le placard – cette planche à pain aurait pu y tenir sans même rentrer le ventre – puis par la fenêtre, qui offrait une excellente vue sur le jardin – mais il était improbable que Rogue fût sorti sans cape par moins dix degrés.

Sirius ne perdit pas de temps à faire un tour au salon : Rogue ne s'y montrait que pour assister aux réunions de l'Ordre. Il renonça pareillement à pousser jusqu'à la cuisine, où il entendait Hagrid et Molly débattre du menu du soir. Il n'y avait qu'un seul endroit où cet asocial aurait pu trouver refuge : la bibliothèque. Sirius y monta deux à deux. Comme il s'y attendait, Rogue était là, assis dans un fauteuil près de la fenêtre, à feuilleter consciencieusement une encyclopédie de la sorcellerie. Il n'y avait vraiment que lui pour être capable d'un tel détachement !

Sirius se planta devant lui et, sans prendre la peine de le saluer, aboya :

« D'où tu connais Narcissa, toi ? »

Le Serpentard releva la tête avec lenteur tout en reniflant ostensiblement :

« En quoi cela te regarde-t-il ? »

C'était un euphémisme de dire que son ton était peu engageant, mais ça ne fit qu'attiser l'envie de Sirius.

« C'est juste que c'est ma cousine ! lui cria-t-il en plaçant son visage à la hauteur du sien. Je suppose que tu as fait sa connaissance chez tes potes ?

– Comme d'habitude, tu supposes à tort et à travers, repartit Rogue avec mépris. Je doute, du reste, que ta cousine ait suivi l'exemple de son époux. »

Sirius ne pouvait pas laisser passer une occasion pareille de prendre Rogue en défaut. Il lui arracha le livre des mains et le lança à l'autre bout de la pièce.

« Tu admets donc que Lucius a pris la Marque !

– Je dis seulement que c'est fort probable, tenta de se rattraper Rogue. Son père l'a fait, je le sais de source sûre.

– C'est maintenant que tu nous sors cette information ! s'indigna Sirius, dont le visage n'était plus qu'à dix centimètres de celui de Rogue. Et tu prétends être de notre côté ?

– Si j'ai rejoint l'Ordre, ce n'est pas pour débiner les Malefoy ».

Sirius se redressa et se mit à faire les cent pas, les mains dans le dos. Rogue, lui, resta assis, feignant le calme.

« Depuis son enfance, Narcissa est sous la coupe de sa cinglée de sœur. Alors ne va pas me faire gober qu'elle n'a pas pris la Mar… !

– Adhérer à des idées est une chose, l'interrompit Rogue avec sécheresse. Prendre une part active à leur mise en œuvre en est une autre. Mrs Malefoy préfère juste laisser à d'autres le soin de faire le sale boulot. Comme tes parents. »

Le cœur de Sirius s'arrêta momentanément de battre : qu'est-ce que Rogue venait de dire ?

« Parce que tu… tu connais mes parents ? », balbutia-t-il, en s'efforçant toutefois de ne pas avoir l'air trop surpris.

Il s'était immobilisé au milieu de la pièce, envahi par la même gêne qu'il avait ressentie le matin où il s'était fait surprendre nu dans la salle de bains. Depuis son fauteuil, Rogue eut l'air de vouloir ravaler sa langue, mais le mal était fait.

« Réponds-moi ! le pressa Sirius. Tu en as trop dit pour me laisser comme ça ! Tu les as déjà rencontrés ?

– Disons que ton frère a eu la lubie de m'inviter chez eux ».

Ce fut comme si la foudre s'abattait sur Sirius. Avait-il bien entendu ? Regulus avait osé faire venir Rogue au Square Grimmaurd ? La stupeur passée, il se demanda avec angoisse ce que l'autre avait pensé de lui en découvrant sa chambre, dont la décoration témoignait de ses centres d'intérêt : le Quidditch, les virées entre Gryffondor, les blagues potaches et les belles carrosseries moldues. Regulus n'avait évidemment pas pu se priver du plaisir de faire voir à Rogue combien son aîné déshonorait la famille. Pas étonnant, après ça, que celui-ci le prît pour un écervelé !

Sirius prit une profonde inspiration : il s'inquiétait pour rien. Il ne restait sûrement aucune trace de son passage. Après son départ, sa mère avait dû faire place nette : au feu, la bannière de Quidditch aux couleurs de Gryffondor ; au feu, ses posters de motos et de filles en bikini ; au feu, le cliché de groupe pris à Pré-au-lard, sur lequel, ivre mort et soutenu par James et Peter, il exhibait la raie de ses fesses ; au feu, la boîte à biscuits où se fanaient sa collection de cartes de Chocogrenouilles et les billets désopilants qu'il échangeait sous la table pendant les cours avec les autres Maraudeurs ; au feu, la lettre d'adieu laissée sur sa taie d'oreiller dans laquelle il réglait ses comptes de manière grandiloquente, en espérant s'ôter à jamais la tentation de revenir.

« Ha ouais ? fit Sirius avec une légèreté qui sonnait faux. T'as pas dû être déçu du voyage. Pittoresque, la baraque, hein ? Personnellement, j'adore les trophées d'elfes décapités dans le vestibule…

– De manière générale, les murs réservent de savoureuses surprises », acquiesça Rogue avec un plissement d'yeux.

Saisissant l'allusion, perfide, Sirius reçut un coup au cœur : sa mère avait donc laissé ses affaires en place – même « ça » ? Cela signifiait-il qu'elle tenait à conserver un souvenir de lui ? Et si… contre toute attente… et si… malgré ce que Regulus lui avait craché au visage lorsqu'ils s'étaient revus après sa fugue… et si… ses parents ne l'avaient pas renié ? Peut-être même savaient-ils pour Alphard… ?

« Tout est resté en l'état, confirma Rogue, le regard étrangement fixe. Hormis les photos qui jaunissent, on dirait que tu es parti la veille… »

Le Serpentard ajouta aussitôt, comme s'il prenait un malin plaisir à souffler le chaud et le froid :

« Sans doute une manière pour ta mère de garder vivace la mémoire de ton ignominie, car sache que ton joli minois, lui, n'est plus qu'une trace de brûlure dans la généalogie familiale. »

Mais pourquoi fallait-il que ce fût cette ordure qui le lui apprît ça ? Sirius détourna les yeux pour ne pas laisser voir combien cette révélation le mortifiait. Rogue était bien la dernière personne au monde à qui il avait envie de s'ouvrir de ses tourments !

« Ar-rête de lire dans mes pen-sées ! bégaya-t-il.

– Alors apprends à fermer ton esprit, imbécile ! lui décocha Rogue avec un rictus revanchard. On n'enseigne pas l'occlumancie dans ton centre de formation ?

– Imbécile toi-même ! contre-attaqua Sirius avec véhémence. C'est une discipline interdite !

– Et pourquoi donc ? Vous autres Aurors craignez d'être trop efficaces ? ironisa Rogue.

– Comment avoir confiance en un occlumens? »

La pique était dirigée vers Rogue, qui ne s'y trompa pas. Le Serpentard se leva pour aller s'appuyer au rebord de la fenêtre, tournant à moitié le dos à Sirius.

« Comme s'il suffisait d'être sincère pour être loyal, fit-il à mi-voix. Si nombreux sont les traîtres de bonne foi, qui faillissent par faiblesse plus que par volonté. Le bureau des Aurors serait bien avisé de faire évoluer sa doctrine. Ce n'est pas avec des scrupules qu'on gagne des guerres…

– Arrête avec ça ! s'emporta Sirius. Souviens-toi de ce que t'a expliqué Maugrey ! La magie noire est une ligne rouge ! »

Rogue fit claquer sa langue :

« Ah, la grandeur d'âme de ceux qui se piquent d'être du côté du Bien ! Reconnais que si Maugrey m'avait écouté, il ne serait pas dans l'état où il se trouve. »

Le profil aigu de Rogue se découpait à contre-jour, semblable à celui d'un oiseau de proie. Comment pouvait-il afficher un tel cynisme ? À brûle-pourpoint, Sirius lui demanda :

« Pourquoi rejoindre l'Ordre si tu ne partages aucune de nos valeurs ?

– Tu le sais bien… », éluda Rogue.

Le « savoir » ? C'était un bien grand mot, appliqué à un être aussi complexe et insaisissable que Rogue. À y bien réfléchir, tout ce que Sirius « savait » de ses motivations, c'était ce que lui en avait dit James, répétant en partie les propos de Lily – James qui, comme il avait pu le constater à ses dépens, avait une fâcheuse tendance à surinterpréter le moindre fait. L'intéressé, lui, n'avait jamais rien confirmé ni démenti. Ni sa liaison avec Regulus, ni le fait que son ralliement à l'Ordre était lié aux circonstances dans lesquelles celui-ci avait trouvé la mort.

Sa haine vengeresse, qui n'était certainement pas feinte, pouvait tout aussi bien avoir pour origine une blessure d'orgueil, une rétrogradation ou une promotion vainement espérée. Ce roquet ne s'était-il pas plaint durant toute sa scolarité d'être injustement noté ? Ne passait-il pas son temps à cafarder les élèves populaires ? N'avait-il pas, à plusieurs reprises, utilisé des maléfices pour laver les affronts dont il s'estimait victime ? Sirius n'avait pas oublié les limaces que celui-ci lui avait fait vomir en deuxième année à cause d'un portrait peu flatteur griffonné sur un coin de copie – Sirius voulait bien admettre qu'il avait un peu exagéré la taille de son nez.

Le silence était retombé entre eux. Rogue faisait mine de regarder par la fenêtre. Sirius prit sur lui de se montrer indiscret – car, au fond, il avait peur d'en savoir davantage :

« Vis-à-vis de mes parents, comment mon frère… ? »

Il se contenta de penser la suite : « … t'a-t-il présenté ? » Quelle question stupide ! s'avisa-t-il trop tard. Regulus ne se serait jamais risqué à se montrer tel qu'il était à ses parents. Car pour eux, les garçons comme lui n'étaient que des dégénérés. S'il avait su, son père l'aurait giflé et envoyé se faire désenvoûter par un mage spécialisé. Quant à sa mère, elle se serait personnellement chargée d'émasculer le corrupteur de son fils avant de le brûler vif dans la cheminée.

« J'étais censé l'aider dans ses révisions pour le brevet », répondit Rogue avec une réticence perceptible.

Au moins, il ne l'avait pas envoyé paître. Sirius se représenta mentalement la scène, surréaliste : Rogue sonnant à la porte à la maison familiale ; Kreattur le conduisant au salon avec force courbettes ; sa mère, calée dans son siège sculpté de cocatrix, tenant l'étranger à distance avec son éventail ; son père, debout à côté d'elle ; et leurs yeux de rapace à tous les deux – vert d'eau pour sa mère, gris pâle pour son père – scrutant le visage de Rogue cependant que celui-ci, mal à l'aise sans doute, leur expliquait être un camarade de leur fils.

« C'est là-bas que tu as connu Narcissa ?

– Précisément. Mrs Malefoy était venue faire une visite de courtoisie.

– J'espère que tu as pensé à lui faire un baise-main, ironisa Sirius.

– Elle ne m'en a pas laissé le loisir. Elle a dû me prendre pour un domestique. À l'instar de ta mère, qui m'a tendu une bourse au moment où je prenais congé. »

Forcément, songea Sirius. Avec sa silhouette famélique, sa chevelure sale et les méchants habits qu'il portait dans le civil, Rogue avait dû apparaître à sa famille comme un profiteur venu mendier une récompense. Comment un va-nu-pieds aurait-il pu nouer une authentique amitié avec un membre de la noble et très ancienne dynastie des Black ?

« Mais vous révisiez vraiment ? osa Sirius.

– Ton frère n'avait pas besoin de mes lumières pour obtenir son examen. »

Ils avaient donc occupé leur temps autrement… Et à quoi d'autre qu'à… ? Sirius ferma les yeux. La petite chambre en face de la sienne. Son frère, étendu sur le lit qui l'avait vu grandir, un enfant encore… Et Rogue, plus âgé, qui le profanait… Sirius tenta de chasser la vision de son esprit, mais celle-ci revenait, obsédante.

« T'es vraiment qu'un… », grogna-t-il, le cœur au bord des lèvres.

L'insulte jaillit, presqu'involontaire. Rogue lui rendit la pareille. Alors Sirius le bouscula. Un corps-à-corps s'engagea, concluant la plus longue conversation qu'ils eussent jamais réussi à tenir. Mais la vérité, c'était que Sirius n'avait pas la moindre envie de se battre. Il avait faim, à en crever. Faim de l'autre con, qui l'aimantait inexorablement. Faim de son odeur, de ses mains, de son corps. Et le Serpentard aussi, sous son apparente froideur, était affamé. À chaque invective, à chaque coup échangé, Sirius voulait s'en persuader : c'était le désir qui parlait. Il cherchait le contact, tirait Rogue par ses habits, le mordait presque.

Soudain, dans un mouvement réflexe, Rogue le frappa au visage, lui faisant juste assez mal pour l'exciter, et lui, en réponse – parce que cela ne pouvait être qu'une invitation, et non une rebuffade, évidemment que Rogue le voulait ! – il le poussa de toutes ses forces en arrière, à dessein de lui faire perdre l'équilibre. Avantagé par la différence de poids, il y réussit sans trop de peine, de sorte que Rogue, s'agrippant à son blouson, l'entraîna dans sa chute. Dès que Sirius se retrouva à califourchon sur lui, le simulacre de lutte cessa.

Tel un automate, il s'attaqua à la boutonnière du pantalon de Rogue, avec l'impression de ne plus savoir se servir de ses doigts. Il était nerveux et maladroit comme avec sa première fille, à l'instant de lui dégrafer le soutien-gorge. Pris en tenaille par les cuisses du Gryffondor, Rogue le regardait faire en silence, sans se débattre, mais sans daigner l'aider non plus, avec une expression indéchiffrable – comme si Sirius avait besoin de ça, comme si ce n'était pas assez bouleversant.

Quand il en eut enfin terminé avec la boutonnière de Rogue, il s'attela à déboucler sa propre ceinture. Mais l'autre, n'y tenant plus, saisit le col de sa chemise pour l'attirer à lui. Sirius ne résista pas. Une fraction de seconde, il crut, craignit, creva du fol espoir que Rogue allait l'embrasser, parce qu'il n'attendait que ça, foutremerlin ! L'autre, hein ! Pas lui ! Enfin peut-être que… si... Mais juste par curiosité…. histoire de pouvoir raconter ce que ça faisait de rouler un patin à un scroutt à pétard.

Finalement, ce furent leurs fronts qui se rencontrèrent. Leurs mains tâtonnèrent avant de plonger dans le pantalon de l'autre – Rogue s'était chargé lui-même de défaire la ceinture de Sirius. Indifférents au risque d'être surpris, les jeunes hommes entreprirent alors de se donner réciproquement du plaisir avec un enthousiasme désordonné. Sirius ne cherchait même pas à retenir ses râles de plaisir. Jamais il n'avait vécu quelque chose d'aussi fort, sexuellement parlant. Tant pis si ça se passait de manière expéditive, à même le sol, dans la saleté et l'inconfort, avec ce garçon moche, bizarre et malaimable qu'il avait haï durant toute sa scolarité et qui continuait à lui inspirer des sentiments ambivalents.

Quand la pression devint trop forte, et elle le devint bien vite au rythme endiablé qui était le leur, Sirius retint le poignet de Rogue. Il ne voulait pas céder le premier – même si, en cet instant, il aurait suffi que l'autre insistât un peu, oh juste un peu, avec sa voix qui sonnait comme un appel à la luxure, pour que Sirius le laissât faire tout ce qu'il lui plairait de son corps, même ce dont il avait horriblement peur et affreusement envie tout à la fois… Grâce à Merlin ! Malgré son obstination à contenir ses gémissements, Rogue était autant à cran que lui et la délivrance ne se fit guère attendre. Se cramponnant l'un à l'autre, ils s'oublièrent à l'unisson avant de retomber lourdement sur le parquet, chacun roulant de son côté, soulagé, repu.

Tandis qu'il reprenait ses esprits, Sirius se demanda comment un observateur aurait décrit les gesticulations obscènes auxquelles ils venaient de se livrer. Aurait-il dit qu'ils avaient… fait l'amour ? L'amour. Rogue. C'était tellement incongru. Inconcevable. Sirius tourna la tête vers le Serpentard, demeuré étendu à ses côtés ; ce dernier avait les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine, à la manière d'un gisant ; on aurait dit qu'il était sur le point de s'assoupir.

Sirius se redressa sur un coude pour mieux l'observer – ce qui lui, de manière absurde, lui occasionna des papillons dans le ventre. Sûrement les ultimes spasmes de l'orgasme qui venait de le terrasser. Ou bien les prémisses d'un trouble intestinal. Ce fut alors que, dans un relâchement sans doute inconscient, Rogue entrouvrit les lèvres. Le cœur de Sirius se remit à heurter ses côtes. D'une manière très différente de tout à l'heure, quand Rogue le rendait fou avec ses caresses diaboliques. Là, il n'éprouvait plus une sensation de plénitude, mais le sentiment d'un manque vertigineux. Et pour le combler, il ne voyait qu'une solution.

Prenant appui sur ses mains, il approcha son visage de celui de Rogue, contourna précautionneusement son nez crochu et amorça la descente. Les lèvres palpitantes, il goûtait déjà son haleine lorsque l'autre rouvrit les yeux et l'intercepta en posant sa main sur sa poitrine.

« Tu comptais faire quoi au juste ? demanda-t-il avec un froncement de sourcils comminatoire.

– À ton avis ? » se fâcha Sirius, coupé net dans son élan.

Pour toute réponse, Rogue le repoussa avec force. Sirius pesta : pour une fois qu'ils trouvaient un terrain d'entente, il fallait que ce con gâche tout ! Mais bon, forcer était contre ses principes ; alors il se redressa sur ses genoux. Rogue, lui, se mit sur son séant et se nettoya. De la jouissance qui transfigurait ses traits quelques minutes plus tôt, nulle trace ne subsistait déjà plus, n'était sa chevelure en désordre, qu'il arrangea de manière sommaire, en la peignant avec ses doigts.

« Après ce qu'on vient de faire, tu as de ces pudeurs, vraiment ! s'écria Sirius.

– Ça va trop loin », se borna à lui répondre Rogue.

Les jambes étendues devant lui, il se reboutonnait machinalement.

« J'ai pas essayé de te violer, non plus ! protesta Sirius.

– Égal à toi-même, répliqua Rogue d'une voix sourde. Tout dans les tripes, rien dans le cerveau. Rhabille-toi, exhibitionniste.

– Tu peux m'expliquer ce qu'ilyaà comprendre, sinon que tu es incapable de te laisser aller ? »

Rogue haussa les épaules, mais ne répondit rien.

« Je te plais, oui ou merde ? » cria Sirius, la braguette toujours ouverte.

Quitte à abdiquer toute fierté…

« On ne peut pas lui faire ça, fit Rogue, d'une voix si incisive qu'elle sonnait comme un couperet.

– Pardon ? », demanda bêtement Sirius.

Il préférait ne pas avoir à comprendre par lui-même.

« Comment ça ? s'exclama Rogue d'un ton accusateur. Tu as déjà oublié ton frère ? »

Sirius eut l'impression de chuter du haut de la tour de l'horloge. Oui, il devait l'admettre : tout à son émoi, il avait momentanément perdu de vue que le spectre de Regulus se dressait entre eux, tel un interdit.

« Non, mais…, tenta-t-il d'argumenter. Enfin… Regulus… Regulus est… mort !

– Qu'est-ce que ça change à l'affaire ? Il a cessé d'être ton frère ? »

Rogue s'était levé. Sirius, lui, resta assis à ses pieds, sonné. Qu'était-il en train de lui expliquer, l'autre ? Qu'il entendait être fidèle à un macchabée ? Quelle blague ! Lui, en tout cas, il refusait de culpabiliser. Il ne voyait même pas où était le problème. Depuis le temps, le cadavre de Regulus avait eu le temps de refroidir. Pourquoi Rogue devrait-il faire vœu d'abstinence ? Et quitte à ce qu'il couchât avec un autre, autant que ça soit avec lui ; on restait en famille. De toute façon, entre eux, c'était de la baise et rien d'autre. Vu leurs caractères respectifs – enfin, surtout celui de Rogue, parce que lui n'était pas un garçon compliqué, juste un peu sanguin – rien de sérieux n'était possible. Ni souhaitable. Non ?

Sirius avait beau se raisonner, la réaction de Rogue le blessait mortellement.

« T'aurais pu t'en rendre compte plus tôt, finit-il par lâcher, chagrin. C'est quand même la deuxième fois qu'on…

– De toute évidence, j'ai été faible », se flagella Rogue.

Sirius n'en crut pas ses oreilles : il avait imaginé, en effet, que l'autre lui renverrait la faute, en lui imputant ce qui était arrivé – et il aurait eu raison de le faire.

« Dois-je le prendre comme un compliment ? demanda Sirius avec une amertume qui lui échappa. Serais-tu en train de me dire que je suis irrésistible ? »

Rogue mit un temps interminable à répondre. Quelqu'effort qu'il mît à le cacher, il semblait ébranlé. Quand il se décida à ouvrir la bouche, son regard était fuyant et sa lèvre inférieure agitée de discrètes secousses – un tic nerveux que Sirius avait appris à reconnaître.

« Vous vous ressemblez tellement… »

L'indicible nostalgie avec laquelle Rogue avait murmuré cette phrase fit à Sirius l'effet d'une flèche lui traversant la poitrine de part en part. Ses fesses glissèrent de ses talons pour aller s'écraser sur le parquet. Mais parce qu'il était un authentique Gryffondor, fier et courageux – enfin fier, surtout – il surmonta sa douleur avec un rictus de façade, dont il eut l'impression qu'il lui déchirait les lèvres :

« Si t'es miro au point de ne pas voir la différence, achète-toi des lunettes ! »

Sur cette raillerie peu inspirée, il voulut se relever. Malheureusement ses jambes en coton ne le lui permirent pas. Alors il resta par terre. Se soustrayant au regard intrusif de Rogue, il enfouit la tête entre ses genoux, qu'il avait repliés. Quel idiot il faisait. Il aurait dû se douter que Rogue ne voyait que Regulus en lui. Mais que lui avait-il pris de jeter son dévolu sur l'ex-amant de son frère ? Lui qui n'aimait même pas les hommes ! Que cherchait-il ? Il était comme cette pauvre Marlene, au fond, à chercher désespérément une âme sœur…

« Black, si tu voulais bien m'écouter… » appelait Rogue au-dessus de lui, d'un ton qui transforma le cœur de Sirius en tambour.

Le Gryffondor se boucha les oreilles pour ne pas craquer, comme le lâche qu'il était. À tout prendre, il aurait préféré une bordée d'injures. Il aurait su comment réagir. Et, au moins, il l'aurait mérité.

« Dégage ! lui cria-t-il, les paumes sur les tempes. Je me fous de ce que tu as à me dire ! »

La vérité était qu'il redoutait de l'entendre. L'autre capitula ; à l'oscillation des lames du parquet, Sirius devina qu'il avait tourné les talons. Relevant la tête, il le regarda s'éloigner en direction de la porte. Rogue avait les épaules arrondies, comme s'il portait sur son dos un fardeau invisible. Trois secondes plus tard, il avait disparu, mais l'air environnant semblait encore vibrer de sa présence. Pas grave, voulut se rassurer Sirius tandis qu'il s'essuyait les yeux et remettait de l'ordre dans ses habits. Il se consolerait avec Marlene. Une brave fille, cette Marlene. Elle, au moins, son fantôme ne lui interdisait pas de l'aimer.