Bonjour à toutes et à tous !
Merci à Cassye pour son commentaire et merci aux lecteurs silencieux.
Les vacances ont fait du bien, et j'ai pu rédiger les deux premiers chapitres de l'Acte 3. On avance doucement, mais sûrement.
Comme ce weekend risque d'être assez rempli de mon côté, et que j'aime vraiment beaucoup le chapitre qui s'annonce, j'ai décidé de vous le publier un peu en avance.
Réponse aux reviews :
Cassye : Tu devrais être servie pour du Nymuë x Astarion dans ce chapitre... Etape par étape, je fais évoluer leur relation ! J'espère également que la rencontre avec le drider te satisfera ! Merci encore et toujours pour ton commentaire :)
Je vous souhaite une excellente lecture !
Chapitre 21 :
Anamorphose
Lorsque les compagnons s'aventurèrent par-delà le bouclier lunaire, ils réalisèrent qu'Isobel ne leur avait pas menti. Les ombres étaient plus nombreuses en dehors de l'Ultime Lueur ; toutefois, la bénédiction sélunite les maintenait respectueusement à l'écart. Nymuë continuait à ressentir leur faim ; l'avidité des créatures lui collait à la peau comme une présence tenace, un souffle derrière sa nuque. Elles étaient patientes, et sauraient attendre que leur lumière s'épuise.
Quatre Ménestrels les accueillirent, une fois passé le pont de pierre. Leur meneur - un elfe des bois du nom de Branthos - vint à leur rencontre :
"Jaheira nous a informés que vous souhaitiez atteindre les Tours de Hautelune. J'ai pour ordre de vous y aider.
- Nous sommes prêts pour l'embuscade, indiqua l'elfe noire.
- J'espère pour vous. La route menant aux Tours traverse des ténèbres si profondes que même la lueur des torches ne permet pas de les dissiper. Et pourtant, les cultistes ont trouvé un moyen de se déplacer… Quel que soit l'atout en question, nous devons mettre la main dessus. C'est un avantage stratégique trop important !
- Nous avons croisé des duergars faisant mention d'une lanterne lunaire… insinua la musicienne. Serait-ce là leur méthode ?
- Lunaire ? répéta le Ménestrel, surpris. Je doute que Séluné leur accorde ses faveurs… De la magie volée, sans doute.
- Quel est le plan ? s'enquit Lae'zel.
- Le convoi ennemi s'apprête à arriver près des vieilles ruines, non loin d'ici. Mes hommes et moi-même avons déjà placé des pièges. La stratégie est de nous dissimuler et de les prendre à revers, à votre signal.
- En espérant qu'ils n'aient pas le temps de détruire leur protection lors de l'attaque, réfléchit Astarion.
- Il existe peut-être un moyen plus subtil… murmura Nymuë. Vous n'êtes pas sans savoir, je suppose, que nous possédons une larve illithid ?"
Branthos parut mal à l'aise, scrutant attentivement ses interlocuteurs comme si des tentacules pouvaient à tout instant leur sortir du crâne :
"J'ai cru comprendre, répondit-il platement.
- Nous ne sommes pas sous l'influence de notre parasite, le rassura Ombrecoeur. Cependant, il nous a permis à plusieurs reprises de nous infiltrer auprès de l'Absolue. Peut-être que si nous nous faisions passer pour des âmes éveillées…
- … Vous pourriez sécuriser l'atout que nous cherchons, avant même que nous ne lancions notre attaque, comprit le Ménestrel. C'est un bon plan ; les glyphes que nous avons préparés ne demandent qu'à être déclenchés. Nous attendrons votre ordre."
Sur ces mots, le bataillon se mit en route. Les décombres, autour d'eux, étaient ceux d'une ville sans doute prospère, autrefois ; l'Ultime Lueur n'en était qu'un petit fragment. Parmi les ronces, les gouffres et la boue, les aventuriers distinguèrent d'anciennes habitations. Certains lieux étaient délabrés et ne présentaient que le squelette de ce qu'ils étaient jadis ; d'autres, en revanche, paraissaient figés en plein mouvement. A travers une fenêtre, Nymuë aperçut un lit d'enfant, une poupée et des jouets disposés à même le sol. Ils virent aussi des tables dressées pour un dîner jamais consommé ; une niche dont la chaîne était reliée à un tas d'os.
Il y avait eu de la vie ici, avant l'avènement de Ketheric Thorm.
Après un tournant, la route principale leur fit face. Branthos indiqua une bâtisse imposante à quelques mètres, dans laquelle ils se dissimulèrent. Ménestrels comme aventuriers opérèrent stratégiquement, certains se plaçant sur les corniches et d'autres sous les fenêtres. Nymuë caressa les chaînes de son poignard. Bien que le son soit ténu, un léger roulis approchait.
Le convoi émergea à travers les ombres. Il était de petite taille, pas assez grand pour abriter un individu, mais assez large pour des matières premières, des armes ou encore de la nourriture… Trois gobelins et deux orcs à l'air patibulaire l'entouraient et, menant la voie, se trouvait le drider.
Il dépassait d'une bonne tête les guerriers formant sa suite. Ses longues pattes d'araignée étaient aussi aiguisées que des rasoirs ; Lolth, dans toute sa cruauté, avait le sens du pragmatisme. Chaque membre, chaque articulation, se révélait être une arme mortelle. Qui qu'ait été cet elfe noir autrefois, il ne restait plus grand-chose de sa personne. Ses longs cheveux blancs recouvraient son visage, pas assez cependant pour camoufler sa difformité. Cinq yeux sombres - semblables à ceux des arachnides - dénaturaient son front. Parfaitement illuminée par la lanterne brandie au-dessus de sa tête, la créature semblait tout droit sortir de leur pire cauchemar. Nymuë sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque : contrairement au dispositif brisé que possédait Nere, cette lanterne-ci paraissait en parfait état et brillait de mille feux. C'était là leur ticket d'entrée pour accéder à Hautelune !
"Nous amenons toujours plus d'ouailles dans votre église, ma reine, grinça le drider. Vos disciples sont légion."
Sa voix était gutturale, comme si ses cordes vocales peinaient à émettre des sons humanoïdes. La ferveur qu'elle dégageait, cependant, était évidente… Et ce, alors que la musicienne ne sentait nulle trace d'une larve.
Elle déglutit : le monstre servait l'Absolue de sa propre volonté. Ils avaient affaire à un fanatique. A la moindre suspicion, au moindre faux mouvement… leur protection disparaîtrait parmi les ombres.
"Vos fidèles sont prêts, Majesté, continua le drider. Votre armée se mettra bientôt en marche, et alors le monde s'agenouillera devant vous.
- Hey, l'entoilé ! lança un des gobelins. J'ai vu un truc bouger là-bas !"
Nymuë se retourna : derrière elle, un Ménestrel se rattrapait tant bien que mal à la poutre sur laquelle il était perché. Le moment d'entrer en scène était venu, supposait-elle. Quittant la sécurité de sa cachette, elle s'avança seule en direction du convoi :
"Qu'est-ce que c'est que ça ?" cracha le meneur.
La musicienne détacha son regard de la lanterne, concentrant plutôt son attention sur la gobeline les ayant repérés. D'une voix sans appel, elle ordonna :
"Recule. Maintenant."
La marque autour de l'œil gauche de la créature s'illumina. Nymuë serra le poing, luttant contre l'euphorie accompagnant chaque utilisation de son parasite : cette fois-ci, elle contrôlerait son effusion. Elle brida les cris d'allégresse de sa larve tandis que la sentinelle se soumettait humblement à ses ordres. Les multiples yeux du drider s'écarquillèrent de stupéfaction :
"Une de vos âmes éveillées ma reine ! Kar'niss est époustouflé. Comment a-t-elle survécu jusque-là ?
- Ce n'est pas à vous de remettre en question les dons de l'Absolue, rétorqua la jeune femme, durement. Ou ceux de ses fidèles.
- Vous l'avez bénie, ma reine ? Mais alors, où est sa lanterne ?"
Le dénommé Kar'niss recula, ses huit pattes s'enfonçant dans le sol tels des pieux. Il était agité, nerveux, serrant sa lanterne au point de la faire trembler. L'elfe noire percevait sa fièvre, son désir d'être l'unique élu de sa souveraine ; peut-être y avait-il là une carte à jouer.
"Notre altesse m'a guidée jusqu'à vous ; elle m'a dit que vous étiez son enfant chéri entre tous. Celui qu'elle avait choisi pour me remettre sa lanterne, afin que - grâce à vous - son dessein puisse être accompli.
- Majesté ? Est-ce… est-ce vrai ? Ne vous avons-nous pas fidèlement servie ? Pourquoi ? Pourquoi remettre la lanterne à cet autre disciple ? Nous pouvons accomplir votre volonté sans son aide !"
Ses gestes étaient erratiques désormais, ses lèvres retroussées sur ses dents pointues. Avec horreur, Nymuë vit ses subalternes porter doucement la main à leur arme :
"Vous m'avez mal comprise, Premier Disciple : ce n'est pas moi que l'Absolue acclame. Je ne fais que porter son message, sans ambition aucune. Vous êtes celui m'ayant apporté la lanterne : c'est votre action, votre adoration qui ont rendu ma mission possible.
- Elle… elle m'a vu ? Sa Majesté, elle sait que j'ai œuvré pour elle, pour son royaume ?"
L'émotion traversa son visage et pendant une seconde - une horrible seconde -, il parut proche de l'individu qu'il avait dû être autrefois. La jeune femme refoula sa nausée et laissa son parasite guider ses prochaines paroles :
"En Son Nom", prononça-t-elle lentement.
Kar'niss sourit, émerveillé ; il l'observait comme si elle venait d'émerger des cieux, pour lui offrir le paradis. La main enserrant la lanterne lunaire se détendit. Ses huit pattes se recroquevillèrent et il s'inclina profondément :
"Pour vous, ma reine", murmura-t-il.
Nymuë saisit la lampe, luttant contre ses tremblements. Derrière le drider, les orcs et les gobelins se mirent à genoux à leur tour :
"Repartez d'où vous venez, leur ordonna-t-elle. Dissimulez-vous au cœur des Tréfonds Obscurs ; quand l'Absolue régnera sur cette terre, elle vous fera appeler."
Kar'niss releva la tête, prêt à lui assurer son allégeance… quand, soudainement, les glyphes posés par les Ménestrels explosèrent. Quatre cercles concentriques apparurent autour des fidèles, libérant un torrent de flammes. La déflagration projeta Nymuë en arrière et la balaya comme un fétu de paille. Sans l'intervention de Lae'zel, la lanterne et elle se seraient écrasées contre les murs du bâtiment.
Le sang battait à ses oreilles, la puissance des ultrasons étant seulement surpassée par les hurlements des cultistes. La musicienne distingua brièvement quelques silhouettes courir au cœur de l'incendie. Mais la plus imposante de toutes, dotée de huit longues pattes, demeura immobile. Les nombreux yeux de Kar'niss contemplaient le ciel avec désespoir tandis que son corps se laissait consumer par le brasier.
Rapidement, les derniers cris se turent. La musicienne se releva avec difficulté et se précipita en direction de Branthos :
"Qu'est-ce qui vous a pris ? hurla-t-elle. Je les avais envoyés à des lieues d'ici ! Ils allaient partir !
- Pour combien de temps ? contra le Ménestrel. Les siens ont tué plus de mes compatriotes que je ne saurais compter, et sans aucune hésitation ! Pourquoi se donner la peine de les épargner ?
- Ces morts étaient inutiles ! Elles ne ramèneront pas vos camarades, et vous avez pris le risque de signaler notre position à toutes leurs troupes alentour ! Si des cultistes viennent investiguer…
- Qu'ils viennent, siffla Branthos, nous les attendons !
- Jaheira vous a engagé pour nous aider à récupérer une lanterne lunaire, intervint Ombrecoeur. Pas pour organiser une vendetta personnelle.
- Sans compter que votre petite explosion a bien failli détruire ladite lanterne ainsi que sa porteuse, surenchérit Astarion. Cela aurait été un parfait gâchis de magie. Et de notre leader, bien sûr."
Nymuë lui lança une œillade agacée, à laquelle il répondit par un sourire torve. Au bout de quelques secondes, les Ménestrels se regroupèrent autour de leur meneur :
"Vous avez votre lanterne, cracha Branthos, et les hommes de l'Absolue sont morts. Cette mission est réussie.
- Nous devrions retourner à l'Ultime Lueur, avança un de ses compagnons. Faire notre rapport à Jaheira…
- Oui, faites donc ça, rétorqua Lae'zel. Nous avons eu notre dose de couardise pour aujourd'hui."
Nymuë peinait à respirer, encore sous le choc de l'attaque surprise. Une main se posa sur son épaule, provoquant un sursaut : Ombrecoeur s'attelait à soigner ses brûlures. Après avoir fouillé les corps carbonisés, Branthos et ses hommes furent suffisamment satisfaits de leur œuvre pour quitter les lieux. Sans un regard pour les aventuriers, ils disparurent parmi les bâtiments en ruine.
"Sombres crétins, éructa Nymuë.
- Vous devriez davantage vous préoccuper de vous, que de quelques cultistes décédés, répliqua le roublard. Votre bon cœur sera notre perte, vous savez. Ce Branthos est un idiot, mais il a raison sur un point : ce massacre n'est pas une grande perte.
- Ce n'était pas une nécessité non plus ! s'insurgea la jeune femme.
- Vous êtes une survivante, déclara Lae'zel. Vous savez parfaitement que ce genre de sensiblerie n'a pas sa place."
L'elfe noire tint sa langue, laissant sa fureur se teinter d'amertume. Était-elle trop émotive en considérant les disciples de l'Absolue comme des victimes ? Mettait-elle en danger sa compagnie en faisant preuve de pitié ? Leur combat contre Nere avait prouvé qu'elle n'était pas un symbole de pureté, loin de là ; toutefois, elle ne pouvait s'empêcher de combattre cette part d'elle-même souhaitant lâcher prise. Ce serait facile, si facile de pourfendre quiconque se mettrait sur son chemin. Après tout, les gens lui attribuaient déjà cette tare sans même la connaître, pas vrai ? Rien que par ses origines… Mais elle s'y refusait. Elle ne serait pas ce que le monde attendait d'elle ; elle ne ferait pas germer les graines plantées par Dame Séri lors de son enfance. Ni héroïne, ni meurtrière : elle serait autre chose.
"Nom d'une bourse de patriarches, s'exclama Ombrecoeur. Ça bouge là-dedans !"
Les compagnons se concentrèrent sur la lanterne qu'elle pointait du doigt : à l'intérieur, émettant une lumière si vive qu'elle en était aveuglante, se tenait une minuscule pixie.
"Une fée ! s'écria Astarion avec ravissement. Une authentique fée !
- Oh ! Je vous en prie, sortez-moi de là ! pépilla la créature. Ou alors, il en sera fait de moi ! Cette lanterne éclaire le chemin, sans que jamais ma souffrance ne prenne fin !
- Elle parle en rimes, maugréa Lae'zel. Bien entendu…
- Quel est ton nom ?" s'enquit Nymuë.
La pixie l'observa avec méfiance, et la musicienne retint un rire. Elle n'était pas sans ignorer que les noms avaient un immense pouvoir en Faerie... Elyon, par ailleurs, ne lui avait jamais transmis son véritable homonyme.
"Moi ? Je m'appelle Dolly Trois Fois, répondit l'autre de mauvais gré. Et maintenant, ma liberté vous échoit !
- J'ai besoin d'aide contre cette malédiction, négocia l'elfe noire. Si je te délivre, tu nous feras franchir les ombres ?
- Vous n'êtes pas sérieuse, darling ? s'indigna le roublard. Vous allez vraiment relâcher notre sauf-conduit ?
- Mon cher Astarion, sachez que les fées accordent une grande importance aux services rendus. Un service apporté est toujours grandement récompensé…"
Le vampire fronça les sourcils, pas convaincu pour deux sous. La pixie gazouilla à nouveau :
"Ce serait un plaisir, vraiment ! Une fois libre, je vous aiderai prestement !"
Sous le regard exaspéré de ses camarades, Nymuë ouvrit la porte de la lampe. Avec un hurlement de victoire, Dolly Trois Fois s'échappa de sa prison en battant des ailes :
"ENFIN ! Depuis le temps que je suis piégée avec un drider dingue et mes flatulences pour seule compagnie…
- Où sont passées les rimes ? railla Ombrecoeur.
- Hum-hum, se reprit la fée. Vous m'avez rendu un sacré service, je le reconnais. Nommez comment je peux vous remercier.
- Nous avons besoin de traverser la malédiction, même aux endroits où les ombres sont les plus fortes. Saurais-tu nous aider, en dehors de ta lanterne ?
- Je le peux… Mais en ai-je envie ? Oh, et puis oui ! Mais seuls deux d'entre vous profiteront de mes dons, car l'autre moitié a déjà une bénédiction."
Les aventuriers se figèrent, médusés. Instinctivement, la prêtresse et la musicienne s'observèrent : la pixie faisait-elle allusion à leur étrange immunité ?
"La fille des ténèbres a conscience de qui la protège, mais je suis surprise que tu aies oublié, Fleur des neiges ?"
Nymuë écarquilla les yeux. L'émotion la saisit si violemment qu'elle ne réalisa pas que son parasite se manifestait à nouveau, connectant son esprit à celui de ses camarades. Le visage d'une petite fée aux prunelles vertes et aux cheveux roux se dessina dans sa mémoire. Ses bras autour de sa taille alors qu'elle partageait un lit dans une minuscule roulotte. Des ailes émeraudes et dorées se déployant lors d'un numéro de trapèze. Un soupir, après un énième spectacle humiliant. La promesse de lendemains meilleurs.
Une foule en colère. Un couteau réservé à une autre.
"Moi aussi, je veux te protéger", murmura la voix d'Elyon à son oreille, comme un écho.
"Non !", souffla-t-elle.
Le décor avait changé ; elle était de nouveau dans cette caverne, les mains recouvertes de sang.
"J'ai vu un Soleil couchant et un fleuve en feu. J'ai vu un ciel rempli de roches et d'étoiles. Et il y avait une ville, très grande ; certaines personnes riaient, d'autres pleuraient."
"LA FERME !" hurla Nymuë.
Elle se recula vivement, tandis que revenait les terres maudites, les vestiges de la lanterne lunaire et l'expression - à la fois choquée et peinée - de ses compagnons. Une main lui toucha l'épaule, qu'elle rejeta. Sans se préoccuper des rires aigus de la pixie, la jeune femme récupéra dans son sac un sachet en satin violet, brillant d'une lueur translucide :
"La poussière de fée a de grands pouvoirs, pour ceux qui veulent avancer seuls dans le noir ! chantonna la créature.
- Nymuë, murmura Ombrecoeur. Je suis sincèrement désolée pour…
- Pas un mot, rugit l'intéressée. Ne dites pas son nom. Ne dites rien du tout."
Elle respirait avec difficulté, luttant pour reprendre le contrôle de ses émotions et de sa larve. D'un coup sec, elle rompit la connexion avec ses camarades.
"Pour ceux restant, la promesse est tenue, poursuivit la pixie. Avancez dans les ombres sans aucune retenue !"
Une lumière intense enveloppa Lae'zel et Astarion. Le vampire examina la clarté avec méfiance, tandis que la githyanki pinçait les lèvres face à cette magie étrangère. Sans demander son reste, Dolly Trois Fois prit son envol et disparut dans l'obscurité.
Les aventuriers demeurèrent silencieux, jetant à coup d'œil inquiet à leur meneuse. Nymuë ne se sentait pas d'affronter leurs regards. La veille, déjà, elle s'était livrée plus qu'elle ne l'avait jamais fait avec qui que ce soit. Mais ceci ? Cette mise à nue brutale et impudique ? Ça n'avait rien à voir. Ça n'avait pas été un choix ; ses souvenirs s'étaient imposés à elle et - par extension - à ceux qui l'entouraient. Elle n'avait pas eu le luxe d'être prête.
Sans mot dire, elle rangea la bourse contenant les cendres d'Elyon et s'avança sur la route principale. Elle laissa Lae'zel et Astarion prendre les devants, tandis qu'Ombrecoeur s'assurait de leur direction. Et elle se mura dans le silence.
La route principale laissa la place à un terrain boueux, recouvert d'ossements et d'armes rouillées. En examinant attentivement les oripeaux des déchus, ils reconnurent les symboles des Ménestrels et des Tribuns de la Nuit. L'ancienne bataille dont leur avait parlé Jaheira - celle l'ayant opposée à Ketheric Thorm - s'était tenue ici. Les chansons évoquaient la bravoure des combattants, ainsi que la justice ayant guidé leur bras. Au bout de cent ans, il ne restait rien de tout cela. Seuls les morts témoignaient encore des événements ; les récits héroïques ne faisaient pas mention de la malédiction empêchant ces soldats d'avoir une sépulture décente.
Ils s'arrêtèrent une fois passé ce qui ressemblait à un péage ; le bâtiment de pierre était gigantesque et recensait des denrées venant des quatre coins du monde. Là, des gemmes en provenance du Thay ; ici de la soie produite à Waterdeep… Ce poste de contrôle devait être constamment emprunté, autrefois, lorsque les environs de Hautelune étaient encore florissants. Il était triste de constater que la misère avait remplacé l'effervescence.
Par-delà leur abri de fortune, une immense façade surplombait le paysage désolé. Les Tours de Hautelune n'étaient plus qu'à quelques heures de marche, enfin à leur portée. Une légère lumière émanait de l'édifice, une forme de magie similaire à celle qu'ils avaient distinguée à l'auberge de l'Ultime Lueur. Les cultistes avaient, eux-aussi, trouvé un moyen d'abriter leur quartier général de la malédiction.
Dolly Trois Fois avait tenu parole : tout le long de leur trajet, les ombres s'étaient épaissies sans pour autant menacer les compagnons. Si Ombrecoeur et Nymuë disposaient de leur propre protection, leurs deux camarades avaient pu voyager sans mal à leurs côtés. Les ténèbres avaient rendu difficile toute tentative de se repérer ; plusieurs fois, les aventuriers avaient dû rebrousser chemin, ou faire des détours. Cependant, la lumière de Hautelune leur était apparue tel un phare dans la nuit. A partir de cet instant, leur parcours s'était avéré plus praticable.
Nymuë était restée silencieuse, ne parlant que pour diriger le groupe vers une nouvelle direction. Les évènements de la matinée pesaient comme un poids sur son cœur, sans qu'elle ne parvienne à entièrement les analyser. Plus que de la tristesse, elle était envahie par du ressentiment… envers Elyon. Il était ironique - pensait-elle - qu'aux portes de la mort, sa petite fée ait choisi de la protéger. Ne pouvait-elle pas plutôt utiliser cette magie pour sauver sa propre vie ? Comme les choses auraient été différentes si elle avait survécu ! Pensait-elle lui rendre service, vraiment, en agissant ainsi ? Que son noble sacrifice la préserverait du chagrin ou de la solitude ? Et tout ça pour quoi ?
"J'ai vu un Soleil couchant et un fleuve en feu. J'ai vu un ciel rempli de roches et d'étoiles…". Pour une vision. Elyon avait choisi de mourir pour une stupide et ridicule vision. Avait-elle assisté à son enlèvement à bord du Nautiloïd ? A l'avènement du culte de l'Absolue ? Il était vrai que leur petite équipe était aux prises avec des forces bien trop puissantes pour elle : des dieux, des diables et même une apparition onirique… Comme s'ils étaient l'épicentre d'une véritable tornade. Mais malgré cette surprenante attention, ils n'étaient qu'une bande d'individus luttant pour leur survie. Ils n'étaient pas des héros, et n'avaient aucune envie de sauver le monde. Tout ce à quoi ils aspiraient, c'était à se débarrasser de leur parasite. A la place des dieux, Nymuë n'aurait certainement pas parié sur elle-même. C'était idiot, qu'Elyon ait accepté de mourir pour ça.
Terminant de monter sa tente, la jeune femme s'installa devant un semblant de coiffeuse. Le miroir lui renvoya une figure à l'expression fatiguée, ternie par les souvenirs.
"Ce que vous voyez vous plaît ?" l'interpella une voix, derrière elle.
Elle sursauta ; sans faire le moindre bruit, Astarion s'était faufilé à l'intérieur de son abri. Il était encore plus discret qu'un voleur ! La musicienne tiqua, alors que ses yeux se perdaient à nouveau dans sa glace. Non, c'était plus que de la discrétion ; le roublard n'avait tout simplement pas de reflet.
"Comment ?", chuchota-t-elle, perplexe.
Astarion émit un rictus amer :
"Un autre effet secondaire de mon état."
La jeune femme ignorait que les vampires ne pouvaient se refléter dans les miroirs. Comment diable avait-il réussi à le dissimuler, pendant presque deux cents ans ? Cela tenait du miracle. Nymuë se demanda ce que cela faisait ; n'était-ce pas… inquiétant, de ne plus se voir ? Noter son absence dans chaque vitre, comme s'il s'était évaporé ? Ne plus réussir à s'ancrer dans la réalité par un simple coup d'œil ? Disparu du monde des vivants…
"Est-ce que ça vous manque ? demanda-t-elle. De voir votre visage, je veux dire."
Pendant une seconde, son compagnon parut surpris par sa question. Lentement, il vint s'agenouiller à ses côtés. Bien qu'elle sentît son épaule contre la sienne, Nymuë ne vit que sa propre figure dans son miroir. Astarion regardait son reflet, étudiant le mouvement de ses yeux gris tandis qu'ils allaient et venaient sur l'espace vide qu'il devrait occuper :
"Admirer ma réflexion ? Faire preuve de pure vanité ? Bien évidemment que cela me manque. Je n'ai même jamais vu ce visage. Pas depuis qu'il est doté de crocs, et que ses yeux soient devenus rouges.
- De quelle couleur étaient-ils avant ?" s'enquit-elle.
Il sembla de nouveau pris au dépourvu. Le roublard fronça les sourcils comme s'il se concentrait intensément, avant d'avouer à mi-mots :
"Je… je ne sais pas. Je ne m'en souviens plus. Mon visage n'est plus qu'une forme obscure de mon passé."
Il se détourna du miroir en serrant les poings :
"Encore une chose que j'ai perdue".
Nymuë pivota, étudiant avec minutie le moindre de ses traits. Ses yeux rouges, perçants, à l'aura bien souvent prédatrice… mais à l'éclat frêle et vacillant.
Elle observa son sourire aussi, brandit la plupart du temps comme un bouclier. La jeune femme avait noté que son compagnon affichait régulièrement une moue de circonstance, et que son véritable rire, lui, était nettement plus rare. Là où ses rictus carnassiers étaient esquissés avec une parfaite maîtrise, son amusement sincère le faisait entrouvrir les lèvres et découvrir les crocs. Lors de ces moments, son expression paraissait presque… juvénile.
Elle examina les lignes carrées de sa mâchoire, la pâleur surnaturelle de sa peau, l'argent de ses cheveux. Elle manqua ricaner : bon sang, sans miroir, combien d'heures passait-il par jour à arranger ses boucles ?
"Quoi ? questionna-t-il, perplexe.
- Je vous vois.", répondit simplement Nymuë.
Il s'immobilisa, paraissant hésitant et impatient à égale mesure :
"Et qu'est-ce que cela donne, exactement ?" osa-t-il enfin.
L'elfe noire plissa les yeux, faisant mine de réfléchir :
"J'ai commencé ma réflexion avec vos yeux vifs, féroces…
- Oh, apprécia-t-il. Ne vous arrêtez pas en si bon chemin.
- … Puis j'ai continué avec votre sourire, toujours menaçant…
- Excellent. Il ne vous reste plus qu'à me dire que je suis splendide, et c'est un sans-faute.
- … Et ma conclusion est que vous n'arrivez pas à la cheville d'Ombrecoeur, même si vous vous défendez."
Il prit une expression indignée, vite effacée lorsqu'il la vit se mordre la joue pour retenir un rire :
"Comment osez-vous ? s'exclama-t-il théâtralement. Et moi qui croyais que nous avions une relation privilégiée ?
- La concurrence ne fait jamais de mal, susurra Nymuë.
- C'est bien vrai, approuva le roublard. Voyons comment je peux me défendre…"
Il leva lentement la main vers elle, et replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Ses gestes étaient précautionneux, manquant de son habituelle assurance. Son regard s'était fait plus sérieux tandis qu'il fixait - à son tour - la moindre parcelle de son visage :
"Vous avez constamment une expression attentionnée. Bienveillante. À un stade proche de la simplicité, parfois.
- Ce n'est pas du tout un compliment ! protesta Nymuë.
- Taisez-vous donc. Vous êtes d'acier, aussi. Votre survie est marquée dans vos traits. Chaque combat, chaque journée.
- Donc… j'ai des rides."
Pour la peine, elle reçut une chiquenaude sur le front. Astarion ignora son air courroucé et poursuivit :
"Cela ne s'efface que quand vous jouez de la musique. Lors de ces moments, vous êtes… libre. Sereine."
Il hésita un instant, avant d'ajouter :
"Dans vos souvenirs, la petite avait la même expression. Vous étiez son violon."
Malgré elle, Nymuë sentit sa main se raccrocher à celle de son compagnon. Elle lutta contre son premier instinct, qui était de le repousser et de mettre un terme à la conversation : à la place, elle inspira longuement. Au bout de quelques secondes, elle s'éclaircit la gorge :
"Ironique, tenta-t-elle d'une voix faussement amusée. Vos observations ne correspondent pas à ce que l'on raconte sur les drows.
- Je ne vous vois pas comme une drow.", rétorqua-t-il.
La musicienne ne comprit pas. Tout le monde avait toujours vu une drow. On la regardait, sans même considérer qu'il y avait autre chose. Si ce n'était pas ce qu'il distinguait… alors, que percevait-il ? Lorsqu'elle leva vers lui des yeux confus, désorientés, Astarion se contenta de sourire. Se redressant, il se dirigea vers l'entrée de sa tente :
"Bonne nuit, Nymuë.", déclara-t-il.
La jeune femme réalisa qu'elle ignorait ce qui avait motivé sa visite en premier lieu. Elle n'eut pas le courage de l'interroger ; dans le miroir, c'était comme si le tissu de son abri avait été déplacé par un souffle de vent.
Note de fin :
Astarion serait-il venu consoler Nymuë ?
Je suis très curieuse de vos retours sur ce chapitre ! J'espère que vous avez aimé le point de vue que j'ai apporté sur Karniss, ainsi que la révélation quant à l'immunité de Nymuë... Sans oublier, bien sûr, la scène du miroir que j'ai remanié à ma sauce ! J'ai vraiment aimé écrire ce chapitre.
Les Tours de Hautelune au prochain !
Je vous remercie pour votre lecture, et vous dit à bientôt !
