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The Golf, Cheese and Chess Society*

Bletchley Park, 1940.

– Échec et mat, annonça tranquillement Hugh Alexander en avançant sa tour.

Il vit avec satisfaction son adversaire blêmir et serrer les mâchoires.

– Il fallait bien que je vous laisse une longueur d'avance, persifla celui-ci. Vous n'aviez pas l'avantage...

Un sourire narquois étira les lèvres d'Alexander.

– Je me sens extrêmement flatté de faire partie de vos... privilégiés. Mais ne craignez-vous pas que votre intérêt pour moi fasse naître l'incompréhension, voire la jalousie autour de nous ? N'avez-vous pas peur que l'on vous reproche une forme de... comment dites-vous, déjà ? Une forme de « décadence virile » ?

L'autre fronça les sourcils, un éclat d'orage traversa ses yeux ; sous la fine moustache noire, un rictus découvrit ses dents.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez.

– Vous savez très bien de quoi je parle, Olrik. Je parle d'Alan Turing, que vous avez humilié et rabaissé lors du dîner au mess hier soir. Je ne permettrai pas qu'un gimp** comme vous fasse preuve d'autant de malveillance à son égard, sous prétexte que ses préférences amoureuses vous dérangent !

– Hmpf.

Son éternelle arrogance plaquée sur son visage comme une seconde peau, Olrik se releva et s'éloigna d'un pas vif.

– Dieu, que je hais cet homme... grinça Alexander.

Et pourtant, il avait appuyé son recrutement à son arrivée de Hongrie, malgré l'antipathie que l'expatrié lui inspirait. Aujourd'hui, il l'avait battu en à peine trente coups. L'orgueil d'Olrik l'avait poussé à vouloir écraser son adversaire par l'avantage du trait et par une stratégie agressive, qu'Alexander avait su retourner contre lui ; de plus en plus immobilisé, Olrik n'avait pu qu'observer la triste fin de son monarque, tandis que le cryptanalyste avançait sa dernière pièce, d'apparence insignifiante. Alexander posa le bout de son doigt sur le roi blanc et le renversa sur le plateau. Il ne pouvait pas croire qu'Olrik, d'ordinaire si attentif et méprisant, ait pu sous-estimer à ce point son adversaire – champion d'échecs de Grande-Bretagne, tout de même.

– L'ordalie de Hugh Alexander, ce sont les échecs.

À son nom, l'interpellé redressa la tête et sourit en apercevant son collègue – un homme de taille moyenne, jeune, à la chevelure et à la barbe châtain roux.

– Mortimer, salua Alexander. Vous me connaissez, incapable de laisser un innocent se faire malmener sans réagir...

– Turing peut se débrouiller. C'est un grand garçon.

– Il ne cache peut-être pas ses... penchants, ça n'oblige pas cet Olrik à l'humilier de la sorte. Publiquement, comme de coutume.

Il se releva, épousseta négligemment les pans de son pardessus et s'étira avec délectation : cette après-midi de septembre s'annonçait exceptionnellement douce.

– Seriez-vous venu prendre votre revanche aux échecs, cher scottie ?

– Il me faudrait d'abord trouver un moyen de contrer votre fameuse « défense hollandaise »... rétorqua Mortimer en riant.

– Le meilleur moyen d'y parvenir, c'est de vous y entraîner !

– Ma foi...

oooOOOooo

Mortimer prit son quart à la hutte 4 en revenant du mess, où Alexander et lui avaient partagé une pinte d'ale âpre – mais toujours plus agréable au palais que l'ersatz de café qu'on leur proposait d'ordinaire. Dire qu'à son arrivée ici, un an plus tôt, l'irlandais qu'était Hugh Alexander le prenait pour un « fichu yankee », sans savoir qu'il était originaire d'Écosse... La méfiance envers les américains était palpable et compréhensible, bien que cela l'attriste profondément. Il était fier de ses racines, tout autant que de la patrie où il avait fait ses études.

Sa table de travail, encombrée d'une lourde machine à écrire et d'une corbeille de fer, disparaissait presque sous les papiers et ouvrages rassemblés en piles instables. Mortimer était penché sur un message sans queue ni tête. Armé d'un crayon à mine au bout rongé par d'innombrables heures de réflexion, l'écossais entourait, reliait, pensait à voix haute, cherchait une fréquence de répartition des lettres, formulait des calculs complexes, extrapolait une clef de déchiffrement. Il entendait, non loin de lui, le crissement de la craie sur un tableau noir – sur le tableau, sa collègue, Margaret Harcourt, absorbée, essayait des variations du théorème d'Euler pour « casser » un autre code.

– Double cryptage par substitution ? grommela l'écossais en passant une main dans ses cheveux. Non, ce serait trop simple...

Le code lui montrait parfois une même formalité, puis la fréquence des occurrences changeait ; il ne voyait pas de liens entre ce message crypté et celui, déchiffré, qu'il avait posé au sommet d'une pile de feuilles. « Bon sang ! Ça ne semble pas provenir de l'opératrice... C'est à n'y rien comprendre... Me serais-je trompé dans la configuration initiale des rotors... ? »

Mortimer redressa la tête ; dans un angle de la pièce trônait, sur une table, l'appareil de chiffrement – une sorte de grosse machine à écrire, munie de rotors et de câbles de connexions. L'écossais avait retiré le panneau frontal, découvrant le tableau de permutations. Il poussa un soupir et, saisissant ses feuilles couvertes de lettres, de ratures, de flèches et de calculs, se releva et franchit les quelques mètres qui le séparaient de l'Enigma. Il fronça les sourcils, songeur.

– Ce sont pourtant les bons réglages d'encodage...

– Ne vous acharnez pas, intervint sa collègue. Il s'agit peut-être d'un message corrompu.

– Je n'en suis pas certain, Margaret. Regardez...

Elle vint s'asseoir sur le rebord de la table et prit les feuilles qu'il lui tendait. Des notes de parfum floral, opulent et bon marché, lui parvenaient par bouffées légères.

– Il y a quelque chose qui m'échappe, poursuivit Mortimer. Mais je ne parviens pas à voir ce dont il s'agit... C'est comme si, au beau milieu du message, le cryptage subissait un double encodage...

– Hm.

Au bout d'un instant, sa collègue esquissa un sourire.

– J'ai trouvé ! s'exclama-t-elle. Vous aviez le nez dessus, peut-être est-ce pour cela que vous ne l'avez pas vu...

Margaret s'empara d'un crayon et entoura plusieurs couples de lettres superposées.

– Vous le savez sans doute, l'Enigma souffre d'une erreur de conception ; une lettre ne peut pas être codée par elle-même. Or, c'est ce qu'il se passe ici... et là...

– Bon sang ! Vous avez raison...

Le clavier typographique, le tableau à ampoules et les rotors de l'Enigma étaient protégés par un couvercle, fermé de chaque côté par des vis. Mortimer tenta de le soulever.

– Impossible de l'ouvrir, dit-il finalement. Et nous n'avons pas les outils nécessaires ici...

– J'appelle l'atelier, proposa aussitôt Margaret en saisissant le téléphone en bakélite noire posé sur un coin de la table épargné par les paperasses. Je sais qui pourra nous aider.

Elle composa un numéro sur les touches rondes du cadran, patienta un instant, demanda à joindre Warren à l'atelier. Après quelques minutes de discussion enjouée, Margaret remercia son interlocuteur et raccrocha.

– On m'a dit d'appeler le garage...

Jetant un coup d'œil à l'horloge, accrochée à un clou au-dessus d'une fenêtre, Mortimer s'étira et se releva.

– Je vais profiter de ma pause pour m'y rendre directement, proposa-t-il. Ce n'est pas loin d'ici. Vous avez dit Warren, c'est bien ça ?

oooOOOooo

* Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bletchley Park, que l'on présentait comme une « usine de radios », était le principal site de décryptage du Royaume-Uni, la Government Code and Cypher School – que les « vétérans » surnommaient la Golf, Cheese & Chess Society, parce que l'endroit pullulait de champions d'échecs d'Oxford et de Cambridge.

** gimp : imbécile (argot irlandais)