2 –

Warren

Le ciel se colorait d'une lumière douce et chaude, à mesure que le soleil poursuivait sa trajectoire crépusculaire. Mortimer se hâta de longer la façade du manoir à sa gauche, saluant au passage quelques connaissances, bifurqua, traversa un bosquet d'arbres et parvint au garage.

Devant l'entrée d'un box, sur l'allée de gravillons, tout près du haut portique de briques rouges, était stationnée une Austin 10 poussiéreuse, le capot latéral ouvert. Penchée sur le moteur, une jeune femme, ses cheveux rassemblés en un chignon négligé, les manches de son cardigan et de son chemisier pliées au-dessus des coudes, manipulait les éléments de mécanique de ses doigts maculés de graisse noirâtre.

– Je peux vous aider, miss ?

Elle ne l'avait pas entendu arriver et sursauta ; son genou cogna durement contre la tôle acérée du garde-boue, éraflant au passage son bas en rayonne et sa peau.

– Aoutch !

Un mince filet de sang se mit à couler, imbibant aussitôt la viscose déchirée. La jeune femme s'apprêtait à saisir le chiffon taché d'huile posé sur le rebord du capot lorsque Mortimer, tout en se confondant en excuses maladroites, lui tendit un mouchoir propre qu'il avait sorti de sa poche. Elle lança un coup d'œil noir dans sa direction et pressa le carré de tissu sur la plaie.

– Si c'est ainsi que vous rendez service aux gens, grinça-t-elle, coupant court aux excuses de l'écossais, je m'en serais bien passé.

Elle souleva légèrement le mouchoir ; la traînée sanglante reprit son chemin.

– Zut.

– Vous vous êtes méchamment blessée... est-ce que je...

– Soyez gentil et ne me proposez plus votre aide, l'interrompit-elle avec une légère pointe de sarcasme. Vous permettez... ?

Sans attendre de réponse, sans plus se formaliser de la présence d'un homme devant elle, ni de son regard à la fois interloqué et charmé, la jeune femme retira d'un geste adroit ses escarpins, puis fit glisser ses bas, posant la plante de ses pieds nus sur les graviers. Elle déchira une longueur de rayonne dont elle se servit comme d'un bandage, retenant le mouchoir contre sa peau écorchée.

Elle lui arrivait à peine au menton, et devait lever ses beaux yeux noisette vers lui pour le dévisager. L'écossais se surprit à contempler ses traits délicats, les boucles de cheveux châtains échappées de son chignon, sa taille fine, les éclats d'or et les reflets chauds que le soleil jetait dans ses yeux et sur sa peau – il la trouva belle, malgré son air grincheux, ses réparties cinglantes, ses mains et ses avant-bras couverts d'une graisse noire et nauséabonde, le pansement grossier sur son genou et le filet de sang qui suintait malgré tout, en suivant lentement le galbe du mollet. Mortimer déglutit.

La jeune femme ne sembla pas s'apercevoir de son trouble.

– Je vous rendrai votre mouchoir après l'avoir nettoyé, annonça-t-elle. Monsieur... ?

Mortimer acquiesça en silence ; il ne savait que dire pour effacer l'impression de malaise, quoi faire pour se racheter ou changer la déplorable opinion qu'elle devait avoir de lui.

Elle paraissait attendre quelque chose, finit par pincer joliment les lèvres.

– Mais je le garde si je ne sais pas à qui je dois mon genou écorché, ajouta-t-elle avec ironie.

– Oh ! Sorry... Philip Mortimer.

Il lui tendit la main en un geste réflexe, auquel elle répondit en montrant ses doigts et ses paumes maculés d'huile rance.

– Ne m'en voulez pas si je ne vous serre pas la main, Philip Mortimer, éluda-t-elle avec une certaine élégance en constatant l'embarras de l'écossais. Dites-moi plutôt ce que vous êtes venu faire ici... à part me proposer votre aide, bien entendu.

La remarque, malicieuse, le fit sourire.

– Je cherche un certain Warren.

Elle haussa soudain les sourcils et le scruta d'un œil pétillant, visiblement amusée.

– Vous l'avez devant vous. Lucy Warren.

– Eh bien... fit le pauvre Mortimer en sentant une rougeur irrépressible gagner ses joues et son front. Disons que c'est vous qui allez pouvoir me venir en aide.

La jeune femme lui offrit un vrai sourire, cette fois.

– Expliquez-moi.

– Il s'agit de la machine Enigma avec laquelle je travaille. Les messages chiffrés sont... incohérents. Les séries de lettres semblent à chaque fois déterminer une clef de déchiffrage différente. Certaines lettres sont codées par elles-mêmes...

– Donc ça ne vient pas de l'opératrice. Des rotors peut-être... ? Bon... ajouta-t-elle après avoir pris un instant de réflexion. Le mieux est que j'aille voir. Vous venez de quelle hutte ?

– La 4.

– C'est Margaret Harcourt qui vous envoie... ?

Mortimer hocha la tête ; Lucy roula négligemment les restes de ses bas et les glissa dans sa poche, avant de refermer le capot latéral de l'Austin.

– Si vous voulez bien m'accorder cinq minutes, le temps que je récupère la trousse de soins dans le garage, que je passe de la teinture d'iode sur mon genou et que je me rende présentable...

oooOOOooo

Lorsqu'elle revint quelques instants plus tard, son genou s'ornait d'un pansement plus réglementaire. La jeune femme avait également ôté les traces de sang et de graisse de moteur en frottant sa peau, avec une telle vigueur qu'elle en ressortait rougie mais propre, et fleurant bon le savon. Elle tenait à la main une lourde boîte à outils métallique, que Mortimer lui proposa galamment de porter. Lucy le remercia d'une gracieuse inclinaison de la tête tout en rechaussant ses escarpins, et ils se mirent en chemin, prenant la direction du manoir.

– Alors... vous êtes mécanicienne ?

– Électromécanicienne, en réalité.

– Et moi qui pensais que les femmes ici, à Bletchley, ne s'y connaissaient qu'en mathématiques et en mots croisés ! C'est étonnant de vous voir vous charger d'une tâche aussi...

Il s'interrompit aussitôt, conscient de sa bévue ; Lucy ne tourna pas même la tête vers lui. Le sourire sarcastique sur ses lèvres, toutefois, en disait long.

– J'aurais mieux fait de me taire... reprit l'écossais.

– Vous êtes perspicace, Philip Mortimer.

– Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous manquer de respect.

Le visage de la jeune femme était illuminé par un sourire malicieux – contre toute attente, la maladresse de l'écossais ne semblait pas la vexer, mais l'amuser.

– Je sais que les femmes ne sont pas souvent appréciées à leur juste valeur, surtout lorsqu'il s'agit de mettre les mains dans le cambouis. Mais je peux vous assurer que je suis tout aussi capable d'appliquer la réciproque de Gauss pour calculer une divergence de champ électrique que changer une roue sur une Vauxhall... ou raccommoder mes bas. Et vous ne m'avez pas encore vue fixer une calandre pleine de bosses avec des rivets ! Ici, c'est en général à moi que l'on fait appel en cas de souci mécanique, que ce soit cette Austin, une Hollerith, ou une simple machine à écrire. On dit que je me débrouille plutôt bien dans ce domaine. Peut-être est-ce grâce à mon père, qui a longtemps tenu un garage automobile au fin fond des Midlands ? Allez savoir.

Mortimer éclata de rire et, profitant de la répartie espiègle de la jeune femme, saisit l'occasion de changer de sujet. Ils bavardèrent, de tout et de rien, alors qu'ils continuaient leur chemin sur le sentier couvert de gravier.

Parvenus devant le manoir – étrange mélange de styles néogothique, baroque et Tudor –, Lucy avisa, au centre d'un groupe de fumeurs environnés d'un nuage de tabac grisâtre, un grand type brun qui chercha soudain à l'esquiver en l'apercevant.

– Tiens, MacDougall ! Où croyez-vous aller comme ça ?

Sous les quolibets de ses comparses, comprenant que sa ridicule tentative pour se dissimuler avait justement attiré l'attention de la jeune femme sur lui, l'interpellé écrasa sa cigarette sous son talon pour se donner une contenance. Il salua Lucy avec un sourire crispé.

– Je n'ai pas l'argent sur moi... balbutia-t-il.

– Vous radotez, vous m'avez dit ça déjà la semaine dernière. Vous tenez vraiment à ce que je me fâche ?

– Allez, MacDougall ! l'encouragea un de ses compagnons. Fais pas comme si t'avais pas raflé le pot hier soir... !

L'homme blêmit, râla un peu, puis finit par extraire son portefeuille en cuir de sa veste, compta lentement, comme si l'argent lui brûlait les doigts, et tendit quelques billets froissés et une poignée de shillings à la jeune femme. Elle les glissa dans la poche de son cardigan, salua et s'éloigna en grommelant.

– Tout ça pour un malheureux carburateur. Fichus écossais et leur pingrerie.

Mortimer sourit pour lui-même, mais ne releva pas ; ils étaient arrivés à la hutte 4. En prévision du couvre-feu, Margaret avait tiré les rideaux occultants, et le baraquement était plongé dans le noir. L'écossais ouvrit la porte et s'effaça pour laisser entrer Lucy.

Hello, my dear! s'exclama Margaret en venant à la rencontre de cette dernière, qui répondit à son étreinte affectueuse.

Le sourire de Margaret se figea lorsque les deux femmes s'écartèrent l'une de l'autre. Elle fronça les sourcils et tint son amie à bout de bras, l'analysant d'un regard attentif et inquiet.

– Que t'est-il arrivé ? C'est quoi, ce pansement sur ton genou ?

– Rien d'inhabituel. Si tu me disais plutôt où est l'Enigma récalcitrante ?

– Hum.

Margaret, peu convaincue devant la réponse fuyante de Lucy, obtempéra néanmoins, non sans avoir jeté un coup d'œil surpris à Mortimer, qui fermait la porte de la hutte derrière lui. L'écossais posa la boîte à outils sur la table, près de la machine de chiffrement.

– Je vais faire un tour en attendant, annonça Margaret. Euler me sort par les yeux...

La porte claqua de nouveau ; la jeune mécanicienne analysait déjà les feuilles où s'alignaient les séries de lettres. Puis, fouillant parmi la petite quincaillerie, dans les compartiments en métal de la caisse à outils, elle sortit un tournevis plat et entreprit de défaire le cache, sur l'Enigma. Sous la lumière crue du plafonnier, au-dessus de leur tête, les ampoules du tableau et les rotors, mis à nu, lançaient des esquilles métalliques.

– Vous permettez que je vous regarde travailler ? hasarda Mortimer.

Lucy acquiesça en silence, tout en déboîtant le compartiment de la batterie et en vérifiant l'intégrité du réseau de câbles. De ses doigts fins, avec des gestes habiles qui dénotaient aisance et savoir-faire, la jeune femme démonta le cylindre de rotors et vérifia l'axe, puis l'alignement, souffla doucement sur les faces dentelées pour dégager les grains de poussière.

– Vous semblez bien connaître la machine...

– C'est une copie que j'ai assemblée, d'après des plans techniques. Je la connais donc plutôt bien, effectivement... et ce n'est pas la première fois qu'elle tombe en panne !

Elle fit tomber l'un des rotors au creux de sa main et désassembla les différents éléments du moyeu. Mortimer apprécia la prévenance silencieuse que la jeune femme manifestait à l'égard de sa curiosité ; elle posait chacune des pièces sur la table, à côté de la machine, et lui laissait le temps d'en saisir le subtil fonctionnement. D'un geste, elle l'incita à démonter à son tour le second rotor, pendant qu'elle se concentrait sur le disque de connexions électriques, suivant du bout du doigt le très fin câblage interne, entre les différents contacteurs. L'écossais comprit, avec une stupeur mêlée d'une réelle admiration, qu'elle effectuait les complexes vérifications de mémoire.

– Ah, voilà le fauteur de troubles ! Un faux contact...

La jeune femme lui montra les deux fils concernés et sépara délicatement les deux contacteurs.

– Vous voulez bien me passer les brucelles ? demanda-t-elle – et avant même de devoir ajouter qu'il s'agissait de la pince de précision, Mortimer la lui tendait.

La jeune femme le gratifia d'un coup d'œil appréciateur, replaça les minuscules câbles, réassembla les éléments avec dextérité, fit glisser les rotors sur leur axe, qu'elle emboîta à nouveau dans la machine avant d'en effectuer les réglages.

oooOOOooo

Après avoir contrôlé les permutations en aidant Mortimer à retranscrire le message codé, Lucy rangea ses outils et referma les compartiments de sa boîte en métal, s'apprêtant à prendre congé.

– Puis-je... vous offrir quelque chose à boire ? proposa Mortimer. Pour vous remercier... et pour m'excuser.

La jeune femme inclina la tête de côté – son sourire traçait une fossette sur sa joue.

– Vous excuser ? Encore ? Vous êtes une vraie tête de mule...

– Peut-être est-ce grâce à ma mère, une femme d'une générosité sans bornes malgré sa parenté avec un clan écossais ? Allez savoir.

Lui et son fichu sens de la dérision... ! Mortimer réagit, mais trop tard : les mots avaient franchi ses lèvres sans qu'il puisse les en empêcher. Il se serait donné des gifles pour son aplomb, indigne d'un gentleman – n'avait-il pas assez froissé cette jeune femme comme cela ? Fallait-il qu'il surenchérisse avec cette pique... ! Pourtant, à sa grande surprise, Lucy éclata de rire. Un rire sincère et irrépressible, qu'elle finit par étouffer derrière sa main.

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Margaret Harcourt revint au moment où Lucy, sa boîte à outils dans une main, se dirigeait vers la porte.

– Tiens, dit Margaret en tendant à son amie un paquet enveloppé de vieux journaux. Ce sont des tricots et un jouet pour l'anniversaire de mon filleul adoré.

Une ombre étrange de sourire doux amer teinté de tristesse apparut fugitivement sur les traits fins de Lucy.

– Je comprends mieux pourquoi Euler t'a chassée de la hutte, dit-elle cependant sur un ton amusé – elle soupesa le colis et lâcha un léger sifflement. J'en connais un qui va encore être gâté ! Mais j'espère que tu n'as rien mis de trop précieux là-dedans... tu sais que ça sera fouillé...

– C'est bien pour cette raison que je n'ai pas mis de papier cadeau !

Lucy la remercia, glissa le paquet sous son bras libre et alluma sa lampe-torche. Deux bandes de ruban adhésif noir en réduisaient le faisceau à un mince rai de lumière, conformément aux règles du couvre-feu. La jeune femme quitta la hutte. Un courant d'air froid s'engouffra derrière elle. Le battant de bois se referma avec un claquement sec.

– N'ayez pas trop d'espoir, Philip, lança Margaret de but en blanc.

Elle le scrutait par-dessus le cercle métallique de ses lunettes, et Mortimer crut déceler dans ses yeux un éclat fataliste.

– Je vous demande pardon ?

– Vous ne l'avez sans doute pas remarqué, puisqu'elle ne porte pas son alliance quand elle doit mettre les mains dans la graisse et l'huile de moteur. Mais Lucy Warren est mariée.

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