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Great Fire.

Margaret Harcourt était une femme dotée d'un instinct extraordinaire et d'un remarquable sens de l'observation ; elle avait presque immédiatement deviné le trouble de Mortimer, l'impétueux transport mêlé de tendres pensées qui imprégnait toute son âme. Margaret préféra donc le décourager, lui imposant par-là une indispensable et bonne douche... écossaise.

C'est ainsi que Mortimer apprit que Lucy était mariée, et parfaitement heureuse en ménage. Charles Warren travaillait au bloc F en tant qu'officier détaché de l'armée de terre – ses compétences en linguistique, philologie et folklore européen contribuaient au décryptage des trafics du haut-commandement allemand. Mortimer se rappela avoir lu, avant la guerre, quelques-uns de ses brillants articles à propos des langues germaniques et balto-slaves, et il ne put s'empêcher de se demander ce qui avait réuni deux personnalités aussi diamétralement opposées. À cette pensée, l'écossais se morigéna en silence : ne valait-il donc pas mieux qu'un imbécile étroit d'esprit ?

Il finit également par réaliser la teneur de la conversation précédente entre les deux femmes, comprenant d'où lui était venue cette impression qui lui avait si cruellement tordu le cœur : le filleul de Margaret était le fils de Charles et Lucy, Nicholas, qui allait avoir cinq ans. Sa petite sœur, Mavis, en avait trois. Charles Warren avait refusé qu'ils restent à Londres après la capitulation française, et avait donc pris la décision d'envoyer les enfants à Sheffield, chez leur grand-mère maternelle. Bien que Mortimer ait lu les journaux, il n'osa imaginer tout ce qui traversa ce couple, debout sur le quai de la gare comme des centaines d'autres probablement, en voyant s'éloigner le train. Il n'osa imaginer ce que l'on ressentait lorsque la nécessité et l'amour vous obligeaient à arracher vous-même vos enfants de vos bras. Il n'osa imaginer les sourires forcés, les larmes ravalées alors que les parents saluaient, d'un « au revoir » plein de l'espoir de retrouvailles prochaines, les petites mains qui passaient aux fenêtres des wagons. Il saisit mieux cependant les origines du pauvre sourire triste qui avait effleuré les lèvres de Lucy, et il fut envahi par un élan de sincère compassion.

Mortimer revit la jeune femme, mais à de rares occasions : ses connaissances très fines de la mécanique des machines de chiffrement et son savoir-faire sur les moteurs les plus disparates tenaient presque de la légende, à Bletchley. La hutte 8 fit même appel à elle, à plusieurs reprises, pour la « bombe » de décryptage électromécanique que Turing mettait au point, si bien qu'Alexander admit, un soir, alors qu'il échangeait avec Mortimer autour d'une pinte, que Lucy finirait par mieux connaître la machine qu'Alan lui-même ; c'est à cette occasion d'ailleurs qu'il surnomma la jeune femme la « mathémagicienne », un nom de code que l'écossais trouva parfaitement approprié. À sa connaissance, elle était la seule capable d'emporter la victoire aux échecs face à Hugh Alexander, même d'une courte tête, d'expliquer le plus sérieusement du monde pourquoi les bulles dans une pinte de Guiness descendaient au lieu de remonter, et de shunter le démarreur d'un vieux Ford à l'aide d'un simple tournevis. Lucy était une véritable ingénieure, sans toutefois pouvoir s'en attribuer le mérite ou même en revendiquer le titre, pour la simple – et absurde – raison qu'elle était une femme.

Quant à Charles Warren, Mortimer le rencontra également, et alors qu'il s'attendait à la raideur caractéristique d'un officier de carrière, il fut surpris par sa nonchalance toute universitaire, son caractère bienveillant et spontané, et son sens de l'autodérision. Une franche sympathie finit même par lier les deux hommes, à tel point qu'il n'était pas inhabituel, entre deux quarts, de les entendre discuter de paléographie, de stylistique, de grammaire, d'étymologie, ou encore de la transcription du sanskrit.

Tâchant de suivre les conseils avisés de Margaret, et par respect pour Charles et Lucy, l'écossais repoussa aussi loin que possible ses sentiments et se replongea dans le travail avec une ardeur renouvelée.

oooOOOOooo

Ces dernières semaines, l'hiver était si rude que l'étang de Bletchley s'était recouvert d'une couche de glace assez épaisse pour qu'on puisse y patiner. Des casseurs de codes qui n'étaient pas en service glissaient sur la surface en frappant un palet avec leurs crosses. L'air lui-même semblait figé, saisi par le froid, comme suspendu dans du coton. Pas de quoi déstabiliser Mortimer, habitué aux fortes chutes de neige au pied des contreforts himalayens où il avait passé son enfance ; alors que les murs de planches vertes de son baraquement mettaient du temps à se réchauffer malgré les flambées enthousiastes du poêle à charbon, l'écossais entrouvrit légèrement la fenêtre au-dessus de son bureau.

Il discerna, au dehors, les cris joyeux des patineurs, le choc sourd du disque en bois, et, plus près de lui, le crissement de pas dans la neige fraîche, qui s'éloignaient – ses collègues avaient fini leur quart et rejoignaient le baraquement détente pour leur pause déjeuner. Mortimer, lui, aimait profiter de ce court moment de calme, entre deux services et leur routine frénétique, plutôt que de se joindre à la cohue des casseurs de codes, Wrens*, coursiers, officiers, secrétaires se ruant sur les ersatz de café, tasses d'Ovaltine et chopes de bière aigre. Quant aux assiettes de corned beef et pruneaux, très peu pour lui ! Mortimer déballa donc son sandwich et y mordit avec une belle avidité, tout en essayant, du bout de son criterium, de casser un nouveau bloc de texte, qu'il prit au-dessus de la pile de messages reçus par la section navale quelques heures plus tôt.

L'écossais leva les yeux vers la porte du baraquement au moment où celle-ci s'ouvrait à la volée. Il se redressa.

– Margaret ? s'étonna-t-il. Vous n'étiez pas de repos, aujourd'hui ?

D'ordinaire si soigneusement apprêtée, si maîtresse d'elle-même, la jeune femme semblait être tombée du lit ; ses cheveux, habituellement coiffés en un chignon impeccable, retombaient en boucles lâches dans son dos, son cardigan de laine était boutonné de travers, sa jupe froissée. Margaret avait oublié d'enfiler ses gants et, entre ses doigts rougis et visiblement ankylosés, elle serrait un journal, le tordant dans tous les sens. Sous deux taches pourpres imprimées par l'air glacial du dehors, ses joues étaient pâles.

– Lucy est-elle venue, ce matin ? demanda la jeune femme lorsqu'elle eut retrouvé un semblant de souffle. Pour l'Enigma ?

– Oh, nul besoin, il s'agissait simplement d'un câble de connexion débranché. Je m'en suis occupé moi-même... Lucy m'avait déjà indiqué la marche à suivre...

Sa collègue ne l'écoutait plus. Elle se dirigea vers le téléphone, se débarrassa du journal chiffonné qu'elle tenait, décrocha le combiné, qui lui glissa des mains, tant celles-ci étaient raidies par le froid. Un coup de coude maladroit envoya les feuilles du Times valser et s'éparpiller au sol.

Mortimer repoussa sa chaise et s'approcha de Margaret, au moment où la jeune femme, de ses doigts fébriles, tentait de composer un numéro, sur le cadran rotatif. Elle lâcha un juron étouffé quand le combiné lui échappa à nouveau ; l'écossais le rattrapa de justesse. Il se pencha pour ramasser la une du quotidien. Son regard accrocha l'un des titres et le parcourut de façon machinale.

FIRE BOMBS RAINED ON LONDON: MANY BUILDINGS HIT IN NIGHT RAID

Mortimer sentit sa bouche s'assécher. Un sombre pressentiment lui comprima la poitrine.

– Margaret... ?

– J'essaie à l'atelier, se contenta-t-elle de répondre.

Elle parvint tant bien que mal à composer le numéro du baraquement. Quand, enfin, un technicien en service décrocha, et que Margaret demanda à joindre Lucy Warren, Mortimer vit l'appréhension, sur le visage de sa collègue, laisser place à une inquiétude manifeste, une frayeur presque tangible.

– Très bien, dit la jeune femme d'une voix chevrotante. Merci, Benjamin.

S'apercevant que sa collègue se retenait d'une main au plateau de la table pour ne pas tomber, l'écossais approcha une chaise, sur laquelle elle se laissa tomber avec un soupir tremblant.

– Que se passe-t-il, Margaret ?

– Je... Oh, c'est peut-être bête... après leurs deux jours de congés, Lucy et Charles devaient arriver de Sheffield, hier, à Londres, et rejoindre des amis pour dîner, avant de reprendre le train pour Bletchley... mais... tout à l'heure, en faisant la queue à la boulangerie, j'ai croisé leur logeuse, Mrs Coleman... vous savez, je vis dans la pension voisine... eh bien, Mrs Coleman n'a vu ni Lucy, ni Charles rentrer, et est très inquiète... alors je lui ai dit que, peut-être, leur train avait eu du retard à Londres, et qu'ils avaient tous deux préféré prendre leur service sans passer par leur logement...

Margaret accepta avec reconnaissance la tasse de thé brûlant que l'écossais lui tendait. Serrant la porcelaine tiédie entre ses doigts gourds, elle poursuivit :

– Mrs Coleman est alors devenue blême, et m'a demandé si j'étais bien certaine qu'ils étaient à Londres... avant de sortir ce journal de son panier...

– Vous avez donc couru jusqu'ici, au risque de vous rompre le cou sur la chaussée glissante ?

– Dans la panique, je n'ai pas réfléchi, Philip ! Et vous voyez bien, Lucy n'est pas là...

Malgré la crainte obscure, grandissante, qui bourdonnait à ses tempes, Mortimer se voulut pragmatique.

– Cela ne veut pas dire qu'il leur est arrivé quelque chose... Appelons le bloc F, avant tout. Charles s'y trouve certainement, et nous dira que Lucy est restée à Sheffield, alitée, avec une bonne grippe.

– Vous avez probablement raison, fit Margaret avec un hochement de tête.

Et tandis qu'il patientait, le combiné du téléphone coincé contre son épaule, et qu'il lisait le début de l'article qui avait éveillé l'inquiétude de sa collègue et de Mrs Coleman,

On the evening of December 29, 1940, London suffered its most devastating air raid when Germans fire-bombed the city. Hundreds of fires engulfed areas of the capital. But firefighters showed a valiant indifference to the bombs falling around them and saved much of the city from destruction

WAVES of enemy aircraft attacked London for some hours last night, raining hundreds of incendiary bombs indiscriminately over a wide area of the capital and its outskirts.**

jamais les clics des commutateurs n'avaient paru aussi bruyants à l'écossais ; jamais les quelques secondes de latence, avant la tonalité, puis la sonnerie elle-même, à l'autre bout du fil, n'avaient résonné de façon aussi interminable, aussi lugubre.

oooOOOooo

Les funérailles de Charles Warren eurent lieu au début de l'année 1941. Des giboulées de neige fondue transformaient tout le Buckinghamshire en marasme gris et froid, et il était quasiment impossible de distinguer quoi que ce soit derrière le rideau argent des rafales de pluie. À travers la vitre embuée de la hutte 4, Mortimer, qui avait à peine touché à son sandwich de faux pâté de viande, contemplait tristement le spectacle morose de Bletchley Park. Il pensait à son ami disparu. Il songeait à Lucy, à ses enfants. Il ne pouvait s'empêcher de revoir la photographie parue en une du Daily Mail, le lendemain du drame***, de se rappeler le dôme de la cathédrale Saint Paul qui émergeait d'une fumée épaisse, dense, tel un navire au milieu d'une tempête, voguant, presque irréel, sur des récifs brumeux – les ruines de logements londoniens. Et il ne parvenait pas à s'ôter de l'esprit que, au moment où le cliché avait été pris, sous les décombres au premier plan, gisaient probablement les corps de Charles et de Lucy.

La jeune femme revint, à peine quelques semaines plus tard.

Elle fit une entrée discrète, accompagnée de Margaret, au milieu du brouhaha ambiant des conversations, des rires et des cliquetis de vaisselle, dans l'encoignure du bar enfumé du mess. Hugh Alexander fut le premier à apercevoir les deux femmes ; il se leva aussitôt, avec une élégance empreinte de gravité, et tira deux chaises à leur intention, tandis qu'un silence respectueux se faisait à leur table. Joan Clarke – une brillante cryptologue, très proche d'Alan Turing, et qui travaillait alors à la hutte 8 – se proposa d'aller leur chercher des boissons.

Lucy avait été gravement blessée lors du bombardement. Des hématomes jaunâtres achevaient de se résorber sur son cou et son visage, un réseau de cicatrices marquait sa peau, au niveau de sa clavicule, et son bras droit, qu'elle tenait en écharpe, semblait encore raide et douloureux. La jeune femme tirait par moments sur les manches de sa chemise, comme pour dissimuler ses mains, égratignées et brûlées. Quand Joan regagna sa place, Turing, solennel, leva son verre et porta un toast. « Aux êtres aimés, » dit-il sobrement ; et cela seul suffisait.

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*Wren : auxiliaire féminine de la marine britannique (Women's Royal Naval Service, WRNS) durant les Première et Deuxième Guerres mondiales.

**The Times (30 décembre 1940)

***Daily Mail (31 décembre 1940) : « WAR'S GREATEST PICTURE: St. Paul's Stands Unharmed in the Midst of the Burning City »