La gifle du vent chargé de pluie l'immobilisa sur le seuil de la passerelle de navigation, semblant la repousser vers le confort et la sécurité de la pièce. Ophélie se résolut pourtant à émerger dans le froid de l'aube, suivie de près par le professeur Wolf. Après une dernière mise au point sur la suite des événements, ils avaient laissé Maria et Thorn se replonger dans leurs cartes. Seul à la barre, Juan les précipitait vers l'horizon d'encre d'où aucune lueur ne s'échappait.
Tous comptaient sur elle pour poursuivre l'enquête désormais, mais Ophélie était loin de partager cette confiance. Fixant l'horizon dévoré par les vagues, elle tâcha de se ressaisir. Elle avait décidé de se rendre dans la cabine de la capitaine. S'il y avait une chance qu'elle comprenne ce qui lui était arrivé, c'était en continuant son investigation partout où Katheline avait pu se trouver. Les deux amis se dirigeaient donc vers la cabine de la disparue.
Fonçant vers le cœur de la tempête, le Prométhée était balloté par les flots déchaînés comme un vulgaire bateau en papier et le vent cinglant ralentissait encore leur progression, aussi furent-ils soulagés de quitter le pont et de retrouver le calme relatif de la coursive qui menait aux quartiers de l'équipage. Lorsque les deux amis arrivèrent enfin, ils trouvèrent la porte de la cabine ouverte et un Blasius passablement dépité, assis sur le bord de la couchette, les bras repliés sur lui-même.
- Quelles sont les nouvelles ? s'enquit le jeune homme, une faible lueur d'espoir dans les yeux.
Ophélie lui fit un compte-rendu succinct de l'état de la coque et de sa lecture. En apprenant ces nouvelles, Blasius se recroquevilla plus encore, paraissant rétrécir sous leurs yeux. Wolf s'assit à ses côtés, posa une main sur sa cuisse et attendit en silence. Blasius posa la tête sur l'épaule de son compagnon avant de soupirer :
- Je n'arrive à rien, je suis complètement inutile.
- Ne dis pas ça, tu sais que c'est faux.
- Si, c'est vrai. À quoi peut servir mon pouvoir d'olfactif si je n'arrive pas à repérer qui que ce soit sur ce maudit bateau. L'odeur de la pyrocellite est partout et camoufle tout, c'est comme si j'étais aveugle.
La pyrocellite était le carburant qui alimentait les moteurs à vapeur du navire. Dans la plupart des arches, il était utilisé pour les trains et les dirigeables. Anima faisait bien sûr exception, les véhicules ayant le bon goût de s'y mouvoir tout seuls. Les nombreux repas partagés avec les mécaniciens avaient appris à Ophélie que la pyrocellite était un combustible léger, ayant un excellent rendement, mais qu'elle était également très onéreuse. Le minéral poreux qui la composait n'était présent que dans des mines reculées du Pôle et de Cyclope.
Ophélie, qui était restée en retrait à l'entrée de la cabine, se rapprocha du couple. Le professeur Wolf murmurait des paroles rassurantes qui avaient réussi à redonner un peu de contenance à son compagnon. Blasius interrompit son discours de motivation avec un faible sourire :
- Depuis quand es-tu devenu l'optimiste de notre couple ?
Wolf rit doucement, posa une main derrière sa nuque et son front contre le sien.
- Il faut que je retourne en soute. Malgré mon optimisme flambant neuf, je ne pense pas que Nour parviendra à combler une brèche de cette taille. Pas avec une telle pression d'eau. Je vais essayer de convaincre le bateau de guérir de lui-même. Ça prendra du temps mais ce sera plus solide.
- Tu vas animer le Prométhée ? demanda Ophélie, ébahie.
- S'il le veut bien … J'ai déjà essayé tout à l'heure, et je l'ai senti réagir. Mais il a du caractère, il ne se laisse pas dicter sa conduite si facilement.
- Vous êtes faits pour vous entendre, le taquina Blasius.
Wolf embrassa son compagnon et se leva. Ophélie réalisa à quel point il était épuisé lui aussi. Faire usage de son animisme sur un si grand vaisseau devait requérir toute son énergie. Elle espérait de tout cœur qu'il y parviendrait.
Une fois qu'il eut refermé la porte, Ophélie balaya la pièce du regard. Que pouvait-elle lire qui puisse la renseigner sur ce qu'il était advenu de Katheline ? Située à la proue, la cabine de la capitaine était sobrement meublée et scrupuleusement rangée. Malgré l'obscurité de l'orage, la lueur vacillante d'une lampe à huile projetait des ombres dansantes sur les parois de bois sombre. Faisant face à la couchette, un bureau massif dévoilait une carte marine et un cahier recouvert de calculs et de notes. Dans un cadre, une famille souriait à Ophélie. Elle y reconnut Katheline ainsi qu'une femme dont la ressemblance était si frappante qu'elle n'eut pas de peine à deviner qu'il s'agissait de la sœur de la capitaine. Avant même d'avoir commencé une quelconque lecture, Ophélie avait l'impression de s'immiscer dans l'intimité de Katheline, sans aucune justification. Pour se laisser un peu de temps pour réfléchir, elle approcha une chaise du lit et s'assit face à Blasius.
- Comment se fait-il que la pyrocellite t'empêche de reconnaître les odeurs ? Je ne trouve pas qu'elle sente particulièrement fort, en dehors de la salle des chaudières…
- Vraiment ?
Blasius paraissait consterné et Ophélie regretta ce qui n'était qu'une tentative de repousser à plus tard ses propres responsabilités. Il reprit cependant :
- Les émanations de la pyrocellite sont très volatiles. Ce n'est pas polluant heureusement, mais elles s'infiltrent dans tout le bateau. À force, je n'y fais plus vraiment attention mais je ne sens plus les autres odeurs non plus. Il n'y a que sur les ponts que je retrouve un peu de sensibilité. Heureusement, sinon je ne pourrais pas du tout travailler à mon poste d'observations sensorielles.
- Ce doit être très perturbant, je suis désolée.
- Ce qui est le plus perturbant, ce sont les odeurs fantômes.
- Les odeurs fantômes ?
- Oui, des odeurs qui ne sont pas vraiment là. Je pense qu'à force d'être trop stimulé, mon odorat déraille. Pas plus tard que ce matin par exemple, dans la passerelle de pilotage… Il y avait une odeur… Comme une odeur de fleur. Ça n'a pas de sens, c'est mon nez qui me joue des tours.
- Rien de ce qui est arrivé ce matin n'a de sens … Et si c'était toi qui avais raison ?
- Il n'y a pas de fleurs à des milles à la ronde !
- Mais peut-être qu'il y avait une substance inhabituelle … Quand j'y réfléchis … Ça ne ressemble pas à Katheline de s'endormir à la barre. Peut-être que quelqu'un lui a administré quelque chose …
- Tu veux dire qu'elle aurait été … empoisonnée ?
Ophélie réfléchit, hésitant à formuler ce qui prenait la forme d'une évidence dans son esprit.
- Si c'est Sir Thomas le responsable, il n'a pas pu se débarrasser de l'odeur. Il faut que nous le retrouvions pour en avoir le cœur net.
- Tu penses sérieusement qu'il aurait pu faire ça ?
- Tu l'as entendu comme moi hier soir, il était vraiment furieux que Katheline s'oppose à lui. Et maintenant nous faisons cap à l'ouest comme il le voulait. Ça aurait du sens, non ?
- Il n'y a qu'un moyen de le savoir je suppose … L'odeur de fleur était très forte, je suppose que je pourrais la sentir sur lui.
Blasius se releva, comme électrisé d'une énergie nouvelle. Ophélie l'imita mais dut se rattraper au mur couvert de lambris. Le bateau tanguait de plus en plus sous l'assaut des vagues. Les deux amis parvinrent néanmoins à se soutenir mutuellement pour traverser la coursive mouvante qui les séparait de la cabine de l'ancien Lord de LUX. Arrivée devant la porte close, Ophélie dut toutefois se rendre à l'évidence :
- Nous n'avons aucune excuse pour frapper à sa porte, chuchota-t-elle.
- Improvisons ! murmura Blasius dans un mélange de panique et d'excitation, tout en frappant frénétiquement à la porte.
Après quelques instants, il laissa échapper un soupir de soulagement :
- Personne ! C'est pour le mieux, je suis terriblement mauvais pour l'improvisation !
- Nous devrions aller voir en cuisine, c'est là qu'il passe le plus clair de son temps.
Blasius opina et ils se remirent en route.
- Quand je me suis convaincu de suivre Wolf dans cette expédition, ce n'est pas vraiment ce que j'imaginais. Je me figurais que nous prendrions des cocktails au soleil tous les quatre, pas que nous recommencerions ce genre d'aventure angoissante !
- Blasius, pourquoi êtes-vous parti, réellement ? Je pensais que Wolf avait tourné la page des avant-coureurs ...
- Oui, je crois que la recherche ne lui manquait pas particulièrement … Mais tu sais, Babel-La-Neuve n'est pas si différente de la Babel où nous nous sommes connus. Même si la loi a changé, beaucoup de gens ne voient toujours pas d'un bon œil les couples comme le nôtre.
Ophélie sentit son cœur se serrer. Elle n'avait jamais compris et ne pourrait jamais comprendre autant d'intolérance, mais elle n'avait jamais vraiment pensé à la manière dont ces jugements hâtifs pouvaient impacter ses amis jour après jour.
- En définitive, nous avions tous les deux envie de partir. Tu ne peux pas imaginer le bonheur de pouvoir être simplement nous-mêmes, ici, avec toi et les autres. Enfin, la plupart des autres, se rassombrit Blasius en voyant Thomas sortir des cuisines.
L'ancien Lord de LUX passa devant eux sans leur accorder un regard et regagna les escaliers qui menaient au pont.
- Tu avais raison Ophélie, il était bien dans les cuisines. Suivons-le !
- Tu as senti quelque chose ?
- Non, mais peut-être que j'y parviendrais mieux une fois dehors …
Quand ils atteignirent le pont, ils aperçurent Thomas disparaître derrière l'une des tourelles pour se diriger vers l'arrière du bateau. Luttant pour éviter la chute, Ophélie et Blasius le suivirent à bonne distance, dissimulés derrière les longues-vues géantes qui flanquaient les tourelles. Agrippé au bastingage, Sir Thomas s'était approché de l'un des canots de sauvetage du Prométhée. Il souleva un pan de la bâche qui le protégeait et jeta un regard rapide à l'intérieur avant de poursuivre son chemin vers la poupe.
Le cœur d'Ophélie battait à tout rompre. Elle saisit la main de Blasius et sentit chez lui la même fébrilité. Une fois Sir Thomas disparu, ils se précipitèrent hors de leur cachette, ignorant la pluie qui s'abattait en trombes. Dans le canot de sauvetage, Katheline gisait, inconsciente, sa frêle silhouette à peine visible dans l'obscurité.
Si près du bastingage, Ophélie pouvait voir les vagues gigantesques se rapprocher dangereusement à intervalle régulier. Sans plus y réfléchir, elle se hissa dans le canot, écartant la bâche et enjambant avec difficulté le rebord trempé et glissant. L'embarcation en bois reposait sur des cales conçues sur Cyclope, qui lui permettaient de rester stable sur le pont. Elle était maintenue à chacune de ses extrémités par deux treuils incurvés qui pouvaient pivoter pour mettre le canot à la mer dans les plus brefs délais. Malgré toute cette technologie, Ophélie ne put retenir le frisson qui la parcourut en pensant à l'éventualité de quitter le Prométhée dans ce frêle esquif. Lorsqu'elle parvint enfin à rejoindre Katheline sur le fond du canot, elle découvrit avec soulagement sa respiration régulière.
- Il faut la sortir de là et la mettre en lieu sûr.
Blasius acquiesça et vint à sa rencontre pour saisir le corps inanimé de leur capitaine et l'extraire du canot. Alors qu'ils reprenaient leur souffle, le timbre moqueur de Sir Thomas s'éleva par-dessus le martellement de la pluie :
- Décidément, vous m'êtes très antipathiques !
Ophélie le fusilla du regard, prête à lui rendre le compliment, quand elle fut interrompue par la vision du pistolet en métal sombre qu'il tenait à la main. Il reprit d'un ton froid :
- Fini de rigoler vous deux, remontez dans le canot.
- Voyons Sir Thomas, soyez raisonnable, il est temps de mettre fin à cette folie. Vous ne pourrez pas cacher la capitaine sur le bateau éternellement.
- Je n'ai jamais envisagé de la garder éternellement.
Sir Thomas arma son pistolet et Blasius, resté en retrait jusqu'à présent, prit Ophélie par le coude et l'attira vers le canot.
- Voilà qui est plus raisonnable.
Alors qu'il aidait Ophélie à enjamber le rebord de l'embarcation, Blasius lui murmura :
- Quelqu'un finira par nous entendre, tâchons de gagner du temps.
Ophélie aida son ami à la rejoindre, mais à peine eurent-ils le temps de se retourner qu'un mouvement du canot les fit basculer. Sir Thomas venait d'actionner le mécanisme des treuils pour mettre l'embarcation à la mer. Ophélie saisit Blasius par la manche :
- C'est le moment ou jamais de gagner du temps !
Les vagues dangereusement proches se fracassaient contre la frêle embarcation et les deux jeunes gens se cramponnaient aux bancs pour ne pas être projetés par-dessus bord. Avant que l'un ou l'autre n'ait pu trouver d'idée lumineuse pour se sortir de cette impasse, une voix rocailleuse retentit au-dessus de leurs têtes :
- Arrêtez ça immédiatement et éloignez-vous du canot.
Sir Thomas avait saisi Katheline sous les bras avec l'intention manifeste de la faire basculer dans le canot en contre-bas. Il laissa la capitaine retomber sur le pont, interrompit temporairement le mécanisme des treuils et pivota vers son interlocuteur dans un soupir agacé. Depuis le fond du canot, Ophélie distinguât la silhouette de Thorn, son manteau et ses cheveux balayés par les bourrasques de vent, sans armes, mais faisant face à l'ancien Lord de LUX de toute sa hauteur.
Sir Thomas pointa son arme vers lui, le métal froid luisant dans l'averse.
- Et comment comptez-vous m'arrêter, Thorn ? Maintenant que vous êtes là, rejoignez donc votre minuscule épouse et son ami dans le canot. Et pas de bêtise, ne me donnez pas de raison de me débarrasser de vous de manière plus définitive.
Thorn ne bougea pas, ses yeux fixés sur Sir Thomas. On n'entendait plus que le bruit de la tempête. En un éclair, Thorn se jeta en avant, ses mouvements rapides et précis comme ceux d'un prédateur. Sir Thomas leva son arme, mais Thorn parvint à saisir son poignet et à dévier le tir. La balle heurta l'un des treuils et Ophélie sentit le sol du canot se dérober sous ses pieds. Elle heurta un banc mais parvint à se rattraper à celui d'en dessous. À la périphérie de sa vision, elle aperçut Blasius qui se tenait pareillement, dans un équilibre précaire sur le canot désormais suspendu à la verticale.
Au-dessus de leurs têtes, les deux anciens Lords de LUX luttaient toujours. Ophélie pouvait entendre le choc sourd des coups portés. Elle pouvait presque deviner comment Sir Thomas, plus lourd, utilisait son poids pour tenter de maîtriser Thorn. Décidée à lui venir en aide, elle commença à escalader le canot en utilisant les bancs. Soudain, l'embarcation s'ébranla et dégringola un peu plus bas. Retenant un hurlement, Ophélie comprit que le treuil était en train de céder au poids du canot et aux chocs successifs des vagues. Cependant, le mécanisme résistait encore, les reliant au Prométhée comme une ligne de vie incertaine. Alors qu'elle levait la tête pour trouver une échappatoire, elle aperçut Thorn qui repoussait Sir Thomas d'un coup de pied en pleine poitrine. Ce dernier vacilla et Thorn profita de l'ouverture pour frapper le poignet armé de son adversaire. Le revolver échappa aux doigts de Sir Thomas et glissa sur le pont, disparaissant du champ de vision d'Ophélie.
Dans un mugissement, Sir Thomas lança un coup de poing que Thorn esquiva de justesse. Profitant de son déséquilibre, il réussit à immobiliser Sir Thomas au-dessus du vide qui surplombait le canot de sauvetage, sa main droite enserrant le col de chemise de son assaillant. Le souffle court, ils se jaugèrent un instant, le bruit de la tempête semblant s'estomper autour d'eux.
- Plus un geste.
Une troisième voix avait prononcé cette phrase, dont la teneur échappait encore à Ophélie. La voix - féminine - provenait de l'arrière du pont et Ophélie ne pouvait pas distinguer sa propriétaire. Lorsque Sarah apparut armée du revolver de Sir Thomas, un immense soulagement envahit Ophélie. Sarah les avait entendus, elle s'était emparée du pistolet et elle venait mettre un terme aux agissements insensés de Sir Thomas.
Thorn jeta un regard en arrière, sans relâcher sa prise sur Sir Thomas.
- Je me doutais que Thomas n'était pas assez malin pour piéger la capitaine, mais je n'aurais pas parié sur vous, Sarah.
- Pour vous ce sera Lady Sarah. Je sais que vous avez sali l'ordre des Lords de LUX par le passé, et que vous devez jubiler de notre dissolution, mais il n'est jamais trop tard pour montrer un minimum de respect à ceux qui vous sont supérieurs par le sang.
Ophélie sentit sa gorge s'assécher. Ce n'était pas possible, elle avait dû mal comprendre. Elle resserra sa prise sur le banc, essayant vainement de se hisser plus haut pour mieux entendre cette conversation dénuée de sens. Thorn, lui, n'avait rien perdu de son calme. D'un pas, il s'écarta du rebord, maintenant toujours Thomas par le col.
- Posez cette arme et discutons de tout cela calmement.
- Il n'y a qu'une seule issue possible et vous le savez très bien.
- Je ne le permettrais pas. Et vous le savez tout aussi bien.
- À votre guise, je n'ai plus franchement besoin de Sir Thomas pour être honnête.
Le coup de feu retentit, plus fort que le bruit de la pluie sur le canot, plus fort que les vagues et le vent. Ophélie aurait voulu hurler, mais elle n'en eut pas le temps. Dans un même mouvement, Thorn s'affaissa sur lui-même et Sir Thomas tomba sur la proue du canot, anéantissant le peu de résistance du treuil et entraînant l'embarcation et ses occupants dans sa chute. Ophélie ne vit plus que le ciel orageux et les gouttes de pluie en longues lignes parallèles, puis plus rien, que les ténèbres et le silence.
