La sensation d'être observée tira Ophélie du sommeil alors que le jour tardait encore à naitre. L'aube imminente teintait le ciel d'une lueur rose, mais la mer avait conservé de la nuit une teinte sombre évoquant un abysse sans fond. Indifférent à cette inquiétante beauté, le fauve la scrutait attentivement, assis à quelques enjambées du canot. Incapable de décider de la conduite à tenir – fuir ? hurler ? s'évanouir ? - Ophélie resta figée, plongeant son regard dans les immenses yeux jaunes. A l'image des créatures géantes qui peuplaient le Pôle, le tigre devait mesurer six mètres au garrot. Il se tenait parfaitement immobile et seule sa respiration régulière et l'éclat de ses yeux d'or témoignaient de son état d'éveil. Alors que le temps s'emblait s'être figé, le soleil émergeât au-dessus de l'océan émeraude. Le pelage rayé aux nuances fauves et dorées parut embrasé par ses premiers rayons et le tigre se leva.

A défaut de retrouver la parole, Ophélie réussi à sortir de son immobilité. Elle recula autant qu'elle le pouvait au fond du canot où elle avait passé la nuit, enjamba le banc qui la séparait de Blasius et secouât ce dernier de toutes ses forces. Le malheureux poussa un gémissement de souffrance. Elle avait oublié son épaule déboitée, mais tout cela n'aurait plus d'importance lorsqu'ils seraient tous deux mâchés et digérés au fond de l'estomac d'un tigre géant.

Le cri qui résonna alors dans la crique n'avait rien d'un rugissement, mais il n'avait rien d'humain non plus. Alors qu'elle se demandait quelle sorte de créature allait maintenant se jeter sur eux, Ophélie réalisa que le tigre avait disparu. Blasius s'assis, son visage tordu par une grimace de douleur, et regarda son amie avec incompréhension.

- Qu'est ce qui se passe ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. On croirait que tu as vu un fantôme.

- Un tigre, il y a un tigre sur la plage.

- What! Tu es sûre que tu n'as pas rêvé ?

Ophélie n'eut pas le loisir de répondre : le cri étrange retenti à nouveau, plus fort, plus distinct, plus près. C'est alors qu'elle les vit, et cette fois-ci Blasius les voyait aussi. Des enfants. Ils étaient une dizaine, marchant vers eux d'un pas vif. De longs cheveux noirs et lises encadraient leurs visages mats. Ils étaient vêtus de culottes courtes, de jupes et de chemises comme pouvaient l'être les enfants d'Anima. Toutefois, contrairement aux petits animistes, leurs vêtements et leurs chaussures étaient sales et usés comme s'ils n'en avaient pas changé depuis des mois. Des réinversés. Abasourdie, Ophélie parvient malgré tout à sourire faiblement à la jeune fille qui lui faisait maintenant face, là où s'était trouvé le tigre quelques minutes auparavant.

Tout juste entrée dans l'adolescence, la fille la scruta d'un air neutre, sans lui rendre son sourire. Pour préparer cette expédition, Ophélie avait été formée à communiquer avec les réinversés. Revenus de l'Envers sans leur capacité à parler, ils parvenaient généralement à comprendre des instructions basiques mimées ou articulées très lentement. Alors qu'elle s'apprêtait à leur demander s'ils savaient où se trouvait l'équipage de l'expédition disparue avec toute la patience dont elle était capable, Ophélie fut foudroyée par trois petits mots :

- Vous perdus aussi.

Ce n'était pas une salutation, pas une question polie ni une invitation, mais c'était bel et bien une phrase. L'adolescente avait parlé, et elle avait affirmé sa compréhension de leur situation et de leur identité. Ophélie resta interloquée, sans voix et c'est Blasius qui répondit :

- Oui, nous avons perdu notre bateau, et nous cherchons nos amis naufragés. Pouvez-vous nous aider ?

La jeune fille hocha la tête et leur tendit une gourde en métal. Blasius la remercia avec effusion tout en se jetant sur la bouteille. Il s'obligea à laisser Ophélie boire à son tour et ils se passèrent la gourde l'un à l'autre avec empressement jusqu'à ce que cette dernière soit vide. Les enfants les observaient en silence, en retrait derrière l'adolescente. Toujours plantée face au canot, elle attendit que Blasius lui ait rendu sa gourde vide pour reprendre la parole.

- Mara, dit-elle en désignant sa poitrine de son index.

- Enchanté Mara, je suis Blasius. Et voici Ophélie. Et celui qui dort, et bien … celui-ci c'est sans importance.

- Blasius, répétât la jeune fille en le pointant du doigt.

- Oui.

- Ophélie, dit-elle à nouveau en désignant l'intéressée.

- Enchantée Mara, parvint à articuler Ophélie.

- Sanzimportance, conclut-elle en désignant Sir Thomas assoupi au fond du canot.

- Oui, c'est bien lui, approuva Blasius avec le plus grand sérieux.

Retenant un fou-rire nerveux, Ophélie se détourna et traversa le canot pour réveiller le Lord de LUX. Elle dut le secouer énergiquement et essaya de ne pas trop se réjouir de son air hébété à la découverte des enfants réinversés qui avaient envahis la plage. La petite troupe avait entrepris de faire descendre Blasius du canot qui leur avait servi d'abris pour la nuit. Ophélie s'émerveilla d'entendre leurs voix enfantines. La plupart semblaient commenter avec enthousiasme l'apparition de ces trois étrangers. Deux très jeunes bambins - de trois ou quatre ans à ce qu'elle pouvait en juger - s'étaient agrippés à Blasius et lui posaient milles et une questions sans lui laisser le temps de répondre à aucune. - D'où tu viens ? Tu connais June ? Est-ce que tu sais nager ? Pourquoi t'as un grand nez ? Qu'est-ce que tu manges ? Est-ce que tu aimes la noix de coco ? Pourquoi ton bras est tordu ? … Ces deux-là paraissaient plus à l'aise avec les mots que la jeune Mara. C'est pourtant elle qui donna le signal de départ en direction de la forêt. Ophélie enjamba la coque pour rejoindre le groupe, Sir Thomas sur les talons.

Arrivée à la hauteur de Mara, Ophélie ne put retenir plus longtemps les questions qui lui brulaient les lèvres :

- Est-ce que vous avez recueilli d'autres naufragés comme nous ?

- Oui.

- Comment vont-ils ? Sont-ils là où nous allons ? Où allons-nous d'ailleurs ?

Mara soupira.

- Oui.

- D'accord … Heu … Je les verrai là-bas dans ce cas …

Cette fois, Mara lui jeta un regard en coin et un sourire amusé.

- Oui.

Ophélie lui sourit en retour. Après-tout, elle n'avait aucune raison de ne pas faire confiance à la jeune fille. Les réinversés lui avait toujours parus moins retors que la plupart des habitants des arches : sans préjugés, sans rancœurs, simplement curieux de ce monde qu'ils redécouvraient. Ophélie pris une profonde inspiration et suivit les enfants sur le sentier qui plongeait au cœur de la forêt tropicale.

Autour d'eux, les arbres déployaient désormais leurs troncs immenses recouverts de lianes. L'épaisse canopée qui les surplombait filtrait la lumière du matin, projetant des éclats dorés sur le sol couvert de fougères. Les racines, démesurées et sinueuses, formaient des arches où les enfants se pourchassaient gaiement, indifférents à la majesté des lieux. De temps à autres, un étrange chant d'oiseau résonnait dans le lointain. Levant la tête pour tenter d'identifier l'animal, Ophélie aperçu des papillons de la taille de mouettes, virevoltant dans les rayons de soleil. Elle croisa le regard de Blasius, qui conversait distraitement avec ses deux nouveaux meilleurs amis. Malgré son épaule blessée, il semblait tout aussi émerveillé qu'elle par la beauté sauvage de la forêt. Sir Thomas lui, scrutait le sol, craignant manifestement une mauvaise rencontre. Ophélie eu un frisson en songeant à la taille que pourraient avoir une araignée dans cet écosystème. L'image du tigre revint à sa mémoire et elle se hâta de rattraper le groupe.

Après presque une heure de marche, la foret s'éclairci soudain et ils émergèrent dans une clairière à flanc de montagne, dans laquelle se dressait un village. Séparées d'eux par une étendue d'herbes hautes, des maisons sur pilotis avaient été bâties en bambou et leurs toits de chaume leur donnaient l'allure de petits nichoirs suspendus. Une colonne de fumée s'élevait du centre du hameau et une délicieuse odeur vint rappeler à Ophélie qu'elle n'avait pas mangé depuis l'avant-veille.

- Petit-déjeuner, déclara Mara sourire aux lèvres.

Alors qu'ils passaient entre les maisonnettes, Ophélie remarqua que des adultes de tous âges occupaient les lieux. Seuls ou en familles, tous se dirigeaient vers la place où de petits attroupements s'étaient formés autour d'un grand brasero. Les enfants qui les avaient accompagnés depuis la plage se dispersèrent pour rejoindre leurs parents, provoquant chez Ophélie une soudaine mélancolie. Alors qu'elle observait ces familles démarrer leur journée, elle distingua un groupe d'hommes et de femmes vêtus de bleu marine et installés à l'ombre d'un séquoia. Mara avait suivi son regard.

- Amis ?

- Oui, je crois que ce sont eux.

D'un signe de tête, l'adolescente lui fit signe de rejoindre le groupe, avant de se diriger elle-même vers une vielle femme qui attisait les braises au centre de la place.

Ophélie jeta un regard vers ses propres coéquipiers. Blasius paraissait épuisé mais une lueur nouvelle brillait dans ses yeux : ils venaient de toucher au but, ils avaient retrouvé les survivants de l'Odysseus. Sir Thomas, néanmoins, ne semblait même pas avoir remarqué leur présence. Il n'avait quasiment pas prononcé un mot de toute la matinée et, même si elle ne le portait vraiment pas dans son cœur, Ophélie commençait à se faire du souci à son sujet. Depuis leur arrivée sur la place, il scrutait le brasero avec avidité et elle songea que la privation de nourriture devait être particulièrement douloureuse pour un gustatif. Elle toussota :

- Hum, Sir Thomas ?

D'un mouvement de tête, elle lui désigna les avant-coureurs.

- Ah oui, l'autre équipage. Great. Vous avez vu ça ?

Il avait ramené son attention vers les galettes en train de dorer sur une grande grille métallique.

- Oui, on dirait des galettes de maïs. Je meurs de faim moi aussi. Mais nous devrions les saluer d'abord.

- Des galettes de maïs ? Je ne parle pas des fichues galettes voyons ! Je parle de ça !

Le Lord de LUX s'agenouilla pour glisser la main sous la grille. Il étouffa un cri de douleur.

- Damn ! Elle est brulante ! Mais j'en tiens une regardez ! Ils en ont tellement qu'ils s'en servent pour leur barbecue, amazing !

Entre ses mains, un charbon incandescent laissait échapper une fumée odorante. A y regarder de plus près, cela ressemblait plutôt à une pierre volcanique, poreuse et scintillant d'éclats noirs. De la pyrocellite. Ophélie observa Sir Thomas et lui trouva l'air encore plus fou qu'à l'accoutumée. Il était décoiffé et sa barbe hirsute lui dévorait le visage, il ne paraissait pas faire attention à la brulure du minéral entre ses doigts, mais c'était surtout ses yeux rouges et cernés qui trahissaient son délire. Ne sachant plus si elle devait le haïr ou le plaindre, elle fit demi-tour et entraina Blasius vers les rescapés qu'ils avaient tant espérés.


La nuit était tombée depuis longtemps et la fatigue lui pesait plus que jamais, pourtant, Ophélie ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les bruits de la forêt étaient à peine atténués par les minces parois de la maisonnette où ils avaient été accueillis par les naufragés de l'Odysseus. Ophélie pouvait distinguer leurs hamacs dispersés dans toute la pièce, à peine éclairés par la pâle lueur de la lune. Elle se pelotonna sous sa propre couverture. Thorn lui manquait. Ne pas savoir s'il allait bien était une torture. L'idée qu'il ne puisse plus être là du tout était insupportable. Pour ne pas sombrer dans cet abime de désespoir, elle ramena ses pensées vers les évènements de la journée.

La rencontre de ce matin avec June, la capitaine en second de l'Odysseus, lui avait laissé une impression en demi-teinte. Tout d'abord fous de joie à l'idée d'être enfin secourus, June et son équipage avait vite déchanté en comprenant qu'Ophélie, Blasius et Sir Thomas étaient tout aussi perdus qu'eux. Les avant-coureurs les avaient tout de même accueillis chaleureusement et leur avaient transmis tous les renseignements qu'ils avaient pu recueillir sur le village et ses habitants. Les Îles d'Emeraude était une ancienne exploitation minière et les réinversés semblaient tous être d'anciens mineurs. Pour une raison inconnue, les enfants, en particulier les plus jeunes, avaient retrouvé un accès au langage. June pensait que les liens unissant cette communauté insulaire avaient pu jouer un rôle dans cette évolution favorable. Quoi qu'il en fût, les enfants étaient devenus responsables de leurs ainés et dirigeaient le village avec bienveillance et, semblait-il, suffisamment de sagesse. Les avant-coureurs avaient trouvé une place dans cette petite société, participant aux tâches collectives de cueillette, cuisine, travaux divers …

Ophélie observa Blasius, profondément endormi dans le hamac à côté du sien. Après le petit déjeuner, Mara l'avait conduit à une vieille femme qui vivait seule dans l'une des maisons sur pilotis. Il s'agissait apparemment d'une sorte de médecin. Mais que pouvait-il lui rester de la médecine après des siècles passés dans l'Envers ? En dépit de ses appréhensions, Blasius s'était laissé examiner par la femme. Celle-ci n'avait bien évidement pas prononcé un mot, pas même pour prévenir Blasius de son intervention. Malgré son hurlement déchirant, Blasius était reparti avec une épaule dans la bonne position et un bras à nouveau mobile.

Le jeune babélien se retourna dans son hamac sans se réveiller. Son visage affichait une expression anxieuse et il marmonna quelques mots incompréhensibles dans son sommeil. Ophélie se remémora les paroles de June : « Cet archipel est isolé et les récifs empêchent de naviguer dans ces eaux. Même s'il n'est qu'à quelques milles nautiques, il est probable que le Prométhée ne puisse pas s'approcher suffisamment pour repérer l'ile. Il faut vous préparer à ce que personne ne vienne. »

Trop agitée pour rester allongée, Ophélie sorti silencieusement de son hamac et se glissa par la porte dans l'air frais de la nuit. Elle fit quelques pas pour s'assoir sur le rebord de la terrasse couverte qui ceinturait la maison, laissant ses jambes se balancer dans le vide, s'abandonnant au spectacle de la voie lactée découpée par le sombre profil de la forêt – à la fois somptueuse et inquiétante. Les étoiles avaient-elles toujours été si lumineuses ? Le ciel nocturne avait-il autant de nuances sous les latitudes d'Anima ? Même au Pôle, la meilleure illusion du meilleur Mirage n'aurait pu atteindre ce degré de perfection. L'idée que Thorn admirait peut-être le même spectacle à ce moment même était étrangement réconfortante.

Le plancher de la terrasse grinça et June émergea dans la nuit.

- C'est dans ces moments-là que je regrette de ne plus pouvoir fumer, chuchota-t-elle.

- Vous ne parvenez pas à dormir non plus ?

- Ne le prenez pas mal, mais votre arrivée est plutôt bouleversante.

- Je comprends.

La capitaine en second pris place à côté d'elle. Ni Ophélie ni ses deux camarades d'infortune n'avait élaboré sur les circonstances de leur chute du Prométhée. June et son équipage ne semblaient pas plus enclins à remuer leurs propres souvenirs. Personne ici n'osait espérer un avenir meilleur. La survie ne se conjuguait qu'au présent.

La voix de June couvrit la mélodie des animaux nocturnes qui s'élevait dans le lointain.

- C'est un endroit magnifique n'est-ce pas ? On ne peut pas rêver plus beau purgatoire …

- Purgatoire ?

June haussa les épaules avec lassitude et le silence retombât. En observant la jeune femme aux cheveux de jais et aux longues oreilles, Ophélie repensa à sa lecture. Combien de camarades June avait-elle sauvé des eaux malgré la bêtise des Lords de LUX ? Arriverait-elle un jour à se pardonner pour ceux qu'elle n'avait pas pu secourir ? Ophélie repris :

- Nous ne pouvons pas - non, je ne peux pas - rester ici sans rien faire alors que le Prométhée est tout près. Il doit y avoir un moyen de les contacter ou d'attirer leur attention. Je n'ai trouvé aucun miroir en explorant le village aujourd'hui, mais peut-être qu'avec votre aide …

- Il n'y a rien de ce genre ici …

- Et dans le village minier ? Vous avez parlé des installations de l'autre côté de l'ile, à côté de l'usine de raffinage ... ce doit être plus … moderne, non ? Il y aura peut-être un miroir, ou une surface réfléchissante. Peut-être même que nous pourrons signaler notre présence depuis les hauteurs.

- Je n'y suis jamais allée. Aucun de nous ne le peut.

- Comment ça ?

- Les villageois craignent cet endroit. Les enfants racontent que la montagne est brisée et refusent d'y aller.

- Vous n'avez pas essayé de vous y rendre par vous-même ?

June blêmi.

- Avez-vous la moindre idée de ce qu'abrite cette forêt ? chuchota-t-elle. Nous n'allons nulle part sans Mara.

- Vous parlez … vous parlez des créatures géantes ?

- Vous les avez vu ? La babélienne dégluti. Il y a déjà eu des attaques. Nous même … alors que nous venions de débarquer … Ça aurait pu être un massacre …

La voix de June mourut et elle resta un moment silencieuse, les bras serrés autour de ses genoux, le regard fixé sur ses bottes d'avant-coureur. Elle reprit d'un ton plus calme.

- Seuls les enfants tiennent les bêtes à distance. J'ignore pourquoi.

- Je comprends que vous ne vouliez plus mettre en danger votre équipage. Mais je dois essayer de nous sortir d'ici tant que le Prométhée est dans les parages. Je parlerai à Mara demain.

June leva les yeux vers Ophélie et celle-ci réalisa à quel point la capitaine en second paraissait fatiguée. Ses traits tirés n'enlevaient pourtant rien à la bienveillance de son expression lorsqu'elle lui conseillât :

- Vous devriez retourner vous coucher, les journées sont longues ici. Et réfléchissez bien à tout ça. La vie n'est pas si inconfortable au village. Vous vivrez sans doute mieux et plus longtemps si vous acceptez la situation telle quelle est.

Ophélie lui sourit faiblement et se leva pour regagner son hamac. C'était tout réfléchi. Demain, elle se mettrait en route pour le village minier, avec ou sans escorte, et elle trouverait une solution pour quitter cette île.

Elle eut la plus grande difficulté à se faufiler entre les avant-coureurs endormis. A deux reprises elle percuta des cordes qui rattachaient les hamacs à la charpente, mais ne fit miraculeusement tomber personne. Enfin parvenue à son couchage, elle étouffa un cri en y découvrant Sir Thomas qui la scrutait dans l'obscurité avec son sourire moqueur habituel.

- Que faites-vous là ? chuchota-t-elle exaspérée.

- Je m'ébahi de vous découvrir si pleine de ressources, Madame la liseuse ! Je vous ai entendu parler de la mine, ajouta-t-il d'un air comploteur. Je vous accompagnerai, comptez-sur moi pour convaincre ces sauvages. Nous sommes assis sur un tas d'or mais tant que nous restons coincés ici c'est parfaitement inutile.

- Fichez le camp et laissez-moi dormir !

- Suit yourself, vous me serez plus utile reposée j'imagine. J'espère que vous êtes plus douée pour la randonnée que pour la navigation.

A bout de nerfs, Ophélie souleva violement le rebord du hamac et Sir Thomas s'étala bruyamment au sol. Il s'éloigna, indifférent aux murmures de leur camarades qui s'éveillaient en grognant. Une fois de plus, il se servait des autres sans aucun scrupule. Ophélie laissa sa rage refluer et repris sa place dans son hamac. Après-tout, si elle pouvait elle aussi se servir du Lord de LUX pour quitter cette ile, elle n'allait pas s'en priver.


Le soleil se levait à peine mais ses rayons brulants perçaient déjà au travers des arbres qui bordaient le sentier montagneux. L'air était encore frais, pourtant, Ophélie transpirait déjà à grosses gouttes. Leur rythme effréné y était sans doute pour quelque chose, mais l'écharpe d'Ophélie n'arrangeait rien. Cette plongé dans le cœur sauvage de l'ile ne l'enchantait visiblement pas et elle s'était enroulée en de multiples circonvolutions autour du cou et du menton de sa propriétaire. Alors qu'elle luttait pour persuader son écharpe de lui laisser un peu d'air, Ophélie percuta Sir Thomas de plein fouet, lequel perdit l'équilibre et s'étala aux pieds de Mara. Cette dernière se tenait immobile au milieu du sentier, mains sur les hanches, contemplant la masse rocheuse qui les surplombait. Elle laissa glisser son regard sur le Lord de LUX à ses pieds, puis sur Ophélie, enfin libérée de son écharpe.

- Je rentre, fini. Vous continu ?

- Merci Mara, c'est très gentil de nous avoir accompagné jusqu'ici. Nous allons continuer dans la direction que tu nous as montré.

- Vous rentrez avant nuit. Sinon danger. Et vous prudents là-haut. Montagne cassée c'est danger toujours.

- Nous serons très prudents, promis Ophélie.

Elle regarda l'adolescente s'éloigner puis disparaitre dans la végétation luxuriante. Il n'avait pas fallu beaucoup de temps à Sir Thomas pour convaincre Mara de les laisser partir et même de les accompagner sur une partie du chemin. Ophélie la soupçonnait d'avoir accepté juste pour se débarrasser de lui au plus vite. A peine plus d'une journée s'était écoulée depuis sa conversation nocturne avec June et Ophélie avait à peine eu le temps de récupérer un peu de force et de préparer un paquetage sommaire. Après avoir repris son souffle quelques minutes, elle se remit en route sur la piste de plus en plus étroite et escarpée qui menait vers le sommet. Entre les feuillages, elle pouvait apercevoir un pan de la montagne à nu, défiguré par la mine. Les parois de la carrière taillées à même la montagne dévoilaient des strates de roche aux teintes sombres. Les plateformes désertes découpaient la silhouette de l'île, comme une terrible succession de cicatrices.

Sir Thomas avait emboité le pas d'Ophélie et passa devant elle dès qu'il le pu. Se faisant, il reprit son monologue habituel :

- Vous êtes beaucoup moins empotée que vous en avez l'air, on vous l'a déjà dit ? Votre souci c'est que vous manquez d'ambition. Voyez les habitants de cette île, avec autant de ressources ils pourraient être des plus influents, mais ils se contentent de ce qu'ils ont. L'humanité n'aurait pas fait tous ces progrès si nous nous étions toujours contentés de ce que nous avions ! C'est pareil avec votre don là, votre petit truc avec les miroirs. Je suis certain qu'il y a quelque chose à en tirer. Vous vous êtes déjà intéressée au commerce inter-arches ? Nous en reparlerons quand nous seront de retour à Babel mais j'ai deux ou trois idées qui seraient des plus rentables. Ça me rappelle mes débuts au LUX -

Ophélie cessa de l'écouter très rapidement. Elle regrettait tant que Blasius n'ait pas pu les accompagner. Evidemment, son épaule nécessitait encore un peu de repos mais elle aurait apprécié la présence de son ami, sans parler de sa conversation. Maintenant que Mara était partie, elle se sentait plus seule et vulnérable qu'elle ne l'avait jamais été depuis qu'ils avaient mis les pied sur cette île. A nouveau, la vision du tigre lui revient à l'esprit et elle essaya de ne pas laisser ses pensées dériver sur la probable présence de bêtes sauvages gigantesques dans les bois autours d'eux.

Était-ce son imagination ou un bruissement s'était-il fait entendre en contrebas ? Ophélie pressa le pas, sans parvenir à se défaire de la désagréable impression d'une présence derrière elle. Son écharpe s'agita et ses lunettes prirent une teinte bleutée. Il y avait bien quelque chose.

- Taisez-vous donc ! souffla-t-elle à Sir Thomas qui continuait à jacasser.

Loin devant, celui-ci l'ignora ou ne l'entendit pas, tout occupé qu'il était à s'écouter parler. L'instinct d'Ophélie lui ordonna de courir mais elle trébucha sur une pierre et sa course se mut en plongeon. Ignorant son coude égratigné, elle pivota dans une position défensive, prête à subir l'attaque d'une créature sauvage. C'est alors qu'elle le vit. Sa taille anormalement grande, ses yeux bleu-gris effilés, ses multiples cicatrices, … Jaugeant la situation avec une expression aussi indéfinissable qu'à l'accoutumée, Thorn franchissait les derniers mètres qui le séparaient encore de sa femme.