L'hiver était passé à une vitesse surprenante, prenant Ilinka de court. Sous l'épaisse couche de neige, le monde avait semblé s'endormir, et plus que jamais, le quotidien avait pris un aspect chaleureux et familier, avec de courtes journées de travail en extérieur et de longues soirées passées autour du foyer central de la hutte, à travailler le cuir, tisser des paniers, coudre des vêtements, s'entre-coiffer les cheveux et rire, discuter, raconter des histoires.
C'est un de ces soirs, alors qu'elle essayait d'apprendre à Grach et à Tudan une version rudimentaire de l'art de la vannerie, qu'elle avait réalisé qu'elle était heureuse. Vraiment heureuse. Qu'elle se sentait à sa place. Et ça lui avait brisé le cœur. Elle s'était sentie horrible. Comme si elle trahissait sa famille. Ceux qu'elle considérait comme sa vraie famille.
«Iî'kââ... Iî'kaa t'iste?» avait babillé Grach, tirant doucement une de ses tresses pour attirer son attention.
Reportant son attention sur le bambin, elle s'était forcée à sourire.
«Non, petit moustique. C'est juste que j'ai deux mamans, et des fois, c'est compliqué parce que je les aime très fort toutes les deux.»
«Ah! 'Eux ma'an et 'eux ahah!» avait-t-il rayonné, gesticulant en direction de Brel'om et Tikan qui, accroupis dans un coin de la hutte, tâchaient péniblement de séparer deux énormes poissons laissés accidentellement à geler dehors pendant toute la nuit.
«C'est juste, c'est tes papas. Là, c'est...? Tikan. Tu arrives à dire Tikan?»
«Iî'kââ!»
«Non, ça c'est moi. Ilinka. Lui, c'est Tikan. Tiiiikan...»
«Iî'kââ!»
C'était mignon, mais un peu décourageant. Elle soupira.
«En fait, si ça trouve, il dit Tikan.» nota Kassinn, agitant son bout de bois doux à moitié rongé d'un air docte.
«C'est vrai ça. Tikan. Iii'kan... Iî'kââ... Il parle vraiment mal.» renchérit Iri'kel
«Mais il parle. Toi, tu as mis presque deux fois plus temps que lui pour dire tes premiers mots, alors ne sois pas trop pressé de le critiquer.» siffla Zalinn, mettant fin à la conversation, et poussant chacun à se recentrer sur ses tâches.
Ce n'est que bien plus tard, les plus jeunes couchés depuis longtemps, que la reine était venue s'asseoir à côté d'elle, lui passant une main dans le dos pour la serrer doucement contre elle.
«Merci.»
«Pourquoi?»
«De me laisser être ta mère.»
Ilinka avait pouffé.
«C'est pas comme si j'avais eu le choix. Tu m'as adoptée comme ça, tout de suite!»
«C'est vrai. Et je ne le regrette pas.»
«Moi non plus. Même si mon autre famille me manque...»
«J'en suis navrée. On ne les remplacera jamais.»
«Et c'est mieux comme ça...»
«Tu as raison. Tu as raison.» avait approuvé la reine, la serrant encore contre elle.
Et le printemps était venu. Du jour au lendemain. Brusquement, abruptement, la terre s'était couverte d'herbe jeune et de fleurs, et les nuages de neige avaient disparu, laissant un soleil rasant inonder la plaine.
Comme un animal sortant de son hibernation, le clan s'était activé. Cueillir les jeunes pousses pleines de nutriments et, de l'eau glaciale jusqu'au genou, pêcher les gros poissons bleutés qui remontaient par milliers les rivières enfin libérées de leur gangue de glace.
Et il y avait eu une grande chasse. La première depuis des mois. Durant tout l'hiver, il y avait eu de petites expéditions, disparates et occasionnelles, afin de ne pas mettre en danger la survie d'une tribu humaine tout entière en lui retirant trop de membres d'un coup, en plein cœur de la saison la plus rude. Mais avec le printemps, les choses avaient changé et le clan était reparti en chasse. Jitik avait demandé à participer, et elle avait été autorisée à aller jouer les rabatteuses.
Noodh'al, qui aurait pu prétendre au même privilège, était resté au village. Ilinka en avait été autant reconnaissante que honteuse, car il était évident qu'il était là par souci pour elle.
«Donne ta main.»
«Non, ça va.»
«Donne.» répéta-t-il, appuyant ses mots d'un geste autoritaire.
A contrecœur, elle obéit.
C'était psychosomatique, mais depuis qu'elle avait appris pour la chasse, sa paume droite la piquait et la démangeait, et elle n'avait qu'une envie: s'arracher la peau pour aller gratter en dessous.
Avec une fermeté douloureuse – mais qui avait l'immense bénéfice de parasiter la démangeaison –, le jeune mâle commença à triturer et masser, écrasant presque sa paume entre ses mains, et faisant rouler ses doigts comme si c'étaient de gros crayons.
«Les chamanes disent que on peut lire l'avenir en regardant comment les schiima't s'ouvrent. Jaluk, il dit que ça en dit surtout beaucoup sur la personne...» nota-t-il sans cesser ses manipulations.
«Et qu'est-ce que ça dit de moi?» demanda-t-elle, curieuse malgré elle.
«Que tu es généreuse? Que tu serais prête à donner ta vie pour ceux que tu aimes? Et qu'à tes yeux, humains ou wraiths, il n'y a pas de différence.»
«Tu arrives à voir tout ça dans ma main?»
Noodh'al sourit.
«Non, c'est juste que je te connais. Mais j'ai jamais vu quelqu'un rester comme ça avec un seul schiima't de complètement ouvert et l'autre complètement fermé pendant aussi longtemps...»
«Ah.»
«Je pense que c'est un peu dans ta tête...» nota-t-il, se tapotant la tempe.
«Tu dis que je suis tarée?»
«Non! Le gauche s'est ouvert, parce que tu veux bien donner ta force vitale. Mais pas le droit, parce que tu veux pas en prendre.»
Elle doutait que ce soit ça, mais ça avait le mérite d'être joli, comme explication.
«Ça s'est passé comment, pour les tiens?»
«Très vite. Depuis la grande famine... Je déteste avoir faim... Non: j'ai peur d'avoir faim... J'avais hâte... ça a duré... quelques dizaines de jours... Je tirais dessus comme un idiot, comme si ça pouvait faire aller les choses plus vite... Je crois que c'est pour ça que je suis toujours un mange-chair, même si ça va bientôt faire cinq hivers qu'ils sont ouverts... Tant que je peux me nourrir de tout, je ne peux pas avoir faim.» expliqua-t-il avec un petit rire gêné.
«Manger, ça t'aide vraiment encore?»
«Plus vraiment... mais...»
Il ne termina pas sa phrase, verdissant.
«Mais ça te rassure?»
«Oui.»
«Moi, j'ai peur que si je commence, je pourrai plus jamais m'arrêter... Comme un monstre...» confia-t-elle piteusement.
Le silence revint, alors qu'il continuait méticuleusement sa tâche.
«Et si on s'aidait?» proposa-t-il finalement, se mordillant la lèvre, l'odeur de son stress empuantissant l'air.
«C'est à dire?»
«J'ai peur d'avoir faim. Toi, c'est l'inverse. Et si on échangeait?»
«Pardon?»
«Les chasseurs devraient revenir demain ou après-demain. Je pourrai me rassasier autant que je voudrai, mais avant, je pourrais essayer d'avoir faim. Juste un tout petit peu...»
Elle voyait où il voulait en venir et n'aimait pas ça du tout.
«Non. Hors de question. Sans moi.»
Elle essaya de récupérer sa main, en vain.
«Ilinka, tu as faim depuis combien de temps?»
«Je ne sais pas. C'est pas important.»
«Réponds-moi!»
«Depuis avant que j'arrive ici. Je m'en fiche, j'ai l'habitude!»
«Ça fait plus d'un an! Est-ce que tu te souviens de ce que ça fait de ne pas avoir faim?! Est-ce que tu t'en souviens encore?»
«Bien sûr que...»
Mais s'en souvenait-elle vraiment? De ne pas avoir ce creux, ce vide grondant et sombre en elle? Était-ce un souvenir, ou juste l'absence de la mémoire de cette sensation dévorante?
«Peut-être, je ne sais pas.» murmura-t-elle doucement.
«S'il te plaît...»
Plus que ses suppliques, plus que son air misérable et implorant, ce furent les ondes d'angoisse sourdant de son esprit qui la convainquirent. La vague d'horreur, abjecte, d'être incapable de protéger les siens. Pire encore: d'être un danger pour eux.
Noodh'al n'était pas Zen'kan, mais des démons similaires les rongeaient. Elle n'avait pas su que faire pour aider son ami, alors. Elle ne resterait pas sans rien faire cette fois.
«D'accord. Mais demain. Quand les chasseurs seront presque de retour.»
Avec un petit sourire terrifié, il opina.
«Merci.»
.
«Vous six, vous escortez ces humains jusqu'au temple. Veillez sur eux, mais n'interférez pas avec leurs recherches. Compris?» siffla Kizu'kan, à qui ils répondirent d'une pensée et d'un salut.
Les trois chercheurs terriens et leur guide pégasien les saluèrent timidement.
«Veillez particulièrement sur le gros sans cheveux. Il est du même sang que Sa Majesté Rosanna Gady.» ajouta télépathiquement le maître de la garde.
Sa curiosité piquée, Zen'kan le détailla plus avant. L'homme, la cinquantaine bien entamée, tripotait nerveusement l'ourlet de sa veste, jetant des regards inquiets alentour.
Le pilote du vaisseau qui devait les emmener sur le terrain annonça l'appareil prêt à décoller, et ils purent embarquer.
De ce qu'il savait, les ruines d'une cité lanthienne avaient été découvertes, perdues dans les sables d'une petite planète paumée en bordure de leur territoire, et les trois scientifiques étaient là pour déterminer s'il y avait quoi que ce soit de récupérable. Et eux-mêmes étaient là pour veiller sur ces derniers, les protéger des menaces locales mais aussi extérieures – du type wraiths ennemis en goguette.
Une mission de garde standard, en somme.
Le trajet ne fut pas bien long, et ils débarquèrent au sommet d'une dune grise, en vue de plusieurs rochers aux formes un peu trop régulières pour être dues aux seules forces de la nature.
«Le Rêveur et Paisible sur le flanc droit, Moustache et le Nabot à gauche, et je couvre les arrières avec le Puant.» ordonna télépathiquement la Flèche.
«Pourquoi ce serait toi qui commandes?» siffla Moustache.
«Parce que!»
«T'es pas le chef, t'as pas d'ordre à me donner!» répliqua Moustache en une bataille muette.
«Vos gueules, tous les deux! On s'en fiche de qui va où. Nos clients sont en train de se tailler sans nous.» coupa Zen, plantant ses congénères dans le sable pour suivre les humains – qui ne les avaient pas attendus.
Avec force grondements et sifflements belliqueux, ils lui emboîtèrent le pas.
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«Je suis désolée. J'arrive tard. Je vous ai fait attendre?» s'excusa Limbani.
«Pas du tout. J'ai aussi été retardé par mon travail.» répondit-il, s'effaçant pour la laisser entrer dans sa cabine.
La nouvelle sembla grandement soulager la servante, qui s'assit sur le bord de son lit sans plus de façon.
«J'ai pu lire un peu, mais il y a tellement de mots que je ne connais pas!» s'exclama-t-elle, sortant de sous son corsage les quelques feuilles qu'il avait patiemment recopiées pour elle.
En tant que servante sans poste ni rôle spécifique, Limbani ne pouvait pas posséder de communicateur sans que cela soit vu comme suspect. Rorkalym recopiait donc sur papier divers extraits de textes et documents afin qu'elle puisse s'entraîner, à lire, mais aussi à écrire, en copiant à son tour. Il essayait de trouver des passages susceptibles de l'intéresser – ou à défaut, d'être distrayants. Ce qui n'était pas une mince affaire avec des textes en langue wraith. Alors parfois, quand il en avait le temps et l'énergie, il traduisait des contes et histoires terriennes pour elle.
Avec un sourire, il s'installa à côté de la jeune femme.
«Alors voyons voir ça ensemble.»
«D'accord. Alors là, ce mot, ça veut dire quoi?» demanda-t-elle, désignant un passage du premier paragraphe.
Se penchant sur son épaule, il déchiffra.
«Floraison. Ça veut dire floraison. Ça se prononce Florr'ar.»
«Floar?»
«Non, Florr'ar. Avec un r long et une vibration.»
«Flor'arrrrrrrr?»
Il rit.
«Presque. Sur le premier r, pas le second.»
«Flor'rar?»
«C'est pas mal. C'est pas mal.» acquiesça-t-il.
En tant qu'adoratrice, Limbani connaissait quelques mots de wraith, mais elle avait surtout appris l'espèce de pidgin qu'utilisait son espèce quand ils ne désiraient pas s'abaisser à parler une langue humaine pour se faire comprendre de leurs serviteurs. Lui, essayait de lui apprendre la langue dans son entier. Quitte à lui apprendre à la lire, autant qu'elle sache la parler. Même si, étant humaine, elle garderait toujours un accent, tout comme Rosanna.
«Et celui-ci?»
«Shi'chande. C'est une couleur. Une sorte de rouge-violet, un peu brillant.»
«Waouh... Donc sur cette planète, quand ces plantes fleurissent, le sol n'est plus bleu, mais rouge?»
«Heu... oui. Mais l'herbe est verte et non bleue, sur Jutzin.»
«Autant de vert à perte de vue, ce doit être étrange.» musa-t-elle, suivant du doigt le texte pour trouver son prochain mot inconnu.
«Je trouve que de l'herbe rose ou bleue, c'est plus surprenant.»
«Ah? Pourquoi?»
«La plupart du temps, l'herbe est verte.»
«Oh. Je l'ignorais.»
Il fronça les arcades sourcilières.
«Vous êtes allée sur combien de planètes différentes?»
«Aucune.» répondit-elle avec légèreté, concentrée sur son texte.
«Pardon?!»
Son exclamation lui fit relever le nez.
«Je n'ai jamais quitté la ruche. Je n'ai jamais eu de raison de le faire.» nota-t-elle doucement.
«Mais quand vous étiez enfant? Avant de venir travailler ici?» demanda-t-il, choqué.
«Je suis née à bord. Et mes géniteurs aussi. Je ne sais pas pour les parents de ma mère, mais la mère de mon père est née sur une planète, elle. Elle me parlait souvent du ciel, et de comment les étoiles étaient brillantes et nombreuses là-bas. Ici, il y en a très peu.»
«Non, pas du tout. Il y a beaucoup d'étoiles, mais on les voit très mal depuis la ruche, à cause du vide spatial. L'atmosphère d'une planète agit comme une loupe et les rend plus visibles.»
«Donc, il y a autant d'étoiles ici que sur la planète de mon ancêtre?»
«A peu près, oui. Les étoiles ne sont pas uniformément réparties dans l'espace, et tendent à former des amas, mais comme la plupart des planètes se trouvent dans des amas, la plupart des mondes doivent avoir à peu près le même nombre d'étoiles visibles la nuit.»
«Fascinant. Pourquoi font-elles ça?»
«A cause des forces gravitiques. Entre autres.»
«Oh. Donc, la même force qui fait que les choses restent collées au sol sur une planète, fait que les étoiles restent ensemble? Mais pourquoi ne se collent-elles pas les unes aux autres?»
«Il y a d'autres forces en jeu: Des forces centrifuges, des trajectoires stellaires, et bien d'autres. Mais dans un système stable, les forces de gravité et centrifuge s'annulent, et font que par exemple, une planète va continuer à orbiter autour de son soleil, ou des lunes autour de leur planète, sans tomber à sa surface.» expliqua-t-il, mimant les mouvements avec ses mains.
«Donc, il y a des systèmes instables?» demanda-t-elle, avide de savoir.
«En vérité, la plupart des systèmes le sont, mais les distances sont tellement grandes, et les échelles de temps tellement immenses, que même pour des wraiths, ça a l'air immuable – ou presque.»
«Alors comment sait-on que ça n'est pas équilibré?»
«Parce qu'on ne peut pas voir qu'une planète se rapproche de son étoile de trois centimètres par année, mais on peut le mesurer, avec les bons outils.»
«On peut mesurer des choses aussi précises?»
«Bien sûr.»
«Heureusement qu'il y a des seigneurs très intelligents capables de fabriquer des machines capables de telles prouesses!» s'extasia-t-elle.
«Pas que des wraiths. Des humains aussi savent fabriquer ce genre de choses.»
«Sur Terre?»
«Sur Terre, oui. Et ailleurs aussi, j'en suis sûr.»
La femme opina, puis, remettant une mèche rebelle derrière son oreille, revint à son texte.
Chaque minute d'apprentissage était précieuse.
