Bonne lecture !


Chapitre 3

Ce fut en sortant de son dernier amphi de la journée que Sherlock revint à l'esprit de John. Il marchait avec ses camarades dans le but de rentrer chez lui, pestant sur la tendinite qu'ils préparaient tous activement à tant écrire, et qu'ils pourraient bientôt se diagnostiquer, quand il releva la tête et aperçut furtivement une silhouette. Il n'eut pas le temps de bien la voir, mais il était sûr que c'était Sherlock, qui attendait devant l'amphi que les étudiants sortent.

Sauf que John n'eut pas le temps de s'approcher de lui, lui demander s'il allait bien, pourquoi il était parti si précipitamment, tout à l'heure, il disparut dans la foule.

John s'immobilisa, perplexe.

— Hé ! Bouge, mec, tu gênes tout le monde-là ! râla une voix derrière lui.

John s'empressa d'obéir pour ne pas gêner le flux des dizaines d'étudiants pressés de retrouver la chaleur de leur foyer.

— Ça va ? lui demanda Mike. T'as l'air bizarre.

John acquiesça, haussant les épaules.

— J'ai cru voir quelqu'un que je connaissais, mais je me suis trompé, affirma-t-il. Je dois être fatigué, je vais me rentrer me reposer, hahaha.

Tout le monde rit à sa blague. Chacun savait que les étudiants en médecine ne se reposaient pas.

— À demain les gars !

— À plus !

— Bonne soirée !

Ils se quittèrent un peu plus loin, sur des échanges de politesse, tandis que chacun repartait vers chez soi. Il faisait glacial et nuit. Le mois de novembre londonien n'était pas clément, et John resserra les pans de son manteau autour de lui. Certains de ses copains disposait d'une chambre universitaire sur le campus, mais ce n'était pas son cas. Il avait un appartement, minuscule mais à lui, à quelques centaines de mètres de là. Il aurait dû être pressé de rentrer, entre le froid et l'urgence de ses révisions, pourtant il n'accéléra pas le pas. Au contraire, à quelques reprises, il le ralentit volontairement. Il était seul, désormais, et il voulait voir si sa théorie tenait la route. Mais ce ne fut pas le cas, et Sherlock ne vint pas.

Il rentra seul chez lui, augmenta d'un cran le chauffage à fond dans son salon-cuisine-chambre (sa pièce unique, donc), et décida de s'oublier dans ses révisions.


Les cours défilèrent, les révisions avec eux. John ne revit Sherlock ni en cours, ni sur le campus. Il n'avait aucun moyen de le contacter, et même si cela lui faisait bizarre, il préférait ne pas penser à lui. Les jours filaient à une vitesse folle. Mike décréta un jour :

— Dans dix jours, on sera en décembre.

Autour de lui, alors qu'ils faisaient une pause entre deux cours en amphi, attendant leur prochain enseignement, ils le regardèrent tous bizarrement.

— Stamford, qu'est-ce que tu racontes encore comme conneries ? demanda Alec en soupirant.

— C'est pas des conneries, se défendit Mike. C'est la vérité.

— Ouais, mais qu'est-ce que tu veux que ça nous foutre, en fait, d'être en décembre ? renchérit Peter.

— 'Tain vot' langage, les mecs ! râla Caitlin.

— Et c'est toi qui dis ça ! la railla Alec. Tu jures plus que tu ne parles ! Tu utilises putain comme un élément de ponctuation !

— Mais je t'emmerde, connard ! répliqua la jeune femme.

Ils explosèrent tous de rire, sauf John qui se contenta de sourire doucement, ce dont personne ne s'aperçut. Il avait du mal à partager leurs discussions, leur hilarité sur des choses bêtes. À leur petit groupe autrefois purement masculin, John, Mike, Peter et Alec s'adjoignaient désormais régulièrement Caitlin, donc le franc-parler et le langage peu châtié était sa marque de fabrique, et la très calme et taiseuse Judith. Ils formaient un groupe globalement hétéroclite, mais ils s'entendaient bien et traînaient beaucoup ensemble.

— Et donc, décréta Mike en en revenant à leur sujet premier, bientôt c'est décembre. Puis ce sera Noël. Tout de suite avant Noël, les partiels. C'est comme si nos premiers examens étaient demain ! Avant même qu'on s'en rende compte, ce sera la fin, la chandeleur, Pâques, le printemps, l'été, la fin de l'année !

— Ça va la grandiloquence, t'abuses pas un peu ? ricana Alec. Si tu vas par là, dans un battement de cil, on sera tous médecins confirmés !

— Pour ça faudrait déjà que tu réussisses ta première année, Alec ! répliqua Caitlin. Et t'es trop nul pour ça ! Moi, je serai chirurgienne, ça ne fait aucun doute, mais vous, vous êtes nuls !

Ils rirent, se charrièrent, chahutèrent avec une insouciance enfantine. Ils n'avaient encore jamais eu d'examens, ils n'avaient donc aucune idée de leur niveau actuel. Pour la plupart, ils bachotaient activement dès qu'ils avaient un instant de libre. Les électrons libres qui n'avaient pas le niveau étaient partis au cours des deux premiers mois.

John enviait leur innocence, leurs rêves, leur assurance tranquille, leur confiance en eux. Il se sentait très loin de ça.

— Et toi, John, tu veux faire quoi comme spécialité ? l'interpella Peter.

Ils évoquaient tous les métiers les plus prestigieux, chirurgien cardiaque, oncologue, endocrinologue ou encore gynécologue. Aucun ne rêvait de devenir spécialiste en gériatrie ou kiné.

John sourit avant de répondre.

— Celle qui voudra de moi ! Un peu comme les femmes pour toi, en fait, Alec !

Sa réplique absurde – il était notoirement connu qu'Alec était physiquement le plus susceptible d'attirer n'importe quelle femme – amusa tout le monde, ce qui était le but recherché. Et détourna habilement la question de lui.

— Mince, j'ai oublié mes gants dans l'amphi ! Je vous rejoins à la cantine, allez-y !

John fit demi-tour sans attendre leur réponse, et fila dans la salle qu'il venait de quitter, grimpant rapidement les marches pour atteindre l'endroit où ils étaient assis. Avec soulagement, il aperçut son gant droit par terre, sous la table. Il n'avait pas envie de se geler les mains, et les gants en cuir rembourrés étaient très chauds. Il les avait volés à son père, deux ans plus tôt (ce dont son paternel n'avait pas daigné s'apercevoir), et ils étaient un peu grands pour lui, mais ils le réchauffaient activement et il n'avait pas les moyens de s'en payer de nouveau.

Il attrapa le gant tombé de sa poche, et le fourra à sa place, refermant le zip de la poche pour être sûr qu'il ne lui reprenne pas des envies de liberté, et repartit en courant en sens inverse. Il mourrait de faim, et il avait hâte d'arriver à la cantine pour déjeuner, espérant que ses amis auraient eu la bonne idée de lui garder une place.

Il n'atteignit jamais la cantine. Franchissant les portes battantes de l'amphithéâtre sans regarder où il allait, trop pressé et persuadé que personne n'allait venir, il heurta violemment la personne qui était devant.

Sans les réflexes impressionnants de la personne qu'il avait cogné avec conviction, John se serait rétamé au sol. Au lieu de quoi, on l'empoigna, ils chancelèrent un instant tous les deux, avant de stabiliser leur équilibre.

— Pardon, je suis déso... Sherlock ?

Se massant l'épaule d'une main, là où John l'avait percuté, Sherlock se tenait face à lui, restant à une distance de sécurité.

— Salut, John, salua-t-il maladroitement.

— Qu'est-ce que tu fais là ? lui sourit John.

Une part de lui espérait que ce n'est pas totalement dû au hasard, que Sherlock voulait le voir. Que Sherlock voulait être son ami. John voulait être son ami, et voulait que Sherlock le veuille aussi.

— Je... Je passais par hasard ?

Son ton manquait de conviction.

— Je suis content de te voir aussi. Tu veux aller déjeuner ? Je meurs de faim ! Les gars ont dû me réserver une place, mais on peut...

Il s'arrêta en voyant la grimace dégoûtée de Sherlock.

— Okay, qu'est-ce que tu détestes ? La cantine ou mes amis ?

— Je ne vois absolument pas pourquoi tu dis ça.

— Tu te souviens de la dernière fois ? On a établi que tu étais assurément le plus intelligent de nous deux. Mais il se trouve que je ne suis pas totalement un abruti, moi non plus. Alors j'ai une hypothèse, et ce serait bien que tu me répondes honnêtement.

Sherlock le regarda, ses pupilles exprimant ce que sa bouche ne disait pas : combien il était intrigué, voire fier. John ne savait pas trop pourquoi il serait fier de lui, mais l'intensité du regard le faisait frémir. De joie, d'angoisse, il ne savait pas, mais c'était surprenant d'être ausculté ainsi.

— Hem. Tu promets de répondre honnêtement ?

— Vas-y, formule ton hypothèse, répondit Sherlock, ce qui n'était pas une promesse et John devrait s'en contenter.

— Tu n'aimes pas mes amis, énonça John. Les rares fois où on s'est croisés et parlés, j'étais seul. Pas avec eux. Quand ils sont arrivés, la dernière fois, tu as fui si vite que je n'ai pas pu te dire au revoir. Je suis sûr de t'avoir croisé plus d'une fois à la sortie d'un amphi, mais j'étais toujours avec la bande, et tu as toujours disparu. Là je suis seul, et subitement, tu viens. Alors je pense que tu n'apprécies pas ma bande. J'ai bon ?

Sherlock le regardait, pupilles dilatées, comme exalté intérieurement, mais en essayant de ne pas le montrer.

— L'autre hypothèse, c'est que tu sois un fantôme ou une créature surnaturelle que je suis le seul à voir, précisa-t-il. Mais j'ai préféré l'écarter, je n'avais pas assez de preuve et tu as l'air très tangible, vu combien je te suis rentré dedans, je confirme que c'était bien solide.

Sherlock explosa alors de rire, et John s'interrompit dans ses élucubrations, abasourdi. Le spectacle de ce garçon riant était la chose la plus incroyable au monde. Ce n'était pas juste l'éclat de rire de la dernière fois, c'était comme une énorme bulle qui avait explosé dans sa poitrine, et le secouait tout entier, le faisait hoqueter de rire.

John avait le rire facile : il se joignit à son hilarité, et ils gagnèrent ainsi au moins cinq minutes d'espérance de vie en faisant travailler leurs abdos et leurs zygomatiques.

— Tu as des hypothèses très scientifiques, finit par dire Sherlock. Sur quoi sont-elles documentées ?

Et si c'était vrai, le livre de Lévy. Et Harry Potter. Tu connais pas ?[1].

— Absolument pas, et vu le nom, je crois que je préfère ne pas connaître.

— C'est pas faux ! Ce qui ne nous laisse donc que la première hypothèse ! Alors ? Ta réponse ?

Sherlock laissa passer un instant avant de lui répondre.

— Je n'ai rien contre tes amis, prononça-t-il lentement. Pas eux spécialement.

John fronça les sourcils. Il était pourtant sûr de lui. Il s'apprêtait à demander à Sherlock quel était le problème, quand celui-ci poursuivit.

— Ce sont les gens de manière générale, que je n'aime pas. Et les gens ne m'aiment pas beaucoup en retour. J'ai appris... à rester loin des situations qui pourraient devenir compliquées pour moi.

— Quel genre de situation ? demanda John.

Il avait du mal à comprendre qu'on puisse se couper d'absolument tout le monde, de ne jamais fréquenter personne. De son point de vue, c'était plutôt triste. Il n'avait jamais eu de relations particulières avec quelqu'un qui signifierait énormément pour soi, mais il avait toujours été entouré. Il n'aimait pas être seul. Mais Sherlock lui avait déjà prouvé que l'échelle de valeur de John n'était pas la sienne, et John se garderait bien de le juger pour ça. Au contraire, il se sentait plutôt chanceux que le solitaire Sherlock semble sincèrement rechercher sa compagnie.

— Je ne suis pas sûr d'avoir très envie d'en parler, répondit le jeune homme en soupirant.

John n'insista pas.

— D'accord, acquiesça-t-il. On peut quand même aller déjeuner tous les deux ? J'ai vraiment faim.

Sherlock exprima de nouveau le dégoût sur son visage.

— Quoi encore ? Si ce ne sont pas mes amis, c'est la cantine de l'Imperial, le problème ? Je sais bien que ce n'est pas un restaurant gastronomique, mais ça va, hein !

Bon, John exagérait. Il y avait des jours où c'était franchement dégueu, mais globalement, il était plutôt satisfait. Il se taisait toujours quand ses amis se lançaient sur des comparaisons du genre « moi ma mère, quand elle cuisinait » (à l'exception de Caitlin, dont le père veuf occupait la vedette de ces conversations). John n'avait rien à dire sur les bons petits plats de sa mère. Ils n'avaient jamais existé. Avant même ses dix ans, John était devenu celui qui se préparait à manger, s'il voulait manger. Sauf que ne sachant pas, et n'osant pas, se servir du four et des plaques de cuisson au gaz si jeune, ses repas avaient été constitués pendant longtemps de plats froids, de sandwich, de légumes grignotés crus. À côté, la cantine de la fac lui faisait l'effet d'un grand restaurant.

— Je ne peux pas manger à la cantine, répondit Sherlock.

— Quoi ? T'es végétarien ? Allergique à un truc ? Ah, merde, tu manges pas de porc, t'es musulman ?

Sherlock le considéra d'un air étonné.

— Tu trouves que j'ai une tête à être musulman ?

— C'est raciste, comme remarque, nota John. T'es peut-être effectivement pas typé, et t'as l'air d'un anglais pur souche sur douze générations descendant d'un ou deux lords, mais est-ce que pour autant je devrais présumer que tu n'es pas musulman, comme si fallait forcément avoir la tête de l'emploi ?

Sherlock l'écoutait sincèrement, de nouveau avec cet air fasciné, comme si John lui apprenait sincèrement quelque chose, alors que ce dernier n'avait pas l'impression de dire quoi que ce soit de fou.

— Pour ta gouverne, ma mère est d'origine française, et mon père allemand, bien qu'ils soient tous les deux nés en Angleterre. Au temps pour le britannique pure souche sur douze générations, du coup. Pour le reste, tu as raison. Mais au demeurant, je n'ai aucun problème particulier vis-à-vis de la nourriture. Je ne peux juste pas manger à la cantine. Viens.

Il s'éloigna, et John le suivit par réflexe, réajustant les bretelles de son sac à dos pour ne pas le perdre, tandis qu'il devait suivre le rythme des grandes enjambées de Sherlock. Il ne savait pas à quoi réagir dans ce que venait de dire son ami. Le fait qu'il se confie ainsi sur ses parents avait paru le surprendre lui-même, dire à John qu'il avait raison avait semblé lui arracher la langue de l'avouer, et il n'expliquait absolument rien sur son refus d'aller à la cantine.

— On va où ? demanda John alors qu'ils arpentaient les couloirs en direction de la sortie.

— Déjeuner, lui répondit Sherlock sur un ton d'évidence agacé. Tu as dit que tu avais faim.

— Oui mais où ?

— Dehors, répliqua Sherlock comme si, là encore, c'était d'une telle évidence qu'il ne devrait pas avoir besoin de le mentionner. Je connais un endroit. Viens, ajouta-t-il sur le ton d'un ordre.

John s'était brièvement arrêté, puis il reprit sa marche, obéissant à l'ordre. Il n'avait absolument pas les moyens de payer un resto. Loin de là. Mais il n'arrivait pas à le dire à Sherlock. Avec tous ses autres camarades, il arrivait toujours à trouver des pirouettes pour éviter ce genre de situations, d'une manière ou d'une autre. Là, il ne savait pas comment refuser frontalement. Il ne voulait pas avouer quoi que ce soit à propos de sa situation financière. Il ne pouvait pas arguer qu'il n'avait pas assez faim pour ça, qu'il se contenterait d'un sandwich dans un snack, puisqu'il avait répété plusieurs fois qu'il mourait de faim.

Il ne savait pas comment s'en sortir, et une part de lui n'avait pas envie de renoncer à cette conversation avec Sherlock, ce temps passé avec lui. Il se mit à faire des calculs dans sa tête, posant les différentes hypothèses de combien lui coûterait un repas au resto. Il avait toujours le billet de 20 de Sherlock dans sa poche, il aimait le sentir sous ses doigts, le froisser légèrement, comme pour se rappeler que sa rencontre avec le jeune garçon avait été réelle.

Il aurait aimé que ce billet lui donne un peu plus de liberté pour la fin du mois, mais tant pis. Il pouvait financer ce repas avec. Il n'aurait plus qu'à économiser quelques livres de plus, au cas où. Ça dépendrait de la carte. John se promit de choisir par défaut le plat le moins cher. Pas de dessert.

Il réalisa soudain que Sherlock, tout en marchant droit devant lui sans frémir, le regardait intensément. John, perdu dans ses calculs mentaux, ne faisait absolument pas attention où ils allaient, faisant confiance à Sherlock et le suivant. Ils avaient quitté le campus, et Sherlock n'avait pas besoin de regarder devant lui pour retrouver son chemin et éviter les obstacles.

John rougit sous le regard inquisiteur, si clair et scrutateur. Sherlock se détourna soudainement.

— Je t'invite, décréta Sherlock.

John en resta abasourdi. Cela avait-il été si évident sur son visage ? Ou bien ce drôle d'énergumène lisait-il dans ses pensées ?

Il nota que Sherlock n'avait pas fait sonner cela comme une proposition. Pas de « je t'invite, si c'est ça le problème » ou « je t'invite, si tu veux ». Non, juste trois mots qui étaient une affirmation et qui n'admettaient pas la réplique. John rougit un peu plus, gêné. Il ne voulait pas se faire entretenir. Il ne voulait pas qu'on paye pour lui.

— L'argent n'est pas un problème, pour moi. Au contraire.

Ils venaient de s'arrêter devant un petit troquet, à quelques minutes à pied de l'Imperial, qui ne payait pas de mine. Ce n'était pas de la grande gastronomie, un petit restaurant italien tout ce qu'il y avait de plus banal. Les prix étaient abordables, d'après la carte au mur. John aurait volontiers recommencé à calculer dans sa tête, mais il était focalisé sur ce que venait de dire Sherlock. Il avait bien compris que le tact n'était pas une de ses qualités principales. Pourtant, il venait de dire « L'argent n'est pas un problème pour moi », sans rajouter un petit « alors que c'est clairement un problème pour toi », alors que ça aurait été totalement son genre.

Il ne dit rien, et Sherlock continua.

— À vrai dire, ça m'arrange, même. Tout ce qui peut emmerder Mycroft est bon à prendre.

Il ricana et John le regarda, sans comprendre. Il n'avait aucune idée de ce qu'était un Mycroft, et il n'était pas sûr de vouloir connaître la réponse. Mais il retint que Sherlock était parfaitement sincère. Il éprouvait un réel plaisir à payer à l'idée de payer pour deux, et ne faisait pas la charité à John.

Ils entrèrent dans le restaurant, et l'odeur de fromage, de pizza, de lasagnes, d'herbes et d'origan fit saliver John. Il mourrait vraiment de faim. Son ventre d'ailleurs, grogna d'envie, et il rougit.

À l'intérieur, le resto avait l'air plutôt miteux, à part les bonnes odeurs qui s'échappaient de la cuisine. Sherlock n'attendit pas qu'on les salue, qu'on vienne prendre leur commande. Il fila directement au fond de la salle, et s'arrogea une table. John le suivit, plus lentement, observant les clients au passage.

— Hum, Sherlock, où on est ? Les gens ici n'ont pas l'air très...

Il ne savait pas vraiment comment finir sa phrase, sans paraître insultant.

— ... recommandables ? tenta-t-il.

À vrai dire, les quelques tables remplies l'étaient par des hommes qui avaient plutôt l'air d'être des dealeurs ou des petits truands, et pas des cadres respectables payant leurs impôts religieusement. John se demanda s'ils appartenaient à la mafia. Après tout, c'était un restaurant italien. S'ils étaient italiens, ils pouvaient tous appartenir à la mafia, dans l'esprit de l'étudiant en médecine.

— Sherlock, bambino mio, tu es revenu !

L'homme qui venait de se placer devant leur table avait un certain âge, un tablier blanc plein de tâches de gras et d'huile autour de la taille, et il était évident qu'il ne voyait pas, ou très mal. Ses pupilles étaient laiteuses.

— Salut Leandro, comment vont les affaires ?

— La routine, répondit le vieil homme avec un accent chantant, qui amenait à lui seul le soleil que son restaurant sombre et terne n'avait pas. Mio Angelo continue de ne pas vouloir reprendre les affaires, il préfère les siennes... ça va mal tourner un jour, lo vi dico ! J'arrive à peine à voir ce que je fais, heureusement que mes mains s'en souviennent mieux que moi !

Il rit, et John se dit qu'il avait atterri dans une nouvelle dimension dont il ne comprenait rien.

— Sherlock, bambino, tu as amené un ami ! Sono veramente felice !

Leandro se tourna vers John, qui le salua poliment, un peu gêné.

— Qu'est-ce que je vous sers, bambini ? demanda aimablement le vieil homme.

Ils commandèrent, John trop surpris par la situation pour seulement songer à prendre le truc le moins cher possible. Il était vraiment affamé, et les odeurs qui s'échappaient de la cuisine sentaient trop bons.

Une fois l'italien éloigné, retournant dans sa cuisine, John se pencha vers Sherlock, par-dessus la table.

— Donc... c'est quoi le truc ? Tu traînes avec la mafia sicilienne ? Tes parents sont français et allemand, mais tes grands-parents sont italiens et espagnols ?

— Parfois, tes hypothèses sont étonnamment justes. Parfois, elles frisent vraiment le ridicule, commenta Sherlock d'un ton calme.

— Excuse-moi mais tu as vu où on est ?

Sherlock haussa les épaules.

— Disons qu'il est plus difficile pour moi de fréquenter des endroits plus classiques. On finit toujours par me demander des papiers d'identité...

John le regarda, soudainement frappé par quelque chose.

— Tu... Tu n'as pas l'âge de boire de l'alcool ? Sherlock, rassure-moi, tu es bien étudiant à l'Imperial ?

Son interlocuteur eut un sourire étrange, indescriptible. Si John avait dû oser une comparaison hasardeuse, il l'aurait assimilé à celui du chat du Cheshire, dans Alice au pays des merveilles, quand il ne reste plus que le sourire qui flotte dans l'air, avant qu'il ne disparaisse à son tour. C'était un peu flippant, bizarrement séduisant.

— J'ai une carte d'étudiant, répondit-il.

Cela rassura John. Son inconscient lui dictait que, peut-être, ce n'était pas tout à fait toute la vérité, mais lui hurlait surtout de ne pas insister, parce qu'il n'avait pas envie d'en savoir plus, au fond.

— Mais je reconnais être mineur, avoua Sherlock. Les endroits moins fréquentables sont moins regardants sur mon âge. Leandro est un cordon bleu. Son fils trempe dans des petits délits, il refuse de reprendre le restaurant familial, alors même que son père ne voit plus rien et qu'il a les capacités culinaires de reprendre le flambeau. Mais du coup, son fils a fait du resto son QG pour lui et ses amis, qui sont rapidement devenus la clientèle principale. Leandro ne voit plus que des formes vagues. Du coup, les clients sont tranquilles pour tous leurs trafics, personne ne s'en rend compte, et même si les flics débarquaient, Leandro ne pourrait accuser personne, ni n'être accusé en retour. Son fils est certes un truand, mais il a encore un peu le sens de la famille, et il ne fera rien qui puisse blesser son père. Moi j'ai l'habitude de venir ici depuis longtemps. Je suis quantité négligeable. Ils ne me remarquent même plus vraiment.

John l'écoutait, abasourdi.

— Et ils t'ont dit tout ça ?

Il avait du mal à croire que des escrocs, voleurs, dealeurs, ou n'importe quoi qu'en consistaient les « affaires » de ces gens, ils l'avouent aimablement au premier venu. Ce n'était pas le genre de choses qu'on mettait sur un CV.

Sherlock se rencogna dans sa chaise, soudain gêné. John le regarda en fronçant les sourcils. Sherlock était un vrai mystère, pour lui. Même quand il lui semblait poser des questions anodines, il avait l'impression d'aller toucher du doigt des problèmes, et ne comprenait pas pourquoi.

Il n'eut pas le loisir d'insister. Leandro revint avec leurs plats, déposant deux assiettes fumantes devant eux, et qui sentaient délicieusement bon.

— J'ai du tiramisu en dessert, je vous en réserve deux parts ? demanda-t-il.

John n'eut pas le temps de protester que Sherlock répondait déjà oui à sa place.

— J'aime te voir manger, bambino ! s'exclama le vieil homme. Buen appetito !

John rougit, gêné, marmonna des remerciements. Le plat seul, il aurait pu se payer, mais jamais de lui-même il n'aurait pris un dessert, même s'il fallait reconnaître que rien que l'idée lui faisait envie. Il avala une bouchée de pâtes, et eut la brusque envie de gémir de plaisir. C'était délicieux. Sherlock n'avait même pas daigné répondre à ses remerciements, comme si c'était vraiment dérisoire.

— Pourquoi il t'appelle bambino ? demanda-t-il au bout d'un moment, une des nombreuses questions qu'il avait à poser à Sherlock.

Ce dernier haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Il me materne. Me traite comme son fils. Il ne voit plus bien, j'imagine qu'il me pense encore plus jeune que je ne le suis.

John observa Sherlock, reconnut que si le tableau était flou, ça pouvait sans doute donner la mauvaise impression. Sa jeunesse transparaissait pour beaucoup dans les traits de son visage, leur finesse et leur pâleur. Il compensait ça par ses vêtements de marque hors de prix, trop cher pour un gamin, et son port de tête altier et aristocratique, ainsi que l'arrogance qu'il savait si bien peindre dans son regard. Tout cela faisait qu'il avait cet air à qui on ne disait pas non, ce genre de personnes dont on ne contestait pas les ordres, et qui le faisait paraître plus âgé.

— Pourquoi il a dit qu'il aimait te voir manger ? reprit John. Déjà, le terme voir est ironique, et ensuite, c'est un resto. Tu y viens forcément pour manger, non ?

Un sourire fleurit sur les lèvres de Sherlock, alors même qu'il avalait une bouchée de son propre plat de raviolis, et John sentit son cœur se mettre à battre. Cet homme était improbable, et il aimait ça.

— Tu es cynique, John, commenta-t-il avec amusement. J'aime ça.

— Et toi, tu as une formidable capacité à esquiver mes questions. J'aimerais dire que j'aime ça, mais je ne suis pas sûr que ça soit le cas.

— On ne t'a pas appris à être poli et reconnaître quand les gens n'ont pas envie de parler ?

— Ma mère a raté un certain nombre de leçons essentielles de politesse dans mon enfance, faut croire, répliqua-t-il sereinement.

C'était une blague, ou du moins le ton était celui d'une blague. John avait déjà dit ce genre de phrases des dizaines de fois, et personne n'avait jamais réellement compris que c'était vrai. La plupart du temps, les gens en restaient au côté superficiel de la réplique. Mais Sherlock, avec ses grands yeux clairs braqués sur John, semblait beaucoup plus comprendre ses non-dits, ses silences.

— Je n'ai jamais été un gros mangeur.

D'un mouvement, il désigna son corps. Il était en effet très maigre, pour autant que John pouvait en juger sous ses vêtements. Et autant son blouson était informe, autant la chemise et le pantalon de marques étaient ajustés au point de lui faire une seconde peau.

— Ça a tendance à m'ennuyer, reprit Sherlock. Parce que je ne peux rien faire d'autre en même temps. Je déteste m'arrêter de penser. De plus, trop manger m'engourdit, me ralentit par la suite. Leandro le sait, et il m'a souvent vu ici pour simplement y traîner, pas forcément manger, ou très peu. Et je ne prends jamais de dessert.

— Pourquoi l'avoir fait aujourd'hui, alors ? demanda John.

Ils mangeaient en même temps, et il était surpris de voir que son plat qui lui avait semblé gargantuesque était presque vide. Par pure gourmandise, il attrapa un morceau de pain et commença à récupérer de la sauce et des champignons tombés au fond de l'assiette.

— Parce que je ne m'ennuie pas, répondit Sherlock en le transperçant de son regard. Et tu as besoin d'un dessert, et tu n'aurais pas toléré d'un prendre un sans moi.

Il se tut après cela, et regarda John avec un air qui voulait exactement dire « alors, tu vas faire quoi avec cela ? ».

Ils jouaient un drôle de jeu. Il y avait clairement des choses que Sherlock lui cachait, et John avait tendance à aller poser les questions. En retour, il n'était pas totalement honnête avec le jeune garçon non plus. Mais régulièrement, Sherlock lui envoyait des piques pour lui faire comprendre que peut-être, il en savait plus que ce que John disait, et qu'il n'avait qu'à tout lui raconter s'il voulait que Sherlock soit franc en retour.

John aurait pu. Tout lui dire, raconter son enfance, ses parents, sa sœur, son entrée en médecine, son avenir tout tracé. Tous ces mots qu'il n'avait jamais pu dire à personne. Ces mots qu'il aurait voulu dire à un ami, un meilleur ami.

Il sentait confusément que Sherlock aurait pu avoir ce rôle. Mais un jour. Pas tout de suite, pas aujourd'hui. Alors, totalement délibérément, il attaqua sur un autre sujet.

— Comment tu sais tout ça sur les gens d'ici ? Sur son fils, ses fréquentations, ces gens-là.

Il pointa discrètement du doigt les autres clients, mais c'était une précaution inutile. Les hommes — il n'y avait aucune femme parmi eux — ne s'intéressaient pas à eux. Ils étaient à l'autre bout de la pièce, et ils devisaient entre eux, par petites grappes autour des tables. Ils semblaient d'ailleurs à John que chaque groupe prenait grand soin de ne pas faire attention aux autres, comme s'il y avait une règle tacite de « chacun ses affaires, chacun ses emmerdes ». John et Sherlock n'étaient peut-être, à leurs yeux, que des délinquants juvéniles qui venaient ici pour la même raison que les autres : la tranquillité pour préparer leurs coups.

— Tu ne lâcheras pas la question, hein ? demanda Sherlock.

— Nouvelle tentative d'esquive ?

— Non, soupira le jeune homme. Puisque tu y tiens, je vais te répondre. C'est généralement à ce moment-là que les gens se mettent à partir, ou à me jeter au visage ce qui leur tombe sous la main. Évite le verre, s'il te plaît. D'accord, ce qui n'est pas du vin rouge qui pourrait tacher irrémédiablement mes affaires, mais j'aurai quand même froid si tu faisais ça.

John le regarda, surpris.

— Tu penses vraiment que je vais te lancer mon verre à la figure ?

Rien, dans les suppositions que son esprit échafaudait à toute vitesse, ne justifiait qu'il en arrive à une telle extrémité. Il se mit à avoir peur de ce que Sherlock allait lui dire. Si ça se trouvait, c'était encore plus énorme que tout ce qu'il avait bien pu penser. Il n'était peut-être pas humain. Ou alors, il travaillait pour le FBI, c'était un agent en couverture.

Ses pensées devaient être transparentes, parce que Sherlock ricana, et John rougit, gêné. Le jeune génie se leva, attrapa leurs assiettes vides.

— Je vais chercher nos desserts et je te raconte, décréta-t-il en partant vers la cuisine.


[1]Le Lévy, autant que HP1 sont sortis postérieurement à cette fic. L'intrigue se passe exactement en décembre 1995, Lévy a publié Et si c'était vrai en 2000, donc y'a de la marge, et HP a encore un peu de temps devant lui avant d'éclore (26/06/1997 en Angleterre donc c'est normal que Sherlock ne connaisse pas. Vous pouvez soit considérer que j'aime briser absurdement le 4e mur, soit que John est un médium voyant dans le futur, soit qu'il connaît personnellement Marc Lévy et J.K. Rowling et a lu leur manuscrit !


Prochain chapitre : Me 08/08. Reviews, si le coeur vous en dit ? :)