QU'EST-CE QUE TU AS, MAMAN ?
(octobre 821)
Kenny Ackerman

Depuis peu, je repense à ma frangine.

Le quartier où elle habitait est toujours aussi naze, et grouille de gangs. L'escalier sud est pris d'assaut par des hordes de miséreux avides de tenter leur chance là-haut, mais la garnison veille. Seuls ceux qui ont les papiers de citoyens peuvent faire l'aller-retour, et pour les avoir il faut être soit riche, soit méritant. Je me demande bien ce qui peut bien être considéré comme "méritant" par ces gardiens de la pauvreté...

J'ai pas la chance d'avoir ce fameux papier tant désiré, malgré que mes poches soient presque pleines. C'est dire le prix que ça coûte... J'ai mes méthodes pour me rendre la-haut : la plupart du temps, ce sont mes clients qui m'en donnent la possibilité, si le boulot y oblige. Mais y vivre en permanence reste impossible ; et puis j'ai mes habitudes ici, mes bonnes adresses.

La semaine dernière, un faussaire s'est fait chopé et a dû donner en plus sa liste de clients. Je donne pas cher de la peau de ces ruffians ; si y a bien un truc que les rupins du Mur Sina détestent, c'est que le petit peuple vienne abîmer ses jolis pavés avec ses grolles crasseuses...

J'ai pas mal bossé pendant les quatre dernières années ; des cous tranchés, des nuques brisées, des coeurs percés, je me suis pas ennuyé. J'essaie de pas tremper dans des affaires trop louches, et pour ça, je fais confiance à mon flair. Je sens les mauvais plans. Comme cette fois où on m'a demandé de faire la peau à l'amant de la bonne femme d'un richissime seigneur très proche du roi ; sauf que l'amant en question fait partie d'une famille très influente qui aurait eu tous les moyens de me retrouver pour me faire la peau. J'ai envie de profiter de ce fric, pas de clamser au milieu des billets !

Je me fais des plaisirs de temps en temps, et il y a peu, je me suis offert un magnifique couteau flambant neuf, qui demande qu'à servir. Avec le fric que je dépense dans les troquets, on a vite fait de se faire repérer par les coupeurs de bourse, pas vrai ?

Je déambule dans le quartier, et soudain, tout ça m'ennuie. Je vois passer un gosse crotté avec sa mère pas plus reluisante et ça me remets Kuchel en tête ; si son gamin a vécu, il doit avoir à peu près cet âge-là, je crois... Machinalement, je me dirige vers l'ancien bordel... Ah non, autant pour moi, c'est toujours un bordel.

On pète toujours plus haut que son cul dans ce genre d'endroit. Ca veut faire clinquant, propre, réservé à une élite, même quand ça en a pas les moyens... Tout le monde sait bien que c'est du business et que les filles qu'on se paie ici sont loin d'être toutes des oies blanches malgré le maquillage et la mise générale. Elles en ont vu, ces dames. L'établissement a pas fermé parce qu'il paie son droit d'exister à l'Etat, mais ça le rend pas plus respectable ; les notables qui s'y rendent s'en vantent pas... Je crois bien avoir aperçu une licorne dans le coin là-bas... Y en a qui s'amuse pendant le service, on dirait.

Je sais pas trop ce que je fais ici mais j'aperçois une pute d'un certain âge, pas trop maquillée, qu'il me semble avoir déjà vue avec Kuchel. Elle commence par racoler, mais je lui demande si elle a pas vue ma soeur récemment. Elle me répond que ça fait des années que Kuchel est partie et n'a pas remis un pied ici depuis. A tout hasard, je lui demande encore si elle saurait pas où elle crèche ; elle me rétorque qu'elle en sait rien, mais qu'elle connaît quelqu'un qui pourrait me le dire. Et que ce sera pas gratuit.

Comme je suis en veine, je lui laisse un gros billet dans son corset trop serré, et elle me donne un nom : Ferdi Gebbert, un type qui faisait la surveillance autrefois mais qui s'est fait virer parce qu'il troussait gratis ce qui était réservé à la clientèle. Il aurait apparemment suivi Kuchel faute de mieux. Tous les deux seraient partis pour le quartier nord, qui avait été abandonné mais s'est repeuplé depuis ; exactement comme je l'avais pensé... A partir de là, la dame n'en sait pas plus. Je la remercie d'un autre billet et elle me lance un baiser.

J'ai plus qu'à me rendre là-bas, pour voir si quelqu'un en sait plus.

Y a pas moins de clochards dans ce fameux quartier nord que dans le sud ; tout au plus sont-ils moins entreprenants. Je me fie pas à la tranquillité apparente : des groupes et des gangs se cachent derrière ces masures, et ils ont bien raison. La garnison ne va pas encore jusqu'ici, elle est trop occupée avec les resquilleurs qui veulent se barrer d'ici. On peut y faire ses affaires tranquilles, loin des regards et oreilles indiscrètes.

Hé, je suis pas venu pour tuer quelqu'un, mais pour trouver soeurette, alors faisons profil bas !

Pourquoi maintenant ? Je sais pas trop. Peut-être que c'était le bon moment. Et puis je me disait machinalement que si le môme était malade ou destiné à mourir d'une façon ou d'une autre, au moins, ce serait déjà fait. Je déteste les gosses. Je leur ferais pas de mal, ni rien, mais leur jeux m'horripilent. Je sais pas comment leur parler, comment me comporter avec eux sans me sentir con...

Sans m'en rendre compte, v'là que je me retrouve devant un autre bordel. Pas très différent de l'autre, juste repeint de frais, mais avec la même faune à l'intérieur sans doute. C'est à croire qu'il en faut au moins deux... Les mecs d'ici passent leur journée à tirer leur coup ou quoi ?! On en boufferait tellement y'en a ! Qu'on ne compte plus les tavernes, ça se comprend, c'est utile à toute heure, mais ces bastringues... Cela dit, c'est sans doute une chance, le type que je cherche est dans le milieu.

On y fait pas les choses à moitié : comptoir avec réceptionniste, chandeliers en argent, tentures un peu crasseuses mais ça passe quand on est bourré... et surtout quand on fait abstraction de la dentition anarchique du dit réceptionniste qui m'accueille d'un sourire tout sauf naturel.

Je lui demande s'il connaît un certain Ferdi Gebbert. Il me répond que je l'ai en face de lui. A la bonne heure, je suis en veine ! J'évoque le nom de Kuchel, et il se met à regarder dans son registre... Le temps passe, faut dire qu'il doit y avoir un paquet de malheureuses là-dedans... Une de plus ou de moins, n'est-ce pas...

Après au moins cinq minutes d'attente, il semble enfin se servir de sa cervelle et me lance que je dois sans doute parler d'Olympia; je connais pas cette Olympia mais je le laisse continuer. Il m'annonce que cette Olympia est malade depuis un moment et que plus aucun client voulait d'elle ; elle le payait plus donc il est parti. Et oui, elle avait un môme ; effrayant, le môme. Il me la décrit un peu et ça a l'air de correspondre. Je me dis que ça peut bien être ma Kuchel, après tout. Apparemment, elle a bien eu son gamin et ça s'est pas très bien passé, la vie à deux. Comme si je l'avais pas prévenue...

Qu'il compte pas sur un billet, ce connard ; s'il a laissé tomber ma soeur, qu'il s'estime heureux que je m'improvise pas dentiste, rien que pour lui...

Je me dirige en traînant les pieds là où il m'a dit qu'elle habitait. Je sais pas pourquoi mais je suis pas totalement jouasse à l'idée de la revoir. Et puis, le type a insinué un truc qui me fait froid dans le dos. "Sa maladie" ? De quel genre de maladie il parle, ce drôle ? Je le sens mal, je sais pas pourquoi mais je me prépare déjà au pire...

La masure est isolée, les volets du rez-de-chaussée pendent aux fenêtres. Je frappe à tout hasard ; pas de réponse. Du coup, je m'invite. C'est moi que v'là !

Personne dans ce gourbis. Et puis j'avise l'escalier moisi qui monte à l'étage. Gebbert m'a dit qu'elle vivait au-dessus. Ni une ni deux, je le gravis en deux enjambées.

Sans m'en rendre compte, je frappe plus furtivement cette fois, en appelant Kuchel par son nom, histoire de pas lui faire peur. Vu la faune qui traîne dehors, elle doit pas ouvrir si souvent que ça... Je dois être le seul à connaître son vrai nom, ici... Toujours pas de réponse. Je me décide à ouvrir, mais la poignée cède pas. Je file un coup d'épaule dans la porte.

Je suis tout de suite saisi par l'odeur de maladie et de pourriture... Sur une table, je vois les restes d'un repas, vieux de plusieurs jours sans doute. Les mouches s'en régalent en tout cas. Une couche de poussière recouvre le sol, et ça ressemble pas à la frangine de laisser son logis dans cet état. Je commence sérieusement à m'inquiéter... Je me dirige vers la pièce du fond.

Je pousse la porte pour tomber nez à nez avec ce que je craignais. La chambre est minuscule, à peine assez pour que je puisse y caser ma carcasse. Et sur un petit lit, recouverte d'un drap immaculé, repose ma petite soeur... ma belle Kuchel... Enfin ce qu'il en reste. Et ce qu'il en reste a commencé à se décomposer il y a peu...

Je me sens tellement bête à ce moment... Tout ce que je peux bredouiller, c'est un "ouh là là" débile, à mille lieues de ce que je ressens et aurait envie de dire... Mais bon, je suis comme ça, moi ; j'ai jamais été foutu d'exprimer correctement les choses qui viennent du coeur... Et devant le cadavre de ma soeur, j'en suis toujours incapable.

Désolé, Kuchel, tu referas pas ton frangin. Mais tu sais... j'en pense pas moins.

C'est là que je distingue une petite forme prostrée dans un coin. Un mioche, dans une grande chemise sale, et la peau sur les os. Il me regarde avec de grand yeux gris inquisiteurs, qui ne cillent pas ; exactement les mêmes yeux que sa mère. Il a pas l'air d'avoir peur. Alors, le voilà ton bâtard, Kuchel ? Pas de quoi s'extasier. Quand je lui ai dit que ça valait pas le coup...

Le gamin ouvre la bouche et m'annonce qu'elle est morte. Comme ça, simplement, sans plus d'état d'âme. Je sais pas s'il s'en fout réellement ou s'il est trop choqué pour montrer de l'émotion. En tout cas, pour lui, c'est déjà un fait acquis. Depuis combien de temps il veille sa mère morte, ce petit ? Vu l'état du corps, ça doit faire plusieurs jours. Malgré moi, je me sens compatissant.

Je lui demande son nom et il me répond "Livaï, tout court", ce qui me fait un peu rire dans ma barbe. Qu'elle lui ai jamais révélé son nom de famille ne me surprend pas plus que ça, elle a toujours pensé que c'était la cause de notre persécution, et elle avait pas tort, la petite.

Je m'affale contre le mur face à lui. Maintenant que je suis à sa hauteur, je peux le regarder droit dans les yeux et il me rend mon regard, sans aucune peur. Je comprends ce que le type trouvait effrayant chez lui ; ce sont ses petits yeux aux iris perçantes, et cette pupille qui remue pas... Elle devrait être dilatée par la peur, de la mort, de l'inconnu, de moi... Mais non, elle bouge pas, comme si elle était glacée. Ces mirettes m'étudient avec attention et semblent tirer de moi tout ce qu'i savoir. On peut pas cacher grand chose à ce mouflet ; il fera un très bon juge de la nature humaine... s'il survit.

Je lui affirme que je connaissais sa mère et que je suis désolé pour lui. Il répond pas, mais baisse enfin les yeux. Pas du genre à chialer, celui-là. Mais on peut aussi pleurer en dedans, nous, les Ackerman. C'est un cadeau que la nature nous a fait.

Mais maintenant une seule question se pose pour moi : qu'est-ce que je fais ?

Je peux toujours brûler les restes de ma frangine à l'arrière de la maison ; je serais déjà loin si les brigades ou la garnison se pointent pour crémation illégale. Je vais quand même pas te balancer dans un de ces putains de charniers où les gens d'ici entassent leurs morts, hein, Kuchel ? Je peux pas te faire ça. Mais de toute façon, ton sort est déjà réglé. Il reste les vivants. Ce sont toujours les plus malheureux.

Je peux aussi partir sans me retourner et faire comme si j'avais jamais rencontré ce sale môme. Oublier jusqu'à son existence. Mais ce serait pas honorer ta mémoire, soeurette. Tu m'en voudrais à mort si je faisais ça, pas vrai ? Et moi, est-ce que je pourrais me regarder en face après ça ?

Qu'on se le dise, je déteste les gosses ; je l'ai déjà dit, je crois. Mais je suis pas un enfoiré. Alors pour la première fois de ma vie, petite soeur, je vais faire une bonne action qui t'aurait fait plaisir. Pour que tu vois que ton grand frère est pas une ordure si irrécupérable en fin de compte.

Putain, mais qu'est-ce que je fais, moi ? Dans quel merdier je me fourre encore !? Faut vraiment que je sois con, ma parole... Je suis pas fait pour pouponner... ni pour assumer les conneries des autres ! Mais c'est le gamin de ma soeur, alors...