LA RAISON DU PLUS FORT...
(mai 834)
Clemens Dierk
Je briefe les gars sur le prochain raid. On va pas tarder à décoller. Les lames sont affûtées et les esprits clairs. Ca devrait bien se passer.
La cible est la prochaine livraison de chez Reeves.
On garde la même méthode. Hagen et Fester se jettent à la tête du cheval pour l'immobiliser ; Egon et moi on terrorise le type pour le forcer à laisser son chargement. S'il se rebiffe, Egon lui colle une bonne claque pour l'assommer, et s'ils sont plus de deux, Gernot vient en renfort. Furlan reste dans le coin pour faire le guet et s'assurer que personne se pointe. On laisse le type dans les vapes dans un coin de la rue - d'où il se réveillera avant d'aller se plaindre à la caserne - et on emmène la charrette dans une planque du quartier nord. Net et sans bavures.
Franchement, c'est tellement facile que je me demande pourquoi personne n'y avait pensé avant nous. Egon râle toujours parce qu'il voudrait bien pouvoir les planter de temps en temps ; mais à quoi bon tuer des gens si on peut l'éviter ? Pas la peine de se mettre des meurtres sur le dos.
On arrive à notre poste d'observation. Furlan se met à hululer ; la charrette approche. Ces idiots essaient à chaque fois de prendre une autre route en espérant nous éviter, mais on connaît ces lieux comme le fond de notre pantalon.
Hagen et Fester se tiennent près ; quand la tête du cheval dépassera du coin de la rue, ils devront entrer en action. Egon et moi, on prépare nos couteaux, avec l'ordre express de s'en servir qu'en cas de nécessité. Il grommelle encore...
Le dos de Fester sort de mon champ de vision et j'entends un hennissement ; non, plusieurs. Ah, il y a deux chevaux cette fois. Divisez vos forces, les gars, faut pas laisser ce pigeon s'enfuir ! Egon et moi sortons de l'ombre. Deux puissants chevaux sont en train de ruer dans leurs brancards tandis que les passagers - eux aussi sont deux - vocifèrent comme des fous. Désolée messieurs, mais c'est à moi.
Les deux types se calment à la vue de nos couteaux. Egon leur sert son plus beau sourire carnassier en prime. Ok, ça roule, ils sont coopératifs. Les chevaux le sont moins ; Fester et Hagen ont beau leur parler gentiment, les bêtes semblent affolées. Il va falloir les calmer avant que leur tapage ne s'entende jusqu'au centre-ville. Gernot arrive en renfort.
Le chargement a l'air plus important que d'habitude. On va se faire des couilles en or. Pas étonnant qu'ils aient eu besoin de deux chevaux pour le tirer. J'ordonne aux deux types de descendre de charrette et de pas s'inquiéter si Egon leur tape dessus, ils auront juste une grosse bosse. Je sais pas si je l'ai imaginé mais l'un d'eux a comme un sourire en coin... Ouhla, j'aime pas ça... Ca veut dire quoi ? Ils transportent quoi ? Quelque chose de dangereux ? Qu'est-ce qu'il y a sous cette bâche ?
Tandis qu'Egon veut forcer les deux mecs à descendre, je me dirige vers la bâche à l'arrière de la charrette, et je tends la main pour la soulever. J'entends un grand cri dans mon dos, puis la toile se soulève brusquement.
Y avait un troisième type planqué dessous. Avec un fusil braqué devant lui.
J'ai juste assez de temps pour réaliser ce qui se passe et faire un saut de côté par-dessus le bord de la charrette. Le tireur fait feu dans ma direction, et je sens une brûlure à mon pied gauche. Les chevaux hennissent de plus belle, mais la charrette ne démarre pas. Egon se met à hurler à tout le monde de faire gaffe. Je me retourne, un peu sonné, étendu par terre, mon couteau à quelques mètres. je vois que ma botte a explosée ; j'ai pris un coup de fusil, et le cuir de la botte a presque fondu sur mon pied blessé.
Je me redresse, dans l'ombre de la rue et je regarde ce qui se passe. Fester et Hagen se cachent tout près des chevaux mais ils vont bientôt plus pouvoir les tenir. Egon est au prise avec l'un des deux types qui, à son tour, a sorti un fusil ; il devait le cacher quelque part. Egon parvient à lui faire lâcher prise, mais le deuxième semble aussi vouloir se mettre de la partie. Quant au mec dissimulé sous la bâche, il continue de me chercher des yeux.
Ca va mal. Ces types avaient tout prévu, ils sont venus armés. Les armes à feu sont réglementées dans les bas-fonds, soit ils les ont passées en douce, soit ils ont payés un supplément... Je préconise le repli. Mais je sais que si je gueule, l'autre va me repérer. Vu que je clopine, j'ai peu de chance de lui échapper.
Bordel, c'est dans un moment comme ça que j'aurai besoin de toi, Livaï !
Je vois Gernot tomber par terre. La charrette se met à avancer. Et je peux rien faire d'autre que la regarder lui passer dessus... Son corps tressaille juste un peu au moment où les sabots, puis les roues lui écrasent les os... Je serre les lèvres... Putain, Gern... Fester se jette à terre, et parvient à aller se cacher en roulant sur lui-même. Egon semble encore en forme et a réussi à arracher un fusil des main du premier type ; le deuxième semble pas armé, mais il a repris les rênes et fais en sorte de mettre la charrette dans un endroit plus abrité. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il pourrait mettre les chevaux au galop et les faire sortir définitivement de l'embuscade. Au lieu de ça, il fait piétiner l'attelage sur place.
Je comprend ce qu'ils veulent : nous éliminer, une fois pour toutes.
Le troisième mec tire sur Egon. Apparemment il l'a loupé car Egon saute sur le sol avec le fusil à la main et tente de rejoindre une cachette. Je siffle dans sa direction et il se tourne vers moi. Je lui fait signe de se barrer et d'emmener les autres avec lui, mais il me fait juste un sourire. Il épaule le fusil, vise le conducteur de la charrette et décoche une salve. Le corps du type dégringole et vient s'étaler par terre. La détonation affole de nouveau les chevaux qui se mettent à piétiner en arrière dans la rue étroite, menaçant de renverser leur chargement. Fester a attrapé le corps de Gernot et l'a tiré sur le côté, mais maintenant c'est vers moi que les roues se précipitent.
Je me tire du chemin juste à temps avant que l'arrière de la charrette emboutisse un mur de pierre. Je me prends la moitié du mur sur la tronche, mais je m'en tire bien... Du moins, je le pensais avant de me retrouver nez à nez avec le canon du fusil du troisième type.
Il a pas lâché l'affaire. Coincé comme je suis entre le mur éboulé et la charrette, j'ai guère de chance d'en réchapper. Au dernier moment, la seule chose que j'espère, c'est que les gars pourront s'enfuir...
Le type me sourit, et je vois son doigt bouger. Je ferme les yeux, et j'entends la détonation... mais je suis vivant. Je réouvre les yeux, et j'aperçois la tête du type qui explose littéralement devant moi. Son sang retombe en jet et repeint en rouge le fond de la charrette. Celle-ci se remet à avancer et je vois que l'autre conducteur est mort lui aussi, le couteau d'Hagen planté dans la gorge. Après quelques mètres, son corps, secoué par les cahots de la route, chute sur le pavé. Les chevaux continuent seuls leur chemin dans l'obscurité.
Egon m'a sauvé la vie. Il me traîne dans un coin de rue tranquille. Je m'adosse à un mur pour souffler. Mon pied me fait souffrir, et je me rends compte que maintenant qu'il pisse le sang ; mais la perte de Gernot est bien pire... Egon est debout devant moi, le fusil à la main, et je peux pas m'empêcher de le remercier en soupirant ; t'es un vrai pote, Egon, sans toi je serais mort là-bas. T'es vraiment le meilleur... Mais... qu'est-ce que tu fais ? Pourquoi tu braques ce fusil sur moi ? T'es... t'es pas bien ?!
Je comprends le véritable sens de son sourire maintenant. De tous ses sourires.
J'ai pas le temps de lui poser la question. La question... pourquoi tu l'as pas laissé faire ? Il me donne la réponse comme si j'avais parlé à haute voix. "Je voulais le faire moi-même", qu'il dit. Ok. J'ai pas la force de crier. Le dernier coup qu'il vient de me donner est trop fort... Je suffoque... Fais ce que t'as à faire, vieux. Fais le bien. Et essaie au moins de prendre soin d'eux.
J'aurais dû t'écouter... Me montrer plus dur et agir comme un vrai tueur... Mais je pouvais pas... J'ai eu tort ; tu es le plus fort...
Au moment de la détonation, alors que les souvenirs de ma vie ont fini de défiler, le dernier qui me reste est celui de Livaï allumant une clope, tandis que ma main caresse son dos... Si seulement je pouvais l'emporter avec moi...
Une autre question... à laquelle j'aurais voulu une réponse...
Livaï... Liv...
