L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Erwin Smith
Nous nous dirigeons vers le bureau de Keith afin de clarifier la situation. Avant cela, Livaï m'a raconté ce qu'il était allé faire. Revoir ses amis dans les bas-fonds, pour s'assurer qu'ils allaient bien, a-t-il dit. Il n'a pas continué ni donné de détails importants, mais à voir sa mine soucieuse, cela a dû mal se présenter... Je n'ai qu'une idée vague de ce que peut signifier "aller bien" dans ce genre d'endroit, mais si cela s'est révélé pire que la dernière fois que je m'y suis rendu... pas étonnant qu'il traîne les pieds.
Mais sur le chemin, il s'est redressé et s'est efforcé de hâter le pas pour rester à ma hauteur. Son insolence coutumière lui est revenue aussi, et il a réussi à sortir quelques piques sur Keith et sa manière de considérer les résultats de la dernière expédition. Apparemment, il juge sa réaction excessive et pas constructive. Enfin, si je le traduis dans un langage moins familier ! S'il commence réellement à s'impliquer dans la vie du bataillon et à donner son avis sur les méthodes du major, j'ai bon espoir de faire de lui un collaborateur exceptionnel.
Maintenant que je dispose d'une équipe au complet, je vais pouvoir mener une vraie réforme des méthodes de combat. Tous voudront suivre notre exemple et Keith sera obligé de reconnaître que mon idée était bonne. Cinq membres, c'est le nombre idéal, quelle que soit la formation ; et avec Livaï dans les rangs, mon escouade dispose des meilleurs soldats du bataillon.
J'avais redouté qu'il refuse. Nous étions en petit comité, mais malgré tout, s'il avait dit non, j'aurais eu l'impression d'être revenu à la case départ. Mais maintenant que c'est fait, qu'il a confirmé son adhésion, je me sens mieux. Je vais pouvoir avancer. A condition que Keith ne décide pas d'un châtiment disproportionné à la dernière minute...
Je frappe à la porte de son bureau. Mike me fait un signe de la main et s'éloigne. Livaï et moi entrons dans le bureau du major. Il est bien plus dépouillé que le mien, et sur la table trônent les habituelles piles de documents officiels attendant d'être lus et signés. Keith disparaît presque derrière. Ses yeux expriment sa fatigue, et les soucis qu'il a dû gérer après le retour de l'expédition ont imprimé leur marque sur son visage. Il est difficile de dire qu'il décline ; cette charge a beau être minimisée par tous les autres régiments, qui nous prennent pour des tire aux flancs, aucun grade n'est plus difficile à assumer que celui de major du bataillon d'exploration. Nile a beau faire le malin à ce sujet, il n'a pas à supporter la morts de ses soldats, bien à l'abri derrière le Mur Sina. Ils se vantent constamment, mais aucun d'entre eux n'a affronté de titans. Les seuls titans que Nile a vus sont les mannequins de bois des brigades d'entraînement. Je me charge à chaque fois de le lui rappeler quand il lui prend l'envie de m'inviter à dîner dans un des restaurants de la capitale. Il ne le prend jamais mal car il sait que j'ai raison. Ce qui ne le fait pas changer d'avis sur la déraison à rejoindre ce régiment.
Keith lève les yeux de sa feuille et nous regarde tour à tour. Je saisis le mouvement de ses yeux, qui se lèvent vers moi mais s'abaissent sur Livaï. Celui-ci aura la bonne idée de rester poli et réservé, comme il sied à un bon soldat. Je ne peux pas être sûr de la façon dont il réagira aux questions de Keith ; mais cela fait partie du jeu, et... cette incertitude a tendance à me plaire.
Keith ne se lève même pas, comme vissé dans son fauteuil. Rester debout face à des subalternes est le privilège des gradés, et il en use. Je n'apprécie pas trop cette façon de faire, il devrait considérer les autres comme ses égaux, même si c'est a priori interdit par le règlement. Il interroge Livaï sur son absence prolongée et injustifiée, tout en lui rappelant que la désertion est un délit grave. J'ai préparé Livaï à répondre à cette accusation. Mais il a du mal avec les mots... il va sans doute mal les choisir. Et j'ai ma propre idée pour le sortir de là. Avant qu'il n'ouvre la bouche pour parler, je prends les devants.
J'informe le major que c'est moi qui ai envoyé Livaï en mission dans le Mur Sina suite à la condamnation de Rovoff. Je voulais m'assurer que ces activités avaient complètement cessé et que les bas-fonds étaient à présent libres de son emprise ; Livaï avait aussi pour mission de laisser traîner ses oreilles afin de déterminer si le trafic s'était déplacé ailleurs. Keith lève un sourcils. Je continue en précisant que Livaï était le meilleur candidat pour cette mission, à cause de sa connaissance du terrain et des divers lieux de rencontres des malfrats.
Je vois du coin de l'oeil l'expression presque choquée de Livaï, qui s'apprête à me dire quelque chose tout bas, mais Keith l'interrompt. Pourquoi ne pas l'avoir mis au courant de cette mission ? Pour la simple raison que le bataillon a déjà été infiltré par des espions de Rovoff et que je soupçonne encore leur présence parmi nous. Ce mensonge risqué me fait légèrement transpirer mais je sais qu'il passera... Livaï referme la bouche, et reprend une expression neutre et digne. Il faut que tu marches dans la combine sinon c'est en prison que tu te retrouveras... Il est intelligent, il sait ce que j'essaie de faire.
Je conclue pour mettre un point final à cette histoire que Keith peut se renseigner auprès des gardes de faction ce jour-là près de l'entrée souterraine ; ils lui confirmeront que Livaï s'y est bien rendu. Je me doute qu'il ne le fera pas, il a trop de travail. Mais mon assurance l'a convaincu. Il se détend dans son fauteuil en se penchant en arrière, les mains sur le ventre. Il semble satisfait.
Il enchaîne sur l'intégration de Livaï et évoque la possibilité de l'inclure dans une toute nouvelle équipe constituée de jeunes recrues. Quel gâchis ce serait, c'est hors de question... Livaï n'est pas un débutant, il doit travailler avec des soldats confirmés. Je lui annonce donc qu'il a été décidé que Livaï rejoindrait mon escouade. Keith se tourne vers l'intéressé et quête son approbation. Je me remets à transpirer... mais il hoche finalement la tête avec détermination et appuie même son geste en affirmant haut et fort que mon escouade est la seule dans laquelle il s'imagine pouvoir faire quelque chose de bien. Je souris, en lui adressant un remerciement silencieux.
Satisfait de s'être débarrassé de cette corvée, Keith nous congédie et Livaï et moi nous retrouvons à marcher dans les couloirs. Je sais qu'il veut me dire quelque chose mais ne se décide pas... Nous arrivons en vue de la grande salle commune, et je lui indique la sortie. Il doit retrouver Mike et l'informer de ce qui vient de se passer. Je m'occupe tout de suite des papiers d'intégration le concernant.
Avant de nous séparer, il me lance que j'ai un culot absolument incroyable pour mentir comme ça avec un tel aplomb. Ce n'était qu'à moitié un mensonge, Livaï, et c'était pour la bonne cause. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire... Je veux que nous nous mettions au travail au plus vite et je n'aimerais pas que tu sois coincé en prison. Prends ça comme mon boulot de chef qui protège ses intérêt, si tu veux.
Seulement mes intérêts, est-ce bien sûr ?... Ou bien l'ai-je fait pour d'autres raisons ? Je dois bien admettre qu'il me fait me poser trop de questions... En tout cas, à l'avenir, je veillerai à ce que Mike et moi marchions moins vite afin qu'il ne reste pas à la traîne, ah ah !
