L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Angelika Felizitas
Je suis sûre que la nuit est tombée à la surface ; ici, c'est toujours la nuit maintenant...
Je me tords les mains et bondis de peur à chaque fois que j'entends un bruit suspect à l'extérieur. Depuis que Hagen a disparu, je suis redevenue une petite souris. Et comme une souris, je grignote ce que je peux, c'est-à-dire pas grand chose. Un quignon de pain rassi qui trainait a fait l'affaire. Je le mâche lentement pour oublier ma peur...
Quand je soulève ma chemise, je vois mes os qui saillent comme des bouts de bois... Et mes joues sont toutes creuses ; je vois pas mon visage mais je le sais. Ca fait pas fuir les clients, mais j'essaie au moins de tenir ma peau et mes cheveux propres. On crève tous la dalle mais y aura toujours des gars avides de se taper une fille... Mais j'ose plus faire le tapin, maintenant que j'ai plus Hagen, je suis plus du tout sûre d'être payée. J'ai utilisé mes derniers sous à l'épicerie, et maintenant je racle les fonds de tiroirs. Il faudra que j'y retourne ; ou que je me mette à voler. Mais y a presque plus de fric ici ! Seigneur, qu'est-ce que je vais devenir ?! J'ai plus rien d'autre à faire qu'à restée cloîtrée ici et mourir de faim !
Avant de m'effondrer - peut-être définitivement -, j'entends des coups à la porte ; des coups frappés selon un code précis. Je le reconnais ! Hagen, c'est toi ?! Je savais que tu reviendrais ! Que tu étais pas mort ! Je me précipite sur la porte et l'ouvre toute grande. Ce n'est pas Hagen sur le seuil ; c'est Livaï.
Ses bras sont chargés de paquets et de sacs. Incroyable qu'il ait pu arriver ici avec tout ce chargement sans ennui. C'est la première chose à laquelle je pense. Puis, seulement, je réalise qu'il est devant moi, qu'il est revenu comme il l'avait dit, avec des choses à manger ! Je le tire à l'intérieur et referme vite la porte avant que quelqu'un le voie !
Il laisse les sacs dans l'entrée, mais moi, comme une malheureuse sans savoir-vivre, je me jette dessus et commence à découvrir ce qu'ils contiennent ! Je sens l'odeur de très bonnes choses et mon estomac commence à crier famine ! Il ne m'en empêche pas, et m'aide même à débarrasser les sacs de leur contenu. Que des aliments prêts à être consommés, pas besoin de les cuire. Ils ne sont pas très remplis, mais dans ma situation, ça me fait l'effet d'un festin !
Il y a du pain croustillant et bien chaud, du lard, du fromage, du miel, de l'eau... et même un petit vin clair qui brille dans sa bouteille ! Des années que je n'avais pas mangé des trucs comme ça ! J'en ai les larmes aux yeux... Je le regarde avec gratitude, et enfin, il me demande où se trouve Hagen. Et les autres aussi. Je lui réponds que Hagen a disparu quelques jours après son passage, je sais pas où il est. Depuis, je me terre le plus souvent ici. Il me manque... Je ne sais même pas s'il est mort ou vivant...
Je me remets à sangloter et il met sa main sur mon épaule. Il décide de s'occuper de tout ça, et se met en devoir d'étaler la nourriture sur la table. Il a l'air triste et semble mordre dans sa lèvre inférieure pour s'empêcher de crier... Ses gestes sont violents et saccadés, comme s'il voulait se débarrasser de cette corvée au plus vite... Il est peut-être déçu de ne voir que moi ici. Après tout, on ne se connaît pas vraiment. Il me conseille de ne pas manger trop vite et de faire des réserves.
Je l'entends à peine, j'ai déjà englouti la moitié d'une tranche de lard avec une bouchée de mie de pain. Par le ciel, ce que c'est bon ! Sentir cette bonne nourriture me glisser tout au fond du corps, c'est impossible à décrire ! Je sens ma peau se retendre et mes muscles revenir à la vie. Je m'efforce de manger lentement, car je pourrais me faire du mal, mais c'est difficile ! Alors que j'ai la bouche pleine, je lui demande s'il a faim - vestiges de politesse pas tout à fait détruits -, mais il me répond que non, et qu'il préfère tout me laisser.
Les premières bouchées avalées, je me calme un peu et m'intéresse à lui. Il ne me regarde pas manger - je préfère, car ça me gêne -, mais semble plongé dans ses pensées. Le silence entre nous est un peu pesant, alors je lui raconte ma vie, sans me soucier que ça l'intéresse ou pas. Il y a quelques minutes, j'en étais presque à me demander si j'allais pas me laisser mourir, alors le son de ma voix me paraît miraculeux.
Je lui raconte qu'en fait, j'étais pas une pute, mais une danseuse. Je sais qu'ici ça veut presque dire la même chose, mais ça l'était pas pour moi. C'est par hasard si je me suis retrouvée à vendre mon corps. J'ai même essayé d'autres petits boulots, mais quand j'ai constaté que tous mes employeurs essayaient systématiquement de me peloter, voire pire, je me suis dit que finalement ça devait être ma voie. Au départ, je faisais que danser, et ça me convenait. Mais quand j'ai vu les biffetons qu'on était prêt à me donner en échange de davantage, forcément, et bien...
Qu'est-ce qu'il doit penser de moi... Je lui demande si ce que je lui dis ne le choque pas. Il me réponds que non, que sa propre mère était prostituée, et qu'il connaît la chanson. Oui, après ce que Hagen m'a dit de lui, je suppose que plus rien ne doit le choquer. Finalement, si je lui parlais de lui ? Je lui rapporte ce que Hagen m'a raconté à son sujet, et je vois un très léger sourire flotter sur ses lèvres. Comme s'il évoquait des bons souvenirs... Il était le caïd ici, pendant un moment, non ? Le gang des voleurs volants, je me souviens ! Il avait deux amis avec lui en plus du gang, c'est ça ?
Il se lève et se dirige vers la chambre du fond. Je crois que c'était la sienne. Je me sens bien repue maintenant, et je m'essuie les mains sur ma chemise avant de le suivre. Il inspecte les lieux comme s'il cherchait quelque chose, puis son visage semble s'illuminer comme s'il comprenait un mystère qui lui avait été longtemps caché... Il a vraiment l'air d'un grand seigneur, dans cette lumière et habillé comme il l'est... J'aurais fait n'importe quoi pour un client comme lui...
Et... après tout, c'est un homme, non ? Malgré ce que Hagen m'a dit sur Clemens et lui, il doit... aimer les filles sans doute... Je veux pas qu'il pense que je paie mes dettes... mais j'ai jamais rien eu gratuitement depuis que je suis née... Alors, je m'approche de lui et je commence à lui enlever sa cape. Elle est très douce, quoiqu'un peu poussiéreuse aux bords... En dessous, il porte une courte veste en cuir avec des ailes brodées dessus.
Il ne me repousse pas mais ne se met pas à l'aise non plus. Il semble comme hypnotisé par les murs de la chambre... Il ne me voie pas. Je me mets face à lui pour qu'il me regarde, et tout d'un coup j'ai honte. Je suis laide, maigre et sale... Comme je veux pas qu'il voit que je pleure, je me mets à genoux et je commence à déboucler les lanières de cuir qu'il porte tout autour de lui. En tout cas, j'essaie. Comment on enlève ces trucs ?!
Je m'énerve dessus et je l'entends soupirer "arrête ça" au dessus de moi. Je ne bouge plus, et la honte me saisit de nouveau. Bien sûr qu'il ne veut pas de moi. Je suis totalement conne ! J'suis qu'une souillon avec la peau sur les os ! Même un vieux lépreux voudrait pas de moi !
Je me mets à pleurer franchement, sans pouvoir m'arrêter ! J'ai le ventre plein, mais tout le reste est vide ! Ce repas, ce n'est qu'un petit bonheur qui passera vite ! Quand il sera parti, je me retrouverais de nouveau seule, condamnée à bouffer lentement les merveilleuses choses qu'il m'a offertes, puis à crever comme une chienne !
Il s'abaisse jusqu'à moi et touche ma joue. On dirait un ange venu d'un autre monde... rien à voir avec les morts-vivants d'ici... Pourtant, il est né ici, tout comme moi. Qu'est-ce qui a changé pour lui, qu'est-ce qui l'a transformé ? C'est pas que la nourriture... Lui, il a un but, une raison de vivre... C'est sans doute ça...
Je lui demande entre deux sanglots s'il me trouve laide. Il me répond que non, pas du tout. Y a sûrement plus romantique comme conversation, mais à vrai dire j'ai jamais connu mieux. Oui, je lui avoue : j'ai toujours aimé faire l'amour, j'ai pas honte de le dire. Mais je l'ai rarement fait en vérité... Si cette fois peut rattraper toutes les autres, alors je mourrai heureuse. Si tu ne veux pas de moi, tu as qu'à le dire. Il me répond, très calme, qu'il s'est toujours refusé à payer une femme pour ça, que c'était contre ses principes. Tu me devras rien d'autre que ce que tu as déjà apporté ! Et si c'est vraiment au-dessus de tes forces... dormir l'un à côté de l'autre, comme un frère et une soeur... Mais ne me laisse pas seule tout de suite ! Reste un peu avec moi ! Regarde, je suis pas si sale !
J'écarte mes cheveux qui me tombent sur la poitrine, et je vois sa main se glisser sous la bretelle de ma robe. Ne te force pas si tu ne veux pas... Y'aurai rien de pire, vraiment... Mais il me prend dans ses bras, très tendrement, et me pose sur le lit...
Je me souviens... de cette mélodie... c'est bien celle-là... une dernière fois...
