LES BAMBOUS D'ACIER
(septembre 844)
Darius Zackley

L'hiver sera rude et précoce cette année. De la fenêtre de mes appartements privés de la forteresse du bataillon, je peux déjà le constater. Il n'y a peut-être déjà plus le temps... Mais je sais qu'ils le feront tout de même.

Le sort du bataillon a de nouveau été âprement discuté à la chambre des députés. La dernière expédition a soulevé nombre de critiques, car personne ne l'avait autorisée. Si elle s'était mal passée, ce régiment aurait été dissout immédiatement. Mais elle a été un succès, et nombreux sont les personnalités de premier plan à avoir applaudit cette audace. Le roi Fritz s'est montré nonchalant, comme à son habitude, et a affirmé s'en remettre à l'avis de la majorité.

Les matériaux rapportés par les courageux explorateurs ont fait les délices des curieux, des artisans et forgerons de toutes les villes du royaume. Au vu de la petite quantité disponible, il est difficile de présager des usages futurs que l'on pourrait en faire, mais pas mal de mécènes sont déjà sur les rangs afin de financer des expéditions dans le but d'en rapporter davantage. Sans compter les riches donateurs que l'appel de l'aventure fait toujours rêver...

Les conservateurs n'ont donc pas eu gain de cause. Ce qui me réjouit. Les résultats du bataillon d'exploration m'ont toujours tenus à coeur ; c'est bien pour cette raison que je fais d'importants dons réguliers - et anonymes - afin que cela dure. Ainsi, les fonds seront sûrement assez importants pour monter une nouvelle expédition avant la fin de l'année. Avec les nouvelles recrues qui viennent de prêter serment, les rangs du bataillon sont réparés, et on peut espérer une sortie qui ira plus loin que les précédentes. Les gradés du régiment sont déjà en train de préparer l'évènement. Ils ont un intérêt à ce que tout se passe le mieux possible, ainsi, après l'hibernation annuelle du bataillon, les esprits seront toujours positifs pour la nouvelle année.

Le seul qui ne semble pas enthousiaste est Keith Shadis. Il s'imaginait rester bien au chaud dans ses pénates pour les derniers mois. Cependant, il a sa part de ce succès, il a autorisé l'expédition secrète ; mais j'ai l'impression qu'il ne l'assume pas très bien... C'est comme s'il regrettait cette décision... Je dois bien dire qu'il m'inquiète. Son moral semble être au plus bas, et ce n'est pas bon pour un leader. Heureusement, il est bien entouré, par des militaires plus jeunes et talentueux. Avec cette jeunesse visionnaire, on peut espérer percer un jour le mystère des titans.

Et mettre à genoux cette aristocratie qui se vautre dans sa propre merde.

On a le tort de m'assimiler à cette clique. Ma charge m'oblige à me mêler à eux plus souvent que je ne le voudrais, mais je suis avant tout un militaire. Leur argent et leur influence sont utiles, mais ça s'arrête là. Je ne lèche le cul de personne, contrairement à ce qu'on raconte. Quand des espions ayant infiltrés les brigades centrales ont été pendus l'année dernière pour avoir tenté de dévoiler des secrets d'Etat, personne ne s'est douté que j'y avais ma part. Malgré ma position, je ne sais pas tout ce qui se trame entre ces trois Murs, et je ne suis pas un proche du Roi. Je ne dois mon poste qu'à mes états de service et à la fidélité de soldats influents qui ont appuyé ma candidature. Certains seraient ravis de me dégager.

Mais je compte bien rester quelques années de plus. Et je soutiendrais le bataillon d'exploration pendant ce temps. En secret, car si on venait à apprendre que le généralissime, le chef des armées humaines, favorise financièrement un régiment, ce serait un vrai scandale.

Les gradés sont actuellement en déplacement aux quatre coins du royaume pour recruter de nouveaux soldats parmi les cadets des diverses promotions. Il règne une certaine effervescence, du genre que seule la perspective d'une grande expédition peut susciter. Même les journaux de Mitras en ont parlé, alors qu'en général cela n'intéresse guère les bourgeois ; la crasse et la sueur que nécessitent le métier de soldat sont tellement éloigné de leur quotidien que cela aurait pu être deux mondes différents. Mon rôle est entre autres de faire communiquer ces deux mondes. C'est toujours difficile.

Enfin, après ce dernier grand évènement - qui se déroulera bien si j'en crois les éléments exceptionnels dont dispose à présent le bataillon -, les fêtes de fin d'année calmeront les esprits et feront de nouveau cohabiter progressistes et conservateurs dans une relative bonne entente ; jusqu'à l'année prochaine. Et les explorateurs pourront se reposer et même se faire dorloter aux frais de l'Etat ! Ils ne l'auront pas volé ! Quand j'entends les commérages autour de moi sur leur soi-disant oisiveté, il m'est difficile de rester stoïque.

Mais la neutralité de ma fonction doit être absolue. Du moins, en apparence.