LES BAMBOUS D'ACIER
(septembre 844)
Keith Shadis

La visite du généralissime ne me fait pas vraiment plaisir. Mais avec tout le bordel que cette expédition a généré, il fallait m'y attendre.

Ils ont bien réussit leur coup. Grâce à eux, la cote du bataillon n'a jamais été aussi haute. Je dois me rendre sans tarder à Trost afin de négocier un surplus de matériel avec les brigades spéciales. Depuis qu'ils ont un nouveau fournisseur - la guilde Lang ayant fait faillite -, ils sont plus frileux à coopérer, mais avec le document officiel qu'on vient de me remettre, ça ne devrait pas poser de problème. Dork déteste qu'on lui rappelle que les besoins du bataillon sont bien plus importants que ceux des autres régiments...

Erwin est parti avec ses hommes à la ville industrielle pour traiter parler avec les riches artisans. Avec un peu de chance, il nous obtiendra un rabais intéressant. Mais je me doute que ses interlocuteurs auront d'autres idées en tête. Ils ne doivent penser qu'au nouveau minerai rapporté de l'extérieur, et pour lequel certains ont déjà dû trouver des applications. C'est également pour ça qu'il est parti là-bas. D'ordinaire, il préfère voyager seul, mais son escouade rechignait à le laisser y aller seul. Je ne peux pas les accuser de tirer au flanc et de vouloir se planquer ; ils ont fait leur part. Et même bien plus.

Je ne regrette pas qu'ils soient revenus sains et saufs. Mais au fond, j'aurais préféré qu'ils ne trouvent rien. On aurait attendu l'année prochaine pour une autre expédition, mais à présent, nous sommes très sollicités. Et je crains qu'on nous demande l'impossible. Je croule déjà sous une pile de doléances d'entreprises de minage et de guildes qui tiennent à ce que nous leur rapportions davantage de minerai. Mais les explorateurs ne sont pas des mineurs, bon sang ! Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps dans de telles activités, qui en plus posent certains problèmes techniques. Des civils envoyés par leurs patrons se sont même proposés de nous accompagner en expédition afin de procéder à des examens plus approfondis...

Ce n'est pas le travail du bataillon. Nous sommes des soldats, des guerriers, dont le but premier est de découvrir l'origine de la menace des titans. Nous ne pouvons pas veiller sur des civils sans défense. Ce genre d'expédition a déjà eu lieu paraît-il, mais je doute qu'elles se soient bien finies... Ces idiots ne se rendent plus compte du danger au dehors, ils ne voient plus que les profits éventuels.

Je les vois plus que jamais, ces dangers. Même si on nous prévoit une fin d'année calme, le vent est déjà bien plus froid que le mois dernier. Le temps peut se gâter, et en général nous ne partons pas à cette époque de l'année. Mais les pressions sont fortes, et Erwin ne veut pas la voir retomber d'ici à l'année prochaine ; il estime que le bataillon doit s'illustrer par une expédition héroïque afin que les avis soient encore favorables l'année prochaine.

Si je l'écoutais, nous aurions des expéditions tous les mois. Et cette année a été chargée déjà. Il est très enthousiaste ; et sa nouvelle équipe le rend encore plus sûr de lui. Je n'en suis pas sûr, mais... il me semble qu'on murmure dans mon dos qu'il pourrait me remplacer au pied levé. Mais je ne crois pas. Et même si c'était le cas, je n'ai pas décidé de tirer ma révérence. Je suis encore le major, et je compte le rester jusqu'à ce que mes nerfs lâchent... ou que je meure.

Quelque part je me dis que s'ils étaient revenus bredouilles, Erwin aurait perdu de sa superbe, et aurait constaté que tous ses plans ne sont pas infaillibles. Cela lui aurait servit de leçon, et... Aah, je n'en reviens pas de médire ainsi d'un homme qui se tient à mes côtés depuis ma nomination... Je me sens aigri, et je me demande à la longue si je suis encore capable d'inspirer les explorateurs. Ai-je perdu le feu sacré ? Ce feu qu'Erwin possède bien, lui, et que je lui envie ? Il est encore jeune, à son âge, j'étais animé de la même passion. Mais si j'avais su tous les soucis que j'acceptais d'assumer, peut-être serais-je resté simple chef d'escouade... Je n'avais aucune idée du poids de cette charge... Erwin doit s'en douter, il est mon bras-droit et voit tout ce que je dois endurer.

Je dépose la liasse de documents que je suis en train de lire et me frotte les yeux. Ca aussi, c'est une plaie. Ma vue commence à baisser à force de me concentrer sur toutes ces pattes de mouche... Je me lève et fais craquer mon dos. Le son qu'il produit se fait de plus en plus souvent entendre ces derniers temps ; il m'arrive même d'avoir du mal à me lever... Je dois réellement me faire vieux. Mais je ne m'avoue pas vaincu, le major le plus âgé du bataillon est resté en poste jusqu'à ses soixante ans. Et il était relativement en forme. Je ne suis pas sûr de rester aussi longtemps...

Oui, j'aurais bien apprécié de rester ici pour la fin d'année, au lieu d'aller me geler les fesses à l'extérieur... Si une expédition doit être menée, elle nous portera encore au-delà des terres inconnues. Hanji m'a avoué que la mine qu'ils ont explorée ne serait pas assez vaste pour abriter le bataillon au grand complet, il faudra donc trouver une autre option. Mais nous iront dans cette direction. Une carrière de pierres indique toujours la proximité d'une ville ou d'un village, et donc d'un avant-poste potentiel.

Dans l'immédiat, je me dois d'accueillir comme il se doit les nouvelles recrues venues des brigades d'entraînement. De la conviction, Keith, et une voix forte et autoritaire, c'est ce dont ils ont besoin.