LES BAMBOUS D'ACIER
(septembre 844)
Livaï

Cette fumée pique les yeux, c'est désagréable. Je mets mon foulard sur mon visage pour filtrer toutes les saloperies que l'air porte difficilement jusqu'à moi. Je semble être le seul que ça gêne.

Les habitants du coin ont la peau très blanche mais noircie par le contact des matières brutes travaillées dans leurs ateliers. Une fine poussière sombre recouvre tout et le son des marteaux battant le fer chaud résonne partout à différentes distances. Il fait très chaud, et je me sens déjà suer à grosses gouttes sous ma veste. Steffen ne m'avait pas vendu ce voyage avec tous ces détails, si j'avais su, je ne suis pas sûr que j'aurais accepté...

Erwin évolue avec aisance dans les rues étroites et encombrées du centre-ville. Les maisons de travers semblent assemblées de bric et de broc. C'est étrange quand on sait que cette cité a été édifiée sur ordre du gouvernement afin de centraliser la fabrication du matériel militaire. Comme les normes sont les mêmes pour tout le monde, il n'y a pas de mystère sur les méthodes des artisans. Mais tous ne fabriquent pas des dispositifs de manoeuvre ; d'autres travaillent à leur compte pour l'amélioration de l'urbanisation, mais aussi sur de simples outils du quotidien.

Tandis que j'avance derrière mes camarades, je distingue de gigantesques pièces de machinerie en plein test, entourée de types qui font de grands gestes et hurlent pour se faire entendre. Ca crache de la fumée et je me mets à tousser. J'y vois trouble et j'essaie de pas perdre mes camarades. C'est pas que l'idée de me perdre me fasse peur - j'ai connu bien pire, comme ambiance -, mais j'ai l'espoir d'atteindre un endroit plus aéré...

On trace notre route au milieu de diverses échoppes dont les propriétaires font la démonstration de leur talent, assis à de petits établis avec vue sur la rue. Il y en a de tous les âges, du jeune rêveur fou ou vieil inventeur à moitié myope. Ils ont tous l'air de se plaire ici ; faut dire qu'ils disposent de tous les outils possibles et imaginables pour fabriquer ce qui leur passe par la tête.

Enfin, la rue s'élargit et on débouche sur une place au pavé bruni par le feu et la suie. On y respire mieux, et j'abaisse mon foulard. En jetant un regard au-dessus de ma tête, je constate la présence de ce qui ressemble à un énorme réservoir dont s'échappe une vapeur grasse et très noire. Heureusement, elle est guidée vers le haut par des tuyaux qui l'empêche de retomber sur la ville. Même si l'air est plus pur ici, les odeurs sont toujours bien là et je peux pas m'empêcher de froncer le nez... Comment ils font pour s'y habituer, ces gens ? Ils sont pas humains...

D'un bâtiment proche, surmontée d'une enseigne montrant deux épées entrecroisées, sort un type, portant un tablier et des gants, tous noirs de saleté évidemment. Je fais en sorte de pas trop m'approcher de lui, même si je sais qu'on est là pour l'image de marque d'Erwin. Le type se frotte les mains sur sa blouse - ce qui ne nettoie rien du tout - et en tend une à Erwin. Il la lui serre en toute confiance. Tandis que je me fais violence pour ne pas lui hurler de s'essuyer tout de suite, il nous désigne au type qui incline la tête vers nous. Mike, Steffen et moi montrons des visages volontairement fermés et peu sympathiques afin de donner le change, mais Erwin garde le sourire.

Le type se présente comme étant Rein Maja, l'actuel dirigeant de la guilde du même nom. Je suis surpris, il a plus l'air d'un forgeron crasseux que d'un chef d'entreprise. Je lui donnerai peut-être dix ans de plus qu'Erwin, et ses cheveux sont déjà grisonnants. Je remarque qu'il a un oeil bizarre, en verre probablement ; ou en métal... Je ne savais pas qu'on fabriquait ce genre de substitut... Ca ne sert pas à grand chose d'un point de vue fonctionnel, mais ça fait illusion pour ce qui est de l'esthétique.

Apparemment c'est avec lui qu'Erwin est venu traiter. Il nous invite dans le bâtiment principal de son commerce et, une fois passé le seuil, les sons du dehors s'atténuent un peu. Je fais le tour des lieux des yeux et constate que c'est assez propres selon les standards en vigueur dans le coin... Une femme - probablement celle du maître des lieux -, se propose de nous installer dans une salle d'attente pendant que notre chef discute avec le patron.

Mike renifle et décline la proposition, préférant aller se balader dehors. Steffen décide de le suivre, et je me retrouve devant un dilemme. Rester ici à attendre me donne déjà envie de mourir lentement, mais... Je demande à la dame s'il y a du thé ici. Elle me répond que non. Et merde. Bon, dans ce cas, je viens avec vous, les gars. Je me dirige avec eux vers la sortie mais je lance quand même un regard appuyé vers Erwin qui va s'enfermer dans une autre pièce avec Rein. Il me répond silencieusement que tout ira bien et je sors plus tranquille.

Nous revoilà dans le bruit et la crasse. Mes camarades m'emmènent vers un autre quartier qu'ils me jurent plus tranquille et pittoresque. Et en effet, les rues deviennent plus claires et colorées par ici. Du linge sèche aux fenêtres et des voix de femmes chantonnent au-dessus de nos têtes. Il s'agit du quartier d'habitation. On y trouve les mêmes commerces que partout ailleurs, mais surtout des boutiques de curiosités. Les petits artisans locaux, qui ne travaillent pas pour de grandes firmes comme la guilde Maja, font leur beurre ici.

On déambule pendant un moment dans des petites ruelles plutôt accueillantes quand Steffen tombe en arrêt devant une charrette remplie de... choses que je n'ai jamais vues. Un type est à côté, occupé à décharger le tout dans une réserve. Steffen signale sa présence à l'honnête homme et montre son insigne du bataillon. L'homme hoche la tête, et Steffen se saisit d'un des objets pour me le montrer.

Ca ressemble à un tube en métal gris mat. Il y en a de plusieurs tailles et longueurs. Steffen me le donne et je constate que c'est plus léger que ça en a l'air. A bien y réfléchir, ça ne doit pas être du métal. Mike explique que ce sont des bambous d'acier, des plantes en vérité. On les récolte près des mines de fer dans les montagnes du Mur Sina. Ces plantes ont la faculté d'absorber le fer contenu dans le sol et finissent par devenir des bambous d'acier après plusieurs années. Leur récolte et leur taillage est difficile car leur dureté est inégalable.

Je leur dis que c'est très bien tout ça, mais en quoi ça nous concerne ? Steffen m'entraîne un peu plus loin et me montre un forgeron en train de travailler un bout de bambou. Cette forme... elle est familière. D'accord, j'ai compris. Les bonbonnes de gaz sont en bambous d'acier. J'avais jamais remarqué que c'était pas du métal.

Steffen précise que les métaux connus exploseraient à l'activation des gaz. A moins de fabriquer des contenants très épais, ce qui alourdirait considérablement l'équipement. Or, les soldats ont besoin d'être les plus légers possible. Ok, je te suis. Et ces bambous, eux, sont à la fois très solides et légers, ce qui règle le problème. Effectivement, c'est ingénieux. C'est une chance qu'on les ait découverts.

Dans ces ateliers, les bambous sont transformés pour ressembler aux bonbonnes qu'on connaît. Ils sont naturellement creux et les plus larges servent à cet usage ; les autres sont fondus avec du métal ordinaire pour l'améliorer et composent presque tout le reste de l'équipement métallique des soldats.

En clair, le bambou d'acier, c'est la vie.

Mike en est à m'expliquer comment on fabrique le gaz - à partir d'une pierre aux propriétés explosives - quand je me mets à me demander ce que fait Erwin...