CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI
(octobre 844)
Greta Elfriede

Je me mets à l'écart des autres, et ça commence à se voir. Steff et Mike me lancent des regards suspicieux. Quant à Livaï, j'ai pas besoin d'en savoir plus pour comprendre pourquoi il n'est pas venu me voir pour me poser la question. C'est comme s'il attendait quelque chose de moi...

Il est l'heure du repas, j'hésite à m'asseoir avec l'escouade. Si jamais la conversation dérive vers ce sujet, je risque de craquer. Pour tout dire, je n'ai pas vraiment d'appétit. Je me présente avec les autres pour avoir l'air normal, comme d'habitude, mais en moi c'est un vrai foutoir. Je me sens à la fois si nulle et si faible...

Il est évident que Livaï n'a rien révélé à Erwin sinon j'aurais été convoquée. Mais... peut-être le serais-je à son retour, comment savoir ? La seule idée qu'il puisse être au courant de tout me terrifie... Et le silence de Livaï sur tout ça m'inquiète aussi. Sait-il réellement ce qui s'est passé ? Se croit-il vraiment responsable de sa mésaventure ? S'il joue avec moi, c'est vraiment cruel ! En plus, il ne dit rien à ce petit con de Ansgar, qui se croit permis de descendre tout le monde parce qu'il conduisait le chariot !

Ma soudaine notoriété ne m'a pas dérangée au départ ; mais maintenant je me sens comme un imposteur... Je mérite pas tout ce tapage. J'ai aussi reçu les honneurs du major, mais pourquoi finalement ? Je n'ai fais que mon devoir après tout, on ne devrait pas recevoir des félicitations pour ça, ou alors tous les survivants devraient y avoir droit... Ce n'est pas vraiment juste. Sans compter les commérages à propos d'Erwin que certaines mauvaises langues chargent de tous les torts...

L'ambiance du bataillon est devenue intenable. Les soldats ont hâte de rentrer chez eux pour l'hiver, ils sont à cran, mais l'année prochaine la tension sera retombée. Moi aussi j'ai besoin de repos... Je peux donc faire l'effort de manger avec eux pendant le temps qu'il reste. Je me dirige vers leur table avec mon plateau repas.

Heureusement, ils sont déjà en train de discuter. Mike demande à Steffen ce qu'il compte faire cet hiver. Bien évidemment, il va rentrer à Yarckel voir les siens. Je les interromps avec désinvolture pour dire que je ferais pareil. Ma famille a toujours beaucoup tenu à la tradition des fêtes de fin d'année et il est hors de question que je les rate. Et puis, les décorations de Yarckel sont toujours magnifiques. On a même mis au point un nouveau divertissement qui s'appelle "feux d'artifice" qui promet d'être grandiose si ça marche bien.

Mike, lui, reste silencieux sur son emploi du temps de fin d'année mais il sourit en coin en fixant quelque chose que je distingue pas. Bah, c'est sa vie privée, j'ai pas à m'en mêler. Livaï prend part à la discussion alors qu'il était resté à l'écart jusqu'à maintenant et demande pourquoi on fête le passage d'une année à l'autre ; à quoi ça sert, concrètement ? Je remarque alors que c'est sans doute son premier Yule, vu qu'on devait pas le fêter en bas. C'est difficile d'exprimer pourquoi on célèbre ce genre de chose, que je lui réponds ; c'est sans doute la joie d'être en vie et d'avoir vécu une année de plus. Comme les anniversaires, sauf que là c'est pour tout le monde.

Il n'a pas l'air de vraiment comprendre et son visage reste maussade. Pourquoi devrait-on se réjouir du jour de sa naissance, pour lui c'est un jour comme un autre, et puis il ne sait pas quand il est né. C'est triste, à y penser... J'ai envie de le réconforter mais je pense que ça passerait pas. La présence du bandage autour de sa tête me mets mal à l'aise, alors que j'avais réussi à me détendre un peu... Je détourne le visage et c'est alors que mes yeux et mes oreilles captent autre chose, d'encore moins agréable.

Ansgar vient de faire son entrée, avec une véritable petite cour de suiveurs qui boivent ses paroles tous les jours. Il se dirige vers la table du mess pour se servir, tout en palabrant à son habitude sur ses exploits récents. Avec ses airs supérieurs, il se voit déjà chef d'escouade, celui-là.

Bon sang, le son de sa voix a le don de m'énerver. Ce serait méchant de ma part de penser que je regrette de l'avoir sauvé, mais... faudrait vraiment qu'on le remette à sa place. Je comprends qu'il soit heureux d'être vivant et que c'est peut-être sa façon de l'exprimer, mais il va trop loin. Je cesse de le regarder sinon je vais attirer son attention et il va encore chanter mes louanges au point de me faire enrager. Contrairement à lui, je le vis pas si bien.

Mais lui et ses amis passent à côté de notre table. Il ne dis pas un mot dans un premier temps et se contente de regarder Livaï se façon ostensible en reniflant avec mépris. Je jette un oeil sur mon coéquipier ; il soutient le regard de Ansgar sans faiblir mais je ne vois aucune menace chez lui. Il accepte la critique silencieuse sans se révolter, et c'est peut-être sa passivité qui me fait le plus mal dans tout ça... J'aimerais qu'il se rebiffe, se mette en colère, lave son honneur en lui filant une bonne raclée ! Car à le voir ainsi... j'ai tendance à penser que j'y suis finalement pour rien... Et je ne sais pas comment y réagir...

Ansgar nous dépasse finalement, très lentement, et je soupire en me disant que c'est passé et qu'on va pouvoir revenir à des conversations plus légères. Mais mes oreilles captent une phrase, une simple phrase, qui tout à coup fait céder quelque chose en moi.

"L'armée ne devrait pas entretenir les boulets."

Je serre les lèvres, les poings, mes ongles enfoncés dans mes paumes, et je me raidis. Je l'ai bien entendu ; il ne l'espérait peut-être pas mais c'est arrivé. Je perds le contrôle pendant un instant. Comme dans un rêve, je me dirige vers Ansgar - sans que personne ne m'arrête - et lui assène un coup de genou dans le dos. Il trébuche en avant, son plateau vole avec la nourriture dans les airs et tout le monde se tourne vers nous. Le brouhaha des conversations s'est tu. Tout le monde nous regarde, mais je m'en moque. Je suis tendue vers un seul objectif : faire regretter à Ansgar les propos qu'il tient depuis plus d'une semaine sur Livaï, les lui faire payer autant que possible avant que quelqu'un ait l'idée de me stopper. Merde, si Livaï le fait pas lui-même, alors je vais m'en charger !

J'en suis à le rouer de coups par terre quand je sens le bras puissant de Mike m'attraper par derrière. Le visage de Livaï apparaît devant moi - il jette un simple coup d'oeil à la silhouette geignante et recroquevillée - et me met une petite gifle en m'ordonnant de me reprendre. Mais tu comprends pas ?! Ce sale type dit que des conneries ! Il a pas le droit de te descendre comme ça ! Tu es le meilleur d'entre nous, il faut qu'il le sache ! Qu'il sache combien de vies tu as sauvées avant même qu'il mette les pieds ici ! Je suis pas une héroïne ! Ni lui ni moi ne méritons plus que toi le repas que nous mangeons ! J'en peux plus de ses bêtises !

Mike et Steffen réussissent à me calmer et j'aperçois quelqu'un soutenant Ansgar par les épaules. Son visage est en sang, et il semble inconscient. Je me sens un peu honteuse d'avoir tabassé ce jeune, et par derrière en plus, mais... je devais le faire ; même si c'est indigne d'un vétéran. Erwin pourra me punir pour ça, c'est pas grand chose à côté de la mort que j'ai failli provoquer...

Je regarde Livaï dans les yeux en espérant qu'il puisse lire dans mes pensées. Pourquoi tu ne dis rien ? Si tu disais la vérité à tout le monde, je me sentirais pas si mal ! Je peux pas le faire, j'en ai pas le courage ! Erwin, il... je ne veux pas qu'il le sache... mais en même temps, si je pouvais être débarrassée de ce poids !...

Il plisse les yeux, comme s'il avait vraiment compris mon mal-être, mais se contente de me tapoter la tête en murmurant que je vais sans doute avoir droit à un blâme et à des corvées après ça. Les blessures d'Ansgar ne sont pas si graves, mais c'est un comportement que le bataillon n'autorise pas en règle générale, les conflits devant se régler avec un supérieur comme médiateur. Je sais, j'ai déconné. Mais après tout, Livaï, toi aussi ça t'es arrivé, avec Erwin, rappelle-toi. Ca me paraît si loin...

Et ça fait du bien quand même.