CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI
(octobre 844)
Livaï
Cette journée était franchement ennuyeuse, mais je suppose que je vais devoir m'y habituer. Pendant l'hiver, seule une poignée d'explorateurs restera au quartier général, l'ambiance risque d'être calme. Steffen et Greta vont retourner dans leurs familles, alors j'essaie de profiter de leur compagnie du mieux possible.
Greta est redevenue elle-même. Durant notre patrouille à Shiganshina, elle m'a informé qu'elle avait tout dit à Erwin et en a profité pour me faire ses excuses officielles. J'ai pas su quoi répondre, j'ai pensé qu'elle avait pas à s'excuser, alors je lui a seulement dit que c'était oublié et qu'il fallait penser à l'avenir maintenant. Ca m'a fait beaucoup de bien de la revoir joyeuse et positive. Et Ansgar a cessé de me casser les couilles, ce qui est appréciable, je dois bien l'avouer.
Hormis notre boulot de bûcheron et nos occupations à Shiganshina et à Trost, il n'y a pas grand chose à faire. La hiérarchie est toujours de mise, mais les soldats sont un peu livrés à eux-mêmes. C'est seulement par bonté qu'on aide Hannes et la garnison de Shiganshina, aucun ordre en ce sens ne nous a été donné. Les entraînements ne sont plus menés de façon rigoureuse, chacun se fait ses propres exercices. Je continue de me maintenir en forme quand même. Ne pas utiliser le dispositif pendant trois mois sera difficile... Je me demande si je pourrais pas me permettre un petit vol de temps en temps, histoire de me défouler.
Quand Erwin est venu nous rejoindre pour casser les bûches, on était vraiment comme une famille. Les anecdotes sur les uns et les autres ont fusé. J'ai ainsi appris qu'Erwin avait toujours été jaloux que Mike soit plus grand que lui et avait espéré étant jeune qu'il le rattraperait un jour. Bah, pour moi, ce sont quand même deux géants. Greta, elle, a révélé que Steffen avait l'habitude de courir tout nu dans le jardin familial quand il était petit, ce qui mettait toujours ses parents en rogne ; et pour le rattraper, il fallait que tout le monde s'y mette. Steffen s'est montré un peu gêné mais c'était marrant, comme histoire.
Quand Greta m'a demandé de lui raconter quelque chose sur ma vie, sur mon enfance, je n'ai pas trouvé de chose comparable. En les écoutant, je me suis rendu compte à quel point leur vie a été différente de la mienne. Je voulais vraiment partager quelque chose avec eux, même si c'était pas grand chose, car je voulais pas pourrir l'ambiance. Alors je leur ai raconté une de mes premières vraies bagarres, avec un môme des bas-fonds. Il avait insulté ma mère - j'étais déjà orphelin à l'époque - alors j'ai insulté la sienne. On s'est battus sur le seuil de sa porte pendant au moins cinq minutes avant que sa daronne se ramène. Elle a essayé de nous séparer mais rien n'y faisait. Alors Kenny, qui me cherchait, est intervenu, m'a attrapé par la peau des fesses et m'a calé sous son bras comme un sac. Je me souviens bien que la bonne femme a conseillé à Kenny de "tenir son môme en laisse" et Kennny a répondu que c'était une bonne idée et qu'il y penserait. Il m'a passé un petit savon après ça parce qu'il voulait pas qu'on se fasse remarquer.
Cette histoire les a intéressés mais ils ne l'ont pas trouvée très drôle. Je suis pas bon pour raconter, et c'était peut-être pas ce qu'il y avait de meilleur à dire mais c'est ce qui m'est revenu en mémoire. Greta m'a demandé qui était Kenny, si c'était mon père ou quoi. Je lui ai dit que c'était probablement mon père mais que j'ai jamais su. Elle a eu l'air très triste tout à coup. Aucun ne m'a posé davantage de question sur les détails, et je les en remercie, j'aurais pas été à l'aise... Mais au moins, j'ai aussi pu raconter une petite histoire ; il n'aurait pas été juste qu'ils soient les seuls à se livrer et que moi je ne donne rien. Je me suis senti encore plus proche d'eux après ça ; mais je tiens quand même pas à tout leur raconter.
Après la récolte de bois, quand toutes les bûches ont été mises en réserve, Erwin m'a demandé de passer à son bureau car il avait quelque chose d'important à me donner. Il l'a dit sans me regarder, ce qui ne lui ressemble pas. Il fait toujours attention de bien me fixer dans les yeux quand il me demande de faire quelque chose, car il veut tout de suite s'assurer si je suis d'humeur ou pas. Il garde cette petite méfiance envers moi, il a toujours un peu peur que je fasse le rebelle ou que je l'envoie balader. Il m'arrive d'en avoir envie... mais Erwin a toujours de bonnes raisons d'agir comme il le fait. Je prétends pas pouvoir deviner tout ce qui tourne dans sa grosse tête, alors je préfère m'en remettre à lui. Je lui ai dit que je viendrais après être passé aux écuries voir les chevaux. C'est un rituel, car ces bêtes ont le don de me détendre. Je sors parfois galoper avec ma jument aux alentours. Elle aussi a besoin de prendre l'air.
Me voici maintenant devant la porte de son bureau. Je sais pas ce qu'il m'a concocté mais s'il pouvait me donner quelque chose d'utile à faire, je serais pas contre. Enfin, tout sauf rédiger ses rapports. Je sais que la bigleuse se décharge souvent de cette corvée sur Moblit ; Erwin ne l'a jamais fait, il écrit toujours ses rapports lui-même. Parfois, il me demande de les lire pour savoir si je suis d'accord avec ses conclusions, mais c'est tout. J'hésite entre rentrer sans frapper, comme d'habitude - je sais que ça l'horripile mais très honnêtement, je pense jamais à frapper - ou bien signaler ma présence avant. A tout hasard, je toque quand même ; il se demandera peut-être de qui il s'agit.
J'entends sa voix de l'autre côté me dire d'entrer. Je pénètre dans la pièce et mon regard tombe sur le dos d'Erwin, tourné vers la fenêtre, les mains croisées. Le soleil déclinant dessine parfaitement sa silhouette et projette son ombre sur le bureau derrière lui. Je me rends compte que nous ne nous sommes pas retrouvés dans cette pièce depuis la dernière expédition. Il n'a eu que peu de temps à nous consacrer, trop de problèmes, de soucis à régler... Parfois, je le plains. J'aimerais qu'il lève le pied et passe plus de temps avec nous. ca lui ferait du bien de se comporter comme un simple soldat. Mais je suis pas sûr qu'il s'en contenterai...
Je toussote, dans l'attente qu'il se retourne ; ce qu'il finit par faire et je constate qu'un sourire rapide vient effacer l'expression soucieuse qu'il arborait jusqu'à maintenant ; comme s'il voulait me cacher son état d'esprit. T'as pas besoin de faire ça, Erwin, je sais que tout ne va pas bien dans nos vies, il n'est pas nécessaire que tu donnes le change ; pas avec moi... Enfin... si tu pouvais faire la gueule moins souvent... Je sais que ça me va bien de dire ça, mais...
Je me dis que s'il souriait plus souvent, j'aurais peut-être aussi envie de le faire.
Erwin s'installe dans son fauteuil et m'indique le siège face à lui. En général, je préfère rester debout ; c'est un vieux truc de ma vie de truand : j'aime pouvoir me sauver facilement si ça tourne mal. Mais cette pièce me tranquillise toujours. On ne peut pas y entrer sans la présence d'Erwin, alors quand je sais qu'il est là, je monte pour lire un peu ou boire du thé, selon mon humeur. C'est un endroit qui peut paraître très froid et impersonnel - à l'image de son propriétaire - mais je m'y sens toujours bien.
Aujourd'hui, cependant, j'ai conscience qu'Erwin veut me parler d'un truc important. Il commence par me demander comment je vais. Si j'en crois les autres, je ne suis pas le seul à qui il demande toujours ça en premier. Il s'inquiète de notre santé, ou bien il fait en sorte qu'on le croit. Mais comme il a risqué sa vie pour me sauver sur le champ de bataille, il est directement impliqué par cette question cette fois. Il s'y intéresse vraiment peut-être.
Je lui réponds que tout va bien, que j'ai pas perdu la tête, que mes vertiges ont disparu, et que c'est gentil de demander. Il veut venir vérifier ? Je soulève mes cheveux pour lui montrer la cicatrice, et il ferme les yeux en souriant franchement cette fois. Il dit que ce ne sera pas nécessaire, et me demande directement pourquoi je ne suis pas venu lui dire les choses à propos de moi, de Greta et de l'accident. Je lui réponds que c'était pas à moi de le faire, que je voulais pas mettre Greta dans l'embarras et que je suis finalement content qu'elle l'ait fait elle-même. Erwin affirme alors que je suis vraiment quelqu'un de bien, qui prend soin de ses camarades et veille à leur bien-être. Ca va, n'en fais pas des caisses. Je suis pas un cafard, c'est tout. Tu as été juste toi aussi, d'après ce qu'elle m'a dit.
Je ne lui révèle pas que je savais qu'il le serait, car j'aimerais qu'il aborde la véritable raison de ma présence ici.
Erwin décroise les doigts de sous son menton et sort quelque chose d'un tiroir. Il place devant moi une page blanche, portant seulement l'entête du bataillon et un gros titre noir aux lettres compliquées que je n'arrive pas à lire tout d'abord. Aïe, et si c'était un rapport à remplir ? Ca y est, il va me refiler son boulot, comme je le craignais ! Je lève les yeux sur lui, tout en gardant la tête baissée vers le document, et lui demande ce que c'est d'une petite voix qui ne me ressemble pas. Il me répond que c'est une chose que j'aurais dû faire depuis un moment mais qui a été omise. Comment ça ?
Erwin m'indique la feuille et me demande de lire. Je me concentre pour faire abstraction de toutes les petites saloperies qui enjolivent les grosses lettres et prononce à haute voix "Volontés testamentaires". Hmm, ok, c'est quoi ce bordel ? Erwin, tu m'expliques ?
Il m'informe que ce genre de document est en général rempli et signé par tous les explorateurs, soit au moment de leur intégration, soit avant leur première expédition. Mais que comme mon intégration dans le bataillon ne s'est pas passée de façon "normale", certaines choses officiellement incontournables ont été oubliées ; et comme il n'était pas mon chef direct à l'époque, il n'a pas pensé à vérifier si cela avait été fait ; il s'en ait rendu compte il y a seulement quelques jours et cela l'a perturbé.
Je digère toutes ses paroles du mieux possible. D'accord, donc ce document sert à quoi exactement ? Si j'en crois le titre, j'ai une vague idée mais j'aimerais plus de précisions. Je dois y écrire quoi ? Il me répond que sur ce document doivent figurer mes volontés en matière d'obsèques - si je veux être enterré ou incinéré si mon corps est retrouvé - et aussi les ayant droit sur mes biens personnels. Euh... quels biens ? Je lui réponds qu'à part le foulard de ma mère, je n'ai rien qui m'appartienne, tout ce que je possède m'a été donné par le bataillon... Ah si, j'ai quelques fringues achetées en ville, mais pas de quoi en faire un plat. Et mon salaire, oui, je sais. Décidément, je m'y fais pas à ce fric caché dans un compte en banque... A part ça, j'ai rien de particulier à léguer, ou à laisser derrière moi...
Erwin m'ordonne de mettre quelque chose sur cette feuille, même si c'est trois fois rien. Je le sens vraiment à cran, mais pas à cause moi. Et puis, quelque chose m'étonne. Erwin pense toujours à tout, il est pas du genre à laisser de côté ce type de détail, lui qui est très paperasse. Je lui demande comment ça se fait. Il reste évasif mais ce que je comprends c'est que cela ne lui avait pas paru indispensable jusqu'à maintenant. Que...
Toute l'affaire m'apparaît alors clairement, d'un seul coup. Erwin n'a pas ressenti le besoin de me faire écrire un testament jusqu'à présent.
Je sais pourquoi : parce qu'il n'imaginait tout simplement pas que je puisse mourir.
Je réalise alors toute la confiance qu'il a placée en mes talents... peut-être un peu trop... Les derniers évènements lui ont fait revoir son jugement.
Je me mets à penser à toute vitesse. Comment me voit-il réellement ? Qu'est-ce qu'il pense vraiment de moi ? Me voit-il comme un genre de machine à tuer invincible ? Si c'était le cas, ça ne l'est plus maintenant. Qu'imaginais-tu, Erwin ? Que ce n'était pas du sang qui coulait dans mes veines ? Que je n'étais pas fait de la même chair que vous tous ? Et en me posant ces questions, je trouve des réponses à d'autres.
C'est aussi pour ça que je te suis. J'ai l'impression d'être autre chose qu'un truand à la petite semaine, tu me donnes une haute idée de moi-même, tu me pousses à me dépasser... J'ai besoin de ça pour exister. Même si cela implique que tu me prennes pour un espèce d'ange de la mort immortel, je suis prêt à l'accepter. Mais t'as déchanté, pas vrai ? T'as peut-être eu la trouille que je crève, ou un truc comme ça. Moi aussi j'ai eu la trouille de crever pour une telle connerie. Toi et moi, on doit se confronter à une réalité bien plus dure qu'on ne le pensait.
Je demande à Erwin de me prêter sa plume. Ca faisait un bon moment que je n'en avais pas utilisé une, et je n'ai pas exercé mon écriture depuis longtemps, aussi mes premières pattes de mouche sont un peu tordues ; puis le réflexe revient et je continue plus proprement. Je sais que les yeux d'Erwin sont fixés sur ma main qui couvre le papier... Il réalise que je suis en train de rédiger mon attestation d'humanité, qu'une fois que j'aurais terminé et qu'il l'aura en sa possession, il ne pourra plus nier que je ne suis qu'un simple mortel.
Je ne lui dis pas ce que je trace sur le parchemin. Il ne me le demande pas non plus. Une fois que j'ai finis, il n'y jette pas un regard et place la feuille de côté afin que l'encre sèche. Le silence s'installe pendant ces quelques minutes. Mais je me dois de le briser car il est trop pesant. Je l'informe, très sérieux, que je comprends que mon accident lui ait fait prendre cette initiative. Il lève les sourcils, peut-être étonné par mon discernement, par le fait que j'ai vu si clair en lui. Elle était impressionnante cette blessure, c'est vrai. Ce document ne peut pas t'assurer que je ne reviendrais plus jamais avec un bobo ou deux ; je fais pas de promesse que je peux pas tenir. Mais il y a une chose que je te promets : tu ne me verras plus jamais dans un état aussi pitoyable. Et à l'avenir, tu n'auras plus à risquer ta vie pour moi.
Il s'apprête à me dire qu'un explorateur n'abandonne jamais un camarade, même un simple soldat, tout ce baratin qu'il aime répéter, mais je l'arrête. Rien ne justifie ton sacrifice pour si peu de profit. Tu es notre supérieur, c'est à nous de te protéger. Et puis, l'humanité a besoin que tu restes en vie ; moi je suis remplaçable, tu le sais maintenant. Mais pas toi. Alors arrête de te mettre en danger pour rien, sinon je vais me foutre en colère ! Je... je te remercie de l'avoir fait, bien sûr, mais ça doit pas se reproduire. Je ferais tout pour ça. Je l'ai pas écrit dans mon testament, mais c'est mieux si je te le dis, non ?
Erwin ne me répond rien, il hoche la tête pour me montrer qu'il a toujours le dessus sur moi, mais j'espère qu'il a bien imprimé tout ce que je lui ai dit. Il prend le parchemin enfin sec, le plie et le glisse dans une enveloppe qui sera cachetée plus tard par un notaire de Trost. Je me demande s'il la lira une fois que je serais parti. Je ne pense pas, Erwin est quelqu'un d'intègre. Il est peut-être pas toujours très franc, mais je sais qu'il respectera la confidentialité de mes dernières volontés. Elles ne seront connues que le jour de ma mort.
Sera-t-il encore là pour assister à mes funérailles ? Je me jure à moi-même que ce sera le cas. Erwin ne mourra pas avant moi, c'est hors de question. Sans lui, le bataillon fera du sur-place et l'humanité continuera à vivre sous le menace des titans. Il doit vivre pour changer ça. Et je n'accepterai pas que le bataillon disparaisse. Ces gros pontes ont beau dire, on continuera ! Sinon à quoi auront servi tous ces morts ? Alors moi aussi je ferais ce qu'il faut pour qu'il continue d'exister, Erwin peut y compter !
Oui, c'est pour ça que je suis à tes côtés, grande perche. On les sauvera ensemble, comme tu me l'as demandé ce jour-là. Si mon sacrifice contribue à ton dessein, alors je mourrai heureux.
Bon, c'est pas tout ça, mais tu as autre chose ? Nan, parce que sinon je t'emprunterais bien un autre tome du "Royaume des Trois Déesses". Bouquiner pendant les longues soirées d'hiver, c'est encore ce qu'il y a de plus agréable. Mais il m'invite plutôt à goûter le thé que je lui ai ramené de Karanes. Hmm, le vert j'aime pas trop, tu sais bien.
Bon, ok, mais tu fais le service.
