UN TEMPS DE PAIX
(novembre 844)
Livaï
Je regarde mon haleine se condenser devant mon visage en fines volutes transparentes et frotte mes bras. L'hiver est bien là, y a plus de doute ; il s'est pas fait attendre. Je retourne dans le baraquement chercher mon manteau fourré. Je suis le dernier à m'être décidé à le porter, tout le monde s'y est déjà résigné. Mais il n'est pas très pratique, il me gêne dans mes mouvements. Mais comme j'ai pas envie de mourir gelé...
Si j'en crois Hanji, l'hiver promet d'être long mais il sera juste un peu plus froid. De la neige sera à prévoir, peut-être pour la fin du mois. Ceux qui resteront à la forteresse devront s'occuper d'entretenir les bâtiments et le matériel, déblayer les chemins et les toits. On ne s'ennuiera pas. En plus, je la soupçonne de nous avoir concocté des "exercices" en plus... Quand elle a ce sourire sadique, ça ne présage rien de bon...
Je me dirige vers le paddock, les mains bien enfoncées dans mes poches, avec un sac de pommes et de pain pendu au poignet. Quand elles deviennent trop ridées au goût des soldats, j'ai pris l'habitude de les récupérer, ainsi que le pain rassis. Je déteste gâcher la nourriture... Ca fera le délice de nos montures.
Une fois arrivé, je me mets à siffler. Aussitôt, une tache noire se détache au galop du groupe de chevaux en train de brouter les dernières herbes vertes de l'année. Comme ils vont passer trois mois enfermés presque tout le temps, on leur laisse encore un peu de liberté. Je flatte les naseaux veloutés de ma jument, et elle se met à me lécher la main. Cela me réchauffe un peu. Je respecte tellement cet animal que je n'arrive pas à trouver ça dégoûtant. Avec ses grands yeux sombres bordés de long cils noirs, elle est l'image même de la douceur. Elle baisse la tête et la passe à travers la clôture pour fourrer son nez dans mon sac. Tu sais tout, toi.
Je sors une pomme et la présente sous sa bouche, la main bien à plat. Elle la croque délicatement et en arrache une moitié. Elle s'ébroue de plaisir en finissant sa friandise. Elle se met alors à se frotter contre la clôture et j'en profite pour la grattouiller où je peux - derrière les oreilles, elle adore ça - et pour vérifier qu'elle n'a pas de blessure. Même si les chevaux du bataillon sont très disciplinés, il leur arrive de se faire mal au paddock, et c'est la responsabilité de chaque soldat de s'assurer que tout va bien.
Son pelage est déjà plus fourni en prévision du froid et ses muscles parfaits roulent en douceur sous sa peau élastique. Ces chevaux n'ont rien à voir avec ceux des civils. Les juments ne sont pas si musclées en général, mais chez cette race particulière, elles sont aussi fortes que les étalons. Seulement un peu plus petites en moyenne... Ah, et bien quand on parle du mec, le voilà qui se pointe.
Avec sa robe blanche, on repère de loin le cheval d'Erwin. Il n'est pas seulement blanc, mais albinos, comme il me l'a dit. Ses yeux sont bleus et sa peau très claire, il ne faut pas le laisser au soleil quand il tape trop. Il avance vers nous, d'un pas gracieux, bien au fait de son rôle de chef parmi les autres. Ses muscles sont vraiment impressionnants, mais pour porter un géant comme Erwin, il faut bien ça. Mike a à peu près le même modèle. Tel cheval, tel cavalier... Arrête de te la péter, toi !
Il est le seul étalon dans ce paddock ; même s'ils n'ont pas l'habitude de se battre entre eux, il vaut mieux éviter d'en mettre deux ensemble. Il est bien plus grand que ma jument à côté de laquelle il vient se placer pour quémander aussi une pomme. Tu t'emmerdes pas, toi. Bon ok, de toute façon, c'était pour tout le monde. Je fouille dans mon sac et je vois le nez pressé et tout rose suivre le mouvement de mes mains. Oui, ça vient. T'es comme lui, hein, dès qu'une friandise se pointe, t'en peux plus...
Je sors une pomme encore rouge et la lui présente. Tu l'as bien méritée après tout ; tu m'as sauvé la vie, toi aussi. Si tu avais galopé un tout petit peu moins vite, on serait mort tous les trois. Oui, vous êtes deux héros, pour moi. Le jus de la pomme dégouline de sa bouche, et ses cils blancs papillonnent un instant. Il agite la tête pour m'en demander encore. Un bout de pain, c'est tout. Si les autres viennent, ils en voudront aussi, à tous les coups.
Ma jument essaie de le pousser pour que je m'occupe d'elle, mais elle fait pas le poids ; cet étalon est une vraie masse. Mais il prend soin des femelles de sa troupe. Viens là, ma belle, que je te gratte. Mais il place sa grosse tête blanche devant moi pour attirer mon attention. Bon et bien, j'ai deux mains, donc je vais faire avec.
Tandis que je caresse les deux chevaux, je me remémore quelque chose que j'avais presque oublié : cette jument était celle d'Isabel au départ. J'ai perdu la mienne lors de... cette première expédition désastreuse. Je l'ai tellement poussée pour rejoindre le lieu du drame qu'elle en est morte... Je me sens honteux tout d'un coup... Mais je crois qu'elle avait aussi glissé sur le sol trempé, je ne sais plus trop...
Erwin et Mike se sont ramenés avec cette monture, et je n'ai pas tout de suite remarqué que je la connaissais. Mais elle avait cette petite marque blanche au front dont j'ai fini par me souvenir. C'était la jument d'Isabel. Et Isabel n'en aurait plus besoin, alors on me l'a donnée.
Je prends sa grande tête élégante contre moi et je lui murmure que je ferais en sorte de la garder le plus longtemps possible. Toi, tu ne mourras pas. Je sais que c'est un peu tard, mais... je dois bien ça à Isabel... Le grand étalon fourre son nez dans mon cou pour se faire aussi câliner. Eh, je peux pas être partout, Erwin ne s'occupe jamais de toi ou quoi ? C'est pas vrai, je l'ai déjà vu venir ici, il doit te filer des sucreries en douce.
A peine ai-je formulé cette pensée que le reste de la troupe se presse vers nous. Parmi eux se trouve ma monture de remplacement, avec laquelle je passe quand même moins de temps. Ce n'est pas que je n'y suis pas attaché, mais je la connais moins. Je pense ne jamais y avoir recours ; comme je l'ai dit, je ne compte pas perdre ma jument.
Ouhlà, on se calme, y en aura pour tout le monde ! Chacun à son tour ! Pendant que je distribue les friandises, j'en profite pour tous les flatter au passage. Les chevaux sont francs, ils ne savent pas dissimuler ni mentir, et quand ils ne vous aime pas, ils vous le font savoir. Ils ne comprennent pas le doute ou la timidité, et ils sont fidèles jusqu'à la mort.
Vraiment, les animaux devraient être récompensés de ne pas être des humains...
