DES GENS ORDINAIRES
(décembre 844)
Mike Zacharias

La neige ne tient pas et ne tombera peut-être plus pendant quelques heures. C'est le moment de tenter le coup, car si elle revient, je risque d'être de nouveau coincé ici. Je monte jusqu'au bureau d'Erwin afin de l'informer de mon intention d'aller à Trost.

Je frappe, entre et constate que Livaï est déjà là, avachi dans le sofa, un livre à la main. Il traîne vraiment souvent par ici, et Erwin n'en semble pas dérangé. Il lève les yeux de ses éternels papiers et m'interroge du regard. Je lui annonce que je serais absent car je vais à Trost m'acheter un costume. Livaï baisse le livre devant son visage et je vois ses petits yeux perçants me fixer par au-dessus, l'air de rien.

Erwin croise les doigts sous son menton et me dit que c'est très bien, sans me poser plus de questions. Mais il va plus loin et me propose de m'accompagner car il doit lui aussi faire un achat important. Ah bon, quoi ? Il compte se procurer des lunettes de vue car ses yeux commencent à vraiment à se fatiguer quand il lit longtemps. Ca fait des années que je lui dis de le faire mais c'est une vraie tête de mule.

Livaï saute sur ses pieds, vient s'asseoir sur le bureau d'Erwin - oui, sur le bureau, carrément - et commence à nous traiter de vieillards séniles quand j'ai soudain une idée. C'est sa tenue qui me la donne. Livaï est presque toujours habillé de la même façon, ses vêtements civils sont ennuyeux à mourir et de plus pas adaptés pour la saison. Il doit mourir de froid quand il sort mais il est trop fier pour le montrer. Je propose à Erwin d'emmener Livaï avec nous pour lui procurer quelque chose d'un peu plus chaud. Erwin y réfléchit sérieusement ; après tout, il a tout a gagner à ce que Livaï ne chope pas la mort. Mais il sait pourquoi je le fais, il me connaît. Ce n'est pas par vengeance pour avoir été traité de vieux débris, mais Livaï dépense si peu d'argent que ça en devient ridicule. Disposer d'un ou deux pulls ne lui ferait pas de mal. Et puis on ne sait pas si on aura l'occasion de quitter de nouveau cet endroit avant Yule - j'espère que si, sinon mes plans avec Nanaba tomberont à l'eau...

Livaï proteste tout d'abord, mais Erwin se met de mon côté et affirme que c'est un ordre et qu'il n'y a pas à discuter ; nous irons tous les trois à Trost afin de nous équiper. Livaï se dirige vers la porte en traînant les pieds, enfile son manteau au passage et nous informe que ça le fait chier. Mais il obtempère quand même. Erwin s'habille lui aussi et nous nous retrouvons bientôt dans la cour de la forteresse. Nous marchons à grands pas - Livaï a un peu de mal à suivre -, les mains dans nos poches, jusqu'à la grande route qui relie Shiganshina et Trost, dans l'attente d'une diligence. Livaï n'a même pas une écharpe pour le protéger du froid et ses joues se mettent vite à rougir.

Quand enfin nous embarquons, après vingt minutes d'attente à danser d'un pied sur l'autre, nous sommes déjà bien engourdis. A l'intérieur, une vieille femme avec un grand panier - bien courageuse de braver les basses températures, la mamie - nous regarde avec attention. Ce n'est pas tous les jours qu'on prend la diligences avec trois explorateurs en vadrouille, et pas des moindres ! Je hume, venant de son panier, une bonne odeur de confiture, et, voyant mon intérêt, nous informe qu'elle apporte des galettes à la confiture à ses petits-enfants à Trost. Sympathique, cette mamie. Je n'ai pas la chance d'en avoir une. Et mes deux compagnons non plus. A l'évocation de la confiture, je vois les yeux d'Erwin s'écarquiller légèrement, mais il reste digne et fait semblant de rien.

Nous arrivons enfin en ville, en pleine agitation, et la vieille dame nous dit au revoir avant d'enfiler une rue plus loin. Je connais une boutique qui fabrique des costume chics, alors j'emmène mes camarades vers le centre-ville. Ca risque de me coûter cher, mais c'est pas comme si j'étais dépensier. Et puis Yule, c'est fait pour utiliser son fric. Livaï râle en se frottant les mains et annonce qu'il a pas l'intention d'acheter quoi que ce soit. Oh, allons donc, ce n'est pas grand chose. Tu auras juste à signer un reçu pour que ton compte soit débité de la somme, c'est pas un énorme travail. Tu laisses ton fric dormir en banque, c'est pas bon ; faut profiter de la vie tant qu'on l'a. Et c'est aussi valable pour toi, chef.

Erwin pousse Livaï devant lui afin de s'assurer qu'il ne se carapate pas en douce et je pousse la porte de la boutique de vêtements. Je n'ai pas l'intention d'y passer des heures, et puis j'ai un goût très sûr en la matière. Pas comme Erwin qui ne sait pas s'habiller comme un homme de son âge ; à croire qu'il a récupéré tout le stock de vêtements de son père... Ca vous ferait pas de mal de vous acheter un ensemble chic et à la mode, vous deux. J'en reviens pas que ce soit moi qui leur fasse la leçon ; je suis pourtant pas si porté là-dessus... Mais la perspective de ma sortie avec Nanaba me rend fébrile et j'ai pas envie de la décevoir.

Je perds pas de temps et choisis un beau trois pièces bleu foncé, pas trop voyant mais assez chic pour un rendez-vous. Le pantalon est un peu court, il faudra le reprendre. Tandis que je me regarde dans le miroir en pied de la boutique, et que le vendeur se frotte les mains d'avance, je demande si la retouche peut être faite rapidement. Il m'assure que cela sera fait dans la journée si je peux attendre. Ouais, pas de problème. Erwin est très concentré sur la coupe de la veste, et Livaï fait semblant de regarder ailleurs mais il siffle entre ses dents en me demandant enfin pour qui je me fais beau comme ça. Erwin lui chuchote que je dois avoir rendez-vous avec une belle blonde, et Livaï se met à ricaner doucement en me toisant de toute sa petite taille.

Au moins je ne passerai pas Yule au coin du feu comme un vieux grincheux, contrairement à certains. Erwin se lève et annonce qu'il veut lui aussi un costume. Les siens commencent à s'user et l'année prochaine il devra sans doute assister avec Shadis à d'autres réceptions ennuyeuses pleines d'aristocrates, il faut qu'il soit présentable. Aïe, voyons ce que tu vas choisir. Je m'assois à côté de Livaï, qui semble comme moi appréhender la situation. Il est penché en avant, dans l'attente de voir de ses yeux le choix d'Erwin. Quand celui-ci se ramène avec un costume brun rayé en velours côtelé, digne de la mode d'il y a dix ans, même Livaï a du mal à réfréner un fou rire nerveux. Je secoue la tête en prenant des mains d'Erwin ce choix éminemment mauvais pour le reposer à sa place.

C'est pas de ton âge, ça. Tu n'as que trente-deux ans, Erwin, et tu veux t'habiller comme un grand-père ? Laisse-moi faire, je vais te trouver ce qu'il faut. Je reviens devant le miroir avec un trois pièces queue de pie satiné bleu nuit. Ca, mon pote, c'est la classe. Le vendeur hoche frénétiquement la tête - il faut dire que j'ai pas choisis le moins cher - et Erwin accepte de le passer. De retour devant le miroir, tout le monde est d'accord pour confirmer que ça lui va parfaitement. Il se tourne dans tous les sens pour s'en assurer ; même pas besoin de retouches, il est parfaitement à ta taille. Livaï a les yeux grands ouverts, la bouche ouverte, incapable de dire quoi que ce soit. Remet-toi, vieux, je sais que c'est pas tous les jours qu'on voit Erwin habillé comme ça, mais je dois dire que ça fait du bien. Tu verrais sa garde-robe... Il me révèle qu'il y a déjà jeté un oeil en voulant aller à la salle de bain et que c'était franchement ringard. Il a raison.

Erwin nous intime de cesser les messes basses, et je lève le pouce pour lui dire que c'est parfait. Erwin sourit au vendeur et annonce qu'il le prend. Livaï s'étire et s'apprête à quitter le fauteuil pour sortir de la boutique quand Erwin le rassoit un peu brutalement. Interloqué, Livaï écoute le chef lui ordonner d'essayer un costume, car il se pourrait qu'il en ait besoin. Mmmh, à quoi tu penses, Erwin ? Livaï secoue la tête, saisit le col d'Erwin d'une main ferme et affirme qu'il ne lui fera pas porter un truc comme ça. Je viens à la rescousse en précisant que si c'est un ordre, il ne peut pas décemment le décliner car ce serait de l'insubordination. Livaï n'est pas idiot, il sait qu'on exagère ; mais notre ténacité semble payer. Il pince les lèvres, vraiment ennuyé, lève les yeux comme s'il allait s'évanouir et rend finalement les armes en précisant qu'il n'en essaiera qu'un seul.

Environ cinq essayages plus tard, sa colère semble retombée. Il s'est pris au jeu et le dernier choix semble le meilleur. Il a opté pour un costume noir mat queue-de-pie bien serré à la taille, avec une chemise blanche et une cravate. Finalement, il a un certain goût pour les vêtements, il avait juste pas eu l'occasion de l'exercer. Il nous révèle que jusqu'à présent, il n'achetait ses vêtements que dans les friperies, il n'y avait que ça dans les bas-fonds. Erwin approuve totalement le choix de Livaï, moi aussi, et l'affaire est conclue.

Cependant, il faut le retoucher de partout, il est trop grand pour lui. Il fallait s'y attendre. Erwin rappelle à Livaï qu'il doit aussi s'acheter des vêtements plus chauds pour l'hiver. Comme il est lancé, Livaï se dirige vers le fond de la boutique avec le vendeur et revient avec trois pulls sans prétention, de couleurs discrètes, qu'il passe rapidement. Il dit qu'ils sont très doux et agréables et que ça ira bien comme ça ; enfin, après les retouches, parce qu'il y a bien sept centimètres de manches en trop.

Nous précisons au vendeur que nous devons être repartis avant le soir car nous vivons dans les plaines du Mur Maria. Il nous assure que les retouches seront faites à temps et que nous pourrons revenir les chercher d'ici trois heures. Ok, ça nous va. Nous avons d'autres choses à faire en ville en attendant. Nous sortons de la boutique et commençons à remonter la grande rue afin de trouver un opticien pour Erwin.

Sur le chemin, nous croisons un marchand de marrons chauds, et lui prenons un cornet chacun. Il fait si froid que c'est très plaisant à manger. Nous nous asseyons sur les marches d'une maison et contemplons les décorations de Trost en nous goinfrant de marrons. Elles sont pas mal mais je préfère celles de Shiganshina ; elles sont plus anarchiques, plus personnelles. A Trost, tout est parfaitement aligné sans grande fantaisie, comme si le roi lui-même les avait placées au centimètre près. Les gens sont affairés - Yule est très proche maintenant - et personne ne fait attention aux trois explorateurs assis presque par terre, comme des mendiants. Pour eux, nous ne sommes que trois hommes ordinaires. Ce n'est pas une sensation désagréable...

Une question me taraude soudainement, à nous voir ainsi tous les trois tels des civils. A tout hasard, je la jette au visage de mes compagnons. Si le bataillon était dissous et qu'on devait retourner à la vie civile, qu'est-ce que vous feriez, vous deux ? Livaï, à côté de moi, se tourne alors brusquement vers Erwin et se met à le couver du regard sans rien dire. Erwin ne répond rien, penché, les yeux rivés à terre, comme ailleurs, les doigts entrelacés autour de son cornet de marrons. Son expression est si soucieuse que je regrette d'avoir demandé ça. Je sais que ça a toujours été une question tabou ; la disparition du bataillon est inenvisageable pour lui.

Livaï reste fixé sur lui, comme s'il attendait son verdict avant de donner le sien. Je reste aussi silencieux, n'exigeant plus de réponse de leur part. Quelque chose de très étrange flotte entre nous, quelque chose qui ressemble fortement à ce qui s'est passé ce jour-là, quand Livaï a baissé la lame qui menaçait la gorge d'Erwin pour décider finalement de venir avec nous.

C'est le genre de chose qui restera toujours entre nous, comme un secret. Enfin, surtout entre eux deux...