DES GENS ORDINAIRES
(décembre 844)
Livaï

Ca pèle méchamment, mais je dois bien dire qu'il y a tant de lumière autour de nous que ça suffit pour se sentir au chaud. Enfin, j'ai quand même froid aux mains, mais c'est pas trop grave. Je regrette pas d'avoir acheté ce pull finalement, c'est bien utile.

La ville paraît très différente de ce qu'elle est d'ordinaire. Je ne m'y suis jamais rendu en pleine nuit et avec toutes les décorations qui faussent les perspectives et camouflent les rues familières, je suis un peu paumé. La diligence nous a déposés au nord de la ville, et maintenant, je sais plus trop où aller. Et comme à chaque fois quand je sais pas quoi faire, c'est vers lui que je me tourne.

Erwin paie la course et la diligence repart avec de nouveaux passagers. Ce tintement de grelots, c'est tellement... Je l'attends devant une vitrine, l'air de rien ; j'ai pas envie qu'il se rende compte que je préfère lui laisser le choix de la direction, même si de toute façon c'est son rôle attitré. Je connais moins la ville que lui, même si j'y ai patrouillé. Je ne sais pas où on doit aller pour s'amuser. S'amuser... C'est vraiment ce qu'on est venus faire ?

L'idée de rester à la forteresse lire un truc imbitable me paraît clairement plus aussi attirante. Malgré moi, je laisse l'ambiance me porter, et quand Erwin me rejoint, je suis assez content de voir qu'il tire pas la tronche. La lumière des lampions éclaire notre route et je le laisse m'entraîner sur la longue avenue pleine de badauds pressés ou nonchalants. Je mets mes mains dans mes poches pour atténuer la sensation de brûlure au bout de mes doigts et je fais en sorte d'afficher une expression pas trop fermée. Je dois vraiment lutter quand même. Parce que j'ai du mal à pardonner.

Il y a peu de temps, ces gens nous ont lancé des pierres en nous insultant. C'est dur à croire. J'aimerais être aussi sage qu'Erwin et me dire que cela fait partie du boulot d'explorateur de supporter ce genre de truc, mais je l'avale toujours pas... Aussi, j'avance, les épaules un peu voûtées et le cul serré, incapable de me détendre totalement parmi eux.

Erwin doit sentir que je suis trop crispé - si même lui le remarque, c'est que ça doit vraiment être grave - et me guide vers une tente éclairée sur le bord de la route. Un gamin tient dans ses bras une peluche à la nature incertaine en sautillant de joie. Je me penche en avant et constate qu'il s'agit d'un jeu de lancer de fer. J'ai jamais eu l'occasion d'y jouer ; en bas c'était plus le lancer de dés, ou le billard pour les plus grands. Le principe est pas dur à piger - lancer un fer à cheval autour d'un piquet -, mais la vue des lots à gagner me refroidit. J'ai pas envie de me retrouver avec un de ces trucs à trimballer.

J'interroge Erwin du regard et il me demande si je veux essayer. Franchement, j'y tiens pas, pourquoi tu le ferais pas, toi ? Il me répond que je suis sans doute plus fort à ce jeu... mais que si je ne me sens pas de taille, il n'y a pas de problème. Pas de taille, non mais, c'est ça, oui. Tu vas voir si je suis pas de taille, grande perche. Je lance trois piécettes au propriétaire, et il me donne trois fers.

C'est pas si facile à bien y réfléchir. A cause de la forme du fer, ça peut partir dans tous les sens et rebondir sur la tranche. J'essaie de choper le truc mais à peine ai-je lancé le premier que je sais que j'ai raté mon coup. Le fer va se nicher entre deux planches. Je regarde pas Erwin - je veux pas savoir s'il se marre ou pas - et tends la main pour qu'il me donne un autre fer. Cette fois, je le mets, je te le dis. Je me concentre bien, éloigne tous les bruits extérieurs qui me gênent et le lance un peu vers la gauche. Le fer s'enroule autour du piquet que j'ai visé. Alors, c'est qui, le minus ? Il m'en reste un et j'essaie de réitérer l'exploit. Mais il tombe à côté de ma cible. C'est plutôt dur, bordel. Je croyais pas au début. Mais bon, j'en ai mis un, c'est bien, non ?

Le bonhomme annonce que j'ai gagné un lot. Oh non, pitié, oublions ça. C'était juste pour rabattre sa superbe au grand blond, là. Mais je vois qu'Erwin lorgne vers la table des lots. Vas-y, choisis un truc si tu veux, mais tu te le gardes. Et évidemment, son choix se porte sur ce qu'il y a de plus débile et ringard. Quand il se met à marcher à côté de moi, avec cette barbe postiche sur le visage agrémentée de fausses lunettes, je lui gueule que je risque de le planter sur place s'il continue ses enfantillages. Il finit par la retirer tout en promettant de la porter pour les réunions stratégiques. C'est ça, Shadis sera ravi d'avoir enfin une bonne excuse pour te virer à coups de pied au cul.

Et Erwin se met à rire. Je ne l'avais pas entendu rire comme ça depuis un bon moment. Je suis étonné du bien que ça me fait... Je sais pas d'où ça vient, ni où ça va, mais c'est agréable. Et puis, avec cette coupe de cheveux plus décontractée, on dirait presque un autre homme ; un homme que je vois trop peu souvent... On marche pendant un moment l'un à côté de l'autre, sans parler, mais je ne sens aucune gêne. C'est sûr, c'est pas comme quand on est dans son bureau, lui occupé à lire ses rapports et moi un bouquin. Il y a du monde autour de nous, de l'agitation, de la lumière, des odeurs, de la musique... Ca n'a rien de très intime. Et pourtant j'ai l'impression qu'on est encore plus seuls ce soir-là. Enfin, seuls ensemble... je sais pas trop comment dire...

En parlant d'odeurs... il fallait bien s'y attendre. Erwin se dirige vers un étal qui vend des choses à manger. Et étant donné le parfum de sucre qui embaume le coin, je me doute de ce que c'est. Encore une saloperie qui va lui faire prendre des kilos. Il m'indique l'étal du doigt mais je lui signifie que j'y tiens pas ; si tu comptes finir gros avec des chicots plein la bouche, ça te regarde mais tiens-moi en dehors de ça, tu veux ? Erwin prend un air si désolé que je me sens mal. Il me rétorque qu'on ne tombe pas tous les jours sur de délicieux beignets au miel et qu'il ne faut pas se détourner des bonnes choses. C'est toi qui dit ça, alors que tu vis presque comme un ermite ? Je suivrais pas un gras du bide au combat, je te préviens, et... Bon ok, je vais en prendre un aussi, parce que c'est pas juste si tu es le seul à te régaler.

Tandis que je mâchonne mon beignet - j'aime pas trop le sucré, mais putain, ce que c'est bon -, je vois qu'Erwin nous guide un peu à l'écart par des rues transversales, vers le fleuve qui traverse la ville. Des gens dansent devant un établissement bondé ; de la musique entraînante et une lumière chaude s'échappent des portes ouvertes et on s'arrête, le cul posé sur une fontaine, pour les regarder. Mes doigts et mes lèvres sont tous collants... Je les plongerai bien dans l'eau mais elle est gelée... Alors je les suce du mieux que je peux, même si c'est pas la gloire...

Erwin, un grain de sucre planté sur le coin de la bouche, regarde les danseurs et je distingue une certaine envie sur son visage. Ah non ! Tu m'as eu sur le reste, mais ça, c'est hors de question ! Je sais pas danser de toute façon ! Et t'avise pas de m'inviter sinon je t'explose les panards, pigé ! Et puis... tu sais danser, toi ? Il me répond que si je veux savoir, on n'a qu'à y aller. Non, non, non négatif et définitif ! Faut bien que quelqu'un sauvegarde encore le peu de classe qui reste à notre duo, si tu veux mon avis. Erwin souligne que personne ne nous connaît ici. Oui, c'est vrai...

Erwin rend les armes et m'entraîne vers le fleuve. Des patineurs - c'est comme ça que ça s'appelle, je crois - ont investi l'espace et glissent sur l'eau gelée avec plus ou moins d'élégance. Ca a l'air amusant, mais on a pas de patins. Je réalise que depuis le début de la sortie, c'est Erwin qui décide de tout, et ça ne me déplaît pas. Je ressens une certaine satisfaction à me laisser faire, à le laisser décider, sans qu'il me soit nécessaire de faire un choix. C'est reposant... et puis, après tout, c'est mon chef, non ?

Je m'apprête à lui demander s'il se sent un peu heureux en ce moment quand une sensation glacée, accompagnée d'un choc contre ma nuque, me fait sursauter. De la neige coule de mon col jusque sous mon manteau et je frissonne en me retournant, près à fondre sur celui qui a osé me faire ce coup foireux. Un gamin aux cheveux blonds me fixe de ses grands yeux bleus terrifiés. Dis donc, le môme, tu m'as pris pour un titan ou quoi ?! File d'ici avant que je te tanne la peau des fesses ! Il s'excuse platement en me disant qu'il visait son copain, caché derrière moi. Derrière moi ? Un autre môme détale dans l'ombre d'une rue en gueulant et en se moquant, et le petit blond le suit en courant. Tu y crois, Erwin, ce gamin m'a...

J'ai pas le temps de finir ma phrase. Un autre tas de poudreuse s'écrase sur mon visage, et je distingue à peine Erwin, entouré de morveux, se préparant à me bombarder de nouveau. Tu veux la guerre, chef ? Tu vas l'avoir et pas qu'un peu ! Eh les mômes, ceux qui veulent gagner devraient venir de ce côté, je vous préviens !

Chacun planté d'un côté du pont enjambant le fleuve, avec nos équipes respectives, on se met à lancer des brassées de neige froide et dure, et bientôt le visage d'Erwin est tout rouge ; je sens mes oreilles se figer sous le froid, et mes doigts sont engourdis, mais je me déchaîne pour ne pas perdre cette bataille. J'ai jamais perdu une bataille de boules de neige... Quand, avec Betti, on s'en jetait tellement plein la tête qu'on sentait même plus notre nez à la fin... Je me sens totalement euphorique d'un seul coup ; ce n'est pas seulement ce souvenir qui me fait du bien, mais aussi la façon dont Erwin commande ses petits soldats pour tenter de me mettre à genoux ! Compte pas là-dessus, grande perche ! C'est toi qui va te rendre !

Erwin lève ses mains gantées en l'air en signe de reddition, et je cesse enfin de le mitrailler. Je suis pas plus frais que lui, mais je me sens parfaitement bien ; j'avais besoin de me défouler. Quitte à passer pour un gamin aux yeux des gens, ce qui ne semble pas déplaire à Erwin. Les mômes se dispersent pour aller s'amuser plus loin - il n' y a plus de neige utilisable dans ce coin - et j'aide Erwin à se relever. Il me dit que je suis vraiment bon à ce jeu et qu'il avait aucune chance de l'emporter. Qu'est-ce que tu veux, je suis le meilleur, oui ou non ?

Le froid revient petit à petit et je me remets à grelotter. Erwin est pas en reste et nous nous couvrons mieux de nos manteaux. Je porte la main à ma tempe, car une ancienne douleur est en train de s'éveiller ; juste un peu... Erwin prend une expression soucieuse - inédite ce soir - et me demande si ma tête me fait mal. Non, ça va, c'est bien cicatrisé maintenant. Arrête de t'en faire, c'était très bien jusqu'à présent, je veux que tu restes aussi insouciant que possible. Tu auras bien le temps de recommencer à te faire du mouron pour les autres.

Erwin murmure, du bout des lèvres, que j'aurais pu mourir. Ouais, je peux aussi mourir en me rompant le cou sur ce verglas. Être vivant, c'est prendre le risque de mourir, on y peut rien. Greta s'est excusée, qu'est-ce que tu veux de plus ? Je pensais que tu avais tourné la page...

J'ai très froid tout d'un coup. L'euphorie est passée et je ne veux pas voir Erwin avec un air sombre. Je veux pas parler du boulot, du bataillon, des titans, tout ça... même si je sais que ce sera fatalement un de nos sujets de conversation. Mais j'aimerais tellement être un humain ordinaire jusqu'à demain...

Si tu nous dénichais un endroit chaud, plutôt ?