J'ai un mouvement de recul. J'hésite entre lui faire remarquer qu'on n'entre pas chez quelqu'un sans prévenir, lui dire qu'il a un sacré culot de débarquer comme si de rien n'était après quinze ans d'indifférence, hurler de rire parce que la situation est vraiment très bizarre et lui tendre une serviette parce qu'il est en train de détremper mon petit tapis. Finalement, j'opte pour la quatrième solution. Il me fait un peu pitié, à dégouliner comme ça.
- Merci, répond-il en essuyant le plus gros de la flotte.
Il fait un pas vers moi et j'ai un mouvement de recul. Il s'enquiert:
- Je te fais peur ?
Luka répond à ma place :
- Papa, on n'entre pas dans la chambre d'une fille sans prévenir, surtout la nuit. Ça peut faire penser à autre chose.
-Ah? Désolé, je ferai attention. J'en ai pas pour longtemps, de toute façon. Je voulais juste vous dire, j'ai pas été un père correct. Je... Je comprends si vous m'en voulez. Après...
Un tintement nous avertit que Maman essaie de faire marcher le lave-vaisselle, une antiquité qui ne fonctionne qu'un jour sur deux. Maman n'arrive jamais à garder le même travail plus de neuf mois, elle n'a jamais pu nous offrir de beaux jouets ni de vêtements neufs. On fait avec ce qu'on a. Une question se met à me tarauder: il n'était pas censé nous verser une pension ?
- Après ? répète Luka.
- J'aimerais qu'on passe du temps ensemble, vous voyez ? Ça vous dirait ?
Je réponds «Sortez, Monsieur !» au moment où Luka répond «D'accord». On échange un regard surpris. Ça alors, comment peut-il lui pardonner aussi facilement ?! Au bout d'un moment, Luka se tourne vers notre «père» (j'arrive pas à m'y faire) et reprend:
- On pourrait avoir un délai de réflexion, s'il te plaît ? On est encore un peu secoués.
Il acquiesce et s'avance vers nous. J'ai un mouvement de recul avant de réaliser qu'il veut juste nous faire la bise. Il se ravise, constate que c'est peut-être encore un peu tôt (ou un peu mouillé), nous donne son numéro de portable et sort par le même chemin.
C'est un rêve, je vais me réveiller.
Le lendemain, Luka tourne au ralenti. Visiblement, sa rupture avec Marinette l'a beaucoup affecté. J'en parle à Rose, qui en parle à Mylène, qui en parle à Alix, qui en parle à Alya, qui décide de toutes faire équipe pour arranger les histoires de cœur de Marinette. Rien ne peut arrêter notre gang de filles !
Le soir, j'en rajoute dans la gentillesse avec Luka. J'essaie de contenter tout le monde, c'est comme ça que je fonctionne. J'aimerais vraiment qu'il rencontre quelqu'un de bien. Malheureusement, je ne vois pas qui je pourrais lui présenter: Alya est avec Nino, Mylène, avec Ivan et Alix est aromantique. Je devrais peut-être faire passer une annonce, tiens. Je recherche une copine pour mon frère. Il est sensible, intelligent, super sympa, musicien virtuose et très beau. Méchantes, vénales et briseuses de cœurs s'abstenir. Non, ce serait vraiment trop bizarre…
Un jour passe, et puis Luka me pose la question :
- Qu'est-ce qu'on va dire à Papa?
J'ai un geste d'impuissance. Personnellement, je n'arrive même pas à l'appeler «Papa». Pas après ce qu'il a fait à Maman! Je marmonne quelque chose et il répond :
- Il m'a dit qu'il pensait que son train de vie ne serait pas compatible avec un rôle de père.
- D'accord. Mais qu'est-ce qui l'empêchait de déposer un chèque de pension de temps en temps ?
- Depuis quand t'es intéressée par l'argent ?
Je ne le suis pas. J'ai passé assez de temps avec Chloé pour savoir que la richesse ne rend pas gentil et je sais grâce à Adrien que les gosses de riches ne sont pas forcément heureux. Cependant, à chaque fois que j'essaie de faire démarrer notre lave-vaisselle moribond, je me dis qu'un peu plus de confort matériel, ce ne serait pas plus mal.
- Toi, t'as envie de lui laisser une chance ? ai-je éludé.
- Je crois que tout le monde mérite une deuxième chance.
- Maman le déteste.
- Je crois que c'est plutôt de la rancœur. Si elle le détestait vraiment, elle ne nous aurait jamais laissé écouter ses chansons et aller à ses concerts.
- Bon. Va le voir sans moi.
- Pas question, sœurette. Quoi qu'on décide, il faut que ce soit tous les deux.
Ah. Perso, je suis ravie que Luka n'ait pas choisi de faire carrière en politique. Il peut se montrer incroyable persuasif, par moments. J'hésite et finalement, je propose :
- On pourrait le voir une fois et aviser ensuite.
- J'espérais que tu dirais ça.
A suivre…
