Éric VINCENT

Beauxbâtons

La prophétie bleue

© Eric Vincent 2024. Tous droits réservés.

Couverture générée par Bing AI.

Fanfictions réalisées d'après l'œuvre «Harry Potter», par J.K Rowling.

Ces écrits ne peuvent être soumis à la vente.

Sortilège 1: la mission du vicomte

En cette fin du mois de juillet 1918, Kikujirò Ishii supportait mal son costume occidental, en dépit de la légèreté de l'étoffe et de la coupe sur mesures. Avec un taux d'humidité frisant 95% et une température de 33 degrés Celsius, l'atmosphère était irrespirable. Durant les deux dernières années, il avait oublié à quel point le Japon et son été pluvieux étaient si particuliers. Washington était chaude mais plus agréable.

Le cinquantenaire progressait à pas mesurés, économisant ses forces. Il arriverait juste à l'heure à son rendez-vous. Takashi Hara, détenteur de postes ministériels successifs dont celui, essentiel, de l'Intérieur, l'avait convié à une entrevue privée dans les locaux de son ministère fétiche. La convocation, arrivée à son domicile à peine 48heures après son accostage sur l'île, avait de quoi intriguer.

Monsieur Ishii connaissait un peu le politicien, même s'ils n'avaient jamais exercé dans un gouvernement commun. En effet, l'homme fort de la police avait accompli ses tâches avec les forces de l'ordre entre 1912 et 1914 tandis que Kikujirò avait conduit les Affaires Étrangères entre 1915 et 1916. Avant cela, il avait été ambassadeur du Japon en France de 1911 à 1914. Tout au long de l'année 1917, il avait été l'artisan des négociations avec Sir Lansing, tractations aboutissant à un traité crucial entre les États-Unis d'Amérique et l'Empire du Soleil Levant. Ses qualités de négociateur pacifiste convaincu en faisaient le candidat idéal aux fonctions basées sur le dialogue. D'ailleurs, si les relations entre le Japon et la Russie s'étaient apaisées en 1916, c'était grâce à son travail acharné et patient.

Alors? Qu'est-ce que ce vieux briscard pouvait avoir à lui révéler de toute urgence si ce dernier était, pour l'instant, en marge de l'actuel gouvernement militaire? Les premiers ministres et leurs vassaux défilaient à un rythme effroyable, trahissant une instabilité et une fragilité politique chronique. Rien n'indiquait que demain, Hara-San ne serait pas nommé par l'Empereur pour former un nouveau gouvernement.

Le diplomate aimait récolter des informations sur ses interlocuteurs. Non pour les piéger mais plutôt pour connaître leurs goûts afin de s'en servir comme levier de désamorçage, en cas de tensions. Or, Takashi ne laissait pas transpirer d'éléments privés sur sa personne sauf deux et non des moindres.

Il était catholique –une étrangeté dans l'archipel à l'écrasante majorité shintoïste–et c'était un roturier qui avait décliné toutes les propositions d'anoblissement. Monsieur Ishii, fait vicomte en 1916, ne savait comment manœuvrer avec l'individu.

Il atteignit le grand pavillon du ministère de l'Intérieur. Construite en forme de la lettre C, sur deux niveaux, la bâtisse était modeste au regard de la fonction remplie. Pour y accéder, il fallait franchir un jardinet à l'entretien exemplaire. Juste avant, il dut présenter ses papiers aux deux plantons de service, bien que ceux-ci aient reconnu le visiteur grâce aux photographies parues dans les journaux nippons.

La formalité accomplie, il s'avança jusqu'à l'entrée. Un majordome prit le relais et le conduisit dans un petit salon éclairé par une large fenêtre. Il y avait quelques fauteuils en rotin, une table basse couverte de journaux, un ventilateur électrique au plafond et quelques affiches de propagande pour les forces de police. Il choisit un siège disposé près de l'unique ouverture lumineuse et s'assit. Ainsi, il put observer la rue.

Tokyo changeait de visage. Des artères majeures aux ruelles modestes, les dirigeants faisaient abattre les vieilles constructions aux toitures pointues, aux murs de bois et de papier pour ériger des bâtiments modernes, en pierre, en verre, en ciment, sur plusieurs niveaux pour gagner de la place. Le Japon, à peine sorti du Moyen Âge depuis cinquante ans, manquait cruellement d'architectes, d'ingénieurs capables de bâtir aux normes occidentales, avec l'électricité et toutes les commodités nécessaires. Partout, on faisait appel aux étrangers pour construire. Le jour où la capitale aurait un métro, à l'instar des grandes métropoles, il serait l'œuvre d'Anglais, de Français, de Hollandais ou d'Allemands.

Le ressentiment violent, viscéral, puissant contre les non-Japonais ne ferait que se renforcer. Monsieur Ishii poussa un soupir tout en lissant sa fine moustache grise. Cheveux courts poivre et sel, des yeux modérément bridés et noirs, le cinquantenaire était un très bel homme. Il se dégageait de sa personne une classe folle. Sa seule présence dans une réunion était un atout non négligeable pour convaincre et emporter la partie.

Le majordome revint et lui dit, en désignant l'unique porte de la pièce attenante:

—Monsieur le Ministre va vous recevoir dans quelques minutes. Désirez-vous un saké?

—Auriez-vous plutôt du thé vert?

—Naturellement, monsieur le vicomte. Je me hâte de vous en préparer.

L'homme s'éloigna à reculons et prit la direction de l'office. Kikujirò en profita pour prendre un journal tokyoïte et le plia en deux pour s'éventer. Le ventilateur de plafond ne faisait que brasser l'air lourd. Son esprit vagabonda quelques secondes ou une paire de minutes, il ne sut quantifier son absence.

L'employé revint avec la boisson brûlante et fit le service. Le visiteur se prit à regretter de ne pas avoir réclamé un simple verre d'eau. Il laissa le breuvage refroidir quelques instants avant de le porter à ses lèvres. Il en avala une minuscule gorgée. Il reposa la tasse lorsque la porte du bureau adjacent s'ouvrit enfin.

Takashi apparut dans l'encadrement. Élégant, habillé à l'occidental, assez grand, ce soixantenaire à la toison blanche était solidement bâti. Son allure impeccable et ses traits sévères trompaient souvent ses visiteurs car en réalité, l'homme avait plutôt la réputation d'être affable.

—Monsieur le vicomte, entrez, je vous en prie, commença-t-il.

L'intéressé se leva, s'avança et se courba devant son aîné. Ce dernier lui rendit la salutation. Puis, il s'effaça pour guider son hôte jusqu'à un siège de cuir au rembourrage flatteur. Le bureau était d'une fonctionnalité et d'une sobriété spartiates, à l'image du salon d'attente. Deux fauteuils, une table, un flacon d'encre et des plumes, une simple armoire à classeurs et au plafond, l'inévitable ventilateur. Les murs étaient tout aussi nus, hormis un kakemono recouvert d'un proverbe lié au monde policier, peint à la main sur du papier et deux avis de recherche consacrés à des criminels à l'envergure nationale.

—Bonjour, monsieur le Ministre.

—Pas de ça entre nous, mon cher. Laissons tomber les convenances, pour aujourd'hui. Après tout, je ne suis plus en exercice depuis quelques années. Selon mes informations, un tout nouveau ministère n'est pas d'actualité. Bien que dans notre pays, tout puisse changer à la vitesse de l'éclair, n'est-ce pas, Ishii-San?

—C'est exact.

—Votre retour des États-Unis s'est bien passé?

L'interrogé prit le temps de formuler sa réponse.

—Un long voyage à travers l'Amérique, une éternité pour traverser le Pacifique et rejoindre le Japon. En première classe, je ne suis pas à plaindre.

Hara-San eut un de ces sourires carnassiers, annonciateurs de nouvelles déconcertantes.

—Cet accord élaboré par vous et monsieur Lansing n'a pas été facile à obtenir. Beaucoup de travail, d'efforts, de concessions. Le gouvernement américain, fort de sa position de grande puissance aidant à mettre un terme prochain à la guerre mondiale, devient de plus en plus incontournable sur la scène internationale. Ses vues sur des territoires en Asie sont, hélas, à prendre en considération avant toute action militaire.

—Le traité nous permettra d'agir en Chine. Cependant…

—… l'ogre américain a de plus en plus d'appétit.

Kikujirò hocha la tête.

—Je crains, Hara-San, que mon travail ne soit pas à la hauteur du succès obtenu avec les Russes durant ma mandature aux Affaires Étrangères. Les Américains feront voler l'accord en éclats à la première occasion.

L'hôte approuva l'analyse lucide du diplomate.

—Vous avez tout à fait raison. C'est pour cela que je souhaitais vous voir.

—Ah? déglutit le visiteur.

—Avez-vous eu le temps de lire la presse?

—Bien sûr.

—Les récoltes de riz.

—Elles s'annoncent mauvaises.

—J'ai entendu le mot catastrophique. Si jamais le peuple est affamé, il se révoltera. Nos concitoyens sont des hommes et des femmes à qui on peut absolument tout demander. À condition de remplir leurs bols de riz. Si des événements tragiques avaient lieu, Terauchi Masatake, notre Premier Ministre aux innombrables médailles militaires et son gouvernement de soldats, seraient vivement remerciés. C'est alors que l'empereur nommerait une figure nouvelle, réformatrice, plus sociale, un homme constituant un cabinet civil sur la base d'un parti politique.

—Un cabinet issu de la Diète? 1 Qui le conduirait? Vous?

—Moi.

Hara-San passait pour un visionnaire 2 auprès de ses pairs, capable d'anticiper les écueils du brutal virage sociétal nippon. Néanmoins, il ne faisait pas l'unanimité, surtout du côté des partis extrémistes.

—Ce serait une première. Une petite révolution.

—En effet. Le Japon est à la traîne. Il doit prendre sa place sur la scène internationale en tant que puissance économique mais aussi et surtout en tant qu'allié politique. La guerre mondiale est sur le point de s'achever. Le Japon, par ses alliances avec l'Angleterre, va s'asseoir aux côtés des vainqueurs lors de l'inévitable conférence de la Paix qui fixera la répartition des territoires, les réparations et les rôles de chacun sur la planète. Le Japon ne peut pas sortir bredouille et perdre la face. Aussi…

Takashi prit une longue inspiration et poursuivit en se tenant le front à deux mains:

—Je pense, en toute logique, que la conférence aura lieu en France.

—C'est une probabilité très forte. Cette nation a subi les plus grands dommages durant cette guerre.

—Oui. Je vais être direct, Ishii-San. Vos compétences vous désignent comme le représentant de notre empire lors de ce futur événement.

L'homme garda son calme.

—Ce serait un honneur, Hara-San.

—Vous parlez français, n'est-ce pas?

La question le surprit. La Conférence de paix privilégierait l'anglais, la langue universelle de ce vingtième siècle. Hara-San avait autre chose en tête.

—Je le parle assez bien, confirma l'invité.

—Travailler de concert avec les États-Unis paraît être une mission-suicide mais s'attirer les faveurs françaises me semble un objectif plus atteignable. Son poids politique est incontestable et sa présence, tant en Afrique qu'en Asie, est un atout.

—C'est la vérité.

—Vous fûtes ambassadeur en France et vous avez laissé un souvenir impérissable à ce poste. Votre successeur, qui ne pratique que le japonais et l'anglais, a connu, disons pour rester correct, un parcours plus compliqué avec ce pays.

Ishii-San s'abstint de commenter les allusions de son compatriote. Il se contenta de sourire. En France, parler anglais ne servait à rien, hormis à récolter quelques remarques acerbes, voire des noms d'oiseaux de la part des autochtones.

—En résumé, si j'étais à votre place, après l'armistice, je ne plierais pas bagages et j'irais me présenter à l'Ambassade du Japon à Paris.

—Est-ce officiel? s'inquiéta Kikujirò, l'œil droit ouvert, le sourcil redressé.

—Je suis juste assez bien informé et j'appuierai cette décision de toutes mes forces.

—Bien.

—Changeons de sujet, je vous prie. Vous résidiez seul, aux États-Unis?

—Oui. Même si ma défunte épouse avait encore été de ce monde, je ne l'aurais pas contrainte à me suivre. Notre condition est, là-bas, à peine meilleure que celle de leurs anciens esclaves.

—Je comprends. Vous avez un fils, n'est-ce pas?

—Oui.

Hara-San avait été ministre de l'Intérieur; il n'y avait pas meilleure place pour glaner des informations sur ses concitoyens.

—Il est resté au Japon durant cette période?

—Oui. En pension, dans une école de qualité. Notre gouvernante a veillé sur lui durant mon absence.

—Quel âge a-t-il?

—12ans.

—Que souhaite-t-il faire, plus tard? Diplomate?

La réflexion fit sourire le père.

—Non, il est plutôt attiré par les arts. Dessin, peinture, origami, haïku, musique.

—Bien, bien! Nous tenons peut-être un futur maître de shamisen 3?

—Pas si doué que cela, fit Kikujirò en niant de l'index.

—Alors, un chef d'orchestre! Manie-t-il la baguette?

Ishii-San, désarçonné, frissonna à l'évocation de ce terme. Il reprit ses esprits et lâcha, en détachant les mots:

—Oui… Oui, il lui arrive de manier une… baguette.

—Parfait! Emmenez-le en France. Ce pays regorge d'excellents instituts artistiques. Ah la France! Le Louvre, l'opéra Garnier, le conservatoire de musique. C'est une vraie chance! Gardez votre fils près de vous, Ishii-San. La famille est un ancrage incontournable lorsqu'on affronte des tempêtes.

—Oui, oui, balbutia Kikujirò.

—Croyez-moi! La France est votre avenir disons… pour les dix années à venir. Je compte sur vous.

—Ce sera un véritable plaisir de retourner à Paris et d'y représenter notre nation.

—Parfait. Nous allons en rester là pour l'instant. Mais commencez à prendre vos dispositions.

Hara-San esquissa un clin d'œil.

—Je vous remercie infiniment pour votre confiance.

L'ex-chef de la police raccompagna le vicomte nanti de sa mission. Ils se saluèrent d'un mouvement du buste en avant. Il demeura dans le petit salon, quelques secondes, éberlué, presque groggy. Son corps fourmillait de sensations. Un courant d'air le traversa. Paris. La conférence de paix. L'ambassade. La brasserie Mollard, l'Arc de Triomphe, la tour Eiffel, le Louvre!

Il inspira en profondeur et déglutit, assoiffé. Il sut où se désaltérer pour avoir un avant-goût de la France. Il quitta le ministère de l'Intérieur en se retournant et eut la sensation que c'était la dernière fois qu'il voyait ce bâtiment modeste et son hôte. 4 Le pavillon serait bientôt rasé et remplacé par ces nouvelles constructions hideuses et grises, sans âme. Des édifices parfois bâclés, achevés dans la précipitation, avec des matériaux modernes n'épargnant pas de funestes destins. L'incendie d'origine électrique du parlement en 1881, après seulement deux mois d'utilisation, était un exemple frappant. Ce désastre cristallisait à lui seul le ressenti des Japonais contre les architectes occidentaux, un sentiment violent avec lequel les militaires impériaux, nés des défunts samouraïs et du shogunat, jouaient à un jeu dangereux.

Il héla une voiture cochère et commanda au conducteur de se rendre chez Paulista. À l'instant où il prit place à bord, il constata qu'il n'était pas le seul à emprunter la carriole tirée par deux fringants destriers à la robe brune. Un jeune couple, vêtu de kimonos traditionnels, l'occupait et se rendait aussi dans le café le plus select de Tokyo. Les habitants de la capitale, avec l'ouverture sur l'Occident, découvraient le plaisir de la dégustation du noir breuvage. Paulista était l'unique endroit où boire un café brésilien ou colombien. À des tarifs stratosphériques, cela allait sans dire. Kikujirò les salua d'un geste de la tête et ils s'inclinèrent à l'identique en retour.

Dehors, dans les rues, c'était la cohue. La population de l'ancienne Edo 5 croissait en même temps que le trafic hétéroclite. Pousse-pousses, charrettes tirées par des bœufs, vélos –nombreux –, premières motos, automobiles, camionnettes, toutes manufacturées aux États-Unis ou en Europe –la toute première auto importée en 1915, une Panhard-Levassor, était française–se mêlaient dans des artères sans revêtement, causant des accidents et rendant de plus en plus incontournable une législation spécifique à la circulation. L'ambassadeur savait que le Japon n'échapperait pas au processus administratif incluant l'immatriculation, le permis de conduire ou les panneaux de signalisation propres à rappeler les règles.

La ville s'agrandissait et les communes, proches de la capitale, deviendraient bientôt des quartiers de la tentaculaire Tokyo. Taitò, la ville où il résidait, n'était qu'à 8km du ministère de l'Intérieur, mais elle se transformait peu à peu en banal arrondissement tokyoïte. Tout comme le plus célèbre sanctuaire Asakusa, à quelques encablures de sa Minka 6, un lieu emblématique du shintoïsme mais aussi la porte d'accès secrète à l'autre monde, celui de sa défunte épouse Kumiko. Un monde caché qui n'avait aucun rapport avec lui, un univers dont les codes le désarçonnaient toujours autant, avec lequel il ne conservait plus qu'un lien indestructible: Shin, son fils sorcier! Et Madame Sato, bien sûr, leur aimable gouvernante non magique, née de parents sorciers. Il n'avait jamais eu l'occasion de franchir le portail, en déclenchant la brume. Kumiko, qui aurait dû l'accompagner, était décédée avant que leur enfant n'ait atteint l'âge requis pour entrer dans l'unique école de magie japonaise: Mahoutokoro.

Parfois, l'angoisse le saisissait. Son fils, son lien familial survivant, vivait sur une île aux antipodes de la capitale, quelque part, dans un lieu invisible à ses yeux et à ceux de ses semblables. Un cauchemar.

Il régla sa course et le jeune couple fit de même. Puis, il descendit de l'attelage et se présenta devant une porte mêlant pin rouge et fer forgé.

Le café Paulista n'avait rien de commun avec les bistrots parisiens, hormis les breuvages servis dans de coûteuses porcelaines. Il était fait d'essences de bois, de laques, de papier et d'eau. Le propriétaire, monsieur Yamamoto, tenait à conserver l'esprit nippon dans son établissement aux produits révolutionnaires –pour leur pays –. Il y avait un jeu de fontaines dans le local ensoleillé grâce à d'astucieux miroirs et à des puits de lumière, renvoyant et concentrant les rayons solaires. Paulista disposait d'un atout majeur pour offrir des instants privilégiés à ses clients: son sol. Il n'était pas fait d'un classique parquet de bois exotique ou d'une étendue de carrelage froid. Ce n'était pas non plus le traditionnel tatami qui équipait la pièce de vie des Nippons aisés. À la place, il y avait du verre très épais, posé sur des pilotis de bois imputrescible et sous le vitrage, s'ébattaient des carpes koï, dans une eau rendue limpide grâce à une invention du cafetier. Il avait astucieusement détourné le principe des machines à café et à vapeur qu'il utilisait pour son commerce. Le lieu invitait à la fois à l'émerveillement et au repos de l'âme et de l'esprit. À peine entré, Kikujirò fut accueilli par le plus débridé des enthousiasmes.

—Ishii-San! Monsieur l'Ambassadeur, monsieur le Ministre! Pardon, monsieur le vicomte!

—Allons, allons, Yamamoto. Pas de titre superfétatoire. Ou votre entrain finira par déborder de Tokyo et provoquer un tsunami.

—C'est que vous êtes un de mes plus illustres et plus honorables clients, Ishii-San. L'un des plus titrés.

Il revint vite à des considérations plus terre à terre.

—Que souhaiteriez-vous boire?

—Un double expresso. Cependant, à cette heure avancée de l'après-midi, je me demandais si vous auriez un café plus… moins…

—Moins corsé?

—Oui.

—J'ai importé une nouveauté. Un café d'Éthiopie: fruité, suave, idéal pour une fin de journée et ne pas compromettre une bonne nuit de sommeil.

—C'est parfait.

—Je prépare votre table près de la fontaine et de la devanture.

Yamamoto se rua sur la place numéro 5, jouxtant la numéro 3 où un homme sans âge, très ridé, vêtu d'un kimono bleu impeccable, sirotait sa boisson noire, un exemplaire du «Tokyo nichi nichi Shinbun» sous les yeux. Kikujirò haussa les épaules pour deux raisons: sa place était déjà rutilante et n'avait besoin d'aucune attention supplémentaire. Yamamoto adorait juste en faire des tonnes. La seconde raison, c'était la lecture du vieillard. L'ambassadeur préférait le «Tokyo Shinbun», progressiste, rempli d'articles bien écrits et documentés, au torchon parcouru par l'autre client, un ramassis de glorification des militaires en poste au gouvernement, une déification des va-t-en-guerres du régime. Ishii-San détestait les hommes d'honneur prêts à guerroyer, à tuer à la moindre critique.

Il s'assit lorsque le cafetier fila derrière le comptoir. Il ferma les yeux quelques secondes et se laissa bercer par le doux clapotis de l'eau. Il inspira et expira à plusieurs reprises afin de vider son esprit de toute pensée parasite. Puis, il s'empara de la serviette de cuir dont il ne se départait sous aucun prétexte, la posa sur la table et l'ouvrit. Il sortit une feuille de papier, une bouteille d'encre de Chine noire et hésita une fraction de seconde entre deux plumes qui s'offraient à son regard, délicatement enchâssées dans leurs écrins de velours. Il porta son choix sur la plume de pétrel et délaissa «l'autre», un cadeau inutile mais curieux de son fils. Sans comprendre comment ni pourquoi, cet outil d'écriture ne s'imprégnait pas d'encre. Au contraire, il la repoussait! Comment était-ce possible? Quel était le nom de l'oiseau donneur?

«Un Augurey!» se rappela-t-il en songeant à son fils unique.

Il ouvrit le flacon, trempa la pointe noircie et commença à tracer la liste des tâches et missions à accomplir. Il n'éprouva aucune hésitation à l'instant d'inscrire sa priorité.

«Avertir l'école et mon fils.»

Puis, il nota le nom de la compagnie maritime idéale qui lui permettrait de gagner la France par la Méditerranée. La révolution bolchevique avait rendu l'usage du transsibérien trop dangereux. La guerre impliquait le contournement de l'est et du nord de la France, siège des batailles enragées. Un passage par les Balkans, lieu d'affrontements terribles, était exclu.

Shin devrait l'accompagner en bateau, même si la magie lui permettait de rejoindre Paris bien plus vite. Il fallait assurer une discrétion absolue sur la nature de son enfant, conserver l'image d'une famille certes amputée mais normale. Il nota de contacter sans tarder monsieur Hamashi, un voisin féru de botanique. Il lui établirait un contrat rémunéré afin de gérer la maison ancestrale en leur absence prolongée.

Yamamoto lui apporta sa commande. Les notes de noisette grillée et de cacao noir lui procurèrent quelques instants d'évasion. La dégustation du café était un moment d'amour partagé avec son épouse, un cadeau hors du temps. Il ferma les yeux, reposa la plume sur la table et se souvint des jours heureux. Il revit son sourire lumineux, son teint de porcelaine, son regard envoûtant à la couleur inhabituelle, si proche du café. Une image perturbée par Yamamoto. Le tenancier sourit de toutes ses dents jaunies par l'abus de café et de tabac. Il abandonna son illustre hôte et le laissa jouir des arômes. Les secondes s'égrenèrent une à une, plus longues les unes que les autres.

La troisième tasse vide traînait à côté des feuillets noircis. Tout était clair: madame Sato les accompagnerait sans doute, la banque Mitsui verserait les salaires, les billets seraient réservés, les malles seraient garnies du nécessaire tandis que les meubles resteraient en place dans la Minka. Ils logeraient dans un hôtel confortable avant de louer un meublé dans Paris. Tout irait pour le mieux à condition que l'école Mahoutokoro coopère et accepte de libérer l'élève de son engagement magique, contracté à sa naissance et validé par sa mère. Dans le cas contraire, madame Sato devrait rester à Tokyo jusqu'à la fin de la scolarité de Shin. Il n'avait pas le choix: il devait adresser un courrier officiel, aux termes alambiqués, au directeur de l'unique école magique japonaise.

Il rassembla ses affaires, régla la note arrondie et salua monsieur Yamamoto comme l'usage le voulait. Il héla un pousse-pousse tiré par un homme maigrichon au sourire édenté mais franc. Il lui indiqua son adresse, ce qui atténua la joie du coureur. Le client n'habitait pas tout près. La liasse de billets agitée devant son nez eut tôt fait de chasser toute pensée négative. Il démarra au pas de charge en poussant un cri de rage destiné à lui insuffler force et courage. Ishii-San leva les yeux vers le ciel qui se chargeait de nuages menaçants. La pluie ne tarderait plus à se déverser par hallebardes épaisses et tièdes. Un éclair zébra l'horizon, confirmant sa crainte des éléments déchaînés.

Il plongea la main dans l'intérieur de sa veste, en retira son portefeuille et l'ouvrit. Il libéra une photographie un peu jaunie. Kumiko, lui et Shin posaient devant le daguerréotype d'un photographe parisien, avec la tour Eiffel en arrière-plan, comme une carte postale intemporelle. Paris, c'était aussi le cimetière du Père-Lachaise, le carré «maudit» où les Hi-Majo, les non-mages, ne s'aventuraient pas, sous peine d'y croiser des spectres agressifs ou d'être ensevelis par des tombeaux, selon la croyance locale. Le lieu de la dernière demeure de son épouse. Saurait-il retrouver l'emplacement de la sépulture? Aurait-il le courage d'y retourner? Le doute l'assaillit.

«Et si tout ceci n'était qu'une machination de Takashi? Je dois m'assurer de ses dires auprès du Premier Ministre en poste. Il faudrait juste éviter de mettre les pieds dans le plat et dans l'idéal, notre rencontre devrait être à son initiative. Je ne lui ai pas encore exposé l'accord avec les Américains, mais je doute qu'il souhaite entendre mes conclusions. D'abord, parce que le traité est mort-né et ensuite, parce qu'il s'en moque. Au contraire! Il se servira de cet échec pour s'opposer aux Américains avec davantage de véhémence. Tant que les familles des chefs de guerre régneront au Japon, mon pays sera sur la corde raide, prêt à basculer dans le moindre conflit. Tant que les visées expansionnistes perdureront, notre nation sera en danger. Le Japon ne peut s'en sortir que par l'émergence économique, le travail et la défense de ses qualités. C'est dans ce Japon que je veux voir mon fils s'épanouir.»

Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué le rideau de pluie déversé sur la rue. Son charretier slalomait entre les flaques boueuses des chemins de terre. Tokyo était loin des pavés de Paris. Le pauvre hère était crotté jusqu'à la taille mais ne réduisait pas son allure, pressé d'en finir avec sa longue course. La Minka n'était plus qu'à un pâté de maisons.

Le client ajouta une poignée de billets pour rétribuer le forçat de la route. Une fois parvenus au portail, il se délesta de son argent. Il eût un sourire navré pour l'état de saleté du coursier. Puis, comme la pluie redoublait d'intensité, il se hâta de gagner la porte d'entrée en traversant le jardin en coup de vent. Madame Sato lui ouvrit aussitôt. Elle l'aida à se déchausser et à se dévêtir, en silence. Elle lui tendit une serviette en éponge et un petit carré pour essuyer ses lunettes.

—Merci, madame Sato.

—Je vous en prie, Ishii-San. Êtes-vous satisfait de votre journée?

L'homme, pieds nus, déambula jusqu'à la pièce de vie principale, suivi par sa gouvernante. Il s'assit en tailleur devant un plateau garni d'une tasse vide, d'une bouilloire, d'une coupelle de thé et de fruits frais. Il soupira.

—Ravi par mon entretien d'une nature à la fois surprenante et enthousiasmante.

—Parfait, alors, se réjouit la femme au chignon gris et aux petites lunettes argentées. Un pli est arrivé ce matin, Monsieur. Par messager spécial.

Elle lui tendit la lettre, puis réajusta sa monture dissimulant une cicatrice au coin de l'œil gauche. Il reconnut aussitôt l'emblème tamponné sur l'enveloppe et frémit.

1Parlement japonais constitué de la Chambre des Représentants et de la Chambre des Conseillers.

2Des émeutes, liées au prix du riz, eurent lieu dans tout le Japon dès août 1918 et conduisirent à la chute du gouvernement Masatake.

3Instrument de musique japonais traditionnel.

4Takashi Hara, jugé trop progressiste, fut assassiné en novembre 1921 par un activiste d'extrême-droite. Le 19 septembre 1923, un tremblement de terre rasa Tokyo, tuant vraisemblablement 400000 personnes.

5Ancien nom de Tokyo.

6Maison du peuple au style japonais.