Sortilège 2: le rouleau
La pluie martelait les ardoises du pavillon bâti sur un seul niveau. Le staccato irrégulier n'avait aucun effet sur la concentration du propriétaire, relisant la lettre du cabinet du Premier Ministre pour la quatrième fois. Il analysait le contenu mais surtout la forme. Les informations délivrées étaient maigres: il était convoqué demain, à 14h00, pour «affaire cessante». L'enrobage de la missive était martial, glacial, sans flirter avec l'irrespect. Terauchi Masatake, le militaire, ne l'aimait pas et c'était réciproque. La rencontre serait placée sous le signe du désaveu complet ou sous les auspices du caractère incontournable du diplomate qualifié. Pas de juste milieu.
Assise face à son employeur, Saya préparait le thé dans les règles de l'art, exécutant les gestes séculaires à la perfection, mille fois répétés. Née sans pouvoirs magiques dans une illustre famille sorcière, peu argentée, furieuse d'avoir hérité d'une fille sans talent, la femme avait été placée dès son plus jeune âge comme elfe de maison ou peu s'en fallait. Au contact des puissants, elle s'était enrichie de connaissances, avait glané du savoir et avait su dépasser sa condition. Elle avait fréquenté des Non-Mages afin de compléter son éducation. Très vite, elle avait maîtrisé les usages de sa communauté sorcière comme ceux des Japonais Hi-Majos. Même si elle n'avait jamais manifesté aucun signe magique, Saya, âgée de 70ans, possédait une impressionnante quantité d'objets ensorcelés qu'elle dissimulait dans un coffret de bois laqué au sortilège d'extension performant.
Murée dans un silence poli et attentif, ses iris naviguaient de la fenêtre donnant sur le jardinet arrière, détrempé par l'averse orageuse, au mur de paille tressé, uni, parsemé d'estampes naïves ou de proverbes traditionnels. Seule concession à la décoration nippone, une horloge de fabrication française –du Jura–égrenait les minutes.
—Hum! coupa enfin le maître des lieux. Cette convocation tombe à pic pour confirmer ou infirmer ce que j'ai appris aujourd'hui.
—De bonnes nouvelles, j'espère.
—Je veux les voir comme les meilleures opportunités de ma vie de diplomate. Néanmoins, un point crucial doit être abordé. Il concerne mon fils. Indirectement, il vous affecte.
La femme afficha un air mi-interrogateur, mi-réjoui.
—Rien de tout ce que je vais vous dire, n'est officiel. Cependant, je ne puis me permettre de ne pas anticiper la résolution de certains détails, pour ne pas dire des points d'achoppement. Voilà: je devrais quitter le Japon assez rapidement…
—Oh!
—… pour rejoindre la France.
Les yeux de madame Sato scintillèrent puis un voile de tristesse traversa ses rides. Sa cicatrice se souleva. Kikujirò se racla la gorge sans raison.
—Ce sera différent de ma mission aux États-Unis. Une longue période. Je ne peux pas infliger une absence démesurée, injustifiée à mon fils.
—Je comprends. Vous lui manquez.
—Ce manque est partagé. Toutefois, il y a son école, son inscription magique et la volonté de sa mère. Je ne sais comment faire. Kumiko avait insisté sur la faible capacité d'accueil de cet établissement et sur le privilège d'intégrer ses rangs.
—C'est la vérité, Ishii-San. J'ai lu dans un ouvrage que, de toutes les écoles au monde, c'est la plus petite et donc, la plus élitiste.
—J'ai promis à Kumiko qu'il deviendrait un sorcier accompli. Mais comment faire pour ne pas le quitter durant des années, en vous confiant le soin d'assurer son éducation? Vous comprenez, c'est contraire à mes valeurs et dans l'idéal, il faudrait… je ne sais pas… trouver une autre école, en Europe, qui accepterait de l'accueillir. Ou des sorciers de confiance pour le former, sur place. Un précepteur sorcier. Est-ce que cela existe seulement? En Angleterre, peut-être? Kumiko parlait d'élèves anglais venus autrefois à Mahoutokoro pour leur apprendre ce maudit jeu de fous furieux, à cheval sur des balais volants.
—Le Quidditch.
—Ce sport barbare! J'espère que Shin s'abstient toujours d'enfourcher ces manches diaboliques!
Saya sourit. Le Quidditch était LA pomme de discorde entre les époux Ishii.
—Il y a une école dans le nord de l'Écosse. Elle se nomme Poudlard.
—Parfait.
—Il en existe aussi une cachée en France.
—Vraiment? Ce serait fantastique! Bien sûr, cela suppose aussi que vous…
—Rien ne me rendrait plus fière que de vous servir de nouveau à Paris, Monsieur. Si nous trouvons une solution pour votre fils, en France ou en Angleterre, je vous suivrai et honorerai mon engagement pris auprès de votre épouse. Si la chose s'avère impossible dans les deux pays, je resterai ici et ferai de mon mieux auprès du jeune Shin.
—Comment procéder?
—Il faut envoyer une lettre au clan de l'école. Je saurai comment la faire parvenir sans délai. Me permettez-vous d'aller chercher de quoi réaliser la missive?
—Ah oui! Vos curieux parchemins et votre plume spéciale. Un clan dirige l'école?
—Depuis sa fondation. Le clan Matsuyama-Mori.
—Hum…
—Je crois qu'il serait opportun d'avertir aussi le ministère de la Magie japonais. Notre ministre n'aime pas les Non-Mages; il se contente de les tolérer. Cependant, il est sensible aux titres et aux fonctions des Hi-Majo.
—Faisons ainsi.
La vieille femme se leva et se rendit dans sa chambre. Kikujirò but une gorgée de thé et croqua dans un litchi dénoyauté. Le goût et le jus sucré lui procurèrent un sentiment de satisfaction. Dehors, les intempéries allaient en déclinant. Sous l'effet de la chaleur écrasante, les rares gouttes d'eau se vaporisaient en touchant le sol.
Alors que l'homme se délectait d'un nouveau fruit, son attention fut détournée par l'apparition d'un oiseau bleu et blanc, posé sur la mangeoire en bois disposée et alimentée par madame Sato. L'animal livra un chant mélodieux que Saya, revenue sur cette entrefaite avec son coffre fétiche, identifia aussitôt.
—Un rossignol bleu! C'est extraordinaire!
—Il est magnifique et chante à merveille.
—D'où vient-il? D'habitude, ces oiseaux vivent près des forêts, des rivières. Ils ne s'aventurent pas dans les villes. Inhabituel… C'est un signe, j'en suis sûre. Un présage des plus favorables.
L'oiseau voleta, picora jusqu'à s'en éclater le gosier et marqua une pause, la tête figée dans la direction des humains. Avec les rais du soleil réapparu et le reflet du verre, il était impossible qu'il discerne l'intérieur de la maison de ses hôtes. Pourtant, il s'obstinait à scruter, à sautiller pour changer d'angle de vue, à dodeliner de sa tête tout en émettant des cris plus stridents, comme des signaux d'alerte. Son manège dura presque une minute, jusqu'à ce qu'il se décide à prendre son envol.
—Intrigant, lâcha Kikujirò. Se pourrait-il que la magie ait à voir avec cette apparition?
Saya fut d'abord catégorique:
—Non.
Puis, elle se ravisa:
—À moins qu'il ne s'agisse de…
—Quoi?
—Un Animagus.
Il entendait ce mot pour la première fois.
—Qu'est-ce que c'est?
—Un sorcier capable de prendre une forme animale.
—Cela existe? s'étonna-t-il, les yeux écarquillés.
—Ils sont rares et font l'objet d'un recensement strict de la part du Ministère. Je n'ai jamais entendu parler d'un sorcier capable de devenir un rossignol bleu mais…
—Mais?
—Il y a parfois des contrevenants, avoua-t-elle avec un sourire qui agita sa cicatrice.
—Je vois. Bien. Par qui commençons-nous? Le Ministère?
—Pourquoi pas?
Elle ouvrit le coffret et plongea la main à l'intérieur. Elle fouilla et extirpa une plume grise ainsi qu'un rouleau de parchemin vierge. Puis, elle manipula le bois du couvercle qui se déplia et s'étendit jusqu'à former un large et haut écritoire, incliné à trente degrés. Alors que l'objet en bois paraissait toujours aussi vide, elle en ressortit de la cire, un canif, un cachet et un récipient en cuivre. L'enchantement suscita un sourire de l'homme. Une fois la coupelle remplie de cire solide grattée avec le couteau miniature, Saya la posa sur un morceau de bois. Le métal se mit à vibrer, à chauffer et à faire fondre la cire.
—Tout est prêt, Monsieur.
—Allons-y.
Il se mit à dicter avec lenteur, pesant chaque terme, tandis que Saya utilisait la plume ensorcelée capable de se passer d'encre noire. La grue, symbole de bonheur et de chance, avait donné un précieux accessoire dont Saya raffolait pour réaliser quelques haïkus 1audacieux. Lorsqu'elle désirait produire des pièces aux dimensions plus généreuses que des poèmes, elle extirpait une plume de pétrel-tempête géant, l'oiseau utilisé par les plus jeunes élèves se rendant à l'école. Une caresse sur le fil de la plume permettait de jouer avec toutes les teintes, les nuances de l'arc-en-ciel et de réaliser des estampes sans faire appel à la palette d'un peintre Hi-Majo. Si Saya était une Cracmol, c'était sans conteste une femme férue des dernières techniques sorcières japonaises.
Lorsque la première missive fut achevée, Kikujirò la relut à voix haute:
—«Monsieur le ministre de la Magie,
Je suis le vicomte Kikujirò Ishii, ancien ministre des Affaires Étrangères du Japon, ex-ambassadeur en France, chargé de résoudre des situations conflictuelles entre les nations de notre planète. Je suis le père de Shin Ishii, élève à l'école de magie Mahoutokoro et veuf de la regrettée Kumiko Akasofu2, décédée de la Dragoncelle. Mes fonctions m'ont conduit à m'éloigner de mon fils unique pendant presque deux ans. D'après des informations récentes, je devrais quitter le pays pour plusieurs années, laissant de nouveau Shin sans soutien familial. Je ne peux me soustraire à mon devoir politique d'envergure nationale mais ne puis me résoudre à délaisser mon fils, jeune et fragile sorcier en devenir, déjà privé de sa mère. Démuni, ignorant les solutions ou compromis existants, je m'en remets à votre sagacité et à vos capacités sorcières.»
L'écrit s'achevait par de traditionnelles formules de salutation, polies, sans excès. D'un commun accord, le rôle assuré par madame Sato était absent de la lettre. De toutes les façons, le ministre de la Magie avait les moyens de le savoir et d'en tenir compte ou non. Kikujirò n'espérait rien de ce courrier, si ce n'est qu'il déclenche un coup de pouce opportun au moment d'une décision scolaire. Même si le ministère de la Magie, à travers le Département Éducatif et le Conseil d'Administration, pesait sur la gestion financière de l'école, le directeur restait maître à bord sur le contenu des enseignements et sur l'acceptation ou le refus des élèves en son sein. Il était autonome. Une nation régie par des clans depuis des siècles ne pouvait pas s'affranchir de ce système de gouvernance d'un coup de baguette magique.
La seconde lettre, articulée à l'identique, évoquait l'éventualité d'une scolarité en Europe, individuelle ou en établissement, tout en soulignant que Shin exporterait indubitablement la suprématie japonaise par sa simple présence parmi d'autres élèves. Il insistait davantage sur l'engagement pris auprès de son épouse, une «parole sacrée au caractère inviolable», selon les termes précis énoncés par madame Sato. Elle lui avait expliqué la nature de ce serment magique conclu entre sorciers, ses conséquences en cas de trahison ou de non-respect des clauses.
Même si la promesse de son employeur n'en était pas un, l'utilisation des termes montrerait à quel degré le vicomte était engagé, connaisseur et respectueux du monde magique, incarnant alors un atout de choix dans les relations entre les non-mages et la communauté sorcière. Madame Sato était convaincue que le directeur serait sensible à ces arguments.
Il était près de 20h00 lorsque les sceaux furent apposés sur les deux rouleaux.
—Et maintenant? Combien de temps faudra-t-il à la Poste pour acheminer le courrier jusqu'au ministère, basé à Kyoto, aux dires de Kumiko? J'imagine que ce sera rapide. Mais l'école? C'est une île en mer des Philippines ou en mer de Chine, invisible qui plus est.
—Ne vous inquiétez pas, Monsieur. Je m'en occupe ce soir, sitôt le repas préparé et pris.
Elle demanda la permission de ranger ses effets, de quitter la pièce de vie et de se rendre en cuisine. Le vicomte demeura immobile, assis sur le tatami. Il avait beau avoir été habitué, il était surpris. Il avait posé une question dont il connaissait la réponse: la poste magique n'utilisait pas de train, de coursier en pousse-pousse ou en vélo, pas plus que des employés à bord de charrettes. Les sorciers se servaient de volatiles pour porter les plis, comme les Hi-Majos avec les pigeons voyageurs mais auxquels ils préféraient des rapaces comme les chouettes. Lorsqu'un paquet devait être livré, ils utilisaient les animaux les plus puissants. Si le pli revêtait un caractère d'urgence, les plus rapides comme les faucons acheminaient les nouvelles. Enfin, lorsqu'une entreprise magique exigeait un service conséquent, sur mesure, avec des volumes de livraison importants, la poste sorcière faisait appel aux Pétrels-Tempête géants. L'établissement, isolé, coupé de tout transport magique comme les cheminées ou les Portoloins réguliers –le directeur les refusait pour des questions de sécurité–n'était pas d'un accès facile. Le courrier arriverait donc par pétrel ravitailleur, avec les victuailles destinées au réfectoire de l'école.
Vers 21h30, madame Sato quitta la Minka des Ishii. Le soleil rasait l'horizon. Il était un peu tard pour trouver un pousse-pousse. Comme l'air était plus respirable, elle choisit la marche en dépit de sa tenue traditionnelle et de ses chaussures inadaptées. Ishii-San l'avait invitée à reporter l'envoi au lendemain, mais la poste sorcière ne souffrait pas des mêmes contraintes que son homologue Hi-Majo. Le quartier magique de Tokyo était aussi animé un soir d'été qu'en journée, voire davantage. Les sorciers avaient l'habitude de s'y rendre après le travail pour y dîner ou y flâner. Néanmoins, elle n'était pas à l'abri d'une mauvaise rencontre dans les rues, même si le ministère de l'Intérieur y assurait une sécurité parmi les plus exemplaires de la planète. Madame Sato, forte de l'expérience de ses soixante-dix printemps, n'était pas femme à se jeter dans une mission importante sans précaution.
Si, par malheur, elle tombait sur un malandrin, son Ningyò aurait tôt fait de s'en débarrasser. L'objet avait tout d'une poupée au faciès effrayant, encadré d'une douzaine de grelots. Il était ensorcelé. Agité devant un adversaire, sorcier ou Hi-Majo, il hypnotisait sa victime, perturbait ses sens, jusqu'à ce que l'individu chancelle. L'exposition prolongée et la tentative de résistance au sortilège ne faisaient qu'accroître les effets. Bien utilisé, il allait jusqu'à entraîner la perte de conscience. Le Ningyò était l'incarnation du sortilège Confundo –la confusion–. La douce mélodie de ses minuscules clochettes captait toujours l'attention des victimes. Revers de la médaille: il fallait un mental d'acier pour ne pas retourner l'objet vers soi et succomber à son effet envoûtant. Aucun risque avec madame Sato: c'était une experte en usage d'artefacts magiques.
Aux alentours de 22h00, elle atteignit le quartier Asakusa. Pour les Tokyoïtes, c'était le centre névralgique religieux comportant le plus connu et le plus fréquenté des temples. C'était ici, au nez et à la barbe de tous les habitants de la capitale, que se dissimulait le quartier réservé aux sorciers. Saya n'y était pas venue depuis quelques années. La dernière fois… elle réprima une larme.
Elle s'éloigna du sanctuaire shintoïste majeur, une bâtisse au toit rouge nommée Sensoji et se dirigea vers une construction secondaire au toit vert de gris, bordée de statues félines inquiétantes et de résineux élancés: Imado Jinga, le temple des chats, créatures vénérées et magiques par essence. Elle passa entre les portillons de bois, traversa la dalle et déboucha sur la cour arrière où trônait un érable majestueux. L'arbre multiséculaire était cerné par une kyrielle d'étals verticaux où étaient accrochés des centaines d'Ema, petites plaques de bois vernis où les croyants gravaient ou peignaient des vœux en espérant que les divinités les exauceraient. Elles étaient ornées par des dessins de chats dans toutes sortes de situations et de toutes les couleurs. Pour découvrir les plaques, effleurer le tronc de l'arbre et admirer sa sérénité, sa beauté, il fallait s'engager dans l'allée des présentoirs disposés en spirale autour du fier végétal. Cette disposition invitait le visiteur à flâner tout en le décourageant d'aller au bout de la lecture des souhaits et des maximes. Parfois, les vœux s'accordaient avec la scène peinte par les artistes. Comme l'une des plus illustres Ema où un homme, désireux de capter l'attention –et le cœur – d'une femme, avait retenu la scène d'un chat tentant de capturer un papillon multicolore.
«Vais-je me souvenir?» songea Saya.
Dès son entrée dans le labyrinthe, sa tête pivota de droite à gauche et inversement, comme une danse gracieuse chorégraphiée à la perfection. Après quelques pas, elle fit une halte et effleura une Ema précise. Il montrait la tête d'un chat roux aux yeux doubles: une paire verte, normale et une seconde, bleue, en filigrane, estompée, au niveau du front.
«Donne-moi la force de regarder au-delà du visible.»
Le message choisi faisait appel au pouvoir surnaturel de la divination ou à la capacité de lire entre les lignes, selon que l'on se plaçait du côté sorcier ou Hi-Majo pour l'interpréter.
Elle saisit le rectangle de bois suspendu par un bout de ficelle et lui fit faire un tour complet sur lui-même. La corde se détendit et la plaque reprit sa position initiale après quelques secondes de valse hésitation. La vieille femme reprit sa marche et sa gestuelle, observant avec attention les écriteaux susceptibles d'avoir été déplacés –sans que quiconque ne soit assez fou pour oser les retirer de manière définitive–.
Elle stoppa face à un gros matou gris et noir, avec des rayures aussi régulières que celles d'un zèbre. Le félin, au pied d'un arbre, surveillait une grue cendrée en vol. Le message l'accompagnant était limpide: «Apprenez-moi la patience, car je ne sais pas voler.»
S'enfonçant dans la spirale, la Cracmol se rapprocha peu à peu de l'érable. À quelques mètres du but, elle exécuta un tour sur un troisième et dernier écriteau. De dimensions plus généreuses, il montrait la scène d'un dragon tombé en pâmoison devant un chaton à la robe écaille de tortue, aux yeux verts et à la queue tronquée, toutes les caractéristiques d'un bobtail japonais.
«Le feu du dragon s'éteint devant la douceur de l'amour.»
Ce texte était à coup sûr l'œuvre d'un amoureux transi. Madame Sato exécuta la troisième manœuvre et reprit sa route. Lorsqu'elle atteignit le terme de son parcours, le tronc de l'érable fut soudain enveloppé d'une brume épaisse et inattendue. Elle la traversa. Les volutes furent dispersées par un jet d'air venu de nulle part.
Elle se tenait à présent au seuil d'un imposant Torii 3 noir et rouge. Une rue étroite bordée d'échoppes s'offrait à sa vue. Le silence du temple des chats avait fait place au brouhaha entêtant de l'artère grouillant de vie, d'activités, que tous les sorciers connaissaient sous le nom de Majo-Dòri, le quartier magique de Tokyo. La ruelle mesurait à peine trois mètres de large –l'espace était compté–et était encombrée de personnages en robes sorcières multicolores, faites des plus belles soies. La rue mélangeait toutes sortes d'odeurs salées, sucrées, épicées et submergeait les sens de la visiteuse. N'oubliant pas sa mission première, elle se fraya un chemin parmi les passants, agglutinés en groupes de discussion, debout en cercle autour des fontaines jalonnant l'allée, voire assis autour de tables extraites des estaminets environnants, débattant de vive voix des décisions du Ministère en sirotant un Doragocha, le thé du dragon. Chaque gorgée faisait cracher des flammes dont la couleur s'accordait à l'humeur de son consommateur. Saya sourit: à en juger par la rougeur des éructations d'un sorcier centenaire, courtaud mais alerte, les mesures progressistes du Département des Sports Magiques, suggérant la participation de sorcières au Quidditch, causaient des aigreurs et des sueurs à ce conservateur.
Elle se força à ne pas accorder d'attention à la boutique d'encens de madame Kobayashi, une sculpturale sorcière aux célèbres tenues écarlates. La tenancière, en chasse de clients devant son pas-de-porte, vendait des cônes, des bâtonnets, des morceaux d'encens aux vertus toutes plus folles les unes que les autres, allant du traitement médical à l'envoûtement radical. Les produits étaient préparés par la vendeuse en personne, une remarquable potionniste et lanceuse de sortilèges.
Juste en face de sa boutique aux effluves entêtants, trônait l'antre de Fujita. Yoko Fujita, sa propriétaire, était l'héritière de la fabrique de baguettes magiques. Chose peu commune, seules les femmes de la famille avaient reçu le don de réaliser ces précieux auxiliaires de magie. Il en était ainsi depuis près de mille ans. Madame Fujita, minuscule poupée grise fripée, perchée sur son échelle en dépit de ses 112ans, rangeait ses productions sur les trois pans de mur de son échoppe étriquée. Les deux plus larges accueillaient les productions en pin rouge et en ginkgo biloba. Le mur le plus étroit était dédié aux fabrications en cerisier du japon, essence la plus prisée par les sorciers japonais la jugeant puissante et délicate. La rareté triplait ou quadruplait le prix, faisant d'une baguette en cerisier un signe extérieur de richesse dans le monde magique. Enfin, cachées derrière le comptoir, il y avait quelques baguettes finement ciselées et ornées en érable japonais. Cet arbre, vénéré au point où il était interdit de le couper, n'était disponible qu'en très faibles quantités, obtenues lorsque des branches étaient sectionnées par les éléments naturels comme les typhons ou les pluies verglaçantes. Encore fallait-il que le vénérable, marqué par la nature, accueille un Botruc dans son feuillage. Seules les familles de sorciers les plus richissimes et puissantes pouvaient s'offrir un luxe assimilé au patrimoine familial.
Madame Sato avait dîné avec Ishii-San; aussi, les senteurs s'échappant de Nouilles Magiques n'avaient aucun effet sur ses sens. À vrai dire, la nourriture vivante ou ensorcelée au point de sauter de votre assiette était l'une des rares choses qu'elle n'appréciait pas. Elle n'avait jamais compris l'intérêt ou l'utilité qu'il y avait à se battre avec ses baguettes pour coincer des créatures animées d'intentions belliqueuses compréhensibles. Cependant, leurs sucettes géantes à la rose safranée, rehaussées par un curry flamboyant et leur liqueur de Crabe de Feu valaient le détour.
Saya marqua le pas devant les bougies dansantes éclairant Doragon Chic où les plus précieux kimonos s'exposaient. Les créations de Toshiro Akita, le maître du mètre-étalon, n'étaient pas à la portée de la bourse de madame Sato, en dépit de la générosité de son employeur. Le coût des bijoux de haute couture l'incita à vérifier le contenu de sa bourse. Les yens y côtoyaient les Gallions, les Mornilles et les Noises. Une monnaie unique, un cours stable, l'argent sorcier international avait de solides arguments.
Elle se retourna et leva les yeux sur l'imposante construction lui faisant face. Elle abritait les fonctions administratives et financières de la communauté. En son sein, on y trouvait l'inévitable Poste, une délégation des Samaurors –équivalent des Aurors occidentaux–, l'incontournable banque Ginkòkane 4, le bureau du Préfet magique de Tokyo, le siège de l'Ordre du Dragon rouge –un conseil de Sages aux identités secrètes et aux talents avérés–et la Kappa-cité, un ensemble de logements locatifs réservés aux habitants et sous la coupe du ministère de la Magie. La bâtisse était inhabituelle et en totale opposition avec le style architectural japonais. Elle avait la forme d'un cylindre lisse, étroit, sur lequel des barques sans toit, des sortes de jonques, avaient été greffées. Le visiteur entrait dans le cylindre et empruntait un immense et unique escalier hélicoïdal menant aux étages. Au rez-de-chaussée, un tableau magique affichait le niveau et le numéro de porte donnant accès à la place que l'on souhaitait visiter. L'affichage changeait plusieurs fois par jour, au fur et à mesure que les jonques enchantées se déplaçaient à leur guise autour et le long du cylindre de base.
La femme traversa la ruelle puis passa sous le Torii d'entrée de la structure. Elle consulta le tableau d'information. La poste se trouvait porte 23, à l'étage 2. Elle se dirigea vers l'escalier tout en passant au large d'un mur de papier encadré de bois et gardé par deux sorciers à l'allure patibulaire. Elle grimpa les marches avec lenteur. Elle croisa un couple de sorciers âgés d'une trentaine d'années. L'homme la dévisagea avec insistance, jaugea sa tenue Hi-Majo, nota l'absence de baguette dans les plis du kimono ou dans son chignon et la dédaigna sans lui adresser la moindre salutation. Si Saya avait tout le respect du vicomte Ishii, le monde sorcier n'éprouvait que du mépris pour les Cracmols comme elle, les jugeant indignes de paraître en public. Plus la famille ayant engendré une telle abomination était célèbre, plus la victime était honnie et rejetée. Saya les suivit du regard une paire de secondes, le temps de les voir achever leur descente, obliquer à gauche vers le mur de papier et le traverser en le déchirant en mille morceaux. Aussitôt détruit, aussitôt réparé. Le couple se trouvait désormais au ministère de la Magie, à Kyoto.
Saya détourna les yeux sans s'en émouvoir. Elle atteignit le second étage et poussa la porte 23. Elle se retrouva à bord de la barque postale, presque déserte à cette heure de la soirée. Ressemblant à toutes les autres jonques, elle avait tout du lieu fonctionnel, froid, dépourvu de signes de richesse ou de statut. La copie conforme de la banque.
Une brise chaude balayait l'espace et les guichets à ciel ouvert. Si le vent ou la pluie venait à s'inviter, un sortilège puissant préserverait fonctionnaires et clients des intempéries. Elle s'avança vers un emplacement libre où un sorcier, coiffé d'un large bandeau masquant sa calvitie et tenant sa baguette, scellait un nombre incalculable de parchemins roulés.
—Bonsoir, entama la vieille femme.
—'soir, répondit l'homme aux traits taillés à la serpe et au teint cuit par l'abus de Kappasaké, un alcool liquéfiant la cervelle.
—Je désirerais envoyer deux rouleaux. L'un est à destination du ministère de la Magie, l'autre pour l'école Mahoutokoro.
—Cela fera dix Noises, calcula machinalement l'employé sans lever les yeux vers elle.
—Les plis sont urgents sinon j'aurais attendu demain pour les envoyer.
—Et?
—Quand le courrier arrivera-t-il à l'école?
—Pas avant une quinzaine de jours.
—Quoi? s'exclama-t-elle.
Le préposé consentit enfin à suspendre sa tâche répétitive et à lui accorder son attention.
—Priorité du Ministère: un avis de recherche pour un dangereux sorcier doit être expédié à toutes les familles sorcières. Croyez-moi, cela ne nous amuse pas du tout. Tous les volatiles sont occupés pour les deux semaines à venir.
—Mais vous n'avez pas d'oiseaux pour les cas d'urgence?
—Et qu'appelez-vous une urgence, Madame? interrogea l'homme avec un œil inquisiteur.
—Un diplomate et ancien ministre Hi-Majo écrivant à l'école de son fils sorcier.
—Un sang-mêlé?!
Il eût un haut-le-cœur.
—Ça, une priorité?! Vous vous moquez!
—Il s'agit d'une affaire de la plus haute importance concernant le jeune Shin Ishii…
—Un parfait inconnu, non prioritaire!
—… fils de Kikujirò Ishii…
—Un Hi-Majo! s'empourpra le sorcier.
—… et de Kumiko Akasofu.
L'homme se décomposa et fit tomber de la cire chaude sur sa main. Il grimaça, se mit à trembler et bafouilla:
—Aka… Aka… Aka…
—Akasofu, insista Saya.
—Je… Je… Il… Je… vais voir. Je… crois qu'il me reste un hibou pour le ministère et un tancho 5. Vos courriers arriveront demain, soyez-en assurée!
Madame Sato remit l'argent accompagné des deux rouleaux. Le nom de famille Akasofu ouvrait de nombreuses portes depuis que Yoshi Akasofu, l'illustre ancêtre, avait éradiqué le Mal pendant près d'un siècle, combattant la magie noire partout où elle se manifestait, bataillant dans chaque hameau, écumant le territoire jusqu'à ce qu'il soit exempt des suppôts démoniaques. Le Grand-Père Rouge avait à lui seul neutralisé plus de malfaisants sur un siècle que le reste des Samouraïs de la Justice, prédécesseurs des Samaurors. Une légende dont Shin était le dernier descendant.
La cliente n'avait pas franchi le seuil de la poste en sens inverse que les deux rouleaux de son employeur étaient déjà entre les serres des oiseaux réquisitionnés, prêts à prendre leur envol. Elle sentit une main s'abattre sur son épaule au moment de franchir la porte et se retourna:
—Attendez! Pas si vite! L'avis de recherche.
Le préposé lui tendit un rouleau de parchemin scellé. Elle le prit.
—Remis en mains propres. C'est important. Un meurtrier, un épouvantable tortionnaire. Votre… euh… employeur doit être averti.
—Merci, ajouta Saya avec simplicité.
Elle regagna la rue Majo-Dòri sans se hâter, l'esprit en paix. Elle croisa le chemin d'enfants agglutinés devant la vitrine de Takane Origami. Véritable palais des origamis ensorcelés, le lieu connaissait un succès permanent auprès des gamins émerveillés par de la magie souvent poétique, parfois spectaculaire. Saya se laissa tenter et poussa la porte. Une nuée de papillons pliés vint à sa rencontre et la poussa vers le vendeur et fabricant, Tsuko Takane.
En dépit de sa lignée au Sang-Pur au rang de laquelle figuraient des personnages de premier plan, faisant fi d'une scolarité exemplaire –60 années plus tard, il détenait toujours quelques records au sein de l'institution –, Takane-Sensei n'avait pas embrassé de carrière militaire ou politique. Pire: après avoir enseigné l'origami magique à Mahoutokoro, il avait repris la désuète boutique d'objets ensorcelés douteux et l'avait transformée en antre de la féerie. Si le maître du pliage se laissait aller à réaliser plusieurs fois le même animal, issu du bestiaire fantastique ou non, il l'ensorcelait de différentes façons afin que sa création demeure, à l'instar des baguettes magiques Fujita, unique. Une de ses productions était à la fois inutile et indispensable, car elle incarnait le summum de la beauté et de l'envoûtement artistique. Ce qui rendait Takane différent des membres de sa famille et ce qui lui valait une mise à l'écart de celle-ci, c'était sa propension naturelle à s'émerveiller de tous les êtres vivants, son incapacité pathologique à les classifier selon des races, des rangs, du sang, des apparences ou des facultés.
—Madame Sato!
Hormis sa bonhomie flagrante, Tsuno était physionomiste à souhait. Au point qu'aucun déguisement, aucun sortilège visant à dissimuler des traits, ne fonctionnait avec lui. Du Polynectar? Aucun effet sur ses yeux.
—Maître Takane, répondit-elle en s'inclinant devant lui.
Il posa sa main ridée sur l'épaule en signe de bienveillance.
—Comment va le jeune Shin?
—Bien, je crois.
—Son père est de retour au Japon.
—Vous lisez la presse Hi-Majo?
—Je lis tout ce qui m'enrichit. Je dépense des fortunes chez Shodo, mes voisins libraires et papetiers.
—Et moi, je brûle mes Gallions chez Ninja Kyùden pour me remplir les poches de poudre d'invisibilité, avoua-t-elle avec un large sourire.
—Pourquoi? Vous n'avez nul besoin de devenir invisible, madame Sato. Bien au contraire, ajouta-t-il avec une œillade perceptible. Vous cherchez un cadeau pour vous ou votre protégé? poursuivit-il en bon commerçant.
—Un cadeau pour Shin. Un présent pour son retour proche, j'espère.
—Oh… lâcha-t-il, intrigué. Il est bien trop jeune pour terminer son cycle scolaire et je ne crois pas que les vacances d'été soient commencées. Y aurait-il du changement à venir?
—Vos capacités divinatoires me prennent toujours de court, Takane-Sensei.
Il la scruta avec profondeur. Il poursuivit:
—Hum… Des remous, en vous. Je les perçois. Je ressens votre gêne face à mon intrusion.
Elle rougit et admit:
—Vous auriez fait un Uranaishi 6 stupéfiant.
—J'y ai songé, à une époque reculée.
—Vous auriez pu tout faire. Y compris ministre de la Magie.
—Ça? Que le destin m'en préserve! Pour faire des courbettes, promettre sans jamais tenir, vendre son âme aux démons des eaux? Quelle abomination!
—Moi, j'y aurais gagné.
—Je vous le concède. Notre gouvernement n'est pas tendre avec les Japonais disons atypiques, les étrangers, les êtres dépourvus de magie. Une politique dénuée de sentiments, de magie, paradoxalement. Ministre de la Magie? Je me ferais des ennemis!
—Vous êtes si gentil, c'est impossible.
—Ah la petite flatteuse! Je vous vois venir. Une réduction sur le prix à la clé.
—Vous me connaissez bien, Maître Takane. Que puis-je espérer pour disons… deux Gallions et cinq Mornilles?
—Venez d'abord admirer mes créations et nous parlerons argent après.
Il l'invita à déambuler dans le magasin en sa compagnie et à s'émerveiller devant dragons volants, chats griffeurs, renards bondissants, crapauds bavards. Certaines pièces réussissaient le tour de force d'être animées et minuscules, d'autres dépassaient deux mètres, tenant debout par miracle, nécessitant un transport et une livraison à domicile. Parfois, elles exécutaient plusieurs figures, répondaient à des gestes de la baguette ou à des mots-clés. L'acheteuse trouva son bonheur dans un origami de Billywig. Le modèle, simple, se contentait de quitter sa boîte de rangement, de s'envoler et de tournoyer à hauteur d'homme, porté par le hasard des courants d'air. Si l'ordre «Hanabira no ame» était prononcé, l'origami lâchait alors une «pluie de pétales» de cerisier qui s'évaporaient en touchant le sol. Takane-Sensei avisa une belle boîte laquée en guise d'écrin. Sur un geste de la main, un ruban de soie se noua autour du cadeau.
Après avoir encaissé deux Gallions –il masqua le prix réel, car sa création valait bien plus–, il salua madame Sato et la pria d'encourager Shin dans l'art ancestral du pliage. Le cœur léger, elle quitta Majo-Dòri sans se douter une seconde qu'elle ne reverrait pas la rue sorcière de son vivant.
1Poème japonais d'une seule phrase comportant 5, 7 et 5 syllabes. Il mentionne souvent une saison, un événement, un des cinq sens.
2Akasofu signifie «Grand-père rouge»
3Portail japonais traditionnel constitué de deux poutres surmontée d'une troisième en forme d'arceau pointant vers le ciel.
4Contraction de Ginkò signifiant «banque» et Okane traduit par «argent».
5Le Tancho est le nom de la grue à couronne rouge, idéale pour couvrir les 1300 kilomètres séparant Tokyo et Minami Iwo Jima, l'île abritant Mahoutokoro.
6Nom donné aux voyants au Japon.
