Sortilège 3: Mahoutokoro

Aux confins de la mer des Philippines, à cheval sur la ceinture de feu terrestre, loin de toute civilisation, s'élevait l'îlot Minami Iwo Jima. Un bloc de basalte de 3,5km, un piton rocheux sans arbre, sans fleur, sans âme, recouvert de lichen gras, balayé par des vents tournoyants et fouetté par des vagues déchaînées. Territoire le plus septentrional du Japon, le produit volcanique se dressait jusqu'à 916 mètres et se nimbait souvent de nuages lenticulaires, lui conférant un air encore plus lugubre. Aucun humain n'était assez fou pour l'aborder, s'y installer et tenter d'y cultiver une fine couche terreuse. Foi de marin, l'accostage tenait du suicide stérile: les écueils étaient nombreux, traîtres et les bandes de sable, propices à l'abordage en sécurité, brillaient par leur absence. Et puis, pourquoi aborder Minami Iwo? Pour se heurter ensuite à des falaises aux quatre points cardinaux de l'île? Le tout menant à un volcan actif et fébrile? Aucun intérêt.

Les humains ne voyaient que promesses de mort et de désolation. Cette vision unanime était la preuve incontestable que les sortilèges anti-Hi-Majos fonctionnaient à merveille. La réalité était tout autre. Le sommet du volcan accueillait le plus fantasque des palais. Il n'y avait aucun bois aménagé ou immense jardin à la française. En revanche, entre chaque élément de cette élégante forteresse, se nichaient des patios, des espaces zen, des fontaines, des bonsaïs, des bancs, toujours dissimulés dans des recoins pour offrir un maximum de sérénité aux étudiants. Le moindre espace était planté, cultivé, optimisé et le cœur de l'île, au plus près de la lave, était creusé pour y accueillir caves, salles de classe, serres artificielles, entrepôts, bibliothèques, réserves, cuisines, mille et un lieux secrets. Minami Iwo Jima abritait l'école Mahoutokoro, incartable, inaccessible, exclusive. L'école aux cinquante toits de pagode était la plus belle création aux yeux des sorciers.

La nuit sans lune baignait l'édifice majestueux. Le silence relatif était rompu par le ressac lointain des vagues déferlant sur les brisants. Au nord du palais, l'une des sept tours abritait le dortoir de la maison Yosamu. Il était calme et ses résidents, répartis sur plusieurs niveaux, jouissaient d'un sommeil réparateur. Les étudiants de l'institution récupéraient de leurs journées harassantes, chargées de travail, de devoirs, d'examens compliqués. La sérénité semblait uniforme mais ce n'était qu'une illusion. Les sorciers de la maison Yosamu étaient plus agités que les membres des trois autres ordres. Les jeunes de Seiran, à l'emblème du cerf, audacieux mais prudents, futés et loyaux, avaient des appétences pour l'arithmancie. Ceux de Toppuu, représentés par la carpe koï, vus comme des observateurs pointus, méticuleux, passaient pour les potionnistes les plus performants. Shunrai, avec son chat comme porte-drapeau, comptait les érudits assoiffés de connaissances, incapables de cesser leur questionnement, abritant les plus attentifs en astronomie. Mais Yosamu, la maison de la grue, éprise par-dessus tout de vérité absolue, révélait les plus sensibles aux arts divinatoires. Les authentiques Uranaishis étaient toujours répartis dans la maison Yosamu. Leurs rêves prémonitoires leur valaient des sommeils agités.

Shin Ishii n'échappait pas à cette règle. Depuis plusieurs nuits, le visage d'un occidental faisait irruption dans son sommeil. Brun, les yeux noirs, visage rond, taille modeste, le jeune homme avait les cheveux fins, plaqués en arrière et arborait une étrangeté sous le nez. Shin savait que c'était une moustache. Même si les Japonais étaient souvent glabres des joues et du menton, voire imberbes, certains hommes en portaient de fines, comme son propre père. Cependant, les arrondis, les deux boucles savamment sculptées du moustachu vu en songe n'avaient rien de commun avec les standards de la mode masculine japonaise. L'homme de son rêve était silencieux, mais ses yeux pétillaient et sa moustache vibrait sous l'effet d'un sourire contenu. Le rêve perdurait jusqu'à ce qu'un autre le chasse ou que le réveil ne survienne à 6h00 du matin.

L'image du jeune homme se fendilla et s'écroula. Shin se redressa sur sa couche, en sueur. Il pensait être le seul à être réveillé lorsqu'il remarqua les silhouettes de ses colocataires Aiko, Shun et Eiji, assis et en alerte.

—Eh… les gars… vous avez senti? lança Aiko.

—Quelque chose a bougé dans la pièce.

Un grondement assourdissant fit vibrer les murs. Les angoissantes vibrations furent suivies d'une explosion retentissante. L'édifice trembla. Bougeoirs éteints, valises mal fermées, effets personnels suspendus à la hâte, bibelots, tout atterrit sur le sol dans un vacarme épouvantable.

En une seconde, les enfants furent debout, le nez collé à la vitre de leur unique fenêtre. Quelques tuiles et de la poussière glissèrent du toit et de l'embrasure.

—C'est un tremblement de terre, analysa Shun. Un gros!

—Pas seulement, coupa Shin. Regardez!

Il pointait la base des tours nord, en bas du piton rocheux. Une lumière rouge orange déchirait la nuit, à quelques mètres du rivage. Une fissure était apparue, laissant la lave s'écouler à gros bouillons. Une énième subduction des plaques tectoniques, proches de la ceinture de feu terrestre. Une nouvelle secousse ébranla l'école et un craquement se produisit. Au loin, la roche se déforma comme la gueule d'un crapaud buffle s'emplissant d'air, sur le point de coasser. Elle s'éleva de plusieurs mètres, en dépit de la vomissure. Une explosion retentit et un pan minéral, nimbé de lave en fusion, fut projeté à plusieurs centaines de mètres en direction de la mer. Les élèves, surpris, esquissèrent un pas en arrière. Puis, fascinés par le spectacle à venir, ils reprirent leurs positions respectives.

—Vous croyez que ça va durer? s'inquiéta Eiji, le plus timoré des quatre élèves, un brin effrayé par la vision d'une nature déchaînée.

—Oh oui, insista Shun, le plus hardi, adorant jouer au trublion taquin avec Eiji et Shin, les cadets.

Comme une vérité soulignant ses propos, une troisième secousse traversa la montagne. Pour la seconde fois, les gaz souterrains se concentrèrent près de l'orifice puis projetèrent de la matière brûlante dans les airs. Cette fois-ci, elle ne prit pas la direction du large mais fonça droit vers les dortoirs.

—On est fichu! hurla Shun, un brin de malice dans les yeux et dans la voix.

—Mais non, tempéra Aiko.

La bombe, large de plusieurs mètres, se fracassa sur le dôme invisible et magique de Mahoutokoro, créé et entretenu par tout le corps professoral.

—Hé hé! ricana l'adolescent.

—C'est malin, grommela Eiji. Tu profites toujours de nous parce qu'on est les plus jeunes!

—Il faut bien vous faire marcher un peu! Allez, recouchons-nous. Ce n'est pas aujourd'hui que l'école sera anéantie. Dans quelques minutes, le directeur aura transplané au pied de l'île et aura créé une énorme brèche pour que la lave se déverse sans danger. Bref, une journée où il ne se passera rien, car tout est sous contrôle. Tout est toujours sous contrôle.

Son ton était emprunt d'une once de regret. Cependant, il avait tort: l'année scolaire, entamée le 1er avril comme le voulait la tradition au Japon, n'avait pas commencé sous les meilleurs auspices.

Shin s'allongea sans tarder sur sa couche, après l'avoir brossée pour éliminer un peu de plâtre tombé des murs ancestraux. Il ne ferma pas les yeux tout de suite, attentif aux soubresauts du volcan. Il était aux alentours d'une heure du matin et la nuit de sommeil avait été trop courte pour supporter un lundi harassant à venir. Il devait se détendre, se laisser aller en dépit du rugissement extérieur et du tremblement des fondations. Il inspira et expira en profondeur à plusieurs reprises, pour faire le vide en lui, comme le lui avait enseigné son père. Les paupières s'abaissèrent et il bascula sur le côté, rasséréné. Le monde des songes s'offrit à lui. Il plongea dans le passé, au cœur d'une histoire entamée douze années auparavant et dépeinte mille et une fois par sa chère nounou, madame Sato.

En ce troisième jour de printemps 1906, Kikujirò Ishii vivait le plus beau jour de sa vie. Kumiko, sa jeune et magnifique épouse, d'une beauté à couper le souffle, avec ce regard perçant couleur noisette foncée, issu d'un lointain ancêtre européen, avait donné naissance à son premier garçon. La mère se remettait de son accouchement dans la chambre parentale de la Minka tandis que la gouvernante achevait de baigner le nourrisson dans la pièce de l'onsen. Il était sur un nuage. L'enfant, né à terme, était en pleine forme. Le plus extraordinaire, c'était sa taille. Il mesurait près de 57 centimètres. Un chiffre ahurissant, pour un Japonais.

—Voilà le petit ange! commenta Saya, coiffée de son éternel chignon à peine grisonnant, en faisant glisser la cloison menant à l'espace de vie. Regardez comme il est beau, avec son petit kimono! Mais c'est qu'il est presque trop court! Regardez les manches!

—Mon fils est un géant. Peut-être deviendra-t-il un champion de sumo?

—Qui sait… sourit la femme. Je vais l'installer dans son berc…

Un bruit incongru interrompit la conversation. Ils tournèrent la tête en direction de sa provenance, la fenêtre. Un échassier se tenait derrière la baie vitrée. Le propriétaire supposa qu'il venait quémander un peu de nourriture après avoir passé une saison hivernale très rigoureuse. Il ouvrit les deux battants et l'oiseau ne bougea pas d'un millimètre. Au contraire! Il laissa tomber de son bec un petit caillou. Kikujirò s'agenouilla et le ramassa. Puis, il constata qu'il s'agissait non d'un minéral mais d'un végétal, une grosse graine bulbeuse.

—Comme c'est curieux! Mais que veux-tu? ajouta-t-il alors que l'animal exposait son ventre de façon exagérée.

Un rouleau de parchemin était lié à sa patte gauche. Prenant garde à ne pas se faire pincer par le long et puissant bec, le jeune père détacha le brin de corde et prit le rectangle roulé. Il le déplia. Il était vierge, recto-verso. La grue n'en demanda pas plus et s'enfuit à tire-d'aile.

—Mais qu'est-ce que cela signifie, madame Sato? dit-il en se tournant vers son employée béate de bonheur. Entendez-vous quelque chose à ce manège?

La nurse posa Shin dans son berceau, le borda et le berça en douceur. Sans interrompre son manège, elle livra des explications:

—Oui, Monsieur. Tout ceci a un sens. Votre enfant sera un sorcier, comme sa mère.

—Vraiment? Je pensais qu'il serait dépourvu de dons puisque je ne suis pas un mage.

—Il en sera un.

Kikujirò montra la fenêtre.

—Mais la grue? Que faisait-elle?

—Lorsqu'un sorcier vient au monde, le ministère de la Magie le sait aussitôt. Rien ne lui échappe. Dans les jours qui suivent, un Tancho est envoyé à la famille.

—Comment savent-ils? Comment trouvent-ils?

—Ils savent et ils trouvent. La grue messagère apporte deux éléments indissociables à la famille de l'enfant. Une bulbille de lys et un parchemin vierge. La graine du lys doit être plantée dans un pot et arrosée une fois par semaine. La plante sera placée à l'abri du gel et à l'endroit le plus lumineux de la maison. Tout au long des six premières années, le lys va croître, fleurir et lorsque l'élu aura franchi six ans au jour du printemps, les parents attendront la fin de l'été, couperont les fleurs fanées et frotteront le parchemin vierge avec le pollen écarlate des étamines. En général, cela se produit en septembre. Le rouleau se couvrira alors d'un texte issu de l'école magique Mahoutokoro, une lettre signifiant l'acceptation ou le refus d'intégrer ce lieu d'apprentissage. Le côté verso ne recevra d'inscription que si l'enfant est accepté. Il s'agira des modalités d'arrivée et de la liste des outils, vêtements nécessaires à sa scolarité.

—Je comprends. Planter, arroser, attendre, oindre le parchemin avec le pollen et prendre acte de la décision. Mais… Comment avez-vous appris cela puisque vous êtes…

—… une Cracmol? Je suis l'aînée de ma fratrie et je me souviens de la grue ayant apporté un rouleau et une bulbille pour ma sœur, la benjamine. C'était aussi arrivé pour mon frère, mais je n'en ai pas souvenir.

—Cela a dû être un crève-cœur, madame Sato.

Le visage de la domestique fut traversé par un rictus. Ses parents s'étaient séparés d'elle quelques jours après la naissance de sa sœur, la dernière des trois enfants.

—Mes parents m'ont toujours fait sentir que je n'étais pas normale, pas comme eux. Ils avaient honte de moi. Avec l'arrivée de ma sœur, il y avait moyen de laver l'affront, d'effacer le déshonneur et de perpétuer le Sang-Pur familial. Il suffisait juste de se débarrasser de l'anomalie.

—J'en suis navré.

—Ne le soyez pas, Monsieur. La fatalité a frappé les miens, car mon jeune frère n'a pas été accepté à l'école. Lui et ma sœur ont dû apprendre en famille avec des livres, parfois avec l'aide d'autres sorciers. Les pouvoirs ne sont en aucun cas une garantie d'acceptation. Votre épouse en est consciente, bien que sa lignée soit exceptionnelle. C'est pour cette raison élitiste que les précepteurs sont très en vogue dans les familles sorcières, dans les clans les moins influents.

—Les clans gouvernent l'école?

—Dans cette école encore plus qu'ailleurs. Déjà, elle n'accepte pas les jeunes sorcières et bien qu'en théorie, elle accueille les Sang-mêlés comme Shin ou même des Né-Hi-Majos, en pratique, il n'y en a presque pas, car leur existence sur place s'apparente à un véritable enfer. Les Sang-Purs y réduisent les moins nobles en esclavage. Je l'ai entendu de la bouche même d'élèves traumatisés, autrefois. La pression et l'exigence de perfection y sont terribles. Je vous prie d'excuser mon absence de retenue, mais il y a des vérités qui ne peuvent être dissimulées: envoyer son garçon à Mahoutokoro est une décision grave.

—Je comprends votre point de vue.

Six ans plus tard, Kikujirò tremblait lorsqu'il recouvrait les faces du parchemin de pollen rouge. Il avait laissé à Kumiko le soin de lire la lettre au recto mais savait que le destin de leur fils était scellé en voyant les caractères hiragana couvrir le verso du document enchanté.

—Shin! Shin! Debout! brailla Shun. Dépêche-toi ou tu seras en retard! Encore…

Le grand échalas remua sur sa couche et marmonna:

—Laissez-moi dormir un peu. Laissez-moi rêver…

Il mâchouilla un coin de son oreiller et se tortilla sous une couverture soyeuse, de manière à ne pas être gêné par la lumière. Shun dégaina sa baguette de pin rouge et lançasans vergogne:

—Aguamenti!

La baguette tortueuse d'Igoshi gicla à foison jusqu'à ce que, ulcéré, le dormeur impénitent l'assèche d'un geste de la main.

—Bon sang! Ton Finite Incantatem, informulé et sans baguette, est stupéfiant. Vraiment pas mal, pour un élève de deuxième année! Mais comment fais-tu?

L'intéressé consentit à découvrir son museau et à rabaisser la couverture. Il écarquilla les yeux, bailla et murmura:

—Je n'en sais rien.

—Comment ça?

—Je ne sais pas, Shun. Je ne maîtrise pas. Cela ne fonctionne pas pour tous les sortilèges.

Il se redressa et posa les pieds au sol. L'eau, ayant maculé le carrelage, s'évanouit comme si un Feudeymon avait ravagé le dortoir.

—Presse-toi! Il y a la revue de dortoir par Toranaga-Sensei!

—Quoi?

En une seconde, Ishii fut hors du lit qu'il fit au carré en un tournemain. Puis, il fonça se nettoyer, s'habiller avec ses sous-vêtements et sa robe sorcière rosée. Au final, il fut prêt avant ses trois camarades. Lorsqu'il se tint au garde-à-vous à l'angle de son lit, droit comme un i, impeccable et qu'il découvrit le sourire de son colocataire, il comprit qu'il avait foncé droit dans le piège de Shun visant à le hâter.

—Il n'y a pas d'inspection?

—Pas d'inspection.

—Vous avez menti?

—J'ai menti.

—C'est lamentable. Je vous le dis comme je le pense, Shun: un jour, vos mensonges se retourneront contre vous.

—Je m'en fiche. À moins que tu n'aies vu mes malheurs en rêve prémonitoire? sourcilla l'adolescent de quatrième année.

—Je n'en fais pas.

—À d'autres! Quid de ton mystérieux moustachu qui revient sans cesse dans tes rêves depuis deux semaines?

—J'en ai encore rêvé, cette nuit.

—C'est la preuve. Maître Araii dit que… il…

Shun se tut. Les autres le fustigèrent du regard.

—Allons déjeuner, coupa l'aîné. En rangs, deux par deux.

Les quatre garçons sortirent du dortoir et descendirent l'étroit escalier aux marches raides. D'autres élèves de la maison Yosamu, de tous âges, les rejoignirent et grossirent le flot ininterrompu qui se déversa dans leur salle commune. Avec prudence, ils franchirent un à un le petit pont rouge enjambant le ruisseau serpentant au cœur de la modeste pièce. Nul ne savait d'où provenait ce cours d'eau, ni comment il «fonctionnait». Que la sécheresse sévisse ou que des pluies diluviennes s'abattent sur l'île, le débit ne variait jamais.

Les élèves franchirent un Torii et s'engouffrèrent dans un couloir étriqué desservant quelques salles de classe. Ils débouchèrent sur le hall principal. Hormis le dojo, le hall était la seule place capable d'accueillir l'intégralité des effectifs étudiants –aux alentours de deux cent cinquante élèves –lorsque le directeur les convoquait en session extraordinaire.

Au centre, soutenu par huit colonnes de jade hors normes, trônait une sculpture en cristal de roche, en forme de torche enflammée, haute de deux mètres. Sa base paraissait prendre racine au cœur du volcan. L'imposant objet était nommé, à juste titre, tantôt «la fontaine de vérité», tantôt «la mémoire de l'école». Lorsqu'un élève passait à proximité, la flamme «savait» si celui-ci avait contrevenu à l'un des 613 articles du règlement intérieur. Elle éructait alors des pétales blancs qui se déposaient sur la robe sorcière du contrevenant.

La tenue des élèves, ensorcelée, unique pour toute la scolarité, s'agrandissait au fur et à mesure de la croissance des enfants. D'une livrée rosée à l'achat, elle devenait de plus en plus foncée tout au long de l'apprentissage à Mahoutokoro. Puis, à l'orée de la perfection, la tenue virait à la couleur or. Cependant, une faute, un échec, un manquement leur valait un lessivage en règle. Tout élève reconnu coupable d'une infraction au code de la Magie Internationale, d'un acte grave, encourait la sanction ultime: un uniforme blanc, un renvoi immédiat, une traduction en justice au ministère de la Magie, la convocation de son clan et l'opprobre jeté sur toute sa famille. La flamme se contentait souvent de jeter quelques pétales et d'inscrire en lettres de feu, le numéro de la règle bafouée, issue du manuel à apprendre par cœur dès l'entrée en première année. Les apprentis n'étaient pas en mesure d'échapper à la férule magique, car ils passaient devant elle au moins six fois par jour.

Une nuée immaculée fusa dans les airs et toucha quelques étoffes qui pâlirent. Les points litigieux furent mentionnés aux «malfaiteurs». Shin, dont la robe frisait la lividité cadavérique, soupira d'avoir été épargné, pour une fois. Le garçon s'ennuyait parfois après avoir réalisé ses travaux et il était tenté de se trouver des compagnons peu ordinaires comme des papillons, des sauterelles ou même des oiseaux. Cependant, si la présence de ces animaux était indispensable à la vie des plantes du palais, la possession, l'élevage et l'appropriation d'animaux étaient proscrits. L'école ne possédait aucune créature fantastique –hormis des elfes de maison –et leur enseignement, au programme, n'était entendu que sous l'angle théorique. Les suprémacistes, les supporters des Sang-Purs, cadenassaient l'école.

À la sortie d'un autre couloir, les enfants se regroupèrent au pied de la tour sud, dans le dojo. La pièce possédait plusieurs fonctions. Aux heures de repas, elle servait de réfectoire alimenté par les elfes travaillant aux cuisines. En dehors de ces créneaux, elle abritait les duels magiques, l'enseignement des arts martiaux ainsi que les cours de calligraphie magique. Lors de ce dernier cours, les précieux tatamis décollaient du sol, se retournaient et se positionnaient face aux étudiants avec un angle de trente degrés, se transformant en chevalets. La polyvalence et la rationalisation gouvernaient l'école.

Les élèves se répartirent dans la salle sans classement par âge ou par ordre particulier. La concurrence entre maisons n'existait pas: seule l'excellence de l'individu était cultivée. À l'injonction du concierge, Shin s'assit en tailleur comme ses camarades. Un silence glacial régnait sous l'œil sévère de Yoshi Toranoga, le sorcier disciplinaire. L'homme était prompt à dégainer sa baguette et à infliger de mémorables punitions aux bavards.

À son claquement de doigts, un plateau individuel apparut devant chaque convive. Les ingrédients du traditionnel petit-déjeuner japonais y figuraient: le thé vert pour le liquide, l'incontournable riz blanc assaisonné de graines de sésame, la source de protéines avec une petite omelette –du poisson grillé pouvait faire l'affaire –, une portion de chou mariné pour compléter le repas et les indispensables baguettes en bambou. Les enfants disposaient de vingt minutes pour absorber leurs nutriments, sans un mot. À l'issue du délai, les plateaux disparaissaient.

Shin se conforma au rituel, laissant son esprit vagabonder. Sa nuit agitée l'avait conduit à ce rêve récurrent, incompréhensible. Vers qui pourrait-il se tourner pour obtenir des éclaircissements? En l'absence de Maître Araii, il devait poursuivre ses recherches dans les rares ouvrages de la bibliothèque consacrés aux arts divinatoires. L'Uranaishi, enseignant aussi la calligraphie magique, lui manquait beaucoup. À vrai dire, il manquait à tous et ce vide, même le ministère de la Magie peinait à le combler.

Temaru Matsuyama-Mori, l'actuel directeur, avait refusé la douzaine de remplaçants potentiels suggérés par le Département Éducatif, au prétexte qu'aucun d'eux ne convenait aux critères d'excellence exigés par l'institut sorcier. À vrai dire, Temaru n'avait qu'un nom en tête: Tsuno Takane, le fabricant d'origamis magiques de Majo-Dòri, à Tokyo. Hélas! Rien, ni personne ne le convaincrait de quitter sa boutique enchantée. Le professeur de langues étrangères, Maître Shanshi, assurait les heures de calligraphie. Cependant, il n'était pas qualifié pour la divination. Cette carence impactait la maison Yosamu plus que les autres.

Shin reposa sa tasse de thé. Avant d'avoir avalé la dernière bouchée d'œufs cuits, tout disparut. Inutile de protester. Il se redressa et patienta.

—Allez-y! ordonna Toranoga-San.

Le fils de diplomate et Eiji filèrent vers la salle de cours où Maître Kobuka leur enseignait la métamorphose. La semaine était lancée.

Être capable de transformer un morceau de métal en une lame d'acier tranchante, étincelante, enchâssée dans un manche en amarante, à ciseler au préalable, était une tâche de forgeron ou de coutelier très expérimenté. Obtenir le même résultat à partir d'un morceau de charbon banal, salissant, à l'aide d'un sortilège, en cours de métamorphose de deuxième année, était une mission bien plus complexe. Les élèves des quatre maisons se décomposaient à la lueur de l'exigence supplémentaire formulée par leur professeur: laisser leurs baguettes posées sur leurs pupitres, à l'intérieur des kimonos ou piquées dans les catogans des élèves aux cheveux longs noués.

—Allons! s'agaça Kobuka-Sensei. Vous connaissez le geste et la formule «Carbonapugium». Vous êtes capables de nombreuses métamorphoses, grâce aux longues listes de mots ancestraux appris par cœur. Vous êtes conscients de l'importance du sort, très utile pour se défendre contre des créatures féroces et vindicatives telles que des trolls, des vampires ou des Hi-Majos.

Shin grimaça: son père, Hi-Majo, était un pacifiste dans l'âme et se sacrifierait plutôt que de prendre des armes contre quiconque. Les discours haineux, serinés à tout-va et encouragés par le directeur, prônés par le Ministère dans ses directives, épuisaient son mental. À chaque parole radicale, il se faisait violence pour ne pas perdre la raison et lancer un Aquatormenti, l'un de ses sorts favoris, pour leur faire avaler leurs paroles à grands coups de tsunami.

—Eiji! À vous! Exécution!

Le camarade de chambrée de Shin, lui rendant une tête et demie, se leva, s'éclaircit la voix, tendit la main vers le minéral et prononça distinctement:

—Carbonapugium.

Le bout de charbon se déforma, prit une teinte grise d'un côté, rosée de l'autre et s'allongea. Au final, une dague se forma. Maître Kobuka s'approcha de lui, ramassa l'objet, le soupesa et le planta dans le pupitre d'un geste brusque, imprévisible. La lame se brisa sous la violence du coup.

—C'est correct, mais vous devez y mettre plus de conviction, plus de puissance, puiser au fond de vos entrailles. Si votre volonté est d'acier, votre lame le sera. Comprenez-vous?

—Oui, Senseï.

—Votre baguette vous a choisi parce qu'elle sait comment canaliser votre magie. Cependant, au combat, face à un adversaire, vous pouvez vous retrouver désarmé. Cela ne vous prive pas de magie, ni de moyens de l'exprimer. Cela vous ôte juste le moyen aisé de la contrôler, rien d'autre. Alors, entraînez-vous, pratiquez, jusqu'à l'obtention d'un résultat parfait. Shin!

—Oui, Senseï? répondit l'intéressé en se redressant.

—À vous!

—Caribonapugium.

La métamorphose eut lieu et donna la forme souhaitée. Néanmoins, le bois se para d'une teinte jaunâtre au lieu du rosé attendu et la lame, bien qu'elle soit métallique, prit un aspect mat. Cela n'augurait rien de bon. Kobuka renifla. Il prit le couteau, l'inspecta sous toutes les coutures, tâta la lame, passa l'index droit sur le tranchant effilé et tenta de planter l'objet dans le pupitre de son propriétaire. La lame, en fer blanc, plia comme si elle était faite de poisson bouilli. Kobuka fut impitoyable et cinglant:

—Si votre ancêtre n'avait eu que votre création pour combattre, le Mal absolu se serait abattu sur le Japon depuis des siècles. C'est très insuffisant et indigne d'un Akasofu. Indigne! Recommencez jusqu'à ce que je puisse me faire seppuku 1 avec votre dague, d'un seul coup!

—Oui, Senseï.

Durant deux éprouvantes heures, les étudiants répétèrent sans relâche, sans autorisation de bavardage ou de plainte, encaissant les remarques, les humiliations. Chacun en prenait pour son grade, hormis le benjamin des quatre maisons, Eiji, l'un des plus doués pour visualiser le résultat de l'exercice. Eiji, encore enfantin dans son esprit, disposait d'un imaginaire très déluré. À contrario, Shin, déjà adolescent voire presque adulte, était trop cérébral, trop réfléchi pour se détacher.

—Shin! Concentrez-vous! La métamorphose ne devrait pas vous poser de problème, vous qui excellez à la confection d'origamis magiques. Voyez donc ce morceau de charbon comme une feuille de papier et le couteau comme l'oiseau plié et animé final. Vous êtes capable de visualiser, cela ne fait aucun doute. Il vous manque juste la conviction et pour un Akasofu, c'est inconcevable!

Shin poursuivit en se fiant au conseil du maître et en tentant de faire abstraction des rebuffades, des rappels constants à l'héritage de son ancêtre. Comme le temps béni des classes primaires paraissait lointain!

—Caribonapugium!

—Pas de «i». Carbona. C'est issu du latin, pas du japonais!

—Carbonapugium! lança le garçon avec une sourde colère et un geste vif.

Le minéral convulsa et prit la forme attendue ainsi que les matières espérées.

—Voilà! De la rage venue des entrailles! exulta Kobuka-Sensei.

Il y était parvenu mais à quel prix! Des images d'une violence insoutenable s'étaient imposées à lui, l'espace d'une brève seconde. Un ancien rêve. Prémonitoire et accompli.

Shin avait l'estomac retourné. Il profitait des rares instants de répit après le déjeuner pour remplir ses poumons d'air marin et chasser la nausée présente depuis sa réussite en cours de métamorphose. Il détestait devoir être contraint, acculé à générer une magie brutale, sauvage, terrifiante. Le jeune et grand échalas aux cheveux longs, lisses, au regard doux et enjôleur, aux pommettes arrondies, au sourire énigmatique, préférait mille fois le club de calligraphie magique qui aurait lieu en fin d'après-midi ou le club de haïkus ou encore celui de shamisen: tout ce qui pouvait s'apparenter à une magie colorée, musicale, enchanteresse, poétique. Il préférait envoûter un adversaire plutôt que de lui porter des coups au plexus et de le paralyser d'un Stupefix.

Après le déjeuner, sa promenade digestive le mena à l'Autel des Âmes. Quelques marches conduisaient à un promontoire ouvert au vent mais couvert d'un toit d'émeraude, un espace dédié au recueil, à la prière. Le lieu était consacré à toutes les figures illustres passées par l'école et désormais trépassées. Piqués dans un carré de sable, des dizaines de bâtons d'encens éternel se consumaient en hommage aux disparus. Parfois, un morceau de bois accueillait un portrait animé, une coupure de presse ou des pensées profondes, des citations du défunt.

Au centre de l'autel s'élevait une colonne de jade blanc haute d'un mètre. Les lecteurs venus se recueillir pouvaient y décrypter des noms et des dates gravés en lettres d'or: l'identité des sorciers décédés au combat pour défendre l'école d'un danger, fut-il venu de l'extérieur ou né entre les murs du palais. La dernière inscription indiquait: Aki ARAII, 1872-1918.

Shin demeura interdit devant ce qui restait, aux yeux de tous, un crime abominable et incompréhensible. L'Uranaishi, professeur de Calligraphie magique, Maître des haïkus les plus puissants, spécialiste des Arts Divinatoires, l'un des hommes et enseignants les plus appréciés par ses pairs et ses élèves, avait été agressé avec sauvagerie par un dénommé Kenji Makoto, élève en dernière année, option médicomagie. La victime n'avait pas survécu à ses blessures. Le futur médicomage, exemplaire durant ces sept années d'études, avait sombré dans la folie, avait stupéfixé le maître et lui avait arraché la peau du dos à coups de sortilèges. En dépit des soins prodigués par l'infirmière, l'homme avait rendu son dernier souffle le 20 avril de cette année. Depuis ce jour, le ministère de la Magie retournait le Japon pour débusquer l'ignoble assassin doublé de tortionnaire, supposé en fuite depuis son acte abominable. Un article du «Majo Kanpò», le journal officiel de la communauté sorcière, rendait hommage à l'homme, au professeur, sous le titre mélodramatique «Le dernier souffle du Samuranaishi», contraction de samouraï et d'Uranaishi.

«Le journaliste ne le connaissait pas. Maître Araii n'avait rien de commun avec les samouraïs ou les Samaurors, ces sorciers agressifs. Il était tout le contraire.»

En observant le visage rieur du portrait retenu pour l'article de presse, le garçon ressentit un vide intersidéral l'aspirer. Pour les élèves, Araii-Senseï était plus qu'un professeur. C'était l'âme de l'école et un mentor.

Le garçon se surprit à penser:

«D'où vous êtes, Maître, guidez-moi. Montrez-moi le chemin. Envoyez-moi un signe tangible.»

C'est alors qu'une ombre glissa sur son visage. Il leva les yeux et découvrit la silhouette d'une grue à couronne rouge. Il la suivit des yeux. Le Tancho se posa près d'une fenêtre. Celle du directeur de l'école.

1Suicide japonais avec un sabre court.