Sortilège 4: la jonque
Le directeur de l'école la plus élitiste de la planète était à l'image de ses ancêtres: un regard perçant, impitoyable, une mâchoire carrée à peine adoucie par une barbe noire clairsemée, des cheveux ébène coupés en brosse. Son allure était celle, fausse, d'un gringalet: petit, chétif mais d'une puissance et d'une agilité redoutables. Au fil des siècles, le clan Matsuyama-Mori n'avait su produire que des sorciers guerriers, tous plus féroces les uns que les autres. Temaru n'échappait pas à la règle.
Au quotidien, l'homme ne plaisantait jamais et personne ne lui connaissait de distractions, de passe-temps. Il défendait la politique de l'école bec et ongles, appliquait tous les aspects les plus martiaux du Ministère à la lettre, se méfiait de l'inconnu comme de la peste et n'accordait presque jamais sa confiance. Il haïssait les étrangers, à savoir: tout ce qui n'était pas un sorcier de Sang-Pur, issu d'un clan séculaire. Il détestait les imprévus contrecarrant la bonne marche de son établissement.
Or, en ce 29 juillet 1918, à quelques jours des vacances d'été, il avait de quoi être ulcéré. L'objet de son ire? Un courrier envoyé par le père d'un élève, un Hi-Majo! Un de ces maudits sous-êtres tolérés par le ministère de la Magie pour d'obscures raisons de taux de natalité. Ces humains, ces Hi-Majos, se reproduisaient comme des lapins d'élevage, pullulaient et infestaient le Japon. Voilà qu'un de ces vils individus osait lui adresser une lettre! Pire: une requête.
Sur le point de brûler le parchemin de l'imprudent ayant réussi à le déranger et prêt à sanctionner l'élève concerné de mémorable façon, il fut attiré par deux lueurs issues de son brûle-encens en forme de dragon. Il s'empara de la reproduction en céramique et la tapota avec sa baguette magique. Il approcha le museau de la créature sous son nez, enfonça l'oreille gauche qui émit un clic et respira la bouffée de fumée émise par les naseaux. Elle était âcre. Il grimaça. Un des deux yeux s'éteignit. L'inspiration profonde fit résonner une voix masculine dans son esprit.
«Matsuyama-Mori-San,
Makoto demeure introuvable. Sa noyade est plus que probable. Les familles sorcières sont averties par courrier avec son portrait, au cas où. Nous restons en contact.
Tenga-San, commandant des Samaurors.»
Il reposa le dragon destiné à l'envoi et à l'émission de messages courts. Cet objet servait beaucoup au Ministère, pour échanger des notes de service. Il n'y avait qu'une restriction d'usage: ne pas respirer un second message avant d'avoir évacué l'étourdissement provoqué par le premier, sous peine d'entendre la voix des morts durant vingt-quatre heures.
L'échec des Samaurors ne surprenait pas le directeur. Ce n'était qu'une bande d'incapables, à l'intelligence à peine supérieure à celle d'un Troll des montagnes. Makoto déambulerait dans les couloirs du Ministère, ces imbéciles le rateraient. Noyé, l'ancien élève? Improbable. La mer démontée ne le tuerait pas. Un Têtenbulle, un Protego et une série de transplanage à deux kilomètres des récifs étaient jouables. Même sans baguette magique, ce garçon avait de la ressource. Makoto était là, dans la nature, coupable de son crime impuni.
Temaru reprit le brûle-encens, l'activa et inspira la seconde bouffée. L'odeur n'avait rien de désagréable: parfum de rose et note de vanille. La voix grave du plus haut personnage de la communauté sorcière se répandit dans son esprit:
«Matsuyama-Mori-San,
L'élève Shin Ishii doit poursuivre sa formation de sorcier. Impérativement. Usez de tous moyens et relations pour atteindre ce but. Ici ou ailleurs.
Kishida-San, ministre de la Magie.»
Le terme «ailleurs» avait été prononcé avec une intensité supérieure. Le Ministre l'incitait-il à faire table rase de la décision controversée d'accueillir un Sang-Mêlé? Ou bien, plus subtile, sa suggestion anticipait-elle une idée qui avait germé dans son esprit, une fois passée la colère initiale à la lecture du parchemin Hi-Majo? Kishida-San était un ancien élève de la maison Yosamu et un contemporain d'Araii-Sensei. Sans égaler le maître, le sorcier politicien à l'ascension fulgurante était souvent l'objet d'intuitions judicieuses.
Temaru tira le tiroir central de son bureau et s'empara d'un cône d'encens parfumé au bois de santal. Il ouvrit la gueule de son dragon et y logea le combustible. D'un geste de la baguette et d'un sortilège informulé, il enflamma l'intérieur. Une lueur bleutée apparut, accompagnée d'une fumée doucereuse. La pointe de sa baguette appliquée sur son crâne, il imagina la réponse:
«Kishida-San,
Je réfléchis à la meilleure solution respectant vos directives et vous envoie un courrier officiel à brève échéance, décrivant les étapes de la mise en œuvre.
Matsuyama-Mori-San, directeur de Mahoutokoro.»
Une fumerolle bleue serpenta de son front jusqu'au dragon. L'encens acheva de se consumer. Comme le message respectait les conventions, à savoir les identités du destinataire et de l'expéditeur encadrant un texte limité à 256 caractères hiragana, il fut expédié aussitôt. En l'absence de connexion au réseau de cheminées japonaises, le brûle-encens messager ou «messenjà kòro» constituait une alternative séduisante à la communication rapide, bien que dépourvu des contrôles et de la sécurité mis en place par le Département des Transports Magiques. En effet, avec un brûle-encens que l'on pouvait se procurer dans n'importe quelle boutique vendant des artefacts magiques sur le Majo-Dòri et une bonne dose de Polynectar avancé permettant d'imiter la voix, il était facile de tromper un destinataire.
Le directeur reposa l'expéditeur de messages sur le bureau puis s'empara d'un parchemin vierge ainsi que d'une plume et d'une bouteille d'encre. Il entama le courrier par ces mots:
«Cher ami,
Le temps de régler votre dette est venu…»
L'air humide rendait la chaleur accablante. Les salles de cours viraient à l'étuve. C'est pour cette raison que le professeur avait choisi de délocaliser les deux heures de pliage de papier et d'envoûtement dans un jardinet localisé entre deux tours ouest. Shin distinguait le cours proprement dit, ayant lieu le mercredi matin et le club auquel il était inscrit pour se perfectionner. Ils n'étaient que quatre élèves, tous niveaux confondus, à suivre les préceptes de Maître Boshi. L'enseignant n'était plus le même depuis la disparition de Araii-Sensei, son meilleur ami. Sa moustache et sa barbe filasse avaient blanchi en quelques semaines et son visage souriant s'était assombri, fripé. Néanmoins, il serrait les dents dans l'attente d'une justice providentielle et assumait sa fonction avec conviction et dévouement.
—Aujourd'hui, je vais vous demander un travail libre. Pour ces dernières heures qui nous séparent des vacances d'été, inspirez-vous de ce jardin, ces fleurs, ces animaux, ces colonnes. Faites votre choix et fabriquez un origami, envoûtez-le afin d'imiter ou de sublimer la réalité qui vous entoure. Je vous laisse une dizaine de minutes pour réfléchir et me faire un exposé de vos idées. Je vous aiderai à opérer un choix et je vous conseillerai ensuite pour la conception. Allez-y.
Les enfants déambulèrent dans leur environnement aux dimensions réduites. Shin fut l'objet de la surveillance conjointe des trois autres élèves et de l'enseignant. Le garçon, à l'âme poète, esthète, faisait la fierté de Maître Boshi dont la matière était délaissée au profit de disciplines plus agressives. Shin se rapprocha du bassin où une dizaine de poissons s'ébattaient. La fontaine Sakura l'alimentait en eau mais son fonctionnement était spécifique.
—Auriez-vous la gentillesse de…
—Bien sûr, Professeur, répondit le fils de l'ambassadeur.
D'un geste de la main, il fit apparaître un nuage qui déversa des pétales. Les végétaux effleurèrent la buse de la fontaine qui s'activa.
—Je vous remercie.
—Je vous en prie, profes…
Le garçon observa les carpes koï et eut une idée.
—Je pourrais faire le pliage d'un poisson.
—Bien.
—Le rendre imperméable et mobile pour pouvoir le mettre dans l'eau.
—Peu aisé pour un étudiant de deuxième année, mais j'ai foi en vous.
—Merci pour votre confiance, Boshi-Senseï.
—Commencez sans tarder. Vous avez beaucoup de travail pour réussir un pliage articulé.
Le garçon s'installa sur un banc et entama sa réflexion lorsqu'il s'aperçut que ses camarades de club avaient détourné le nuage de Sakura pour l'intensifier et le déverser sur sa tête. En quelques secondes, il se retrouva enseveli sous un monticule de pétales tandis que ses camarades se gaussaient.
—Messieurs, un peu de discipline, s'il vous plaît!
D'un geste élégant, la victime débarrassa sa robe et envoya le tout vers la fontaine. Son acte produisit un immense geyser en réaction. Il contrôla l'élan liquide, le transforma en une tornade aquatique puissante et la courba en une vague démesurée qui acheva sa course neuf cents mètres plus bas, dans la mer. Maître Boshi sourit. Ce jeune garçon n'avait rien de commun avec les autres étudiants. Tous les Akasofu étaient spéciaux.
Peu avant le terme des deux heures de club, il présenta sa création. Il la déposa dans l'eau du bassin. L'origami se mit à nager puis sembla se dissoudre dans le liquide.
—Raté, Shin! persiflèrent les trois autres enfants.
Ishii-San sortit sa baguette et lança un sortilège simple pour donner une teinte jaunâtre à l'eau. L'origami, de couleur menthe à l'origine, se démarqua. Puis, quelques secondes plus tard, il disparut. Shin appliqua alors un bleu léger et la fausse carpe koï réapparut pour quelques instants.
—Étonnant! fit l'enseignant.
—Je voulais que l'origami soit capable d'imiter son environnement, comme les caméléons ou certaines pieuvres.
—Ingénieux et spectaculaire! félicita le professeur.
C'est alors qu'il apparut. Le Directeur. Les quatre enfants se raidirent, au garde-à-vous.
—Ishii! Suivez-moi dans mon bureau!
Le ton autoritaire, l'absence de suffixe ajouté à son nom, aucune explication, ni délai: le gamin crut sa dernière heure arrivée. Sa lividité visible se communiqua à ses trois camarades, solidaires. Sans comprendre comment ou pourquoi, il sut que sa tenue allait blanchir à l'issue de la convocation.
Hormis une fenêtre éclairant la pièce, une porte pour l'accès, deux chaises et l'imposant bureau d'acajou patiné, l'antre du directeur ne comportait rien. Les murs de jade blanc étaient vierges de tout tableau, toute estampe. Aucun meuble annexe ou bibelot ne trahissait les goûts ou les occupations du maître des lieux. Shin était terrorisé: une convocation chez le directeur, délivrée en personne –le concierge s'occupait toujours des problèmes de discipline –, trahissait le pire des scénarios envisageables. En toute logique, la dernière convocation du genre aurait dû concerner Makoto, l'assassin.
—Asseyez-vous, ordonna le directeur.
Le garçon se déhancha pour se glisser entre l'assise du siège désigné et le bureau, sans faire grincer les pieds de la chaise. Temaru brandit un rouleau de parchemin et l'agita devant lui:
—J'ai reçu ceci. Un courrier envoyé par votre père.
—Mon…
L'enfant ne sut comment réagir. Un Hi-Majo s'adressant au clan directeur. L'incident diplomatique entre les deux communautés se profilait à l'horizon.
—Un document déconcertant. Il y est inscrit que votre père semble revenu au Japon pour une assez courte période. Les vacances, à la fin de la semaine, vous permettront de le revoir un peu. Cependant, à la lecture de cette doléance, il va devoir quitter notre pays pour de nombreuses années.
—Oh…
—Comme nous ignorons s'il séjournera quelques semaines ou quelques jours, je vous autorise, à titre exceptionnel, à rentrer à Tokyo un peu plus tôt. Quand on a la chance d'avoir un parent, il ne faut pas gâcher ces précieux instants de partage.
La phrase était sibylline et l'enfant creusa:
—Quand dois-je partir, Monsieur?
—Dans une heure. Allez faire vos bagages.
La nouvelle lui coupa le souffle. Incapable de prononcer un mot, il choisit de laisser le directeur lui fournir des explications ou des informations supplémentaires. Ce dernier n'en dit pas davantage et mit fin au suspense.
—Allez vous préparer et veuillez vous rendre dans le hall de la Fontaine de Vérité, dans une heure. En tenue civile.
—Oui, Monsieur. Merci, Monsieur.
Le garçon se leva et se dirigea vers la porte, en titubant, abasourdi par la soudaineté des événements. Il se retourna vers le directeur et crut percevoir l'amorce d'un sourire. Il ne fut pas en mesure de trouver une explication logique.
Shin prenait le temps de plier ses vêtements avant de les ranger dans les tiroirs interminables de sa malle à extension. Dans le compartiment coffre, épais de dix centimètres à l'ouverture, il rangeait ses livres, ses parchemins vierges ou noircis, ses plumes et encres, sans oublier les fioles accompagnant les ingrédients vierges, le chaudron pliable et son précieux shamisen. Alors qu'il se contentait de faire de rapides bagages, s'emparant du nécessaire, le concierge était passé en coup de vent et lui avait ordonné de vider la pièce de tous ses effets personnels. Ainsi, comme il s'y attendait, il était renvoyé de l'école magique. La lettre de son père, envoyée par le truchement de madame Sato, avait déplu au directeur. Un Hi-Majo! Mahoutokoro redevenait un sanctuaire dédié aux Sang-Purs.
Contre toute attente, il perçut des pas précipités dans l'escalier. Il se retourna et découvrit son colocataire, Shun. L'adolescent parut sous le choc. Il avisa les effets étalés sur le lit, la baguette, les lettres, les artefacts autorisés, le chaudron.
—Que fais-tu?
—Je pars en vacances. Le Directeur a reçu un courrier de mon père. Il est de retour mais pour une brève durée. Vous voyez, mon père n'est pas un sorcier, mais il a été ministre et ambassadeur. Il est aussi vicomte. Les titres ronflants font toujours leur petit effet, même sur un directeur.
Shin était à moitié convaincu par son propre discours.
—À d'autres! Tu parles au futur Uranaishi qui étonnera tout le Japon. C'est…
Il considéra l'ensemble de la situation.
—… un départ définitif.
—Peut-être. Je ne sais pas. C'est compliqué.
—Non, c'est très clair. Tes ascendants maternels n'ont pas suffi. Tu les gênais.
—Shun, allons…
—Il n'y a qu'un moyen de le savoir.
L'adolescent plongea la main dans la poche intérieure de sa robe sorcière, serra le poing sur la trouvaille espérée et la lança en direction de son camarade. Une pluie de pétales roses s'abattit sur la cible et tomba en majorité sur le sol. Quelques petites fleurs de cerisier demeurèrent accrochées aux vêtements du fils Ishii.
—Ne le fais…
Un soubresaut traversa Shun, l'espace d'une fraction de seconde.
—… pas!
Trop tard! Shun possédait un don avéré et pouvait tout voir à travers cette pluie végétale, jetée comme des confettis. Shin «voyait» aussi à travers ce support. L'aîné se contenta de dire:
—Je sais.
—Je ne veux rien savoir. Rien, Shun.
—Entendu.
—Dites au revoir aux autres de ma part.
—Je le ferai.
Shin apposa un cadenas sur la malle pour éviter toute ouverture accidentelle. Ensuite, il lança un Locomotor Barda. Le bagage s'éleva et flotta mollement, aux ordres du garçon. Il salua son camarade qui lui proposa son aide. Shin déclina l'offre et le salua d'une génuflexion.
—Au revoir, Shun.
Il s'engagea dans l'escalier, poussant son lourd fardeau au-dessus des marches raides.
—Adieu, Shin, murmura son camarade.
Le fils unique Ishii eut besoin de quelques minutes pour descendre les marches avec son encombrant bagage, gêné par l'étroitesse de l'escalier hélicoïdal. Il eut plus de latitude pour traverser leur salle commune où il croisa un élève de troisième année Seiran –l'accès était autorisé à tous les étudiants de l'école–. L'intéressé, ébahi, fut incapable d'émettre un son. Shin l'abandonna à ses interrogations et rejoignit sans délai le hall principal. Quelques élèves traînaient. Shin s'attendait à revoir le directeur, mais il n'en fut rien. Le seul adulte présent était Boshi-Sensei, le maître des Origamis magiques.
—Maître? s'étonna l'élève.
—Le directeur m'a mis au courant de votre situation. Votre départ à caractère radical me paraît prématuré, mais il ne m'appartient pas d'en juger. Le directeur a paru convaincu de son plan ourdi à votre attention.
—C'est un renvoi de Mahoutokoro?
—C'est plutôt une opportunité.
—Bien, Professeur, se résigna l'enfant. Où… Comment… Les Pétrels-Tempête…
—Vous avez remarqué que nos oiseaux géants, amenant les plus jeunes à l'école, ont disparu depuis quelques jours. Le ministère de la Magie les a réquisitionnés pour la campagne d'information liée à Makoto, l'assassin. Priorité absolue.
—Comme je les comprends, Boshi-Sensei. Allons-nous transplaner?
—Non, la distance est trop importante. Le Portoloin qui vous mènera à Tokyo, se trouve dans les îles Ogasawara, à 270 kilomètres au nord de notre position. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que tout l'archipel se trouve sur la ceinture de feu séparant l'océan Pacifique de l'Asie. Transplaner là-bas sur une telle distance, avec un passager, exigerait un effort surhumain de ma part et nous ferait courir le risque d'atterrir dans un champ de lave. L'activité est très forte; vous avez pu vous en rendre compte cette nuit.
—C'était très inquiétant, Professeur.
—En effet. Nous allons emprunter la jonque de l'école pour nous y rendre.
—J'ai entendu parler de ce bateau, mais je ne l'ai jamais vu. Comme il n'existe aucun ponton, aucun moyen d'accoster, j'ai imaginé qu'il s'agissait d'une légende destinée aux élèves néophytes.
Boshi-Sensei agita sa baguette devant la Fontaine de Vérité. La sculpture transparente s'ébranla et se vrilla sur elle-même, s'élevant jusqu'au plafond et libérant l'accès à un escalier secret.
—Sous terre?
Le garçon n'en croyait pas ses yeux. L'élévation soudaine de la température lui fit entrevoir une réponse des plus déplaisantes. L'odeur pestilentielle trahissait la présence de lave et d'une quantité dangereuse de soufre. Boshi-San exécuta deux Têtenbulles pour se protéger, lui et son disciple.
—Suivez-moi.
Le garçon obéit et se concentra sur la lévitation appliquée à son bagage. Ils franchirent les marches, une à une. La chaleur fut vite écrasante, bien que la lave demeure invisible derrière les parois sous sortilège de protection. Si l'enfer des croyants Hi-Majo existait, il ressemblait à ce gouffre de désolation. Shin n'osa pas imaginer l'effort qu'il faudrait pour faire le chemin en sens inverse. Il sua et se déshydrata à une vitesse vertigineuse. Combien de marches, encore?
Ils touchèrent au but lorsqu'ils aboutirent à une cavité naturelle, saturée de miasmes putrides. La grotte de basalte ne semblait pas avoir été creusée par les sorciers mais plutôt être l'aboutissement des soubresauts passés de la Terre, résultant d'une bulle de gaz géante ayant façonné le lieu, sans échappatoire. La jonque flottait sur un petit étang intérieur d'eau bouillonnante.
—Par ici, Maître, croassa une voix nasillarde.
Entre les fumerolles, Shin discerna un elfe de maison, stationnant sur le pont de l'embarcation. Ses haillons, en plus d'être misérables, semblaient sur le point de se consumer. Le bateau mesurait moins de vingt-cinq mètres sur six ou sept de large. Il était équipé de trois voiles rouges à lattes dites «trois quarts» dont une, majeure, accrochée au mât central et deux mineures, à l'avant et à l'arrière. Shin suivit son enseignant à bord. Un second elfe apparut d'un pop discret. Il délesta l'enfant de sa malle et partit la ranger à l'intérieur du bâtiment. La première créature releva la passerelle de bois et l'arrima.
—Maître, si vous voulez bien prendre place.
Il désignait une barre munie de liens en cuir. Boshi-Sensei agrippa le linteau et le serviteur noua le cordage autour de ses mains. Il plongea son regard terne dans les yeux de Shin qui imita l'aîné en apposant ses poignets face au bois verni. Il fut ligoté sans délai.
—Professeur? s'inquiéta l'enfant, effrayé.
—C'est la procédure de sécurité. Parés à la manœuvre!
L'elfe s'inclina et exécuta un geste aux circonvolutions et arabesques compliqués. À la surprise de l'enfant, la jonque ne fonça pas à travers un mur invisible mais coula à pic, comme une pierre. Un puissant courant d'eau frappa les voiles écarlates et le voilier se mut en avant, de plus en plus vite. L'elfe jouant le rôle de capitaine, posté derrière le gouvernail, esquivait les parois de la rivière sous-marine. Le paysage de désolation était trop bouillant pour abriter la vie, végétale ou animale. L'eau exerçait une pression de plus en plus forte sur leurs corps. Les elfes, dépourvus de protection, ne paraissaient pas affectés par les effroyables conditions. Shin comprenait mieux les entraves de cuir.
La jonque fonçait toujours vers les entrailles de la Terre et, chose incongrue, la luminosité extérieure perdurait. Le cœur du garçon battait la chamade. Soudain, tout changea de couleur et de température. La lumière, atténuée, venait des hauteurs et la chaleur avait fait place au froid saisissant.
La jonque remonta droit vers la surface et sauta au-dessus des flots, tel un espadon. Elle retomba et la coque heurta la surface avec rudesse. Le fracas et les fortes émotions cessèrent enfin. Boshi-Sensei effaça les Têtenbulles et sécha ses vêtements d'un revers de la main. Le disciple fit de même, jusqu'à la dernière goutte.
—Grande aisance avec l'eau, Ishii-San.
—Oui, Professeur. Je l'ai remarqué dès ma première année d'apprentissage à l'école.
L'elfe-capitaine vint au rapport.
—Le vent est nul, Maître.
—Tu sais ce qu'il te reste à faire.
—Oui, Maître.
Il se volatilisa sous les yeux de Shin. Une minute plus tard, douze longues rames sortaient de la coque, six par côté, et se mettaient en action. Intrigué, le garçon voulut voir par quelle magie elles étaient mises en mouvement. Il descendit à la cale pour constater de visu. Il fut atterré de découvrir les elfes de maison en hardes, pitoyables, attelés à la tâche dantesque. Pas de magie.
Révulsé, il les abandonna et en profita pour explorer les entrailles du navire. Il poussa une porte et découvrit une école en miniature. Dortoir, cuisine, salle de cours, dojo. Le cœur du bateau disposait d'un fabuleux sort d'extension. Il déambula, sachant que le voyage durerait de longues heures. Il pria pour que le vent se lève et soulage les elfes, réduits au rang de galériens.
Les forçats condamnés à ramer n'avaient eu «que» deux heures de dur labeur. Vers 20h00, le vent s'était enfin levé, soufflant du sud-ouest vers le nord-est. Des conditions idéales. La jonque avait abordé les côtes de l'archipel aux alentours de 7h00 le lendemain matin. Le débarquement n'avait pas pu avoir lieu dans la foulée, la faute au passage de plusieurs navires de guerre japonais. Le professeur avait expliqué avoir lu dans la presse que les Hi-Majo comptaient établir des fortifications dans certaines îles septentrionales, des têtes de pont en cas de conflit avec les Philippines ou l'Australie, le pays continent à la puissance émergente.
Une fois à terre, le professeur, deux elfes et Shin avaient pris la direction d'une cabane de pêcheur brinquebalante. Après s'être assuré qu'aucun habitant n'y avait élu domicile, l'enseignant avait retourné la bicoque misérable jusqu'à ce qu'il trouve l'objet recherché dans un placard: un éventail. Il était moisi, miteux et déchiré par endroits.
—Ma mission d'accompagnement touche à son terme, Shin.
—Merci à vous, Boshi-Sensei.
—Avant de vous quitter, je veux que vous sachiez à quel point ce fut un plaisir, certes bref, de vous compter comme élève. L'art des origamis magiques se perd un peu, mais vos dons et votre créativité m'ont redonné de l'espoir. Si vous avez l'occasion de vous rendre dans le quartier magique de Tokyo, transmettez mes salutations à Maître Tanake.
—Je n'y manquerai pas.
—Poursuivez vos efforts sans relâche. Le travail paye toujours. Quoi qu'il advienne dans votre vie, persévérez. Un Akasofu ne sera jamais vaincu.
—Merci, Senseï.
—À présent, je vous laisse. Lorsque l'éventail s'ouvrira et s'agitera, empoignez-le fermement, sans oublier votre malle. Le voyage risque de durer et d'être quelque peu éprouvant.
Boshi-Sensei effectua une génuflexion que Shin lui rendit comme la bienséance et la politesse l'exigeaient. Puis, accompagné des deux elfes, l'adulte transplana jusqu'à la jonque. Le garçon s'interrogea, un peu tard, sur la manière de rentrer chez lui, à Tokyo. Le quartier magique n'était pas si éloigné de la maison mais une fois là-bas, il était hors de question qu'il exécute un tour de magie pour trimballer l'encombrant bagage. Comment son père avait-il pu être averti de son arrivée imminente? Hormis le Tancho ayant délivré le parchemin de son père à l'école, il n'avait pas vu un oiseau postal autour de l'île depuis une semaine.
Il s'assit sur une vieille chaise en bambou en prenant soin de ne pas salir ses effets civils. Il tenait à son costume offert l'année précédente, même si quinze centimètres manquaient désormais à ses bas de pantalon. À douze ans, il toisait près d'un mètre soixante-dix. Il dépassait madame Sato et à un ou deux centimètres près, il regarderait son père droit dans les yeux.
Un miroir au tain oxydé, incapable de supporter le climat humide et salé de l'île, lui renvoya son image. Son visage de poupon n'était plus qu'un souvenir. Il s'était creusé, amaigri et ne respirait pas la santé. Son estomac grognait. Le dîner frugal, à bord et la collation rapide du matin, ne suffisaient pas à remplir les besoins exigés par sa croissance rapide.
Il avisa le contenu de ses poches: quelques Mornilles et Noises, plus un Gallion. Ce serait suffisant pour s'offrir de quoi grignoter sur Majo-Dòri. Il se damnerait pour des tempura de crevettes et une soupe de nouilles au porc. C'est alors qu'il la vit: son erreur, sa bévue!
—Ma baguette! Zut!
Elle était là où il l'avait laissée, comme toujours: piquée dans sa chevelure, coincée par le catogan. Il la retira sans hésitation et la glissa dans l'intérieur de sa veste, fermée par deux boutons de sécurité.
—Ouf! J'aurais eu l'air de quoi, dans les rues de Tokyo?
Il en profita pour vérifier si aucun autre détail de sa tenue serait susceptible de trahir sa véritable nature. Rasséréné, il revint vers l'éventail. L'accessoire décharné s'agita sur la table. Shin rapprocha sa malle, l'agrippa fermement et s'empara de l'accessoire. Soudain, la bicoque disparut et le paysage se mit à tournoyer de plus en plus vite. C'était comme jouer au Quidditch avec un balai volant à la vitesse d'une balle de fusil! La mer des Philippines défila, les terres firent leur apparition et se rapprochèrent à grande vitesse. Il distingua des villes et lorsqu'il reconnut l'ancienne capitale, Kyoto, il se prépara à l'atterrissage. Il fut assez rude, à quelques mètres seulement de la colonne administrative de Majo-Dòri.
Madame Sato avait poussé un cri de terreur. Allongée sur sa couche après ses travaux du soir, elle avait espéré passer une nuit réparatrice. Elle ne s'attendait pas à être réveillée en sursaut à 5h00 du matin. Point d'animal nocturne ou de tonnerre pour lui causer un réveil aussi matinal et violent. Juste un visage effrayant, collé à la vitre, un faciès de brute épaisse, bardé de cicatrices.
L'homme, coiffé d'un tissu masquant la totalité de sa chevelure, était vêtu en noir de pied en cap. Le cœur de madame Sato était sur le point d'éclater et de sortir de sa poitrine lorsque l'inconnu brandit un rouleau scellé. Saya se redressa, s'approcha de la fenêtre et accepta de l'entrouvrir.
—Un message urgent, clama la vision cauchemardesque, encore plus saisissante vue de près.
—Un message? En pleine nuit?
—Du ministère de la Magie. Urgent.
—Est-il coutumier d'envoyer un Samauror pour délivrer les courriers?
—Plus un oiseau dans les volières du Ministère. Situation exceptionnelle.
Il tendit le bras en avant, agita le document et avertit:
—Verrouillez vos fermetures, soyez vigilante et attentive aux consignes du Ministère. Nous avons peut-être un tueur en liberté.
—Je serai prudente.
—Bonne nuit.
L'homme transplana sans s'attarder. Saya referma la fenêtre, décacheta le document et le parcourut en quelques secondes. Il était adressé à son employeur qui lui accordait une confiance sans borne pour gérer le courrier, surtout celui de la poste magique.
«Ishii-San,
Votre fils arrivera au Majo-Dòri par Portoloin le 30 juillet 1918, à 8h00. Avec lui, il aura l'intégralité de ses effets personnels. Il n'est plus tenu par l'engagement le liant à l'école Mahoutokoro.
Koshida-San, chef du Département Éducatif.»
Madame Sato ne sut si elle devait se réjouir ou se lamenter. Le renvoi définitif de Shin était acté. «Ils» étaient trop heureux de refaire de l'école un sanctuaire des Sang-Purs. Tant pis pour eux! «Ils» perdaient un fabuleux sorcier et un être des plus attachants. Elle fut incapable de se recoucher et de se rendormir. Elle se rendit en cuisine et prépara du thé.
Shin jouait dans sa chambre avec l'origami magique offert par la gouvernante. Le Billywig de papier errait dans la pièce, poussé par le vent d'un éventail agité par le garçon. La semaine passée se déroulait dans son esprit, comme un film de Méliès, le magicien du cinéma. Il s'était jeté dans les bras de son père, en plein Majo-Dòri, sous le regard intrigué et courroucé des passants. Il n'avait pas pu résister. Deux longues années sans le voir, c'était bien plus qu'il ne pouvait en supporter. Il avait étreint la minuscule madame Sato avec le même élan. Elle avait paru perdue entre ses bras désormais immenses. Père et gouvernante avaient eu du mal à en croire leurs yeux, constatant à quel point il avait changé.
Puis, le temps des discussions sérieuses était venu. Kikujirò avait rencontré le Premier Ministre le 28 juillet. Ce dernier avait officialisé deux missions à l'étranger. Deux jours plus tard, la déception s'était lue sur le visage du fils lorsque son père avait avoué:
—J'embarque à bord d'un paquebot anglais le 7 août, Shin.
—Déjà? Nous n'aurons que quelques jours…
—Ou pas si tu le souhaites.
L'espoir avait surgi.
—Comment?
—Si tu acceptes de m'accompagner, nous atteindrons notre destination dans un mois.
La réflexion n'avait pas excédé une seconde.
—Un mois? Il ne s'agit pas des États-Unis.
—Non. L'arrivée du paquebot est prévue le 10 septembre. À Marseille.
—Marseille? Père! Vous retournez en France? C'est vrai?
Le garçon était au bord des larmes, submergé par l'émotion.
—Je représenterai le Japon lorsque l'armistice sera signé. À la lecture des derniers bulletins de guerre, c'est une question de quelques semaines, deux ou trois mois, tout au plus.
—Quelle fantastique mission! Représentant extraordinaire du Japon. C'est amplement mérité, pour tout ce que vous avez fait pour la nation.
—Je te remercie. Après cette tâche exceptionnelle, je devrais défendre les intérêts de notre pays auprès de ceux qui sortiront vainqueurs et politiquement renforcés après ce conflit.
—Toujours la France? Nous retournons à Paris?
—Oui, mon fils.
—C'est fantastique!
—Il y a une contrepartie que j'attends de toi et qui n'est pas négociable.
—Laquelle, Père?
—À partir de cette seconde, nous ne nous exprimerons plus qu'en français.
—D'accord, Père, lâcha le fils dans la langue de Nicolas Flamel.
—C'est aussi valable pour vous, madame Sato! ajouta Kikujirò.
—Moi? Vous surestimez mes capacités, Monsieur.
—Allons… Pas de fausse modestie. Vous nous accompagnez?
—Naturellement, Monsieur. J'aurai plaisir à vous servir à Paris.
L'homme leur expliqua qu'ils allaient devoir œuvrer ensemble pour régler un maximum de détails avant le grand départ. Une fois sur place, la femme devrait apporter une solution pérenne à la scolarité de Shin. La gouvernante se souvenait comment accéder à la Place Cachée, le quartier sorcier parisien. De là, elle parlerait avec les commerçants et finirait par dénicher un précepteur sérieux. Le vicomte comptait sur elle. Il n'était pas exclu que Shin soit obligé d'aller vivre dans une autre ville, si la situation l'exigeait. Cependant, le diplomate et le fils ne seraient jamais éloignés de plus d'une journée de trajet en train. C'était le plus important.
—Merci pour vos paroles rassurantes, madame Sato. Vous aussi, Père.
—Bon. Tu n'as toujours pas le droit de pratiquer la magie en ma présence?
—Ni avec vous, ni avec personne. Pas avant mes 17ans ou sous le contrôle d'un sorcier adulte. Le Ministère serait impitoyable.
—Qu'as-tu appris? Dis-moi tout…
Shin lui conta alors le temps passé à Mahoutokoro et le père se sentit de plus en plus fier. Son seul regret fut que le monde entier demeure dans l'ignorance des exploits de son fils. À jamais.
