Sortilège 5: un vieil ami
Chaque année, Armand Fontebrune, aidé des référents des trois ordres de Beauxbâtons, utilisait les grandes vacances d'été pour trier les nombreuses demandes d'inscription affluant d'une grande partie de l'Europe de l'Ouest. Le mois de juillet était consacré aux visites dans les familles désireuses d'envoyer leur progéniture dans les murs séculaires de l'Académie. La difficulté de la tâche augmentait avec les familles de Moldus, face à l'incroyable et déstabilisante surprise de découvrir un enfant différent en leur sein. Les derniers jours de ce mois étaient consacrés aux contre-visites, parfois conduites par deux référents, pour trancher les cas litigieux. Enfin, début août, le quatuor se réunissait pour entériner la liste définitive. Quel que soit le déroulé des rencontres et du compte-rendu, Armand restait maître à bord, le dernier mot lui revenant.
Le directeur, sorti du Tube de Transportation à Bourg-Enchanteur, salué dans la gare souterraine par la plupart des voyageurs, terminait sa tournée d'inspection. Il sifflotait un air joyeux soulignant sa bonne humeur. L'ovule pour Beauxbâtons arriva des hangars techniques. Il s'ouvrit et l'air s'emplit d'une odeur de propre, synonyme de Tergeo maîtrisé. Il s'assit, agrippa sa besace et attendit la manœuvre de départ. Un préposé de la Régie Autonome des Transports Pulsatiles s'approcha du pupitre pour enfoncer la clé adéquate lorsqu'un craquement retentit à quelques mètres sur le quai. Armand se leva et ordonna:
—Attendez, jeune homme! S'il vous plaît!
Abraham Piedargile venait de se matérialiser. Il semblait plus éprouvé qu'à l'habitude. Appuyé sur sa canne tremblante, il esquissa quelques pas avant que son supérieur ne vole à son secours et ne lui prête une épaule solide.
—Merci, mon ami. De mon âge, le transplanage à répétition n'est plus.
—Venez. Installez-vous confortablement, invita le directeur en lui proposant la place jouxtant la porte.
Le référent de Lonicera se laissa choir sans retenue.
—Une gorgée d'eau, je vais prendre.
Il plongea une main percluse de taches de vieillesse dans sa sacoche et en ressortit une gourde recouverte de cuir blond ainsi que sa coupe fétiche. D'une main mal assurée, il versa le restant d'eau et le but d'un trait. Il parut ragaillardi. Cependant, son regard lumineux demeura éteint.
—Armand, de plus en plus réduits, les effets bénéfiques de la fontaine Flamel sont.
Le directeur baissa les yeux. Nul sorcier n'était immortel. Pas même Abraham qui avait vécu près de cent cinquante années. Pour une personne qui avait chassé des mages noirs dans sa jeunesse, connu des combats singuliers avant de partager son savoir dans l'Académie, c'était prodigieux. Conscient de son état, il déclama de but en blanc:
—À mon remplacement, vous allez devoir songer.
Armand soupira.
—Allons donc! Votre retraite n'est pas pour demain!
—Peut-être pas demain mais à l'ordre du jour, je le pense.
—L'idée ne me plaît pas, c'est tout.
—Y avez-vous songé?
—Plus ou moins.
Le vieil homme sourit de la réponse délivrée par son ancien élève.
—D'affronter la réalité, l'inéluctable marche du temps n'empêchera pas.
—Je sais.
—Alors? Un nom, peut-être, vous avez à me soumettre?
Le préposé des transports pulsatiles vérifia qu'aucun autre voyageur ne désirait s'embarquer dans l'ovule et activa la fermeture des portes. Puis, il enfonça une clé, la tourna et la cabine de transport fut aspirée dans le réseau de tubes sous vide.
—Je ne vois qu'une personne ayant l'écoute, l'autorité, l'exigence de qualité pour diriger la maison Lonicera.
—De mon ancienne élève, nous parlons?
—Oui. Agathe serait parfaite en référente.
—Entièrement d'accord avec vous, mon ami, je suis. Étant donné mon état de fragilité, le plus tôt de lui en parler, il serait bon.
—Nous pourrions l'inviter à notre réunion pédagogique en début d'après-midi?
—Oui, oui. Faisons cela. Quant à l'enseignement des runes, au Ministère je crains que nous devions faire appel.
—Peut-être. Ou pas.
—Des mystères, vous faites. Le secret, je respecte.
La cabine stoppa devant le quai de la Cabane Enchantée. Les parois transparentes glissèrent et les deux hommes descendirent. Ils se retrouvèrent à l'air libre en une minute, le temps qu'Abraham traverse la construction. Lorsque l'unique porte s'ouvrit sur le jardin, ils tombèrent nez à nez avec Wilfried Laflèche. Le référent Aloysia patientait avec sa baguette levée vers le ciel, créant un parapluie d'environ trois mètres de diamètre au-dessus de sa tête. Dehors, le ciel était gris foncé et transpercé par des longs éclairs. Un déluge glacial s'abattait sur le domaine. Un temps exécrable, pour un 2 août.
—Bon sang! La météo n'a rien à voir avec le ciel pur et limpide de Rome! s'exclama le directeur.
—À Espelette, au pays basque, guère meilleur le temps était.
—Un temps à ne pas mettre un joueur de Quidditch dehors, ronchonna Wilfried. J'espérais faire quelques cabrioles, mais c'est râpé. La pluie battante, passe encore mais ces fichus orages vous dérèglent un Friselune en moins de deux!
—Assurément, dit Abraham, persuadé que son confrère avait déjà testé ce type de vol extrême pour en parler avec autant d'assurance.
—Vous en avez terminé avec la liste, monsieur le directeur? s'inquiéta le professeur de vol.
—Je l'espère. La réunion devrait être une formalité.
—Eh bien…
—Oui?
—Nous verrons. Allons déjeuner.
Le trio entra dans le château et bifurqua à droite, en direction du restaurant. La salle aux lustres étincelants était presque vide. Seule la tablée des enseignants était occupée. Alfred Beauxbâtons, le médicomage, résident permanent, s'y trouvait déjà aux côtés de Claire Obscur et d'Agathe Bonnelangue, toutes deux locataires de la tour résidentielle. Elvira de Bazincourt, référente de l'ordre Urtica, était venue de Paris afin d'assister à la rencontre ponctuée de débats. Les trois personnages les rejoignirent à table.
—Mes amies, bonjour, clama Armand.
Il reçut une réponse collégiale.
—Tout s'est bien passé?
—Pas de problème majeur en ce qui me concerne, répondit Elvira.
—Wilfried?
—Nous aborderons un cas en réunion.
—Bien. Abraham?
—Le cas de Wilfried, je partagerai.
—Tiens donc! Bon, mangeons de bon appétit. Alfred, Eugénie ne devait-elle pas vous rejoindre, aujourd'hui?
Le directeur lorgna du côté des miroirs, à la recherche du trublion numéro un de l'école. L'héritière de Beauxbâtons brillait par son absence.
—Si. Nous avons eu des mots. Elle a disparu après. Elle doit se cacher quelque part dans le château.
—La connaissant, l'appel de l'estomac se fera irrésistible ce soir et elle reviendra, plus sereine. Et vous, ma chère Claire, comment allez-vous?
—Bien, Armand.
La sémillante rousse était de retour.
—Vous me semblez avoir bonne mine. Vous avez levé le pied sur les prédictions?
—Pas plus d'une tous les deux jours. Ma peau s'en porte mieux. L'absence de pression de la part du Ministère a du bon.
Elle tira sur la manche gauche de sa robe sorcière. Armand eut la sensation palpable que leur enseignante des Arts Divinatoires ne disait pas toute la vérité.
—Bien, bien. Où est Sébastien?
Le concierge, vaquant à ses occupations, incluant de nombreux travaux d'été, avait dû oublier la pause déjeuner.
—Je crois qu'il a fort à faire avec la rénovation totale de la salle de potions d'Ambroisine, coupa Agathe. Je l'ai vu déballer de très nombreuses caisses de bois et transporter leur contenu dans l'antre de la professeure Fordecafé.
—J'avoue être fier de la belle dotation arrachée au Ministère, cette année. Il était temps, car la salle de potions ne supportait plus les explosions à répétition, plaisanta Armand.
Les elfes de cuisine firent venir les victuailles fumantes et parfumées sur la table.
—Mesdames et messieurs, bon appétit!
C'est alors que le concierge fit son apparition à l'entrée du restaurant. Il tenait un rouleau de parchemin entre ses mains. Il ne cessait de gesticuler pour attirer l'attention d'Armand.
L'Académie magique de Beauxbâtons ne comportait pas de salle dédiée aux enseignants. Quant au bureau du directeur, il était assez grand pour y recevoir trois ou quatre élèves indisciplinés mais inadapté pour la tenue de réunions pédagogiques. La table des enseignants, en l'absence des élèves, était l'unique lieu indiqué pour l'exercice.
Au moment où les convives quittaient la table, après un thé accompagné de mignardises, Armand leur souhaita une bonne journée. Puis, il ajouta:
—Agathe, auriez-vous la gentillesse de rester avec nous, s'il vous plaît?
Un brin interloquée, elle se rassit à sa place en affichant un sourire de plaisir non dissimulé. Une fois que les membres restants furent tranquilles, Armand prit la parole:
—Nous sommes à la moitié des vacances scolaires. La part des référents étant accomplie, mes amis, vous allez pouvoir jouir d'un repos mérité. L'objet de notre entrevue traditionnelle est d'établir la liste définitive de la prochaine promotion d'élèves de première année. Ensuite, comme toujours, j'en ferai part au Sondeur. Puis, je rédigerai les courriers d'acceptation et de refus qui partiront dans les familles concernées. Si j'ai souhaité qu'Agathe participe à notre entretien, c'est pour trois raisons. La première, c'est pour que vous vous familiarisiez avec cet aspect administratif de notre école, ma chère. Durant le mois de juillet, nos trois référents ont répondu aux demandes d'inscription, ont sillonné l'Europe pour rendre visite aux familles, évaluer les qualités sorcières des enfants, effectuer un premier rapport, une sélection. Wilfried, pour les raisons que vous savez, ayant été nommé en cours d'année, a été accompagné dans cette démarche par Abraham et Elvira, à tour de rôle, lors de la première quinzaine.
L'intéressé se pencha vers Agathe et dit assez fort pour être entendu de tous:
—Le directeur avait peur que je ne sélectionne que des prodiges du Quidditch!
Les membres du conseil pédagogique éclatèrent de rire.
—Ah! Ah! Ce n'est pas faux. Je me suis laissé dire que vous avez cherché si les Fellini n'avaient pas encore quelques rejetons dans leurs manches.
—Elvira, tu ne perds rien pour attendre! s'empourpra monsieur Laflèche.
Nouvelle salve de rires.
—Voilà comment nous organisons ce mois de juillet. En ce qui me concerne, je rencontre beaucoup le Ministère pour les aspects budgétaires, la Coopération Internationale et croyez-moi, mon mois d'août est tout aussi rempli que juillet. La seconde raison pour laquelle je souhaitais avoir Agathe avec nous, est qu'il va falloir songer à aider, à… suppléer, à… prendre la succession d'Abraham.
Tout le monde se tourna vers le vieillard et le dévisagea avec stupéfaction.
—Allons, allons! Encore là pour un moment, je suis. Cependant, éternelle mon existence n'est pas. Pour le bien de notre Académie, de prévoyance nous devons faire preuve. Pour ce poste, Agathe, mon ancienne élève, est parfaite.
Elle rougit et ne dit qu'une phrase:
—Les runes ne sont pas ma spécialité.
—En effet. Vous êtes concernée par le poste de référent.
—Oh… Je… Eh bien… Merci.
—Je prends ce remerciement pour une acceptation, sans augmentation, cela va de soi, dit Armand la moustache frétillante. Plus sérieusement, nous organiserons une passation en douceur, tout au long de l'année.
—Aucune inquiétude vous ne devez avoir.
—La troisième raison pour laquelle je vous ai conviée, Agathe, est liée à un événement inattendu.
Il agita le rouleau de parchemin transmis par Sébastien.
—Ah?
—Avant cela, nous allons établir la liste définitive de la promotion 1918. Je crois savoir qu'il y a eu trois visites complémentaires. Allez, Wilfried, c'est votre baptême du feu! À vous de prendre la parole!
—Ah je vois, monsieur le Directeur! Il s'agit d'un bizutage en règle comme les Moldus l'exercent dans leurs grandes écoles!
—Tout à fait. Nous vous écoutons.
—Il y a tout d'abord Gabriella, une jeune Florentine née dans une famille moldue. Il n'a pas été simple de la rencontrer puisque ses parents l'avaient faite interner dans un hôpital psychiatrique aux méthodes proches de la barbarie. J'ai dû m'introduire dans l'établissement en douce, à deux reprises, de nuit pour ne pas alerter les soignants. Pas commode, non plus, les parents bigots et obtus.
—Bigots? interrogea Armand.
—Religieux à l'extrême. Ils ont assimilé leur fille au démon et ont failli me dénoncer. Bref! La petite possède des dons sorciers puissants mais débridés. Si l'école l'accueille, ce sera à plein temps et bien encadrée. Chaperonnée par une élève plus âgée, même. Elle a un potentiel formidable.
—Je sens que vous êtes favorable.
—C'est vrai.
—Je le note. Ensuite?
—Un garçon prénommé Valentin, en Suisse.
—N'est-ce pas le frère de Valentine Clairdelune?
—Si! Avec Elvira, nous n'étions pas sûrs de sa magie. Lors de la première rencontre, il n'a rien manifesté. Ses parents n'ont pas rapporté de phénomènes extraordinaires, ni de dérapage en mode colère. C'est un garçon agréable, prévenant, désireux de donner satisfaction. Nous n'avions rien remarqué et nous pensions avoir affaire à un Cracmol. Mais j'avais un doute. Avant-hier, lors de la contre-visite, il s'est amusé à terminer toutes mes phrases, à anticiper toutes mes actions.
Armand tiqua.
—Un authentique Legilimens?
—Totalement.
—Ah…
—C'est la même onomatopée qui est sortie de ma bouche, Monsieur. Comme quoi, j'ai les compétences requises pour vous succéder en 1960, quand vous prendrez votre retraite!
Nouveaux éclats de rire.
—Les purs Legilimens sont une vraie problématique, déclara Armand. Ils lisent les réponses dans les esprits des enseignants, trichent à qui mieux mieux. Ils perturbent les autres élèves, ils jettent en pâture les pensées secrètes de leurs ennemis comme celles de leurs rares amis. Par essence, les Legilimens peuvent devenir fous dans un milieu concentrant une foule d'élèves et de pensées. À de rares exceptions près, ils incarnent un vrai poison pour leur entourage et pour eux-mêmes. Elvira, un avis en tant qu'enseignante?
—J'ai une expérience personnelle de ce genre de sorcier. En général, le Legilimens se fait vite des ennemis ou demeure, de lui-même, cloîtré, loin des autres et pose au final tout autant de problèmes relationnels, devenant stigmatisé. La seule «chance», si je puis parler ainsi, c'est quand l'Académie accueille en même temps un ou plusieurs Occlumens naturels qui vont s'opposer à lui et constituer un groupe amical, certes à part, mais un groupe où les Occlumens joueront le relais social avec le reste des élèves. Vous le savez, Armand, nous ne connaissons qu'un seul exemple de sorcier qui ait su se contrôler et s'intégrer sans même que personne ne devine qu'il était Legilimens en plus d'être un sorcier talentueux. Qui plus est, nous n'avons pas détecté d'Occlumens dans la nouvelle promotion et il n'y en a pas dans les sept autres. Ce sera source de problème.
—À contrario, lors de notre première visite, le garçon n'avait pas été intrusif. Je crois qu'il s'agit d'un point positif à verser à son actif.
—C'est vrai, je le concède. Bien vu, Wilfried.
—Je vous remercie. J'ai tous les éléments en main. Le dernier cas, Wilfried?
—Nous le connaissons tous. Émilie. Rencontrée une première fois avec Abraham, une seconde fois avec Elvira parce que honnêtement, je ne sais pas quoi en penser. Une sorcière qui se révèle aussi tard, c'est peu commun, bien que déjà vu chez d'autres élèves qui se croyaient Cracmols. Ce point est gérable et rattrapable. Le souci, c'est son handicap. Comment faire avec une élève muette?
Agathe, qui n'était pas au courant du cas, écarquilla les yeux et ouvrit la bouche, lâchant:
—Comment?
—Oui. Cette petite fille ne parle pas. Exécuter un geste magique sans parole, c'est ce qu'on appelle un sortilège informulé. Souvent, aucun élève n'y arrive avant la quatrième année d'étude. Elle n'a pas, en théorie, la maturité sorcière nécessaire. Sauf qu'elle y parvient.
—Comment communique-t-elle pour répondre à une question? demanda la professeure de français. Comment pourra-t-elle franchir l'épreuve du Sondeur?
—Je l'ignore. À chaque rencontre, elle a réussi à soulever des objets avec sa baguette, à produire des étincelles. Elle a même exécuté un magnifique Repulso. Elle peut lancer des sortilèges, c'est incontestable.
—Abraham?
—Une sorcière, la jeune Émilie est. Aucun doute là-dessus, je n'ai.
—Elvira?
—Elle me fascine déjà. C'est un oui franc et massif pour moi.
—Entendu. Avant de nous quitter, je dois vous faire part d'un courrier arrivé ce jour.
Il s'empara du parchemin dont il avait brisé le sceau, le déplia et lut:
—«Cher ami,
Le temps de régler votre dette est venu… tout au moins d'en honorer une partie en me rendant un immense service. Nous comptons dans nos rangs un élève nommé Shin Ishii. C'est un Sang-Mêlé âgé de douze ans dont la mère, sorcière, était la dernière descendante Akasofu –je vous épargnerai l'historique de ce nom légendaire dont je vous ai abreuvé mille fois, je crois –et le père, un Hi-Majo, un humain dépourvu de sorcellerie, est un haut fonctionnaire du Japon, ancien ministre et ambassadeur, fait vicomte par l'empereur. L'enfant n'a plus que son père comme famille. Ce dernier, très respectueux de notre monde, a promis à sa défunte épouse que leur fils deviendrait un sorcier accompli. C'est un bon élément, plus à l'aise avec les arts magiques que la défense contre les forces du mal.
Le père doit résider en France afin de représenter le Japon, assez longtemps pour que l'enfant y fasse toute sa scolarité. J'ai l'honneur de vous demander de l'accueillir dans votre Académie magique. J'avertis, ce jour, le Département Éducatif ainsi que le directeur de la Coopération Magique Internationale afin que les responsables de nos nations entrent en contact. L'enfant parle japonais et anglais. Il possède des bases de français grâce à un séjour en France durant ses jeunes années.
En vous remerciant d'avance pour tout ce que vous ferez.
Matsuyama-Mori-San, directeur de l'école magique de Mahoutokoro.»
Un long silence s'installa, le temps que chaque protagoniste assimile les informations et se fasse une idée. Le premier à rompre la réflexion fut le référent Lonicera:
—Une dette auprès du directeur Matsuyama-Mori vous avez contracté?
—Oui.
—Quel genre?
—Il m'a sauvé la vie.
—Faible le prix à payer, j'estime.
—Moi aussi. Mon ami Temaru nous cache quelque chose. Soit ce garçon est un cadeau empoisonné, soit le reste de la dette viendra avec un autre courrier. En attendant, Agathe, il va falloir intégrer cet enfant au cours de français concernant nos étudiants étrangers, voire le faire bénéficier d'études spécifiques.
—C'est une charge que j'assumerai avec plaisir.
—Vous semblez avoir acté sa venue, commenta Elvira. Je me trompe, Armand?
—Effectivement, Shin Ishii intégrera l'Académie. Quoi qu'il en coûte.
—Passera-t-il devant le Sondeur?
—Le Sondeur? Pourquoi diable?
—Parce que c'est la règle pour tous les entrants. Il doit être affecté dans un ordre, ne serait-ce que pour accéder au pavillon où il résidera.
—À moins que dans le château, il ne dorme? opposa Abraham.
Elvira croisa les bras en signe d'opposition:
—Ce serait néfaste pour son intégration. Il serait mis en marge dès le départ. Or, il est impératif qu'il s'intègre pour la réussite de sa scolarité et pour son équilibre personnel. Il a douze ans, c'est cela?
Armand parcourut rapidement le parchemin et confirma:
—Oui.
—À cet âge, il devrait entrer en troisième année, mais je crains qu'il ne puisse pas suivre.
—L'apprentissage au Japon commence à onze ans révolu le jour de la rentrée qui a lieu le 1er avril. Le Japon suit le calendrier des saisons. Il a débuté sa deuxième année d'études mais en avril. Il recommencera en deuxième année en septembre, ne perdant que quelques mois, ce qui n'est rien en comparaison avec le temps qu'il lui en coûtera pour rattraper son retard dans d'autres matières enseignées chez nous.
—Lesquelles?
—Les sciences et l'étude des créatures magiques, par exemple. Il lui faudra du soutien.
—J'avoue éprouver un enthousiasme très modéré, confessa Elvira, toujours dans une posture d'opposition. Abraham?
Le vieux sage regarda au plafond, cherchant une réponse dans le scintillement des lustres en cristal.
—Point opposé je ne suis. Armand, au programme de Mahoutokoro l'étude des runes se trouve-t-elle?
—Je n'en ai pas souvenir. Peut-être une initiation sans approfondissement. Ils étudient d'autres aspects de la magie comme l'art du papier plié, la calligraphie, la poésie, sous toutes leurs formes magiques.
—Alors, des cours particuliers je lui donnerai.
Armand se tourna vers Wilfried qui piaffait d'impatience:
—Une remarque, mon cher?
—Oh que oui, alors! Votre copain n'a pas précisé si ce garçon connaissait la chose la plus importante à mes yeux: est-ce qu'il sait voler sur un balai et assez bien pour jouer au Quidditch?
Elvira et Agathe ne purent se retenir de pouffer:
—Riez, riez donc! ronchonna le référent Aloysia. Les Japonais ont autrefois été initiés par des sorciers de Poudlard, égarés. Depuis, les Kappa Nippons brillent à toutes les coupes du monde et leur championnat est l'un des plus relevés et rugueux qui existent.
—Si tu le dis, lâcha Elvira.
—Il a raison, trancha Armand. Néanmoins, nous ne disposons pas de cette information. Faisons tout ce que nous pouvons pour bien l'accueillir. Agathe, votre rôle sera essentiel et je contribuerai de ma personne puisque je parle japonais. Une fois de plus, notre école se distinguera par son excellence et sa capacité à affronter toutes sortes de défis. Je vais écrire de ce pas au Ministère afin qu'il transmette au Japon. La séance est levée.
Les hommes se levèrent et partirent vers le Tunnel de Transportation sauf le directeur qui rejoignit son bureau pour entamer les tâches administratives. Agathe et Elvira sortirent du restaurant en silence. Puis, elles prirent la direction de la fontaine Flamel, marchant avec lenteur. La professeure de français prit la parole en posant une main sur l'épaule d'Elvira:
—Je vous sens contrariée. Qu'est-ce qui vous chagrine?
—C'est allé très vite. Trop vite. Nous ignorons tout de l'enfant, de ses parents. Tout repose sur cet ordre auquel Armand s'est soumis sans discussion.
—Une dette de sang. Presque un serment inviolable. D'ailleurs, rien ne nous interdit de penser qu'un pacte magique a été conclu entre les deux directeurs. Le genre de lien qu'on ne défait que dans la mort.
—Hum…
—Il y a autre chose, je le sens.
—Cet étranger pourrait déclencher ou confirmer certaines prophéties.
—Vous croyez?
—Avez-vous vu quelque chose à ce propos, Agathe?
—Vous savez bien que ma voyance ne fonctionne pas comme celle de Claire. Il me faut de la proximité et la vision ne concernera que le futur immédiat.
—Dans ce cas, je vais aller rendre visite à notre consœur avant de partir en vacances. N'empêche! Armand bâclant le travail, cela ne lui ressemble pas. Des tas de problèmes peuvent survenir. Un simple exemple: si le Sondeur le rejette ou ne lui attribue pas d'ordre, que deviendra-t-il?
—Eh bien, vous agirez à la vitesse de l'éclair. Comme avec Hercule.
La référente Urtica sourit en se souvenant de cet épisode.
—Et s'il ne parvient pas à s'intégrer, à nouer des amitiés solides?
—Je vais vous faire un aveu. Vous révéler un secret. Le jeune Hercule.
—Oui?
—Il a les mêmes dispositions pour les langues étrangères que notre cher directeur. Je l'ai entendu converser en italien et en portugais.
—Vraiment? Comment?
—Vous vous souvenez de son enquête sur les baguettes magiques?
—Oh oui! J'ignore ce qu'il en a fait.
—La sienne et celle de notre directeur contiennent du dard de Billywig.
—Je vois. Hercule sera précieux.
—C'est une certitude, déclara Agathe, les yeux pétillants.
Les iris d'Elvira jaunirent une brève seconde puis reprirent leur teinte lavande. Elle resterait sur ses gardes. Elle lança ensuite Agathe sur le sujet de sa formation de référent. La nouvelle promue avait quelques questions à poser. Elles papotèrent quelques minutes de plus, avant de se souhaiter de bonnes vacances et de se quitter.
Armand traînait derrière son bureau. La lettre pour le Département Éducatif français était prête à être envoyée par hibou. À présent, il s'attelait à la tâche la plus déterminante: recopier, sur un parchemin vierge, les 90 prénoms et de noms de sorciers de la future promotion. Il calligraphiait les lettres à la perfection afin qu'aucune erreur ne puisse embrouiller l'esprit ancestral du Sondeur. Il ne restait que quatre noms à ajouter. Il commença par Shin Ishii, car une telle opportunité d'échanger des cultures –il en savait assez sur ce sujet–ne se gâchait sous aucun prétexte.
Le cas de Gabriella, victime de maltraitance, ne souffrait pas l'ombre d'une hésitation. Beauxbâtons incarnerait un refuge absolu pour l'enfant aux parents défaillants. Son chaperon était même une évidence: qui d'autre mieux que Luisa Fellini, entrant en troisième année! L'attrapeuse surdouée serait un modèle de combativité, un exemple aux yeux de Gabriella. Elle ne se sentirait pas désorientée en conversant en italien avec l'aînée. Mieux: la famille Fellini, résidant en France, constituerait un soutien supplémentaire.
Émilie, la petite ariégeoise muette, demeurait un challenge d'une taille exceptionnelle. L'Académie n'avait jamais accueilli un sorcier souffrant d'un handicap. Émilie n'était pas affectée d'une atrophie physique des cordes vocales, l'empêchant de s'exprimer; le blocage était mental. S'il inscrivait son nom, il créait un précédent. Si Émilie figurait sur la liste, il aurait les suprémacistes sur le dos. Dommage pour ces imbéciles, Armand adorait les sorciers dont l'existence débutait avec un désavantage. Ce handicap de départ donnait à l'arrivée les sorciers les plus brillants. Alors, sans remords, il inscrivit les caractères d'une main assurée.
Il avait gardé le cas de conscience pour la fin. Valentin Clairdelune, frère cadet de Valentine, le bâton de maréchal de Claire Obscur, la raison pour laquelle elle défendait sa matière bec et ongles. Wilfried n'était pas rassuré par la présence d'un garçon sans filtre, capable d'arracher les pires secrets aux plus aguerris des sorciers, y compris les professeurs. Abraham s'était muré dans le silence, tout comme Agathe. Seule Elvira s'était opposée et à juste titre: elle ne tenait pas à se confronter à un gamin découvrant toutes les cinq minutes qu'elle était un demi-vampire. Les Oubliettes n'auraient aucun impact, car tout serait à refaire après chaque incursion psychique. Refuser l'entrée de Valentin amènerait, inévitablement, un ressentiment légitime de la part de sa famille. Il aurait inscrit le patronyme de l'enfant au bas du parchemin, par pure bravade, s'il n'y avait pas eu ce mot glissé sous sa serviette de table, par Claire, en catimini. En matière, elle déclarait:
«Armand, j'ai eu une vision inscrite sur mon bras, avant-hier. La prophétie disait qu'à la Saint-Renaud, un enfant s'immiscera dans les esprits et dans les cœurs afin d'y semer la discorde et le venin. Il y a un danger dans la nouvelle promotion. Amicalement. Claire.»
Le message était assez explicite et troublant. La position du directeur impliquait de trancher. Entre affronter une riche et influente famille suisse et faire face à des drames quotidiens au sein de l'établissement, la raison lui ordonnait de choisir le moindre mal. Il reposa la plume d'oie dans l'encrier et roula le parchemin. Valentin Clairdelune devrait suivre un enseignement particulier. Il enverrait un courrier à sa famille en ce sens et leur recommanderait deux ou trois noms de précepteurs capables de mener à bien cette mission périlleuse. Il savait qu'il agissait avec justesse et justice. Ses référents disaient la même chose. Les expériences passées abondaient dans ce sens.
Il se leva et quitta son bureau. Il se rendit tout d'abord à la Cabane Enchantée pour y déposer les innombrables courriers et l'argent requis. Puis, il revint vers le château et pénétra dans la salle du Sondeur. Il verrouilla la serrure. Combien de fois avait-il exécuté ce geste? Une trentaine? Une quarantaine? Le temps passait si vite.
Il s'approcha du Feu Éternel le plus éloigné des isoloirs, celui derrière les bancs, à deux mètres de la porte d'entrée. Il s'empara de sa baguette magique, pointa la torche, abaissa son poignet et marmonna une phrase qui ressemblait à une formule sans latin ou grec: «aonaich na lasraichean 1».
Aussitôt, la flamme de la torche se courba et se scinda en deux. Les deux torchères obtenues atteignirent les Feux Éternels voisins qui, sous l'effet magique de l'incantation, fusionnèrent avec les suivants. Lorsque tous les flambeaux furent reliés, ils produisirent des jets enflammés en direction de l'allée centrale qui séparait les rangées de bancs en deux. La dalle frémit et un pavé se souleva au point de convergence. Le carreau flottait à trois mètres de hauteur, soulevé par le puissant jet de matière en fusion.
Armand avança avec prudence, redoutant la chaleur dégagée. Il glissa le parchemin dans la colonne de feu et la liste se consuma. La flambée généra de la fumée bleue qui s'éleva et s'anima, comme prise d'une souveraine envie de vivre. Elle serpenta jusqu'aux isoloirs et les traversa, un à un.
Lorsque les résidus de la combustion eurent été anéantis, tout fut terminé. La dalle de pierre retomba au sol, sans se briser, comme un couvercle de chaudron. Le jeu des flammes s'évanouit et les Feux Éternels reprirent leur fonction initiale. Le sort de la promotion 1918 était jeté.
Une fois la tâche du Sondeur accomplie, Armand n'en avait pas pour autant fini avec le travail. Néanmoins, il estima qu'il méritait une pause. Dans son esprit, une récréation s'entendait par passer du temps dans l'observatoire astronomique à compulser des cartes et à déterminer quel objet céleste serait sous son regard le soir venu. Il fila droit vers le sommet du château, dans son refuge. Dès qu'il poussa la porte de la coupole, il fut certain qu'il y avait un problème. Il inspira à fond et détecta les effluves d'un parfum inconnu.
1«Unissez les flammes» en gaélique écossais.
