Sortilège 6: le piège belge
Hercule se tenait debout, penché en avant, au-dessus du lavabo de son cabinet de toilette. Il faisait face au miroir. Vêtu de son pyjama, il peinait à se réveiller, l'esprit engourdi par un cauchemar des plus affolants. Comme si la nuit agitée n'avait pas suffi à perturber ses sens, voilà que sa vision lui jouait des tours. Il alla chercher un chandelier allumé et revint à sa position initiale. Il se rapprocha de la glace et tint la bougie à quelques centimètres de son visage. Une ombre s'étalait sur sa peau. Il recula, interloqué et posa le bougeoir sur le rebord de la vasque. Fallait-il alerter ses parents ou taire la découverte et ne se confier qu'au docteur Beauxbâtons, le seul qualifié pour mettre un nom sur sa maladie?
Il tenta d'effacer son inquiétude et se concentra sur sa toilette rituelle avant de descendre prendre son petit-déjeuner. Il humidifia le gant sous le jet d'eau. Puis, il s'empara du savon et le fit tourner à plusieurs reprises dans le linge de maison mouillé. Son esprit vagabonda et revint à la date du 1er août dernier. Une journée qu'il n'aurait jamais voulu vivre.
Un hibou était venu toquer à la lucarne de la chambre où ses trois amies avaient pris leurs quartiers. Le volatile avait délivré un parchemin à destination de l'héritière de l'école de magie. Il était signé de son père. Il lui ordonnait de faire ses bagages sans délai et de rentrer dans leur demeure. Le motif? La guerre faisait rage, les Allemands commettaient de plus en plus d'exactions, au fur et à mesure qu'ils perdaient du terrain. La situation leur échappait et l'issue prochaine du conflit ne faisait plus de doute. Alfred refusait que Eugénie ne reste plus longtemps sur un territoire occupé par l'ennemi et bombardé par les Alliés.
Au-delà des arguments incontestables, c'était le ton martial, impératif du père qui avait ulcéré sa fille. Elle avait été tour à tour révoltée, à la limite de l'hystérie, puis abattue et enfin en larmes. Depuis, Hercule était incapable d'effacer la vision d'une Eugénie pleurant, crucifiée, comme si on lui arrachait son unique raison d'exister. Elle avait dû se résoudre à boucler ses valises, la mort dans l'âme, vidée de toute joie.
La question du retour n'était pas réglée pour autant. En effet, suite aux destructions subies par Bruges, le Portoloin pour Paris avait été réduit en miettes. Avec prudence, Louis avait transplané jusqu'à Zeebruges pour s'assurer de l'état d'un autre objet magique. Hélas! La bicyclette rouillée ne s'y trouvait plus. Le port d'Ostende et ses infrastructures, stratégiques pour les Allemands, faisaient eux aussi l'objet d'un pilonnage en règle par les Alliés. La vieille nasse percée, à l'arrière des pêcheries Van Kreyst, n'était plus qu'un amas de fil de fer. Louis, revenu au manoir, avait confié à Gertha sa crainte de voir se refermer le piège belge sur les enfants. Leur cheminée privée était connectée au Ministère belge, ce qui n'était pas pratique. Loger les deux valises dans la cheminée, avec l'adulte et l'enfant, n'était pas envisageable. Son épouse avait alors évoqué une vieille cloche fendue, rouillant dans le cimetière du village de Damme. Selon ses dires, ce Portoloin local conduisait à Bruxelles, dans l'arrière-cour d'une boutique tenue par des sorciers. De là, il était facile de rejoindre le Tunnel de Transportation. Son mari avait effectué plusieurs transplanages prudents pour s'y rendre, ne connaissant pas les lieux. Après quelques minutes de recherche, il avait déniché la vieille cloche abandonnée.
Louis était rassuré. Les Allemands occupaient Bruxelles, mais ils ne soupçonneraient jamais l'emplacement du Ministère et du Transport Magique. Après plusieurs déménagements, le gouvernement sorcier avait élu domicile sous la Coutellerie du Roy, sise dans la galerie du Nord, un passage couvert entre immeubles, truffé de commerces, en pleine ville, aux yeux des Bruxellois et de l'ennemi. Cachée dans l'arrière-boutique de l'échoppe, dissimulée derrière le portrait du fondateur de l'institution en 1750, une porte menait à une incroyable réserve de métaux et de matières premières. Dans l'entrepôt se trouvait tout le nécessaire à la confection d'objets tranchants, allant des simples ciseaux, coupe-papiers aux plus beaux services de couteaux à viande, dotés de manches en bois précieux et aux fines lames telles que sabres et épées d'apparat ou de combat.
Deux hallebardes s'animaient si les visiteurs ne prononçaient pas le mot de passe changé une fois par mois et communiqué par le Ministère. Une fois l'obstacle franchi, un couloir se scindait en trois directions. L'une menait aux locaux des fonctionnaires, l'autre au transport. La dernière donnait sur l'antre d'une créature effroyable. Le quai du système de tube de Transportation avait été installé par le ministère de la Magie français en 1901, puis prolongé jusqu'à Amsterdam, ville principale des Pays-Bas, en 1903. Ainsi, de l'avis de tous les sorciers expérimentés et des voyageurs, l'emplacement de la Coutellerie du Roy, noyée sous le chaland, cernée de badauds, faisait du Ministère belge le plus sûr de la planète.
Les Van Betavende avaient convenu avec les enfants que leur séparation aurait lieu au manoir de Bruges. Louis devrait transplaner sur sept kilomètres avec les valises d'Eugénie, puis revenir au domicile pour refaire le même trajet avec la fillette. Ensuite, ils attraperaient le Portoloin s'activant à 8h00 du matin. Si les Allemands n'avaient pas cadenassé la Belgique, il aurait juste commandé un taxi, voire deux, afin que toute la famille se rende à Damme pour prendre congé. Mais après tout, il valait mieux se séparer ainsi sinon, le bouleversement d'Eugénie risquait de contaminer les trois autres membres du quatuor infernal de Beauxbâtons.
Le garçon, décontenancé devant son reflet, se souvenait des larmes de son amie, des interminables embrassades entre elle et Sigrid, plus apaisée que jamais, d'Eugénie réconfortée au mieux par Umbelina débordante de tendresse. Il avait tendu une main amicale pour la saluer. Elle avait éclaté de rire entre les sanglots, en lui balançant:
—T'es bête!
Puis, elle lui avait claqué trois bises rapides en secouant sa crinière bouclée en signe de négation, signifiant au garçon qu'il ne comprendrait jamais quoi que ce soit aux sentiments des filles. Mais il ne parvenait pas à oublier les mots de leur amie, au moment de transplaner:
—Je vous aime. Tous. Même Orby! Enfin, surtout ses macarons au chocolat.
L'elfe de maison, rouge de confusion, avait vu ses oreilles s'abaisser plus qu'à l'ordinaire. Pour un peu, il aurait transplané pour se cacher. L'ultime trait d'humour de l'héritière de Beauxbâtons n'avait trompé personne. Cette bravade n'était que de la poudre aux yeux. Le craquement du transplanage avait mis fin au rêve.
Depuis, hormis un hibou envoyé le lendemain de son arrivée, le trublion de la bande n'avait plus donné signe de vie. Sigrid et Umbelina s'accordaient pour dire qu'écrire ne ferait que remuer le couteau dans la plaie et que sa sensibilité, dissimulée sous le fard de l'humour, serait trop mise à mal.
Hercule, quant à lui, élaborait des hypothèses plus folles comme l'emprisonnement par Alfred, le père contraignant la fille à remplir des rouleaux par centaines, à propos des onguents magiques, des potions de sommeil, des maladies sorcières, des symptômes de la Dragoncelle –sur ce point, Eugénie était déjà experte–. Le jeune Belge imaginait leur amie devenue une sorte d'intellectuelle imbuvable et les deux jeunes filles l'assuraient d'avoir perdu la raison.
Hercule, toujours debout face au lavabo, s'empara d'un tube en étain dont il dévissa le bouchon. Il prit un carré de tissu propre, pressa sur le tube et étala une couche de pâte dentaire. Louis, son père, tenait la chose d'un sorcier américain, venu en Europe avec les troupes de son pays. L'invention récente des fils Colgate, héritiers de Samuel Colgate, envahissait le nouveau Monde et remplaçait peu à peu les poudres ou le charbon, certes blanchissants mais jugés trop abrasifs pour l'émail des dents et estampillés par les dentistes comme créateurs de portes ouvertes aux caries. Louis avait remué ciel et terre pour s'en procurer de manière régulière et Hercule, soucieux d'une apparence et d'une hygiène exemplaires, l'avait aussitôt adoptée. Il humecta le linge et commença à frotter machinalement, avec méthode et parcours balisé dans la bouche. Son esprit s'enfuit une fois de plus et le ramena quelques semaines en arrière, aux derniers jours de juillet.
Déambulant en pyjama, Sigrid et Umbelina, arrivées la veille, avaient débarqué dans la chambre du garçon déjà levé et habillé, paré pour prendre son sacro-saint petit-déjeuner.
Eugénie, les cheveux ébouriffés, les yeux cernés par des journées à réfléchir sur les prophéties de la professeure Obscur, expédiées par hibou, n'avait pas pu s'empêcher de bombarder ses amies de questions sur la première moitié de leurs vacances. Umbelina avait entamé le récit de son stage de «haut vol» auprès de l'équipe de France de Quidditch. Léonce Brindille, le capitaine, n'avait pas menti en lui promettant des jours intenses, physiques, épuisants. Sa frêle constitution d'enfant ne lui avait pas permis de suivre le rythme effréné des joueurs professionnels, mais elle avait été éblouie par leurs séances d'entraînement. Un détail l'avait particulièrement marquée.
—Vous savez à quoi les joueurs passent leur temps quand ils n'exécutent pas des combinaisons de passes en vol?
—Non, avait répondu le trio attentif.
—Ils lancent des sortilèges de confusion? avait suggéré Eugénie.
—Ça, c'est interdit.
—Dommage! Ce serait amusant de voir les adversaires se ratatiner comme des crêpes!
—Eh non! Ils ne font pas ça. Ils vont courir ensemble.
—Courir? questionna Hercule. Où? Pour quelle raison?
—N'importe où. En forêt, sur la plage, dans les collines avoisinantes. Léonce dit que c'est pour travailler leur endurance, dans le cas où les matchs de Quidditch durent des heures et des heures.
—Mais c'est drôlement malin! déclara Eugénie. Et les autres équipes font la même chose?
—Difficile de savoir. Les capitaines d'équipes nationales sont très secrets, voire paranoïaques. Certains imposent la délivrance d'un mot de passe ou la possession d'artefacts magiques spécifiques aux joueurs pour être sûrs qu'il n'y a pas d'espions gavés de Polynectar parmi eux. À Beauxbâtons, j'interrogerai Jo Alonzo sur l'équipe espagnole que son père connaît bien. J'ai vu à quel point les Français travaillent dur et à quel point les places sont chères à conquérir. Dire que la France n'a jamais gagné la coupe du Monde! Pire, elle n'a jamais franchi le cap du second tour éliminatoire. Le niveau des Bulgares, des Japonais ou des Irlandais est infiniment supérieur.
—En tous les cas, mon amie, vous paraissez avoir passé un séjour extraordinaire.
—Oh oui, Hercule! Vous me manquiez, mais je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer une seconde. Et puis, ce stage m'a donné des idées pour faire gagner Lonicera.
—Vraiment? fit Eugénie, intéressée.
—Je vous dis tout si vous vous engagez à ne rien révéler aux équipes de vos ordres.
Dès qu'il s'agissait de Quidditch, Umbeijo était intraitable.
—Je le jure! déclara Hercule, la main droite levée, la gauche sur le cœur.
—Je le jure, promit Sigrid.
Les trois se tournèrent vers Eugénie qui tardait à se décider.
—Quoi? Même pas un petit peu?
—Non! répondit le trio, solidaire.
—Pff… Bon, d'accord, je ne dirai rien.
—Jure!
—Je le jure!
—Parfait. Alors voilà… Je vais proposer à Delplanque d'aller courir dans le bois, comme l'équipe de France. Il faut juste que nous trouvions des tenues adéquates. Des robes sorcières raccourcies et serrées à la taille. Et des chaussures montantes. Mais, en plus, je vais leur suggérer de fabriquer des haltères, comme celles utilisées par les hommes forts dans les foires ou les cirques moldus.
—Pour quoi faire? questionna Eugénie.
—Je devine, lança Hercule. Devenir plus fort pour lancer le Souafle plus loin, voire déséquilibrer le gardien adverse.
—Exactement! Même si Delplanque me remet au poste d'attrapeuse, je ne rivaliserai pas avec Fellini sans finir à l'hôpital Bonpied. Luisa est… intouchable ou presque. La seule chance de Lonicera est de se transformer en une équipe qui ne perd pas le Souafle et qui engrange des points.
—Une stratégie payante, conclut le garçon. À condition que le Vif d'Or se fasse attendre.
—Si les haltères vous renforcent, vos batteurs seront encore plus efficaces et gêneront Fellini, nota Sigrid. Même si le Vif est de sortie. C'est très malin.
—Nous tenons une future entraîneuse d'équipe nationale, estima le Belge. C'est brillant, digne de votre intelligence. Utiliser des activités sportives complémentaires…
Le cerveau de l'enquêteur bouillonnait. Son visage s'éclaira lorsqu'il fut traversé par une idée.
—Et pour la précision? interrogea-t-il.
—La précision? Celle des tirs des poursuiveurs et des batteurs? Ils s'entraînent beaucoup au lancer avec le gardien toujours posté en face. Je ne vois pas trop quoi faire d'autre, avoua Umbeijo, intriguée.
Les yeux d'Hercule pétillèrent.
—Je suis votre idée de complément n'ayant rien à voir avec le sujet, au départ mais visant une qualité d'un joueur de Quidditch. Quelles activités développent la précision?
—Eh bien… Les jeux olympiques moldus, que j'ai à l'esprit, ont accueilli le tir à l'arc.
—Exactement!
—Mais cette discipline n'existe pas à Beauxbâtons.
—Qu'à cela ne tienne! Fabriquer un arc et des flèches ne pose aucun souci. Une branche fine de noisetier, une corde et voilà un bel arc. Quant aux flèches, quelques branches, des plumes pour l'équilibre, un couteau aiguisé et vous aurez des projectiles adéquats. Un morceau de planche découpé avec un Diffindo, un peu de peinture, une botte de paille subtilisée dans les écuries des Abraxans et vos cibles seront prêtes.
—Ce serait fantastique! Le tir à l'arc, c'est avant tout de la concentration et c'est une qualité importante au Quidditch.
—Je vois une autre activité possible, jubila Hercule.
—Laquelle?
—Cela s'appelle la pétanque.
—Qu'est-ce que c'est?
Le garçon éclaira leur lanterne en leur dévoilant qu'il s'agissait d'un jeu provençal très récent. Il l'avait découvert avec ses parents lors de vacances dans le sud-est de la France. La discipline était inspirée du jeu de boules traditionnel, mais dépourvue d'élan. Le joueur devait rester «les pieds tanqués» au sol, d'où le nom de «pétanque». Il lançait sa boule au plus près d'une cible tracée au sol et pouvait même «dégommer» les boules placées avant lui par ses adversaires. C'était une manière ludique d'améliorer la précision. Hercule suggéra l'utilisation des battes des batteurs pour atteindre des cibles plus lointaines. La plupart du temps, les batteurs expédiaient leurs Cognards en visant les joueurs. Ils pourraient viser le Souafle pour le faire entrer dans le but ou le Vif d'Or pour le soustraire à l'adversaire. En résumé, les batteurs pourraient réaliser des coups à la Laranjeira. Enfin, le billard de Lonicera les aiderait à visualiser les trajectoires croisées.
—C'est prodigieux, Hercule, s'enthousiasma la Portugaise. Il faudra qu'on s'entraîne dans le bois pour que Urtica et Aloysia ne sachent rien de nos méthodes. Delplanque va être fou!
—Hercule a toujours des idées lumineuses, nota Sigrid.
—Et vous, ma chère, comment s'est passé ce séjour chez Nicolas Flamel?
La jeune fille, timide, eut plus de difficultés à s'épancher. En tout premier lieu, elle avoua avoir été terrorisée à l'idée que «l'Autre» ne sorte de ses gonds sous n'importe quel prétexte. L'ancêtre et son épouse, Pernelle, avaient perçu sa terreur. Nicolas l'avait assurée que la meilleure façon de contrôler le monstre était de barrer la route aux émotions extrêmes et de se plonger dans l'étude et le travail des potions. Naturellement, Eugénie lui avait demandé si son aïeul lui avait révélé une formule d'élixir de jeunesse éternelle ou les ingrédients de la pierre philosophale. Ce à quoi la potionniste avait répondu par un rire interminable. Lorsque Sigrid s'était enfin calmée, elle avait avoué:
—J'ai tant appris en un mois que je pourrai vous donner des conseils pour vos devoirs.
—Je crois que cette année, l'accessit des potions tombera encore dans votre escarcelle.
—J'espère, Hercule. L'argent ira à l'ordre Gerbera, pour aider ceux qui en auront besoin.
—À propos de besoins, j'en aurai qui concernent votre matière fétiche, Sigrid.
—Moi aussi, ajouta Eugénie.
—Tout pareil, paracheva Umbelina.
—Eh bien! Voilà mon emploi du temps complet, grâce à vous, mes amis. J'écoute vos doléances. Umbelina?
—Il me faudrait une potion ou un onguent d'étanchéité.
—C'est-à-dire?
—C'est pour le Quidditch. Lorsque le match se déroule sous la pluie, nos tenues sont vite détrempées et lourdes. Les boisseaux de brindilles de nos balais se gorgent aussi d'eau et le bois devient glissant. Une potion d'étanchéité nous assurerait de rester au sec tout le match, empêcherait nos effets de s'alourdir alors qu'un sort préalable, lancé avec nos baguettes interdites durant la compétition, s'évanouira en quelques minutes.
—Je suis sûre de pouvoir t'aider à réaliser ce projet.
—Je me réjouis d'avance!
—Tu es vraiment prête à tout pour emporter la coupe, nota Sigrid.
Umbeijo avait la rage de gagner chevillée au corps. Depuis le drame parental qui l'avait touchée, depuis sa réaction contre l'ex-ministre de la Magie portugaise, elle avait gagné en force mentale.
—Et toi, Hercule, comment puis-je t'aider?
—Je n'ai pas d'idée précise en tête. Je pense juste élaborer des potions utiles aux enquêtes des Aurors.
—Tu peux nous en dire plus?
—Mes parents ont déjà acheté tous les livres nécessaires en deuxième année.
—Mais nous n'avons pas encore reçu la liste! s'étonna Sigrid.
—Non mais Hercule, c'est Hercule, clama Eugénie. Il les a déjà tous lus.
—Oh…
—J'ai aussi fait l'acquisition d'un écrit réalisé par un sorcier nommé Paul Hissié, ayant vécu dans les années 1780. Son ouvrage s'appelle «la formation de l'Auror, guide par étapes». Un classique parmi les ouvrages à étudier lorsqu'on entre en CHASSE-Magus.
—Vous avez bien entendu, les filles! Ce bouquin est le livre de chevet d'Hercule depuis le début des vacances, se lamenta Eugénie. Ce garçon est perdu!
Elles ne furent guère étonnées par la nouvelle. Il s'abstint de commenter et poursuivit:
—J'ai pu noter que les Aurors disposent de quelques formules pour analyser une scène de crime ou de délit mais les potions à leur disposition sont presque inexistantes. Tout leur travail est axé sur l'infiltration, la dissimulation, la défense contre les forces du mal, afin de prévenir le crime ou de le combattre. Il n'y a rien sur les méthodes moldues qui connaissent, à mon sens, des progrès significatifs ces dernières années. Le relevé d'empreinte, par exemple. Les Aurors sont incapables de les collecter, de les archiver et de les comparer. C'est à se demander si le commandant des Aurors a déjà discuté avec un homologue moldu.
—Mais comment puis-je t'aider? questionna Sigrid.
—Voilà ce que j'ai en tête: la création d'une petite valise, une dotation pour chaque sorcier.
—Que contiendrait-elle?
—Des parchemins vierges, des potions spécifiques, une loupe, de quoi éclairer, des gants anti-sortilèges, une baguette de secours, un manuel de procédure pour l'arrestation, des fioles et des sacs vides pour ne pas contaminer les indices. Et plein d'autres éléments à inventorier.
—Mais les potions?
—Vous savez, j'ai lu de nombreux romans moldus où les enquêteurs sont incapables de déterminer si un crime de sang a eu lieu. Élaborer un cocktail qui, aspergé sur une surface, révélerait la présence de sang nettoyé par un individu. Le sang tache et il est rare que toutes les minuscules traces soient détruites après un nettoyage. Dans l'idéal, il faudrait que la potion ne réagisse qu'au sang humain, bien qu'il soit rare d'égorger des volailles sur le tapis d'un appartement cossu.
—C'est une potion ardue. Il faudra écumer tous les écrits de la bibliothèque de Beauxbâtons.
—Assurément, Sigrid.
—Et toi, Eugénie, qu'est-ce que tu concoctes?
—Un parfum. Enfin, plusieurs parfums.
—Un philtre d'amour? Un élixir d'envoûtement?
—Pas du tout. Du parfum. Pour sentir bon.
Les autres enfants la dévisagèrent, tentant de déterminer si elle était sérieuse ou non. Or, aucune malice ne transpirait de son regard. Elle était calme, sereine. C'était presque inquiétant.
—Mais euh… si tu veux du parfum, il suffit d'en acheter, fit remarquer la princesse portugaise. Ton père n'est pas avare à ce point, si?
—Ce n'est pas la question. Est-ce que vous connaissez le moldu Guerlain?
—Non, répondirent les demoiselles.
—J'en ai entendu parler. C'est un parfumeur qui a un grand succès, coupa Hercule. D'ailleurs, ces créations valent…
—… une petite fortune. Un flacon de 50ml d'Ambre, son plus grand succès, vaut environ le prix de cinq baguettes magiques.
—Cinq! s'exclama Umbeijo. Pour sentir bon?
—Oui! Alors, imaginez un chaudron de dix litres d'Ambre! Cela donne 6000 Gallions. Bien sûr, Ambre est chère parce qu'il y a la renommée de monsieur Guerlain. Mais pensez juste à ce que la magie pourrait apporter. Dix litres d'eau avec des essences florales et quelques ingrédients secrets. Je suis consciente que je ne serai jamais une sorcière extraordinaire, mais je peux me servir de sorcellerie pour briller chez les Moldus. Comme ton père, Hercule. Un coup de baguette, une mise en bouteille, la vente dans une boutique dans le quartier magique de Paris et à nous la fortune. Quand nous sommes allés à Paris, début juillet, nous avons aussi traîné dans les librairies moldues. Celle de Joseph Gibert possède des quantités ahurissantes d'ouvrages. J'y ai trouvé mon bonheur sur l'art floral, comment obtenir un jus, quelques associations de base à réaliser. Accessoirement, j'ai aussi dégoté un ouvrage très intéressant d'un nommé Harry Houdini.
Hercule fit un petit bruit de bouche désapprobateur:
—Tsss…
—Hercule ne l'aime pas.
—Je n'aime pas l'usage que vous comptez faire de son livre, ma chère Eugénie.
Leur intrépide camarade comptait améliorer son anglais afin de déchiffrer «the right way to do wrong», paru en 1906, que l'on pouvait traduire par «le manuel du malfaiteur».
Du débat contradictoire sur les bienfaits des inventions moldues, Hercule avait retenu les méthodes de lutte contre le crime tandis que Eugénie y voyait une source inépuisable de moyens pour contourner les sortilèges mis en place par les enseignants de Beauxbâtons. Entre autres, pour mener à bien ses projets de potion, elle utiliserait des outils pour crocheter les serrures envoûtées interdisant l'accès aux réserves d'Ambroisine Fordecafé. Eugénie était limitée par ses possibilités financières et estimait devoir se débrouiller avec les moyens du bord. Elle prévint ses camarades qu'au printemps prochain, les jardins de l'Académie seraient pillés si son père ne lâchait pas un peu d'argent pour l'exécution de ses projets.
Hercule essuya les traces de pâte dentaire à la commissure de ses lèvres. Il se pencha une fois de plus en avant. L'ombre apparue sous son nez, ses joues, persistait. Le lavage énergique du visage n'y changeait rien. Il plongea dans ses souvenirs.
Au final, le quatuor n'avait passé que quatre jours ensemble, avant que le médicomage ne mette fin au rêve avec son courrier. Eugénie n'avait pas pu jouir de la journée la plus fantastique du mois d'août. Sigrid avait demandé à Gertha et Louis si les canaux de Bruges étaient encore l'objet de promenades en barque. Hélas! L'occupation allemande les avait bannies –des résistants belges, forcément criminels, pourraient les utiliser pour fuir–et les bombardements alliés, venus du front près de l'Yser, la rivière à quelques lieux de Bruges, les rendaient hasardeuses.
—Cependant, avait objecté Gertha, je peux vous proposer une visite sous les canaux.
—Sous les canaux? s'était étonné Hercule. J'ignorais qu'il y avait des tunnels enfouis sous la vase.
—Il n'y en a pas. Umbelina, te souviens-tu de ton séjour à l'hôpital Bonpied?
—Bien sûr.
—L'accès. L'inversion de sens.
—Oui. Oh! Vous voulez dire que…?
La mère les avait conduits à l'ancien départ des excursions. Ils étaient entrés dans une bâtisse à moitié en ruines. Puis, ils avaient emprunté un escalier, s'étaient enfoncés sous terre jusqu'à un mur d'apparence infranchissable. De sa baguette, la femme avait effacé l'obstacle. Ils avaient ensuite pris place à bord d'une barque dissimulée derrière. Un coup de baguette supplémentaire et l'embarcation s'était retournée pour se coller au plafond d'eau verte.
Peu à peu, la lumière du jour était devenue plus intense et ils avaient navigué avec Bruges, ses quais, ses ponts, ses monuments au-dessous de leur esquif. Les enfants avaient été stupéfaits, émerveillés. Hercule avait profité de ces instants privilégiés pour multiplier les questions adressées à sa mère.
—Maman, en début d'année, Elvira de Bazincourt m'a rattaché à l'ordre Urtica à la place du Sondeur. Avez-vous une idée de la manière dont elle a procédé?
—Il y a une formule pour cela.
—Elle en a utilisé deux: une pour l'écharpe, l'autre pour l'emblème sur l'uniforme.
—Deux formules? J'aurais pris un raccourci.
—Comment?
—Urtica Pertinent. Appartenir à Urtica. Simple et efficace. Ton père ne t'a pas raconté comment il parvenait à me rendre visite lors des vacances, lorsque nous étions dans les pavillons?
—Non.
—Dans les limites du château, il s'appliquait un Lonicera Pertinent. Ensuite, il filait me rejoindre pour me courtiser.
—Oh! Je n'imaginais pas père en contrevenant.
—Il aurait fait n'importe quoi pour voler quelques heures passées en ma compagnie.
—Je l'ignorais.
—Il était capable, par amour, d'en faire autant que toi par amitié.
—Je vois. Urtica Pertinent.
—Bien sûr, à ne pas utiliser pour faire des bêtises, mon chéri.
—Naturellement, Mère. Je vous le promets.
—As-tu d'autres questions? murmura-t-elle.
—Madame… Euh… Gertha, nous ne voyons pas très bien. Il y a beaucoup de débris qui flottent sur les canaux.
—C'est vrai, tu as raison, Sig…
Comme si le vent avait entendu les vœux des apprentis sorciers, il chassa feuilles, morceaux de bois et les rabattit le long des berges. L'adulte fronça les sourcils. Elle n'avait pas eu le temps d'effleurer sa baguette afin d'écarter les débris. L'un des enfants avait réussi cet exploit, sans auxiliaire magique.
«Il y en a un ou une qui ne se contrôle pas. Usage de la magie avant 17ans, mais le Ministère ne pourra rien prouver puisque je les accompagne.»
—Moi aussi, j'ai des questions, relança Gertha, oubliant vite son trouble. Quelle formule avez-vous proposé à Agathe Bonnelangue? Votre projet d'année en français.
—Maman, j'ai juré de ne pas le révéler, commença Hercule. Une double interdiction a été mise en place par madame Bonnelangue et par notre référente Urtica.
—Elvira a mis son veto?
Le visage de madame Van Betavende fut traversé par un voile d'angoisse.
—Oui, confirma Hercule, droit dans ses souliers vernis.
—D'accord. Alors, vous autres?
—J'ai créé une formule d'envoûtement de chaudron pour qu'il recrache les ingrédients à la fraîcheur douteuse. Madame Fordecafé l'a trouvée très pratique et l'a proposée aux principaux fabricants de chaudrons.
—Brillant et utile! La réussite d'une potion est si délicate. Et toi, Umbelina?
—Je… J'ai créé, enfin adapté, un Oubliette pour qu'il efface la tristesse, les peines.
—Comme c'est une attention charmante! Tu pourras me la communiquer?
—Vous êtes peinée, Mère? s'inquiéta Hercule.
Elle hésita une fraction de seconde avant d'avouer:
—Nous éprouvons tous des peines, au cours de notre existence. La soulager ou l'effacer, peut s'avérer précieux. Et votre amie, Eugénie? Savez-vous ce qu'elle avait préparé?
Les enfants éclatèrent de rire et furent incapables de recouvrer leur sérieux durant de longues secondes. Sigrid fut la première à formuler la réponse, en se tenant les côtes:
—Elle a créé un sortilège forçant Hercule à utiliser le tutoiement.
Gertha explosa de rire.
—Et elle a obtenu FONTE?
—Oh oui! confirmèrent les enfants.
—Et vous, Mère? Vous vous souvenez de vos créations?
—Tout à fait. J'avais une jolie phrase qui, lancée sur un bouquet de fleurs, le faisait changer de couleurs selon les jours de la semaine. Une formule appréciée dans les chambres de l'hôpital Bonpied, je crois.
—Belle invention, Gertha, complimenta Umbelina. Et votre mari?
—Ce petit malin avait lu les pensées du professeur Piedargile et avait créé une réglette en cristal de roche, envoûtée, pour traduire les runes celtiques en caractères latins. Il avait arraché l'accessit des runes.
—Papa a toujours su viser juste, commenta Hercule. La Legilimancie.
La famille s'était promenée jusqu'à la tombée de la nuit, avant de rebrousser chemin et de quitter la ruine. Gertha avait usé d'un Confundo pour tromper deux patrouilles allemandes. Le père d'Eugénie avait raison: la situation des villes était dangereuse. Mais la journée avait été mémorable, hors du temps, à l'opposé, au sens propre et figuré, du monde de la surface.
Hercule était enfin habillé. Il ouvrit la porte et tomba nez à nez avec Umbelina, en pyjama.
—'lut. Bien dormi? marmonna-t-elle, comme si sa nuit n'était pas achevée.
—Eh bien…
—Oui? s'inquiéta-t-elle, un œil clos, l'autre ouvert.
—Un rêve. Bizarre. Je vais en parler à Mère. Vous venez déjeuner?
—Oui.
—Et Sigrid?
—Elle est… indisposée.
—C'est-à-dire? Les choses n'arrivant qu'aux filles?
Il avait rougi jusqu'aux oreilles.
—Non. Je crois que notre départ prochain la rend malade. Elle a remarqué que «l'Autre» se tient tranquille quand elle est chez tes parents. Ici, c'est comme un refuge merveilleux, tu comprends?
—Oui.
Un pop se produisit. Orby, les oreilles basses, venait de se matérialiser. Il avait l'air inquiet, voire rongé par une information.
—Monsieur…
—Orby?
—Orby tenait à prévenir Monsieur. Votre mère a reçu un hibou. Le sixième courrier, envoyé à votre oncle Waldo, est revenu sans avoir été délivré. Si Monsieur pouvait ne pas mentionner son nom. Madame n'a plus de nouvelles depuis que monsieur Waldo est parti en Australie.
Hercule frémit. Il avait rêvé de Waldo, le frère de sa mère. Cette nuit. Dans ce cauchemar, Waldo ne cessait de hurler en découvrant un univers destructeur, vide, qui l'aspirait de l'intérieur. Ses hurlements se perdaient dans la nuit et une silhouette immense, massive, se dressait dans un chaos aquatique.
Le 16 septembre 1918, à la veille de la rentrée scolaire, l'ambiance chez les Van Betavende était au beau fixe. Les enfants, plein d'énergie estivale, piaffaient d'impatience à l'idée de retourner à Beauxbâtons. La maîtresse de maison semblait perdue dans ses pensées que Louis, malgré ses talents, ne parvenait pas à percer. Seul Hercule avait tout compris.
Plus le temps passait, plus le silence de Waldo n'augurait rien de bon. Même s'il n'était plus de toute jeunesse, l'aîné des Mertens savait se défendre et aux yeux de son neveu, l'Australie n'était pas plus dangereuse que l'Afrique ou l'Amérique où Waldo avait maintes fois roulé sa bosse. Soit son oncle avait découvert l'Eldorado et le vidait jusqu'à la dernière once d'or, soit il était tombé sur un os de taille. En tous les cas, d'après le garçon, ce n'était pas l'amour qui lui avait tourné la tête au point d'oublier les siens. On ne lui connaissait qu'une conquête, une Vélane, dont il avait été fou amoureux avant qu'elle ne perde la vie dans de mystérieuses circonstances.
Lors d'un ultime petit-déjeuner, Louis était revenu sur l'épisode Eugénie. Il avait compris que les enfants étaient pressés de la revoir et qu'ils s'abstiendraient de lui détailler leurs activités du mois d'août, histoire de ne pas la peiner davantage. L'adulte avait fait preuve d'une ouverture d'esprit assez surprenante.
—Vous savez, à propos du père de votre amie. Il a pris part aux combats en France, il sait mieux que quiconque quel niveau de danger nous encourons ici. Même si ma femme et moi mettons tout en œuvre pour que les protections de la maison résistent aux assauts des différents belligérants, nous ne pouvons pas tout prévoir. S'il prenait l'envie aux Allemands d'utiliser ce terrible gaz de combat, nos Têtenbulles ne nous protégeraient pas une éternité. Oui, je comprends la crainte du docteur Beauxbâtons. Cependant, son attitude répétée visant à ligoter les ailes d'Eugénie au lieu de lui apprendre à voler, petit à petit, risque de le conduire dans une impasse. Il n'y a pas besoin de Legilimancie pour savoir que, privée de liberté, Eugénie fera tout pour s'évader. Hercule, quand tu disais pour plaisanter que vous l'aviez accueillie dans votre groupe un peu pour la surveiller, ce n'était pas de vaines paroles mais une action salvatrice, une bouffée d'oxygène. Les enfants ne sont pas faits pour demeurer près de leurs parents, mais pour s'envoler à leur tour et vivre, tout simplement. J'ai senti tant de détresse chez Eugénie.
—Je l'ai perçue aussi, confirma Gertha. Veillez sur elle, prenez garde à ce qu'elle ne se renferme pas sur elle-même, car le pire serait à craindre pour elle et pour vous.
—Êtes-vous prêts?
—Oui, Père. Nos bagages sont faits.
—Parfait. Nous allons devoir faire quelques allers-retours pour transplaner tout le monde. Espérons que nous ne perdrons pas de morceaux de chair ou d'os en route!
La réflexion l'amusa, mais il le fut le seul à en rire. Les enfants partirent récupérer leurs effets sans mot dire, hormis un immense remerciement à Orby qui insista pour trimballer la dizaine de malles. Hercule fit un dernier tour au salon et nota que la pendule indiquait 14h30. Il était temps de rejoindre Beauxbâtons.
