Sortilège 7: un phare dans la nuit

Au débarquement dans le port de Marseille, le 12 septembre 1918, le vicomte Ishii estimait que la partie la plus éprouvante du voyage était derrière eux. En dépit du confort offert par le paquebot de la Peninsula Orientale Line, le périple avait été long. Une chance que le navire ait été anglais, car les productions des autres nationalités reines des océans n'égalaient pas le niveau des Britanniques. La compagnie des Wagons-Lits leur offrait une nuit de sommeil avant d'atteindre la capitale française.

Après avoir mis un pied dans le port aux senteurs poissonneuses, le diplomate s'était mis en chasse d'un fiacre pour les conduire à la gare Saint-Charles. Il avait fait chou blanc. À quelques encablures du quai, près de la capitainerie, il avait découvert un alignement militaire d'automobiles, noires en majorité, toutes surmontées d'un panneau indiquant leur fonction: taxi. La fonction découverte aux États-Unis existait en France et se répandait en province.

Muni de six valises de tailles différentes, le trio approcha de la première voiture, une Unic modèle 1907 rouge, l'un des rares véhicules couverts du pare-brise jusqu'au coffre. Le chauffeur descendit de son auto et questionna les Japonais en français bien délié:

—Taxi, Monsieur?

—Oui, s'il vous plaît.

—Où allez-vous?

—À la gare Saint-Charles.

—Êtes-vous pressés, Monsieur?

—Eh bien, nous venons du Japon, nous avons voyagé durant tout un mois et notre train part à 18h00, soit dans deux heures. Je suis navré, nous ne disposons pas de temps. De plus, nous sommes chargés de bagages.

—On va s'en arranger. Si le jeune homme monte à l'avant, avec moi, nous pourrons glisser une ou deux valises à vos côtés, la grosse sous le gamin et une petite sur ses genoux. Le reste ira à l'arrière. J'ai quelques cordes pratiques pour ficeler le gros bagage.

Il s'empara de celui-ci et mesura son poids.

—Fan de chichourle! Vous avez ramené les galets des plages japonaises ou quoi?

—Mon fils sera en pensionnat et étudiera beaucoup.

—Ah c'est que la culture, ça pèse!

L'homme pria madame Sato et monsieur Ishii de s'installer à l'arrière du véhicule. Juste avant, il créa une séparation constituée d'une petite valise appartenant à Kikujirò et du trousseau magique de la Cracmol.

—Allez, mon garçon! On va t'installer à mes côtés.

L'homme désignait l'espace sans siège disponible à côté de celui du conducteur. Il posa une des grosses malles, la sangla et invita le garçon à grimper dessus, puis à s'asseoir.

—Le voyage est-il long? questionna-t-il.

—Non, la gare n'est qu'à quatre kilomètres. Nous en avons pour quinze à vingt minutes. Tu connais Marseille?

—Non, Monsieur.

—C'est la plus belle ville du monde! Je vais te faire passer par la Canebière. Il faut que tu voies ça une fois dans ta vie! En plus, cela ne nous rallonge pas vraiment. Alors, maintenant, la petite valise lég… lourde sur tes genoux!

Le chauffeur grimaça en soulevant la mallette mesurant 50cm sur 70, une taille modeste.

—Ma parole! Vous êtes venus avec votre or ou quoi? Ça pèse un homme mort, votre valoche!

Après avoir rempli le coffre de la berline à ras-bord, le Marseillais s'attela à la tâche la plus ardue: ficeler l'énorme malle sur le porte-bagage. Par chance, le gaillard était un bon bricoleur. Il avait fixé, à l'aide d'écrous et de boulons, une poulie au sommet de la tôle arrière. Ainsi, il pouvait hisser un lourd et encombrant objet sur l'armature fixée en guise de plateforme, sans déployer pour autant trop d'efforts. Enfin, grâce à quatre anneaux ajoutés de part et d'autre, il pouvait fixer tout ce qu'il voulait avec des cordages.

—C'est parti!

Le Marseillais empoigna la manivelle à l'avant du véhicule et donna plusieurs tours rapides jusqu'à ce que le moteur pétarade et se lance au ralenti. Le long du trajet, Shin ne sut où donner de la tête. Marseille était animée, riche, vivante, commerçante. Le plus ahurissant, c'était la circulation et le réseau de tramways. Le chauffeur, Gaston, lui apprit qu'il existait pas moins de cent lignes de transport en commun sur rails, toutes électrifiées. Les Hi-Majo faisaient d'immenses progrès technologiques, sociaux, choses que son monde sorcier s'obstinait à ignorer en glissant de plus en plus sur la pente de l'isolationnisme. Les tenues des habitants, parfois très chics, n'avaient rien de commun avec celles des Japonais. Le plus réjouissant, c'était l'ambiance chaleureuse, la bonhommie des habitants, leur franc-parler, leurs drôles d'expressions incompréhensibles et leur amusante manière de prononcer toutes les lettres du français, voire leur tendance à en claquer certaines inventées de toutes pièces à la fin des mots.

L'imposante gare Saint-Charles apparut au détour d'une rue. Le taxi fit halte au plus près de l'entrée. Le chauffeur descendit, alla chercher des charrettes à bagages et entreprit de les garnir de tout son chargement. Kikujirò rétribua Gaston au-delà de la course, le récompensant pour sa gentillesse, sa politesse et son efficacité. Les voyageurs le remercièrent et se dirigèrent vers un café attenant à la gare, afin de patienter jusqu'à la mise à quai de leur train, le Bombay-Express, plus connu sous le nom de la «Malle des Indes». Leur périple s'achevait avec le plus luxueux des convois, rivalisant avec l'Orient-Express –à l'arrêt depuis le début du conflit en Europe–.

En sirotant un café pour l'homme, un thé pour madame Sato et une eau pétillante additionnée de jus de citron pour le garçon, le trio fit le point sur les priorités à leur arrivée à Paris. Le diplomate se présenterait à son ambassade avec sa lettre d'introduction. Durant ce laps de temps, madame Sato se rendrait dans le quartier magique, près de Montmartre, en compagnie de Shin, afin d'y acquérir des fournitures scolaires utiles aux élèves. En l'absence de liste, elle devrait se fier aux habitudes des commerçants. Elle effectuerait le change de devises: des yens aux francs, des francs aux Gallions. Elle se renseignerait enfin sur le transport du garçon jusqu'à son école. Shin était admis à l'Académie magique de Beauxbâtons. La nouvelle était tombée la veille de leur départ du Japon. Le garçon et le père avaient été surpris par la facilité avec laquelle le ministère de la Magie japonaise avait pu concrétiser leurs rêves les plus fous. Cependant, hormis la liste de fournitures et la date de la rentrée, ils ignoraient tout. Saya devrait collecter des informations auprès des commerces, sachant que les sorciers français étaient tolérants vis-à-vis des étrangers et des Cracmols.

Le temps était passé très vite et ils avaient dû se mettre en route pour rejoindre leur train. Une fois leurs billets validés par un contrôleur, ils avaient découvert leurs «places»: un compartiment mesurant le quart d'un wagon, doté de lits, de fauteuils, de deux cabinets de toilette, le tout servi sur un écrin de velours rehaussé de plusieurs essences de bois précieux. Un enchantement pour les yeux.

Le lendemain matin, après un dîner succulent, une nuit réparatrice dans un confort Pullman et un petit-déjeuner reconstituant, la famille Ishii et sa gouvernante avaient rejoint le «camp de base», l'hôtel Majestic, situé avenue Kléber à Paris. L'établissement raffiné n'était qu'à quelques dizaines de mètres de la place de l'Étoile, elle-même donnant sur l'avenue de Friedland qui abritait l'ambassade du Japon. Alors que le diplomate prenait possession des trois chambres au deuxième étage, un bruit incongru avait attiré l'attention de la gouvernante. Une chouette, posée sur le rebord en zinc de la fenêtre, faisait du tintamarre en donnant des petits coups de bec sur l'un des carreaux.

—Mais qu'est-ce que c'est? s'étonna Kikujirò.

La femme ouvrit la fenêtre et soulagea l'oiseau du courrier enroulé autour de sa patte gauche. Elle glissa cinq Noises dans l'escarcelle fixée à la patte droite et le rapace prit son envol. Elle lut l'envers du parchemin:

—«Shin Ishii, chambre 23, Hôtel Majestic, 19 avenue Kléber, Paris.»

—Mais comment font-ils?

—Vous ne vous y ferez jamais, Père, souligna le fils.

—C'est juste incroyable.

—Vous pouvez être certain que le ministre de la Magie française est aussi au courant.

—Ouvrez-le, madame Sato.

Elle décacheta le rouleau et déchiffra le texte en français. Elle eut beaucoup de mal à comprendre, car ses connaissances à l'écrit n'égalaient pas celles de son employeur.

—Cela vient de l'école Beauxbâtons. Monsieur, mon français est trop juste.

—Donnez, s'il vous plaît.

Le vicomte parcourut la lettre de convocation et la liste des fournitures. Par bonheur, le jeune sorcier disposait presque de la totalité pour les travaux pratiques, hormis un ou deux ingrédients pour les potions, des gants et un tablier de protection en cuir indispensables pour l'étude des créatures magiques. Il devait surtout acquérir des manuels et acheter un uniforme bleu spécifique, comportant aussi une écharpe blanche.

—Du blanc? fit le garçon, l'air dégoûté.

—C'est ce qui est écrit.

—Quel déshonneur!

—Fils, pour les Français, le blanc n'est pas synonyme de deuil ou de honte. C'est le symbole de la virginité, de la nouveauté.

—Ah… bizarre!

—Tu vas être très déconcerté, bien plus que par les ris de veau à la sauce financière ou les macarons au chocolat dont tu t'es régalé à bord du train.

Le jeune garçon s'empara de la lettre signée par Armand Fontebrune, le directeur de l'Académie dans laquelle il allait poursuivre sa scolarité. Il frémit. Ce nom avait quelque chose de familier. Il chassa l'idée de sa tête et se concentra sur l'écrit.

—Il faut aussi une tenue de bal, Père. Un smoking, si possible. Aurons-nous le temps d'en faire faire un? Mon costume est trop petit.

—Madame Sato?

—Rassure-toi, Shin. Les sorciers couturiers français passent pour des faiseurs de miracles.

Ils défirent leurs bagages et rangèrent leurs vêtements. Monsieur Ishii partit le premier pour l'ambassade. La gouvernante et son fils le suivirent, choisissant de se rendre à Montmartre en taxi. Jusqu'à présent, tout s'était déroulé sans anicroche.

Le jour de la rentrée était arrivé. L'élève japonais était très tendu, le ventre traversé par des spasmes, l'esprit en proie à la panique. Il ne pouvait plus reculer. Le taxi, une Renault AG ayant amené des soldats sur la Marne au début du conflit mondial, venait de s'arrêter rue de l'Abbaye. Monsieur Ishii avait demandé au chauffeur mal embouché d'avoir l'amabilité de patienter quelques minutes, le temps qu'il puisse saluer son fils. L'homme avait accepté en maugréant, se demandant quelle mouche avait piqué le père pour «larguer» sa progéniture aussi loin de la gare d'Orsay. Il soupçonnait le Nippon d'être impitoyable, derrière un visage avenant.

En réalité, la demande spécifique venait de madame Sato. L'entrée du ministère des Affaires Magiques, dénomination exacte du gouvernement sorcier français, se trouvait place de Furstemberg, à quelques mètres de la rue de l'Abbaye. Constituée d'une seule rue et d'une placette presque rectangulaire, elle abritait quelques rares commerces moldus tels qu'un fleuriste, une épicerie et un magasin d'équipements pour la maison. Pour tous les passants, c'était une place tranquille avec quatre arbres cernant une fontaine Wallace en fer, peinte en vert, banale.

Alors que les clients se rendaient vers la place, le chauffeur les apostropha:

—Hé! La gare d'Orsay, c'est par là et celle des Invalides, par ici! À moins que vous ne vouliez aller en direction d'Austerlitz?

—Ne vous en faites pas! coupa le vicomte, avant de se tourner vers son fils. Shin… le temps de nous dire au revoir est arrivé. Je te souhaite plein de courage et de réussite. J'espère que ton école découvrira tous tes talents, que tu montreras à quel point tu es une belle personne et qu'ils seront tous fiers de te compter dans leurs rangs.

—Merci, Père. Pour mon costu…

—Ne t'en fais pas pour ta tenue de bal. Nous aurons le temps de te la faire parvenir d'ici la fin de l'année. N'aie aucune crainte. Bien, nous ne devons pas nous éterniser.

—Bien sûr, Père. Merci pour tout, madame Sato.

—Je t'en prie. N'oublie pas de m'adresser les courriers. Les hiboux me trouveront plus facilement et il est préférable qu'aucune lettre n'arrive à l'ambassade.

—Je tâcherai de m'en souvenir.

—Au revoir, Shin.

—Au revoir.

Le garçon s'éloigna et lorsqu'il franchit les limites de la rue et de la place, il disparut avec sa malle.

—Bon sang! Il est devenu invisible!

—Pas pour moi, Monsieur. Les sorciers disparaissent aux yeux des Hi-Majo en pénétrant sur cette place.

—Vous le voyez?

—Mes ascendances me le permettent.

—Que fait-il?

—Il s'approche de la fontaine. Oh! Des racines surgissent du sol et forment un dôme végétal. Je l'entraperçois. Il entre dans la fontaine qui s'est ouverte.

—Elle doit cacher un ascenseur.

—Très certainement. Voilà. Les racines reprennent leur position. C'est fini.

La mort dans l'âme, l'homme et la femme regagnèrent le taxi et reprirent le chemin de l'hôtel.

La descente de la cabine dura une éternité. L'élève s'enfonçait dans les entrailles de Paris. Ce n'est que lorsque la grille s'ouvrit qu'il comprit pourquoi l'enfoncement avait duré autant: le Ministère se présentait comme une enfilade de dômes de verre et d'acier, très hauts, très chics, frisant la démesure.

Deux sorciers, couverts d'étoffe noire de la tête aux pieds, baguette à la main, le tinrent en respect.

—Votre identité? débita un immense blond aux yeux bleus, translucides, intrigants, capables de glacer le sang des visiteurs.

—Shin Ishii.

—Le motif de votre venue?

—Je vais à l'Académie magique de Beauxbâtons.

—Ta baguette, petit, intervint l'autre individu, un homme à la peau ébène, aux cheveux ras grisonnants, l'air à peine plus commode.

Shin extirpa sa baguette de sa poche intérieure, en douceur, afin de ne pas affoler les responsables de la sécurité. Le blond s'en empara et la soumit à quelques sortilèges silencieux. Il analysa ses découvertes, considéra le propriétaire et fit une moue intriguée en dodelinant de la tête.

—Allée 3. Une porte marron, sculptée. À côté, il y a un passage entre deux colonnes corinthiennes. C'est l'entrée du Système de Transportation.

Comme l'enfant avait l'air de ne rien avoir compris aux explications alambiquées du cerbère, l'homme à la peau sombre résuma:

—Allée numéro 3. Suis les valises.

—Les valises? D'accord.

—Enfile ta robe sorcière par-dessus tes vêtements.

—Oui. Merci.

Une fois sa baguette restituée, il la piqua dans son catogan. Il se dégota un coin tranquille, ouvrit sa malle et enfila sa tenue. Il considéra l'écharpe blanche et se dit qu'il subirait l'affront de la porter plus tard. Il se remit en marche, tirant sa malle, sous le regard curieux des employés du Ministère.

Ses yeux virevoltaient d'un côté à l'autre, du sol en marbre, aux vitraux représentant des constellations. Ses sens étaient saturés par l'animation du Ministère. Il déchiffra un panneau: allée 1. Une flèche indiquait la direction et une pancarte dressait le plan d'implantation des différents départements et services.

Il chemina avec lenteur, s'imprégnant des lieux et de leur atmosphère. Il atteignit la troisième allée, trouva le bureau des Transports Magiques et constata qu'une nuée de sorciers allait et venait avec des bagages de toutes formes et couleurs entre deux piliers de marbre. Il suivit ceux qui descendaient vers le sous-sol. Il n'y avait pas d'escalier mais une longue pente avec une déclivité supérieure à 10%. Il parcourut ainsi une bonne centaine de mètres et aboutit à une large esplanade. Tout paraissait neuf ou très récent. Un grand tableau montrait un sorcier face à un mur. Il accrochait des panonceaux libellés en bleu sur fond noir. Les carrés de bois suspendus étaient ornés de codes lettrés, d'horaires ou de numéros. Le sorcier du tableau était perdu dans son classement. Shin était tout aussi désœuvré.

Les minutes défilaient et les trois élèves, en provenance de Bruxelles après une longue attente en Belgique, étaient bloqués à Paris. Les quais affectés aux différentes destinations se remplissaient peu à peu tandis que les modules de transport brillaient par leur absence. Des trois enfants, Hercule était le plus agacé par ce délai à rallonge.

—Mais que font-ils? s'interrogea-t-il une fois de plus à voix haute.

—Pas la moindre idée, répondit Umbeijo. Une chance que nous soyons partis plus tôt.

—Notre avance fond comme neige au soleil, se lamenta le garçon. Nous n'avons aucun moyen de prévenir l'école.

—Nous ne sommes pas les seuls à endurer ce contretemps, objecta Sigrid. Regarde les autres quais. Les voyageurs s'accumulent. Il y a un sérieux problème technique pour que toutes les destinations soient affectées.

—Vous avez raison, Sigrid. Le système de Transportation est une merveilleuse invention au fonctionnement délicat. Le vide absolu doit régner à l'intérieur des tubes. En cas de fuite, les impulsions magiques perdent leur efficacité.

—Nous ne sommes pas les seuls élèves à subir ce désagrément, affirma Umbelina. Regardez ce garçon, là!

Elle désignait Shin, planté devant le tableau d'affichage incompréhensible, se grattant les sourcils qu'il avait bruns et clairsemés.

—Il est tout seul. Vous l'avez déjà vu, à Beauxbâtons?

—Non, déclara Sigrid. Pourtant, il a revêtu l'uniforme.

—Le plus simple est de lui demander, fit Hercule.

Le trio s'approcha du Japonais. Umbelina ouvrit les hostilités:

—Bonjour. Tu es perdu?

Il la regarda avec un sourire mêlé de soulagement.

—Bonjour. Oui, je suis perdu.

—Où allez-vous? enchaîna Hercule, par pure politesse, voyant que l'immense asiatique était habillé comme un élève.

—À l'école de magie de Beauxbâtons.

—Nous y allons aussi. Enfin, si ces satanés modules magiques veulent bien fonctionner.

—Alors, il y a un problème. Je trouvais que ce n'était pas normal.

Le français du garçon était hésitant et teinté d'un accent où certaines voyelles ou syllabes posaient un souci de prononciation. Hercule choisit de ralentir le rythme de ses paroles et délia chaque syllabe.

—Le tableau. Comment…?

—Le code avec trois lettres représente la ville de destination. LYO pour Lyon, MAR pour Marseille, BGE pour Bourg-Enchanteur qui est près de l'Académie de Beauxbâtons.

—Merci. Je comprends mieux.

—Je manque à tous mes devoirs, car je ne me suis pas présenté. Je suis Hercule. Je viens de Belgique. Voici Sigrid, originaire de Paris et Umbelina, native portugaise. Nous entrons tous les trois en deuxième année d'étude.

—Je suis Shin, du Japon. J'entre aussi en deuxième année.

—Vraiment?! s'exclama Sigrid. Mais où as-tu fait ta première année?

—À Mahoutokoro, au Japon.

Les enfants avaient eu connaissance de l'existence des autres écoles lors du cours délivré par monsieur Perlenjoie.

—Shin, répéta Hercule.

—Oui?

—C'est curieux. Votre prénom…

Le Belge lorgnait du côté de la chevelure et de la coiffure inhabituelle du Japonais. Un bâton couleur acajou rougeâtre était piqué dans la masse capillaire. Il était estampillé de caractères hiragana ou kanji. Hercule voulut en avoir le cœur net. Il effleura sa baguette et les caractères s'animèrent. La prononciation phonétique apparut en premier: Shin.

—Quel est ce bâton tenant dans vos cheveux?

—Il s'agit de ma baguette magique.

—Et les caractères inscrits dessus? À quoi correspondent-ils?

—Il s'agit de mots… courts. Comment expliquer? Quand on veut dire une chose avec une image.

—Un proverbe?

—Encore plus court.

—Une maxime, voire une qualité, une force.

—Oui. Une qualité.

—Est-ce un hasard si votre prénom est écrit?

La remarque d'Hercule stupéfia le Japonais et les deux filles.

—Comment…?

—Hercule, c'est notre enquêteur, éclaira Umbelina avec un sourire éclatant. Aucun secret ne lui résiste longuement.

—Vraiment?

Il se tourna vers le Belge fasciné par la baguette droite, courte, biseautée comme une règle de calcul, avec quatre arêtes à angle droit. Les caractères dansèrent, se déformèrent et devinrent latins. Quatre lettres se dessinaient devant lui et il en était bouleversé.

—Que se passe-t-il? Hercule? s'inquiéta Sigrid, devenue blême.

—Croyez-vous au hasard, ma chère amie?

—Un peu. Dis-nous!

—Le prénom de notre camarade Shin signifie «Vrai».

—C'est exact, confirma l'intéressé. Vous parlez ma langue?

Hercule fut incapable d'articuler une réponse, captivé par sa découverte. La vérité, devise de l'ordre Gerbera, personnifiée par un être venu des confins de la planète. Le Japonais serait-il en mesure de découvrir leur cachette secrète, dissimulée dans les arbres du bois de Beauxbâtons, juste en usant de son prénom ou de sa baguette estampillée du patronyme? L'année démarrait sur les chapeaux de roue avec un premier suspense de taille.

Umbelina se fit un plaisir de répondre à la place de leur ami défaillant:

—Hercule possède une baguette qui fait de lui un… euh… Quel est le mot, Sigrid?

—Polyglotte.

—Exactement! Hercule comprend et parle les langues sans les avoir apprises. Grâce à sa baguette. Enfin, jusqu'à aujourd'hui, il y parvenait en portugais et en italien. Nous pouvons ajouter le japonais.

—C'est un pouvoir précieux. Hercule peut envisager une carrière de diplomate chez les sorciers.

—Merci, ajouta le Belge, en le dévisageant avec un sourire énigmatique.

Ishii-San junior frissonna. Une sensation de déjà-vu le traversa. L'impression d'avoir eu Hercule en face de lui, sous ce jour, cet éclairage particulier, avec ce sourire, ces traits, ces reliefs du visage, cette stature. Son rêve récurrent se superposa. Le jeune homme du songe nocturne, c'était lui! Avec la drôle de moustache! Le regard appuyé du Belge ne pouvait signifier qu'une chose: Hercule ressentait aussi cette familiarité déconcertante.

Un murmure parcourut la foule. Un soulagement. Un module de trente places entra sur le quai à destination de Bourg-Enchanteur. Il fut pris d'assaut et vite rempli. Un pop annonça son départ. Les enfants, désormais proches des ouvertures, se tinrent prêts à prendre le suivant. La situation sans information se poursuivit. Sans explication aucune, un autre module apparut dans le quart d'heure suivant.

Les élèves n'avaient pas eu le temps de bombarder Shin de questions car, bien qu'il s'agisse d'un module à trente places, plus lent que ceux de quatre, qu'il soit complet et qu'il soit gavé de bagages, le voyage entre la capitale et la cité des Pyrénées n'avait duré qu'une petite douzaine de minutes. Néanmoins, les membres de l'ordre Gerbera avaient pu apprendre que leur compagnon de voyage avait eu une mère sorcière et un père moldu. Ils avaient aussi expliqué, assez brièvement, comment la soirée allait se dérouler. La question du Sondeur avait été abordée et Shin avait eu du mal à cerner qui ou quoi ce «Sondeur» pouvait bien être. Les autres écoliers lui avaient avoué que c'était un mystère que nul sorcier vivant ou trépassé n'avait su éclairer.

Hercule n'avait pas été très loquace, adressant des regards tantôt étonnés, souvent compatissants, parfois inquisiteurs en direction de leur camarade de promotion. Le nouveau avait brossé un portrait rapide du système scolaire japonais sorcier, axé sur un apprentissage très précoce avec l'externat de 7 à 11ans et calqué sur les saisons, commençant au printemps et non à l'automne. La minuscule Umbelina était en pâmoison devant le longiligne oriental et Sigrid se surprenait à rire de ses mots comme une innocente jouvencelle.

Tout ceci amusait follement le jeune Belge et plus les minutes passaient, plus le Japonais l'intriguait et l'intéressait. Sa découverte sur la signification du prénom ne cessait de tourner en boucle dans son esprit. Quelle serait la réaction d'Eugénie lorsqu'il lui confierait cette information?

L'arrivée dans le village sorcier souterrain eut enfin lieu. Les enfants débarquèrent avec leurs bagages et crurent pouvoir atteindre le quai habituel pour Beauxbâtons. Il n'en fut rien. Ils tombèrent sur une foule inhabituelle de sorciers vêtus à l'identique. Tout le monde criait, lançait des messages au plafond à coups de baguettes, scandait des slogans à coups de Sonorus. Deux individus très remontés combinaient même les deux modes d'expression sous la forme de Patronus parlants.

—Mais quel est ce capharnaüm? hurla Hercule, tentant de se faire entendre de ses camarades.

Umbeijo sécha:

—Aucune idée!

—C'est une spécialité bien française, éclaira Sigrid.

—Mais laquelle, ma chère?

—La grève. C'est la raison pour laquelle les modules ne circulent presque pas.

Comme pour confirmer ses dires, un sorcier au visage émacié, mal rasé, aux yeux globuleux et au nez aquilin, leur tendit un parchemin-tract. Hercule le parcourut et le passa à Sigrid.

Les manifestants, aux couleurs de la Régie Admirable de Transportation Pulsatile, paraissaient furibonds, incapables de se contenir, mélangeant toutes sortes de revendications avec des protestations imagées.

Parmi les leitmotivs ânonnés, leurs préférés étaient:

—Pas de sanction, des Gallions! La direction, en prison!

—Picaillou, sors tes sous!

Le nom du ministre de la Magie, Émile Picaillou, était mis à toutes les sauces. D'ailleurs, les grévistes requéraient sa présence comme préalable à l'ouverture des négociations. L'aspect rémunération était en tête des demandes, mais il n'était pas l'unique grief. Par exemple, les sorciers travailleurs souhaitaient l'abolition de la nourriture vivante dans les paniers repas, car la chasse aux remuantes bouchées leur faisait perdre du temps de pause déjeuner ou de dîner. Les employés chargés de manœuvrer les clés dans les pupitres n'étaient pas en reste: ils exigeaient le retour aux clés en bois de hêtre en lieu et place des dernières dotations, réalisées en pin. La piètre qualité des productions landaises causait de multiples casses, la faute aux nœuds inclus dans le fil ligneux, occasionnant des démontages des pupitres et du retard dans les horaires. Pire, ces maudits sésames étaient si mal dégrossis et polis que de nombreux manipulateurs récoltaient des échardes dans les doigts.

Les salariés les plus virulents n'étaient autres que les techniciens affectés au nettoyage des modules. Ces hommes étaient payés dix Mornilles la pièce. Qu'il s'agisse d'un grand ovule de trente places ou d'un petit de quatre, le tarif était identique alors que le temps passé, différait. Or, certains chefs d'équipes favorisaient leurs employés fétiches –aucun nom n'était prononcé mais tout se savait–en leur affectant surtout des petits modules à récurer, multipliant leur salaire par dix par rapport à d'autres, défavorisés. Les «À bas les cadences infernales de Tergeo» et les «Halte aux Troubles Musculo-Sorciers» traduisaient bien leurs pensées. Ils exigeaient d'être payés à l'heure, ce qui tuait le problème dans l'œuf. Quant aux quelques bagagistes disponibles dans la gare, ils y allaient, eux aussi, de leurs doléances. Leurs exigences monétaires, sous forme de primes, visaient à les récompenser lorsqu'ils prenaient en charge des sorciers invalides, estropiés ou frappés d'Oubliettes si puissants qu'ils en avaient oublié leurs capacités physiques. Le port de bagages était incompatible avec la surveillance des sorciers diminués. Ils voulaient du personnel supplémentaire.

L'homme au visage disgracieux qui avait offert un tract à Hercule, rebroussa chemin et rejoignit une machine à dupliquer les parchemins. Il l'actionna pour recevoir une nouvelle pile de documents. La pression sur le bouton à Gemino parut sans effet. Il contrôla la réserve d'encre noire et le compartiment à parchemin vierge: tout était normal. Il pressa une seconde fois, puis une troisième et une dernière fois. Soudain, la machine s'ébranla. Elle se mit à cracher des tracts à une cadence folle. En une minute, l'employé eut du parchemin jusqu'aux genoux.

L'emballement s'accrut et l'engin bombarda les salariés comme les usagers. Bientôt, ce fut un raz-de-marée tel que les grévistes hurlèrent au sabotage par la direction. La bronca enfla et les salariés vomirent leur haine sur un nom familier aux oreilles d'Hercule.

—Si on croule sous la paperasse, c'est de la faute à Minasse!

Le Belge se demanda s'il s'agissait d'un homonyme, d'un parent ou bien d'une reconversion de l'Auror dans un poste administratif de la RATP.

Le tableau d'affichage des ovules était à l'image du chaos: il montrait un cheminot avec des plaques et des horaires qu'il tentait d'accrocher sur un mur. Hélas, tout retombait sur sa figure.

Soudain, le garçon sentit une main l'agripper par l'épaule. Il se retourna et poussa un ouf de soulagement.

—Professeur Racine!

—Bonsoir, Van Betavende.

—Nous tombons en pleine grève!

—Un beau bazar, n'est-ce pas? De quoi asseoir la théorie du chaos. Suivez-moi, avec vos camarades. Je rassemble les élèves auprès du kiosque.

—Entendu, Monsieur. Sigrid, Umbeijo, Shin, venez, il faut suivre le professeur Racine.

Le quatuor se fraya un chemin dans le sillage de l'enseignant. Une fois le but atteint, il leur ordonna:

—Restez ici. Je vais rabattre d'autres élèves tandis que des professeurs vont faire la chaîne pour transplaner jusqu'à Beauxbâtons.

—Mais c'est très dangereux, sur une telle distance, opposa Hercule.

—Bien d'accord avec vous. C'est pour cette raison que je ne m'en chargerai pas.

Son sourire à la limite du rire était inquiétant. Un élève d'une quinzaine d'années disparut sous les yeux du Japonais. Il n'eut même pas le temps de discerner les traits du sorcier capable de ce transplanage fulgurant. C'était une femme de petite taille, mais il n'aurait pas pu en dire davantage. Était-elle l'enseignant des techniques de combat? Professeur de Défense contre les Forces du Mal?

Un homme immense, les cheveux d'un blanc immaculé, doté d'yeux d'un bleu irréel, apparut à deux mètres de lui. Le géant le remarqua, s'approcha et déclama dans un japonais impeccable:

—Ishiisandesu ka?

—Hai.1

L'élégant soixantenaire, vêtu d'un costume sur mesures aussi blanc que sa chevelure, l'empoigna. Ils transplanèrent jusqu'à un abri montagnard. Là, un jeune homme de petite taille, avec une barbichette brune, prit le relais jusqu'à une bergerie pleine de moutons. Une brune sculpturale aux yeux irréels s'empara de lui et l'emmena jusqu'au vieux lavoir en bordure d'un torrent aux eaux limpides. Un quarantenaire au physique de sportif ne lui demanda pas son avis pour le transporter dans une immense cabane où des dizaines d'élèves s'entassaient. Ses trois nouvelles connaissances, Hercule, Sigrid et Umbelina, s'y trouvaient déjà.

—Comment avez-vous…? commença-t-il.

—Regardez dans cette direction! répondit le Belge.

Il pointait du doigt les étagères accueillant toutes les boutures de plantations. Trois élèves apparurent, accompagnés de la petite femme. Il n'eut pas plus le loisir de l'observer. Le transplanage effectué, elle était partie pour un autre transfert. Elle réapparut à trois mètres de la première position.

—Qui est-ce? questionna le Japonais.

—Agathe Bonnelangue, professeure de français. Elle passe ses journées à se déplacer de la sorte.

—Comment fait-elle pour ne pas avoir d'accident avec les autres?

—Elle est très douée. Elle vous surprendra.

—Je le crois volontiers.

Shin souriait et était campé sur ses jambes.

—Le transplanage ne semble pas avoir de prise sur vous.

—Je ne comprends pas.

—J'ai l'estomac retourné. À chaque fois que Mère transplanait avec moi, j'étais malade.

—Je n'ai pas ce problème.

—Umbelina, tout va bien?

—Impeccable, mais je préfère voler sur un balai. Les sensations de transplanage sont déstabilisantes. Et si on sortait de la cabane? Shin, il faut mettre ton écharpe autour de ton cou.

—Entendu.

La Portugaise noua la sienne. Elle était bleue. Celle de Sigrid était écarlate et celle d'Hercule citronnée. Shin considéra son étoffe blanche. La couleur arracha un pincement de lèvres au Belge. Shin le remarqua et comprit que ce blanc clochait. Il regarda aux alentours. Tous les élèves étaient parés de rouge, de jaune ou de bleu. Tous sauf les plus jeunes d'entre eux, en blanc.

Hercule le poussa vers la sortie lorsqu'il s'aperçut que Sigrid était figée. Il lui demanda:

—Sigrid, tout va bien? Vous vous sentez mal? Venez prendre l'air!

Elle était immobile, le regard fixe. La lumière du jour l'atteignit en pleine face. Le soleil lui causa une réaction inattendue. Son corps entier fut pris de convulsions.

—Sigrid!

—Copiiiiinnnneeee!

Un obus fendit les airs. Ce n'était nulle autre qu'Eugénie, hurlant, se jetant sur elle et l'étreignant comme si elles ne s'étaient pas vues depuis des lustres. D'amorphe en cours de changement sous l'effet de l'Autre ou de l'Obscurus, Sigrid passa à l'état d'éveil calme, puis à une joie sereine.

—Eugénie…

—Ça va aller, ma belle. On va noter ça sur la liste: ne plus te faire transplaner. D'accord?

—Oui.

Elle tira sa colocataire hors de la Cabane Enchantée. Le soleil de fin d'été dardait ses rayons sur la végétation. La lavande en fleur libérait des parfums enivrants.

—Les amis, vociféra le trublion de l'école. Vous m'avez manqué.

—Le sentiment est partagé, répondit Hercule.

Le nouveau se tenait à ses côtés, le dominant d'une tête et demie.

—Oh! Laissez-moi vous présenter Shin, venu du Japon pour étudier dans notre académie. Shin, voici Eugénie Beauxbâtons, fille de notre professeur de médicomagie et héritière du domaine.

L'intéressé effectua un salut à la japonaise, fléchi en avant et lui délivra un pittoresque:

—Je suis très honoré de faire votre connaissance, Eugénie-Sama.

La fillette se décomposa avant de se lâcher, comme à son habitude.

—Oh ben merde! Hercule a un jumeau japonais.

Les enfants se tordirent de rire. Seuls Eugénie et Shin demeurèrent interdits, face à face, plongés dans une incompréhension opposée mais tangible.

1Êtes-vous Ishii-San?

Oui.