Sortilège 8: le cèdre foudroyant
La veille de la Saint-Renaud, l'arrivée des élèves se déroulait toujours selon un horaire précis. À 17h50, le directeur dévoilait un premier discours de bienvenue rôdé et invitait les plus jeunes à entrer dans la salle du Sondeur. La répartition des quatre-vingt-dix étudiants dans les ordres prenait, peu ou prou, une heure. À 19h00, Armand présentait les enseignants à l'assemblée. Chaque année, il personnalisait cette étape. Ensuite, les anciens et les nouveaux se retrouvaient autour d'un festin de bienvenue. Mais, en cette rentrée de 1918, la soirée sentait le désastre. Il était près de 19h00 et au lieu de faire face, seul, à un rectangle régulier d'enfants à peu près rangés, le directeur était cerné de ses collaborateurs et d'un auditoire peu attentif, à l'aspect magmatique informe. Armand ne craignait qu'une chose: que des élèves soient bloqués dans la gare, soit parce qu'ils étaient arrivés plus tard, soit parce qu'ils avaient échappé au ratissage du corps professoral.
Face à la situation, Agathe Bonnelangue lança un sort lumineux dans le ciel. Tel une fusée de feu d'artifice, il éclata en une myriade de scories dorées qui retombèrent sur les élèves. Personne n'échappa à la pluie incandescente. Puis, elle tapota sur un long rouleau noirci de noms que le directeur avait en sa possession.
—Efficace, Agathe. Alors, voyons… Il en manque 7. Non, 8! Par chance, nous avons rapatrié tous les élèves de première année. C'est déjà ça. Dépêchez Sébastien à la gare, qu'il guette les retardataires!
—Entendu, Armand.
—Les enfants, s'il vous plaît! Un peu de silence!
Le brouhaha cessa aussitôt.
—Merci. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, je suis Armand Fontebrune, directeur de l'Académie Magique de Beauxbâtons. Je vous souhaite la bienvenue. Suite à la pagaille provoquée par la grève surprise, nous avons pris un retard considérable. Je vais raccourcir mon discours qui devait durer trois heures.
Il marqua une pause pour vérifier les sourires des plus anciens. Satisfait, il poursuivit:
—Les élèves de première année, vous allez vous répartir dans le couloir de gauche. Dès que la salle intitulée «Sondeur» sera ouverte, vous entrerez et vous vous assoirez sur les bancs. Ensuite, vous irez dans l'un des trois isoloirs et répondrez aux questions posées. Une fois répartis par le Sondeur dans l'un des trois ordres, Aloysia, Lonicera ou Urtica, vous vous dirigerez vers le restaurant dans l'aile opposée du château. Les autres niveaux vont directement au réfectoire. Merci de laisser des places libres à vos tables afin d'accueillir et d'intégrer les nouveaux. Laissez tous vos bagages ici, les elfes de maison les transporteront dans vos pavillons respectifs après la répartition. Exécution!
Le ton –faussement? –martial du directeur était indiqué pour gagner du temps sur l'horaire malmené. Les premières années, vêtus d'écharpes blanches, se massèrent dans le couloir du Sondeur, obéissant aux consignes.
Lorsque Shin arriva à la hauteur d'Armand, ce dernier lui interdit le réfectoire et lui demanda de bifurquer à gauche. La scène n'échappa pas à l'œil de lynx d'Hercule.
—Shin va y passer aussi, nota Umbelina.
—Oui, répliqua Hercule, fronçant les sourcils.
La porte d'accès au Sondeur s'ouvrit à l'injonction du directeur. Il agrippa le Japonais par l'épaule, lui murmura une phrase à l'oreille et le garçon opina du chef. Il se rendit dans l'un des isoloirs, passant devant les premières années qui s'engouffrèrent dans son sillage. Elvira, Wilfried et Abraham se postèrent à la sortie, prêts à observer quelles seraient leurs recrues, à les guider, à les conseiller et à répondre à leurs inévitables interrogations.
Le jeune Belge voulut jouer les curieux et se mêla au flot entrant. Une force irrésistible s'imprima sur son visage, ses épaules, sa poitrine et ses jambes. Plus il se rapprochait du but, plus il était écrasé, repoussé. Le nom «Sondeur», gravé au fronton de la salle, se mit à rougeoyer. Soudain, il fut renvoyé vers le mur opposé en bousculant plusieurs élèves au passage.
—Par Flamel! Qu'est-ce que c'est…
—Un sortilège simple.
Le garçon leva les yeux sur Armand, cinquante centimètres plus haut.
—Monsieur?
—Aujourd'hui, le Sondeur est réservé à l'affectation des élèves dans les trois ordres. Ceux qui ont déjà été affectés, n'ont pas droit de cité la veille de la rentrée. Je soupçonne la nature de votre intérêt, mais vous devez patienter à l'extérieur.
—Bien, Monsieur.
Le Belge fit mine de se rendre au réfectoire. Il se dissimula près de la loge, inoccupée, du concierge. Son manège n'échappa pas à ses amis, ni à Elvira qui garda un œil sur lui sans s'empêcher de penser:
«Hercule a un comme moi.»
Shin était terrassé par le trac à l'idée d'accomplir sa scolarité dans un pays étranger. Certes, l'accueil était chaleureux, mais le directeur l'avait placé en première ligne alors qu'il ne voulait pas inaugurer la valse des affectations. Il n'avait pas eu le temps de fouler les bancs et avait fait son entrée dans l'isoloir central. Le plus haut personnage de l'école, dont le nom lui semblait toujours familier, l'avait exhorté à choisir au hasard une des trois cabines et de répondre aux questions sans se préoccuper de la forme ou de la nature des réponses. Seules la sincérité et la spontanéité importaient.
La nuit étoilée et les senteurs florales le détendirent quelque peu. L'endroit était très agréable, propice à la méditation. Il n'y avait personne. Aucun sage, pas plus de créature ou d'artefact magique.
—Bonjour, dit-il avec simplicité.
—Bonjour, Shin. Assieds-toi sur le banc.
Il obéit à la voie neutre, sans discuter. Cependant, l'appréhension ne le quittait pas.
—Je dois te poser cinq questions simples pour évaluer tes aspirations.
—J'écoute.
—Toutefois, je ne vais pas le faire, car tu as déjà été affecté dans une maison. N'est-ce pas?
—Parlez-vous de la maison Yosamu, de l'école Mahoutokoro?
—Tout à fait. Toi, Shin, dont l'amour pour la vérité est sincère, puissant, ne pouvait trouver meilleure maison que Yosamu. Mais tu le savais en entrant, n'est-ce pas?
—Je le… supposais.
—Bien sûr. Tu possèdes un don qui va plaire à la professeure des arts divinatoires. Ton écharpe va demeurer blanche. Tu peux sortir.
Le garçon se leva et quitta l'isoloir, rempli d'amertume. Il remonta l'allée centrale sous le regard ahuri de dizaines d'élèves, les yeux rivés sur l'absence des signes distinctifs d'un ordre. Il avait l'aspect d'un élève sur le point d'être renvoyé. Tel que Makoto le criminel aurait dû être traité, avant d'être déféré devant le tribunal de la magie. Écharpe blanche. Paria. Honte. Traître!
La jeune Portugaise lui avait expliqué que les pavillons résidentiels disposaient de sécurités empêchant tout élève étranger à l'ordre d'y pénétrer. Il ne pourrait pas y résider. C'était sa première humiliation et sûrement pas la dernière.
Il regagna le couloir et fit face à trois enseignants auxquels le directeur s'était joint. Le plus âgé des quatre s'exprima:
—De nouveau détraqué notre Sondeur est-il?
—Deux fois. Ce n'est pas possible! Armand, n'y a-t-il rien dans les grimoires du fondateur de Beauxbâtons sur le fonctionnement du Sondeur?
—Je n'en suis pas sûr, Wilfried.
—Nous avions évoqué cette possibilité en réunion. Nous y voici! Alors… Modifier la sécurité des pavillons est très compliqué et risque de créer une brèche. Le garçon devra loger au chât…
—Urtica Pertinent!
Les adultes se tournèrent vers la loge du concierge. Hercule, sa baguette de cèdre en main, campé sur ses positions, avait hurlé le sortilège de toutes ses forces. Sous la violence du sort, l'écharpe n'avait pas changé de couleur en quelques secondes mais d'un coup. L'ortie ne s'était pas brodée fil à fil, mais mêlée à l'étoffe de la cape. Même un œil averti ne serait pas capable de discerner les coutures, les jointures de l'emblème à son support.
La «victime», stupéfaite, demeura pétrifiée durant plusieurs secondes. Si le Japonais avait remarqué la présence du Belge à quelques mètres de là, il n'était pas en mesure d'expliquer comment ce dernier s'était emparé de sa baguette.
Elvira esquissa quelques pas vers le Japonais et tendit sa main en avant.
—Bienvenue chez Urtica! lâcha-t-elle avec une satisfaction manifeste.
—Van Betavende, qu'avez-vous fait? s'insurgea Armand.
Celui qui se définissait comme un futur Auror-Enquêteur et vice-versa, répondit du tac au tac:
—J'ai pris une initiative. Non! Une décision.
Armand s'en prit à la référente Urtica, le rouge aux joues:
—Et vous le laissez faire?
—J'aurais beau jeu de critiquer l'action de l'élève que j'ai intégré de force dans mon ordre.
Il fulmina de plus belle:
—Est-ce ainsi que vous les formez?
—Oui, affirma-t-elle avec aplomb. J'en fais des sorciers capables de faire face à toutes les situations. N'est-ce pas, Hercule?
—Oui, Professeur.
Le garçon se rapprocha du groupe d'enseignants. Wilfried Laflèche se contenait pour ne pas laisser transparaître sa joie et sa bonne humeur. Quant aux yeux d'Abraham Piedargile, ils pétillaient comme s'il avait ingurgité une bouteille d'Armagnac des Forges Volcaniques d'un trait.
Armand marmonna une phrase que les référents furent incapables de décrypter, tant ses mâchoires étaient serrées. Il les abandonna et mit le cap sur son bureau, furieux.
—Animée et cocasse, la soirée promet d'être, railla Abraham. De ne pas avoir le dernier mot, mon ami Armand est fâché.
Lorsque les deux enfants furent face à face, le nouveau reçut l'explication.
—L'année dernière, je me suis retrouvé sans fleur, avec une écharpe blanche. Je sais à quel point cette injustice peut torturer l'esprit et le corps. J'avais les moyens de mettre un terme à votre souffrance et à votre désespoir.
—Le directeur va me surveiller. Je commence mal.
—Ne vous formalisez pas. Il a tout le monde à l'œil. Peu importe qu'il le dise en français ou en japonais.
—Merci, Hercule-San.
—Hercule étant mon prénom, je crois qu'il faut dire Van Betavende-San. Toutefois, je mesure la difficulté qu'i prononcer mon nom de famille. Alors, Hercule suffira, même si l'usage du prénom au Japon, implique un grand degré de proximité.
—C'est exact. Comment le savez-vous?
—Je lis beaucoup. Mes amies vous diront que je suis un lecteur compulsif, excessif.
—Vos amies sont très gentilles.
—Je vous remercie. Elles sont pétries de qualités dont la plus importante est de me supporter. Je vous propose de les rejoindre. Mais avant, je crois que la professeure de Bazincourt souhaite un bref entretien.
—Encore merci pour m'avoir évité l'humiliation.
—C'est normal.
Le Japonais prit la direction de la salle de restaurant. À quelques mètres de la porte, il suspendit sa progression, bouche bée. Le lieu était d'une beauté sidérante et rivalisait avec le faste de Maxim's ou la Tour d'Argent, à Paris, selon les descriptions dressées par son père lors de leur premier séjour en France. Luttant contre la paralysie, il chercha des visages rassurants au milieu de l'argenterie et de la porcelaine étincelante.
Dans le couloir du Sondeur où l'affectation des élèves n'en était qu'à ses débuts, Elvira avait pris Hercule à part. Il s'attendait à des mises en garde de circonstance, voire à une réprimande pour avoir usé d'un sort –sans danger–sur un camarade.
—Urtica Pertinent?
—Pardon, Professeur?
—Ton sortilège.
—Oui, Madame.
—Ce n'est pas au programme de deuxième année.
—Je vous le confirme, car j'ai déjà lu et mémorisé les ouvrages de l'année à venir.
Bien qu'Elvira soit impressionnée, elle se força à dire:
—Nous verrons si la pratique rejoint la théorie. À qui doit-on ce sort efficace? Ta mère?
—Oui, Professeur.
—Malin. Elle n'a pas perdu la main. Sa magie a toujours été… colorée.
Elle secoua la tête d'avant en arrière, agitant sa longue chevelure brune.
—Tu as fait preuve de cœur et d'intelligence. J'aime savoir que nos cours particuliers ont amélioré tes réflexes. Agathe m'a parlé de tes dons pour les langues. Est-ce ce qui a motivé ton geste? Es-tu conscient que ton initiative va nouer une amitié ou au moins initier un rapprochement avec votre quatuor? Y a-t-il une raison particulière?
—J'en suis conscient, Madame. Il n'y avait pas d'intention dans mon geste. Nous l'avons rencontré à Paris. Il était un peu perdu. La pagaille de la grève accroissait son sentiment de perdition alors nous l'avons aidé et sympathisé. Je crois que je serai mal en point si je me retrouvais à Tokyo, par magie.
—Mais le sort?
Elvira cherchait à déterminer si des indices concordants avaient été assemblés par le cerveau brillant de l'enfant. Hercule perçut l'insistance et demeura factuel.
—J'ai su ce qu'il éprouvait, Madame. Comme vous, il y a un an. J'ai agi pour stopper l'hémorragie.
—C'est très noble de ta part. Et, à présent, que comptes-tu faire?
Hercule s'en sortit par une belle pirouette:
—Écouter le discours de notre directeur et me régaler du repas.
—Hum…
Elle était consciente que l'enfant ne révélerait pas ses plans, à condition toutefois qu'il ait une idée derrière la tête.
—Allez, file rejoindre les autres!
—Merci, Professeur. Je vous souhaite une excellente soirée.
Si mademoiselle de Bazincourt avait eu un doute, un jour, sur la justification de son geste radical, elle n'en avait plus. Hercule avait toutes les qualités d'un véritable «Urticant». La spontanéité en faisait partie. Cachait-elle de l'opportunisme?
Elle s'avança au plus près du Sondeur et observa les enfants à l'intérieur. Elle posa la main sur sa baguette, fit le vide en elle et sonda, fouilla jusqu'au tréfonds des âmes afin de déterminer si l'une d'elles comportait des traces de noirceur. Elle ressentit de la joie, de l'inquiétude, de l'ambition, de l'amusement, de la curiosité. Uniquement des sentiments prévisibles chez des enfants âgés de dix ans.
Puis, elle se concentra sur les cas qui avaient fait l'objet de débats lors de la réunion de début août. Comment le Sondeur allait-il se comporter avec ceux qui, à l'instar du jeune Japonais, avaient été inscrits en dernier lieu? Allait-il encore refuser de les affecter, poursuivant son dysfonctionnement? Où se trouvait la petite Gabriella, la plus perturbée des enfants?
Elle parcourut l'assemblée et tomba sur une fillette au teint hâlé, aux yeux sombres perdus dans un visage encadré de boucles brunes. Elle était un petit peu à l'écart, en bout de banc, regardant les autres enfants sans les aborder, gigotant sur son assise, balançant ses jambes en signe de nervosité. Elle serra sa baguette et un torrent d'horreur se déversa dans son esprit. Elle rompit le contact, à deux doigts de défaillir.
Un isoloir se libéra et Gabriella, voyant que personne n'avait remarqué la vacance, se décida, se leva et marcha droit vers son objectif. Sans comprendre, ni repousser son instinct, Elvira resta sur place, luttant contre la force magique qui la repoussait. Elle tourna la tête. Abraham et Wilfried étaient en grande conversation. Quel point commun pouvait-il y avoir entre ces deux référents si dissemblables?
Elle glissa la main dans l'intérieur de sa robe et palpa jusqu'à ce que ses doigts sentent du métal. Elle extirpa sa montre montée en pendentif. Il était presque 19h30 et le Sondeur n'avait même pas réparti la moitié des nouvelles recrues. Son rythme ralentissait. Était-il défaillant, comme elle le soupçonnait depuis l'affaire Van Betavendeoù l'écharpe était demeurée blanche? Comment fonctionnait-il? Armand suivait une procédure, mais ignorait tout de la magie du Sondeur. Elle parierait même que des élèves futés et curieux en savaient davantage que leur directeur.
Gabriella ressortit de l'isoloir, un peu hagarde mais souriante. Son foulard s'était nimbé d'une teinte gaie et une fleur ornait le col de son uniforme. Elle s'arrêta à la hauteur d'Elvira.
—È la mia directrice?
—Sì.
Même si l'italien n'était pas la langue maternelle d'Elvira, elle avait assez entendu les élèves transalpins la parler pour en comprendre les rudiments, complétés par quelques enseignements de la professeure Alinea.
—Venga con me.
Invitée à suivre l'adulte, la fillette tendit sa main et Elvira, malgré sa surprise, la saisit. La douleur latente s'échappa des doigts fins et fragiles. Le contact chaleureux était déroutant. La professeure n'avait pas pour habitude de se laisser aller à une telle familiarité avec un élève, mais l'histoire de Gabriella la rendait foncièrement différente.
D'ailleurs, son arrivée à Beauxbâtons avait été rocambolesque. À hauteur des autres référents, elle sourit à son bienfaiteur, son sauveur, qui lui adressa un clin d'œil complice. Wilfried, en dépit de ses explications répétées, de sa pédagogie, de sa patience, s'était une fois de plus heurté à l'hystérie parentale. Après avoir reçu la lettre d'acceptation, les parents de Gabriella avaient fait la sourde oreille et refusé de se conformer au programme détaillé par Armand. Excédé, le professeur de Quidditch avait pris son courage à deux mains, avait mis le cap sur Florence et avait arraché la gamine à son asile. Ensuite, il l'avait embarquée dans le quartier magique de Paris et avait utilisé ses propres Gallions pour toutes les courses de la rentrée, avec une garde-robe en sus. Il avait décidé de garder la fillette avec lui, dans le quartier latin, jusqu'à la rentrée, l'abreuvant d'histoires magiques digérées à l'aide de sucreries. En parallèle, il avait gratifié les Moldus tordus d'une beuglante d'anthologie, les menaçant de faire appel à des démons impitoyables pour les torturer jusqu'à la fin de leurs jours. Il avait promis d'abréger leur existence en lançant des escadrons de balais ensorcelés, aux manches taillés en pointe, pour les embrocher.
Depuis, les Italiens tortionnaires se faisaient discrets, heureux de ne plus avoir à débourser une lire pour les frais médicaux de leur fille unique. Mis au courant, le ministre de la Magie italienne avait proposé de rembourser les frais engagés par monsieur Laflèche, ce à quoi il avait répondu par une fin de non-recevoir dont le langage fleuri avait failli causer un incident diplomatique.
Gabriella, ébahie par les fastes du restaurant, se laissa guider. Elle se raidit à l'instant où Elvira fut sur le point de heurter un miroir. Elle mit sa main libre en avant, devant sa tête, par réflexe et toucha la matière liquide, froide, molle. Elvira franchit le reflet et la petite fille l'accompagna. La référente Urtica la conduisit à une table où les Italiens étaient majoritaires, tous âges et tous ordres confondus.
—Luisa, je te confie Gabriella. Il s'agit de l'élève mentionné dans notre courrier.
—Oui, Professeur. Mes parents sont d'accord pour qu'elle vienne en vacances à la maison. À vrai dire, ma mère est très heureuse de l'accueillir.
—Merci.
Gabriella était en bonne compagnie. Bianca Toscanini, la sorcière d'Aloysia colocataire de Sigrid et d'Eugénie, se lança dans une série d'imitations animalières qui attisèrent l'intérêt de la petite fille. Ses tensions s'apaisèrent. Elle consentit à lâcher la main d'Elvira qui reprit la direction du Sondeur. Elle croisa le concierge revenu avec les derniers retardataires.
—Bonsoir, Professeur.
—Bonsoir, Sébastien.
—Il paraît que j'ai raté quelque chose. Van Betavende.
—Les nouvelles vont vite.
—Il apprend à grande vitesse. Un peu trop, non?
—Que voulez-vous dire?
—Qu'il est très rapide. Des réflexes d'Auror.
Sébastien n'était pas homme à se mêler des affaires de l'école et encore moins du contenu du programme enseigné. Officiel ou officieux. Elvira demeura impassible, soucieuse de ne pas abattre ses cartes. Le concierge poursuivit:
—Des sorciers se renseignent sur les têtes d'affiche de l'école.
—Des sorciers? Lesquels?
—Vous connaissez Antoine, le patron de Toutenliquide, dans Bourg-Enchanteur?
—Oui.
—Deux hommes lui ont posé des tas de questions sur nos élèves.
—Des Aurors?
—Pas le genre, selon lui. Plutôt des truands. Voire des sorciers en cavale.
—Pas les membres des…
—Des recrues du gang des Yes-Wands. Je suis sûr que ces margoulins se planquent dans les parages et cherchent un coupable chez nous. Ils ont envoyé deux oisillons à la pêche aux informations.
—Comment ont-ils pu…
Sébastien éclaira sa lanterne. Si Marcel Minasse avait été limogé et privé de tout moyen de fouiller dans les dossiers du bureau, son ancien supérieur, Bernard Favori, recasé à l'entraînement des novices, avait toujours ses entrées et ses supporters. De Franjac aurait beau être irréprochable, cela n'excluait pas un fruit pourri dans son panier de primeurs. Si un type se mettait à poser des questions, c'est qu'une taupe était au courant de l'aide extérieure apportée aux Aurors. Les truands avaient des soupçons.
—Je vois. Que préconisez-vous?
—Pas d'affolement, pas la peine d'alerter tout le monde, mais je conseillerais de bien encadrer toutes les sorties d'élèves prévues cette année.
—Je le note et j'en toucherai un mot à Armand.
—Pas le directeur, Madame.
La réflexion la surprit.
—Pourquoi?
—Il pourrait être tenté d'informer le Ministère, ce qui amènerait la taupe à se méfier et à remonter jusqu'à Antoine. Le patron du bar serait en grand danger.
Sébastien n'avait pas perdu sa jugeote en quittant les fonctionnaires de la police magique.
—Annulons les sorties.
—Toute annulation massive attira l'attention.
—Nous sommes acculés.
—Tant que les Aurors ne les auront pas capturés, un danger subsistera.
—C'est certain. Ouvrons l'œil.
Tandis qu'elle s'éloignait, les yeux d'Elvira jaunirent. Ces maudits escrocs allaient-ils s'en prendre à ses poulains? Était-ce plausible? Le gang avait tout intérêt à se faire oublier. Par contre, les branches pourries du Ministère brûlaient d'envie de s'immiscer dans les affaires de l'école. Si Claire Obscur était désormais intouchable, ce n'était pas le cas des autres enseignants, ni des élèves. Elle enragea.
Elle se retourna et jeta un dernier coup d'œil vers le restaurant. Elle recouvra son calme. À la table d'Hercule, le jeune Japonais souriait. L'intégration se déroulait bien. Gabriella était en de bonnes mains. Alors? Pourquoi éprouvait-elle le sentiment d'un danger en filigrane? Elle poursuivit son chemin.
En attendant la fin de la répartition et le discours d'Armand, le Belge opérait un rapprochement franco-japonais express. Shin était à l'honneur, bombardé de questions par Umbelina, Sigrid, Eugénie et… Jacques. Le Cracmol était le plus fasciné par le nouvel élève. Le Japonais était en train d'expliquer que l'école de Mahoutokoro ne l'avait accepté que parce qu'il avait un illustre ancêtre. Il trouvait fantastique que Jacques, le seul Cracmol admis, puisse bénéficier du savoir sorcier et ait réussi à rafler des accessits l'année dernière.
—Je vais de surprise en émerveillement. Vous savez, les Japonais sont très… euh… Ils ne font pas confiance aux étrangers et nos sorciers, c'est pire. Notre gouvernante, madame Sato, est… comme Jacques.
—Cracmol. Famille sorcière mais pas de pouvoir.
—Oui. C'est une dame très cultivée, intelligente, qui connaît les deux mondes. Eh bien, parfois, des sorciers refusent de lui parler ou de la recevoir ou de lui vendre des marchandises.
—Y a-t-il autant de sorciers Sang-Pur, au Japon? demanda Jacques.
—Ils sont majoritaires, car ils sont très… comment dire… ils interdisent les mariages. Le sang est plus important que l'argent. Désolé si je ne parle pas très bien français.
—Tu es très bon en français, je t'assure! contredit Jacques. D'ailleurs, où est-ce que tu l'as appris?
—En France. J'y suis resté quatre ans avec mon père. C'est là que ma mère est morte de la Dragoncelle.
—Navré pour toi. Saleté de maladie! Sache que j'aimerais parler japonais la moitié moins bien que tu ne causes le français! Ici, s'il y en a un qui maîtrisera le japonais parmi nous, c'est Hercule.
Shin se tourna vers l'intéressé. Le visage familier du Belge causait toujours un trouble. Le déjà-vu.
—C'est à cause de votre baguette?
—Non, répondit le Belge. C'est…
—Hercule possède une mémoire absolue, dévoila Sigrid.
—Absolue?
—Totale. Il n'oublie rien. N'est-ce pas, Hercule?
—C'est un privilège. Parfois lourd à assumer.
—Vous pouvez retrouver des souvenirs à volonté?
—Oui. Tout ce qui entre, ne ressort plus.
—Si je vous parle en japonais…
—… je me souviendrai de tout, y compris la prononciation.
—Avez-vous la même capacité pour l'écriture, les images?
—Oui, avoua le Belge, songeant qu'il ne pouvait éliminer les désagréments à volonté.
—Dites! coupa Eugénie. Il y a personne que ça choque, leur vouvoiement? Sans blague, j'ai l'impression d'avoir de l'écho quand il parle. Tu ne dis «tu» à personne?
—Personne.
Eugénie sauta si fort sur son siège qu'elle manqua de le briser. Deux énergumènes comme Hercule dans sa bande, c'était beaucoup!
—Pas même à ton elfe de maison?
—Nous n'en avons pas. C'est interdit.
—Pourquoi?
Shin fit un rapide descriptif du traitement des elfes de maison. Le ministère de la Magie de son pays ne les autorisait que dans ses cuisines, à l'école Mahoutokoro et dans les familles de Sang-Pur attestées. Leur condition était horrible. Il cita, en exemple, son voyage avec la jonque. Dans les autres foyers sorciers, les elfes étaient proscrits. Chez les Ishii, c'était une gouvernante qui s'occupait de tout. Monsieur Ishii lui versait un salaire pour ses services tandis que les elfes ne recevaient rien. Un système inique puisque les familles les plus riches bénéficiaient du personnel gratuit tandis que les moins argentées faisaient avec les moyens du bord.
—La vache! Ça n'a pas l'air jouasse, chez vous! Donc, pas de tutoiement.
—Non.
—Intéressant, avoua la fillette à bouclette, l'air malicieux.
—Je crois deviner les intentions de notre amie, Shin.
—Qu'est-ce que t'en sais? s'insurgea la demoiselle.
Sigrid et Umbeijo ricanèrent.
—Expliquez-moi, quémanda le garçon, un brin désorienté.
—Eugénie a mis au point un sortilège qui force à tutoyer. Elle veut s'en servir sur toi.
—Vraiment?
—Utilisé sur moi l'année dernière. Sans succès.
—Oh…
—Ouais, tu perds rien pour attendre, p'tit gars! Je veux récupérer une bonne note! Bon, c'est pas tout mais j'ai les crocs! La grève me casse les bonbons!
—Les crocs? Casse les bonbons?
Le nouvel élève était décontenancé par le langage peu orthodoxe de l'héritière de Beauxbâtons.
—J'ai faim et ça m'énerve.
—J'avoue avoir faim, aussi. Comment est-ce, ici? Au Japon, à l'école, c'est… pas assez pour moi. Madame Sato m'envoyait souvent des gâteaux à la pâte de haricots rouges.
Hercule grimaça à l'énoncé de la composition des pâtisseries.
—Le restaurant va vous combler. Au sens propre comme au sens figuré.
Shin ne comprenait pas tous les mots, mais décryptait le sens général. Il osa une question:
—Est-ce qu'il y a parfois des… euh… macarons?
—Tu aimes les macarons? demanda Eugénie, bondissant sur son siège malmené depuis le début du repas, comme si elle avait greffé des ressorts sous son séant.
—J'ai découvert dans le train nous menant à Paris et j'ai adoré. Macaron au chocolat.
—Mes préférés! Oh, mais je t'aime, toi! Tu as bon goût! Hein, Hercule? Un gars qui aime les macarons, c'est forcément une bonne personne!
—As-su-ré-ment.
Comme pour confirmer les dires des convives, les mets frais firent leur apparition sur les tables. Des kyrielles de canapés au saumon, au foie gras, des crudités en brochettes, en bouchées, des tartines, des rillettes de poisson, des miches de pain, de la charcuterie régionale, un panel de jus de fruits, des salades sucrées-salées, du melon frais, du gaspacho, des fruits de mer.
Le Japonais crut être victime d'une hallucination. Il se tourna vers Hercule dont les yeux pétillaient de plaisir. Il aimait bien ce sorcier belge. Il appréciait aussi ses amis, notamment Jacques, un amoureux des plantes et des animaux. Umbelina et Sigrid étaient des sorcières brillantes. Quant à Eugénie, il ne comprenait pas toutes ses phrases, mais elle dégageait de la tendresse et du naturel derrière sa folie apparente, plus un rayonnement… indéfinissable. Les autres tablées avaient reçu autant de nourriture. La France passait pour la patrie de la gastronomie et de l'abondance. Sa réputation n'était pas usurpée.
Alors qu'il observait tout ce qui ressemblait à un rêve éveillé, deux jeunes enfants vinrent s'asseoir à leur table. Il était sur le point de se présenter à eux lorsqu'il LA vit. Il LA suivit des yeux jusqu'à ce qu'ELLE s'installe à une table d'élèves plus âgés, très joyeux, dans le miroir opposé au leur. Il aurait voulu posséder -des jumelles à la place des yeux pour LA regarder, explorer chaque pouce de SON visage. ELLE lui était apparue tant de fois en rêve.
Armand fulminait. Après le retard irrattrapable causé par la manifestation de la RATP, voilà que le Sondeur déraillait. Non seulement il avait contrarié son humeur en renvoyant Shin au bout de trente secondes d'échange, mais ce satané décideur magique avait refusé de jouer son rôle à deux reprises au cours de la soirée. Pire: il n'avait traité que les trois quarts de la promotion en une heure! Cette entité prédictive se permettait de faire durer la soirée! À croire qu'elle était de mèche avec les grévistes!
L'elfe de maison en chef venait de lui suggérer d'autoriser les élèves à commencer le repas, car les plats chauds devaient être envoyés sans tarder par le chef sorcier, sous peine d'être ratés et immangeables.
Agathe arriva à la rescousse lorsque l'animation prévue tourna à la Bérézina.
—Armand, que se passe-t-il?
—C'est une catastrophe! Une véritable horreur! Les balais se télescopent.
—Je vais regarder ce qui cloche.
—Comment cela se passe-t-il du côté du Sondeur?
—Elvira est allée jeter un œil dans la réserve de la bibliothèque.
—Vous croyez à une solution dans un grimoire? Le Sondeur est malade. C'est la fin!
—Tutututute! Ne soyez pas pessimiste. Non seulement il y a une explication sorcière, mais il y a aussi des solutions de remplacement. Nous analyserons après la rentrée, à tête reposée. S'il le faut, nous ferons appel aux éminents spécialistes du Département des Secrets d'État.
—Allons, Agathe! Ils sont tous sortis de notre école. Il n'y a pas un cerveau dans ce service de fonctionnaires privilégiés. Un nid de pistonnés, comme disent les Moldus.
Armand n'avait pas tout à fait tort: cette entité supposée résoudre les mystères les plus complexes usurpait sa notoriété. Si le Sondeur commettait un impair de plus parmi la quinzaine d'élèves à répartir, le problème devrait être remonté au Ministère. D'abord, l'enfant venu du Japon. Ensuite, la petite Émilie. Et enfin, un garçon prénommé Noël!
Par chance, l'action pro-Urtica d'Hercule avait donné des idées aux référents Lonicera et Aloysia. Abraham avait été le plus rapide pour intégrer Émilie dans ses rangs. Wilfried, sur ses gardes, avait répliqué deux minutes plus tard en raflant Noël. Sur trois élèves ressortis sans couleur, il y en avait un dans chaque ordre. L'équilibre était conservé. Armand tenta de se calmer et de se poser quelques instants.
—Il ne faut pas que cela se reproduise. Il ne faut pas!
—Si vous voulez, proposa Agathe, je pourrais user de divination.
—Mais oui! Attendez deux secondes!
Il fouilla les tiroirs de son bureau. Il extirpa une liasse de rouleaux non triés et tomba en arrêt devant son brouillon.
—Voilà! Il ne manque qu'un nom. Shin Ishii. Je vais le rajouter.
—Non, c'est inutile. Laissez-le tel quel…
Elle s'empara du parchemin et attendit un résultat. Au cours des premières secondes, rien ne se passa. Le cœur en poil de Demiguise de sa baguette s'activa enfin.
À moins d'une centaine de mètres de là, un élève, sorti de l'isoloir de droite avec une écharpe rouge, trébucha sur un pavé de la dalle. Il se releva juste à temps pour éviter une flamme monstrueuse jaillissant du sol et traversant la pièce. Le feu fila dans le couloir sous le regard effaré des trois référents, fusa dans le hall et brûla l'air de l'aile administrative. Un bélier enflammé enfonça la porte du bureau directorial et flamba le parchemin tenu par Agathe. Un réflexe inouï lui fit lâcher le document une fraction de seconde avant qu'il ne soit calciné.
—Par Flamel! hurla la professeure de français.
—Par les flammes d'un Boutefeu! s'exclama le directeur. Le Sondeur s'est ligué contre nous!
—C'est impossible. Seul un sortilège noir, compliqué, a pu se manifester de la sorte. Pire: si le jeune Van Betavende était visé l'année dernière, c'est un sort à retardement. Machiavélique.
—Oui, trembla Armand, le nom de Flamingo s'imposant à son esprit.
Il se promit d'écrire au Ministère dès le lendemain. Ce soir, il allait devoir donner des explications. Or, il n'en avait aucune. Agathe et lui se dévisagèrent, luttant pour ne pas céder à l'angoisse naissante.
