Sortilège 9: encore un Boulanger!

Le rugissement du Feudeymon avait ébranlé le rez-de-chaussée du château. Il n'était pas passé inaperçu dans le restaurant, lorsqu'il avait bifurqué avec furie en direction de l'aile administrative. Les élèves les plus proches de l'entrée s'étaient mis à hurler et avaient communiqué leur terreur à tous les autres. Messieurs Laflèche et Grossel s'étaient précipités dans le réfectoire. Les cris de terreur étaient si puissants que Wilfried n'avait pas pu se faire entendre. Le concierge avait dégainé sa baguette, l'avait appliquée sur sa gorge, avait exécuté un Sonorus tonitruant et vociféré:

—SIIIILLLEEEENNNCCCEEE!

Quelques verres et deux carreaux de fenêtre avaient succombé au sortilège combiné à sa voix de stentor. Sans annuler le sort, il énonça:

—Personne ne bouge. Un incident vient de se produire, mais il n'y a pas eu de blessé. Tout est sous contrôle. Le directeur vous prie d'entamer le repas. Laissez-en pour les retardataires. Merci!

Le duo convint de se répartir les tâches de surveillance. Le concierge aurait un œil sur les convives tandis que le professeur rassemblerait les enseignants et les inviterait à s'asseoir à la table centrale.

Shin se pencha vers Hercule et le questionna:

—Était-ce normal?

—Pas du tout. Cette rentrée est mouvementée, voire hallucinante. Bien, comme nous sommes autorisés à dîner, allons-y!

Hercule examina avec soin le contenu des entrées froides. Il délaissa les charcuteries au profit d'une terrine aux deux saumons, frais et fumé, accompagnée de pain noir. Jacques remplit son assiette à ras bord. Sa taille, similaire à celle de Shin, exigeait des quantités pantagruéliques. Toutefois, autant le Cracmol était large d'épaules, musclé, autant la finesse du Japonais accentuait sa silhouette longiligne.

Les élèves, perturbés par l'incident, se reluquaient et n'osaient prendre la première bouchée. Eugénie, soucieuse de surpasser Jacques dans la démesure, se fit un malin plaisir de tirer la première en déclamant:

—Bon appétit!

Hercule s'aperçut alors de la présence des deux élèves de première année, arrivés juste avant le Feudeymon. Il se redressa, leur sourit et leur annonça d'un ton solennel:

—Bienvenue. Je suis Hercule. Voici Eugénie, Umbelina, Shin, Sigrid et Jacques. Et vous êtes? Mademoiselle?

La petite fille se contenta de sourire et rougit.

—C'est ma sœur, Émilie, coupa Jacques.

Tous les convives le dévisagèrent. Jacques était un modèle de gentillesse, de sympathie, volubile, actif en cours, mais il s'épanchait peu sur les siens. Il était fils de sorciers fermiers, la ferme des Boulanger était très grande, nourrissait beaucoup de familles, employait pas mal de main d'œuvre sorcière et était subventionnée par le Ministère, car elle était indispensable à la communauté. Mais point d'informations sur sa famille.

—Ta sœur? faillit s'étrangler Eugénie. T'as une frangine? Ben ça, alors! Salut, Émilie!

Elle scruta le visage de la frêle gamine. La chevelure plus rousse qu'auburn, les iris marron, sa frimousse constellée de taches de rousseur, un air espiègle, la parenté sautait aux yeux. Jacques était juste un géant et sa sœur, une demi-portion.

—Émilie ne parle pas, poursuivit le frère.

—Tu veux dire que tu parles pour deux, taquina Eugénie. Ça ne te change pas! Tu es presque aussi bavard que moi.

Hercule fut à deux doigts d'avaler de travers. Son voisin nippon comprit que cette fille devait être un authentique moulin à paroles.

—Émilie n'a jamais parlé.

La déclaration fit l'effet d'une bombe. Sigrid demanda confirmation:

—Tu es muette?

La petite à couettes rousses hocha la tête. L'élève d'Aloysia se sentit soudain moins seule. Son handicap faisait écho à celui de la fillette, même si celui de la cadette serait bien vite un secret de polichinelle. Le sien lui vaudrait une exclusion immédiate si le directeur voulait éviter le retrait massif des élèves de l'Académie par des parents terrifiés par le danger. Le mutisme ne constituait pas un péril, sauf pour Émilie, peut-être.

Umbelina poursuivit avec douceur:

—Comment fais-tu pour te faire comprendre?

Émilie attrapa sa baguette sous son uniforme et la fit tournoyer au-dessus de sa chevelure. Des lettres bleues s'esquissèrent et s'ordonnèrent pour former:

«Comme ça!»

Son mode d'expression scripturale s'apparentait à la manifestation de la voyance de Valentine Clairdelune. C'était comme un Patronus alphabétique. Shin ne put retenir son émotion:

—C'est magnifique, Émilie. Bravo! C'est… poétique.

«Merci!» inscrivit-elle au-dessus de son front en rougissant.

—Elle est géniale, ma sœur! Ce sera une très grande sorcière! Vas-y! Montre-leur un sort simple.

La gamine tourna et abaissa sa baguette. Un broc, rempli d'eau, décolla de la table, sous contrôle. À l'aide de petits coups légers, elle servit à tous les verres, une quantité identique.

—Fantastique! Sortilège informulé, grande maîtrise! s'exclama Hercule. C'est stupéfiant!

—C'est ma sœur, appuya Jacques, bombant le torse.

La petite replaça le pot à sa place, tapota le contenant et le remplit grâce à un Aguamenti. Ses camarades la félicitèrent. La benjamine se réjouit et rougit de plus belle, colorant ses oreilles.

—Et toi, qui es-tu? demanda Umbelina au jeune garçon arrivé avec Émilie.

Le petit gamin mangeait comme s'il n'avait rien avalé depuis une semaine. Brun, chétif, des yeux noirs profonds comme deux abîmes, pommettes saillantes et joues creuses, l'enfant faisait peine à voir.

—Je m'appelle Noël.

—C'est un prénom que l'on n'oubliera pas de sitôt, Noël, nota Hercule. Heureux d'être à Beauxbâtons?

—J'attendais ma lettre avec impatience.

—Qu'est-ce que tu aimes, dans la magie?

Sa réponse fusa comme un Periculum:

—Les potions.

—Sigrid, tu entends ça? Tu vas avoir de la concurrence!

—Je vois, Eugénie.

—Tu aimes réaliser des potions? demanda Noël.

—J'adore.

—Moi, je veux en inventer.

—C'est ambitieux, mais nous devons apprendre à maîtriser avant tout. Noël, je vous conseille d'observer l'allure de notre professeure de potions, quand elle fera son entrée. Elle trahit ses essais hasardeux. Sigrid, ici présente, a eu l'immense chance d'aller passer ses vacances auprès de Nicolas Flamel pour consolider ses talents.

Les yeux de Noël s'allumèrent comme une guirlande électrique. Entre deux bouchées, il bombarda Sigrid de questions. La mayonnaise prenait entre les «anciens» et les «nouveaux». Hercule ne put s'empêcher de penser:

«L'année dernière, j'étais à leur place. À me nourrir auprès des habitués de Beauxbâtons.»

Cette réflexion lui fit prendre conscience que Max et Pierre, les CHASSE-Magus, ne traîneraient pas dans les couloirs de l'établissement, appelés à rejoindre le monde du travail sorcier. L'ineffable tandem lui manquait déjà.

L'année passée, Elvira de Bazincourt avait œuvré dans l'ombre afin que le quatuor se forme, observant le résultat de ses manigances depuis la table centrale. Ce soir, la table était vide et Elvira était préoccupée, comme les autres référents. Devait-il en conclure que Shin, Émilie et Noël avaient échoué dans son cercle par hasard? Il n'en avait pas la certitude. Il récolta un indice précieux lorsque Noël répondit à Eugénie.

—Tu es content d'être chez Aloysia?

—J'ai lu dans l'Histoire de la Magie que Lonicera est l'ordre des élèves très travailleurs. Je pensais que le Sondeur m'y enverrait parce que je veux avoir des notes Or dans toutes les matières. C'est vrai qu'on y travaille beaucoup?

—Il paraît, ricana Umbeijo. Et pan! Tu as été affecté chez Aloysia. Cela me rappelle des souvenirs.

—Non, en fait, je suis sorti avec une écharpe blanche et c'est un professeur qui l'a transformée en rouge.

L'aveu fit son petit effet. Le quatuor initial se dévisagea. Elvira avait-elle rejoué avec le Sondeur en lui décochant un sort de confusion sélective? Les aînés s'interrogeaient toujours du regard lorsque Émilie crut bon d'ajouter un long et resplendissant commentaire entre ses couettes.

«Pareil pour moi. C'est le vieux professeur qui m'a mise chez Lonicera. Mon écharpe était blanche. Pourtant, j'avais donné cinq réponses.»

Hercule, la fourchette suspendue en l'air, faisait fonctionner ses petites cellules grises. L'année passée, le Sondeur avait connu une panne similaire, accompagnée d'un cafouillage. Cette année, il y en avait trois. Il y a un an, les quatre personnes, objets de l'imbroglio, s'étaient retrouvées ensemble. Cette année, les trois «erreurs» s'invitaient à la table du quatuor, auquel il ajoutait l'unique Cracmol de tout Beauxbâtons. La tablée des singularités. Si jamais le Sondeur stoppait les dégâts pour ce soir, la totalité de ses divagations était réunie. Ce n'était pas un hasard.

Une fillette quitta l'isoloir de gauche, nantie d'une écharpe bleue et du chèvrefeuille de Lonicera. Elle fila rejoindre ses camarades au réfectoire. La salle du Sondeur était enfin vide. Armand, suivi des trois référents et d'Agathe, voulurent entrer pour une inspection. Ils y parvinrent sauf Agathe qui fut projetée contre le mur du couloir. Wilfried se précipita pour l'aider à se relever.

—Par le souffle du dragon! Que se passe-t-il dans cette école? L'un de vous a-t-il l'embryon d'une réponse?

—Malade, le Sondeur me semble être. Une analyse des symptômes, notre médicomage pourrait accomplir, proposa Abraham.

—Le Sondeur n'est pas une personne, mon vieil ami. C'est une intelligence sorcière, le produit d'enchantements complexes, la mémoire vivante du château, son âme. Le Sondeur n'a pas la faculté de se dérégler en engrangeant des informations.

—Comment pouvez-vous l'affirmer, Armand? s'insurgea Wilfried. Son attitude vis-à-vis d'Agathe prouve qu'il peut changer ou être changé. Plus une mécanique est complexe, plus elle est susceptible d'être déréglée.

—Je suis d'accord avec Wilfried, appuya la professeure de français, même si le Sondeur n'a rien d'une mécanique moldue. Il refuse ma proximité, comme s'il activait une sécurité anti-voyance.

Armand s'emporta.

—C'est insensé! Il ne se ferme qu'une fois par an: lorsqu'il reçoit la liste de la nouvelle promotion. Tant qu'il ne l'a pas traitée dans son intégralité, il ne se rouvre pas aux élèves déjà affectés, ni aux professeurs.

—Souvenez-vous! Le jeune Van Betavende a été repoussé au début des affectations, souligna Wilfried. C'est la preuve que tout fonctionnait bien. Pour notre élève japonais, nous étions presque sûrs que le Sondeur allait le renvoyer à cause de son passé scolaire. Le fait qu'il portait une écharpe blanche en entrant, aura trompé la sécurité basique, mais l'entrée dans l'isoloir aura rectifié l'attitude du répartiteur magique. Le Japonais est resté à peine trente secondes, le temps de justifier le refus. C'est après qu'il a perdu la tête. Ou alors, il y a eu un élément déclencheur, un mot-clé, une formule magique qui a activé une folie prévue de longue date. Peut-être un point commun entre ces élèves?

—Mais lequel, Wilfried? enragea le directeur. Votre théorie n'explique pas pourquoi Agathe subit ce rejet.

—Armand, je crois que nous n'aurons pas assez de temps pour résoudre ce mystère. Il faut lancer la soirée, voire l'écourter, proposa Elvira.

—Vous avez raison. Allons manger.

—Vos balais vont fonctionner, Armand.

—Ah merci, Agathe! Enfin une bonne nouvelle!

Alors que le groupe quittait le couloir du Sondeur, Elvira ne put s'empêcher de penser:

«Le sortilège noir de confusion que j'ai lancé l'année dernière, devait avoir un effet précis sur quatre élèves. Il était nominatif. Il ne peut pas s'être reproduit cette année. Je suis certaine de mon coup. Mais si j'ai pu m'en servir il y a un an, un autre professeur a pu en faire autant cette année. Il aura amélioré l'envoûtement et aura ajouté une sécurité pour ne pas être découvert. Mais pourquoi? Qu'est-ce que ce jeune Japonais, cette petite fille muette et le garçon prénommé Noël ont en commun? Et pourquoi a-t-on provoqué ces incidents? C'est un véritable myst… oui… Bien sûr! Je dois mettre Hercule sur l'affaire!»

Le quintet, accompagné des autres enseignants, de Rose l'infirmière, de Théophile le bibliothécaire et de Sébastien le concierge, fit son entrée dans le brouhaha. Un silence monacal s'installa très vite, sans rappel à l'ordre. Les adultes s'assirent à la table centrale sauf Armand, demeuré debout pour prendre la parole:

—Mes chers élèves. Cette rentrée n'est pas comme les autres. Pour cause de temps réduit, je ne vais pas vous infliger de discours à rallonge. La présentation de vos professeurs avait été conçue comme courte et cela tombe à pic pour combler le retard et les incidents. Commençons. Je vous souhaite une excellente année dans notre établissement. Je vous informe que les plus jeunes ont, comme chaque année, rendez-vous demain matin dans la bibliothèque. Monsieur Amand vous donnera tous les renseignements utiles, y compris les informations que je devais vous communiquer ce soir. Après le dîner, vous suivrez vos référents qui vous attribueront vos chambres. Les autres élèves, vous retournerez dans vos chambres de l'année dernière à quelques exceptions près. Avant que vous ne poursuiviez votre repas, revenons sur le feu qui a traversé l'école tout à l'heure. Au moment où je vous parle, nous connaissons l'intention donnée à cette flamme et nous savons comment ne pas la provoquer. Ce que nous ignorons, c'est comment un tel sortilège a été créé. Une enquête est en cours et dès demain, le ministère des Affaires Magiques sera informé des incidents ayant émaillé notre soirée. Avant que la rumeur ne s'amplifie dans vos rangs et qu'elle ne subisse quelques distorsions, sachez que le Sondeur a refusé d'attribuer un ordre à trois élèves.

Une vague de murmures se propagea dans le restaurant, certains se réjouissant de la folie du Sondeur, caressant l'espoir de voir Beauxbâtons sombrer dans la magie noire.

—S'il vous plaît! Ces trois enfants ont été répartis dans les trois ordres, par nos soins, conservant ainsi l'équilibre, l'harmonie entre Aloysia, Lonicera et Urtica. Vous avez constaté que notre répartiteur magique aura mis près de quatre-vingt-dix minutes pour affecter la nouvelle promotion alors que les années précédentes, cette tâche ne lui prenait pas plus d'une heure. Cette lenteur manifeste sera aussi notifiée au Ministère. Bien… Avant de reprendre vos agapes, je laisse la parole au professeur Abraham Piedargile, référent Lonicera et directeur adjoint de l'Académie. Juste avant…

Il prit sa baguette et exécuta une gestuelle compliquée faite d'arabesques et de coups portés en avant. Une myriade de balais miniatures envahit la salle, virevolta, s'entrecroisa sans se heurter –Agathe avait fixé ce dysfonctionnement–et se positionna au-dessus de chaque enseignant. Les personnages miniatures chevauchant les montures, à l'image de chaque professeur, jetèrent une pluie d'étoiles scintillantes et recouvrirent chaque cible d'un filet lumineux bleu sur lequel des renseignements –nom, prénom, fonction –défilaient en boucle. Les élèves furent enchantés et applaudirent à tout rompre. Armand s'assit et Abraham se redressa.

—Chers enfants… À la fin de l'année, ma retraite je prendrai.

La stupéfaction se lut sur tous les visages. Hercule montra aussi de la déception. Abraham était, à son avis, l'un des hommes les plus passionnants et passionnés qu'il ait pu rencontrer. Sans lui, le niveau de savoir sur les runes ne pourrait pas être maintenu. Le garçon espérait que le vénérable sage écrirait ses mémoires, coucherait sa science sur parchemin, afin que la communauté sorcière n'en perde pas une miette.

—De repos, de plus en plus, j'ai besoin. Quand cent cinquante ans vous aurez, de moins de célérité et d'efficacité, vous ferez preuve. Avec tous les référents et Armand, nous avons décidé que, pour me remplacer à la direction de mon ordre, Agathe Bonnelangue idéale serait.

Des applaudissements nourris surgirent des quatre coins du réfectoire.

—De Lonicera, une digne représentante, mon ancienne élève est. À l'enseignement des runes, un successeur nous devrons trouver. Hélas! Sous les sabots d'un Abraxan, les spécialistes de cette discipline ne se trouvent pas.

—J'ai du mal à comprendre ce qu'il dit, souffla Shin à l'oreille d'Hercule.

—Il construit ses phrases en changeant l'ordre des mots. Il faut prendre l'habitude de mémoriser le complément avant la prononciation du sujet et du verbe. C'est compliqué, même pour un francophone comme moi.

Le vénérable vieillard se rassit en basculant en arrière, comme s'il avait perdu l'équilibre, victime d'épuisement. Au passage, sa tête toucha le balai miniature qui valdingua dans les airs, avant de revenir en vol stationnaire au-dessus de l'ancêtre.

La table des professeurs entreprit sa lente rotation, permettant aux élèves de voir la totalité des membres et autorisant le corps professoral à en faire autant avec ses étudiants. Les discussions reprirent autour des tablées d'élèves.

Hercule, toujours sous le choc de l'annonce du professeur Piedargile, entama par:

—Les cours n'ont pas encore débuté et les mystères s'accumulent déjà. Nous ne sommes pas près de résoudre ceux portant sur des runes. Monsieur Piedargile est irremplaçable.

—De toutes les façons, son successeur ne pourra pas me mettre des notes pires! Je n'ai eu que des FONTE, l'année dernière!

—Fonte, Eugénie? s'étonna Shin.

—Ah oui, tu ne sais pas! Vu que tu ne rentres pas en première année, tu vas manquer certaines explications. Je te la fais courte: le système de notes. Hé! Les petits, ouvrez vos oreilles! Bon. Fonte, c'est la note la plus nulle. Rien compris. Après, il y a Étain: vraiment pas terrible. Ensuite, c'est Bronze: tout juste correct. Il y a aussi Argent: c'est pas mal du tout. Et enfin, il y a Or: c'est super, tout est juste! En gros, rappelle-toi la valeur des cinq métaux.

—Je comprends.

—Personne n'a réussi à avoir «Or» dans l'étude des runes, l'année dernière. Personne sauf Sigrid et Hercule.

—Bravo! Je mange à une table exceptionnelle?

—La meilleure, affirma Umbelina.

—Au fait, tu nous as pas dit ton blase? s'exclama Eugénie en s'adressant au Japonais.

—Pardon?

—Ton nom de famille.

—Je ne peux pas le révéler.

Le refus suscita des réactions diverses autour de la table. De la curiosité mais aussi de l'inquiétude.

—Pourquoi?

—C'est secret, répondit le garçon avec un air sérieux.

—C'est une blague? Une plaisanterie?

—Un mystère.

—Un mystère?

Eugénie éclata de rire. Sigrid, Jacques et Umbelina l'imitèrent. Le Japonais, hébété, fit mine de ne pas comprendre. L'héritière de Beauxbâtons éclaira sa lanterne:

—Je ne te donne pas une semaine avant que Hercule ne trouve ton nom de famille. Pas une semaine!

—Bien moins que cela, ajouta Sigrid, observant le Belge.

Ses petites cellules grises carburaient à fond depuis qu'il avait fait le plein d'énergie, grâce à de succulents œufs brouillés, saupoudrés de truffes râpées. Il détaillait son voisin de table sous toutes les coutures, plongé dans sa mémoire à la recherche de la moindre information concernant le Japon, les Japonais. Les photographies de coupures de presse défilaient. Les dialogues échangés avec le garçon depuis la rencontre sur le quai du système de Transportation, à Paris. Il rassembla les éléments du puzzle et un nom s'imposa à lui.

—Vous êtes Shin Ishii, lâcha le Belge au creux de l'oreille de son voisin, une révélation suivie d'une œillade complice.

—Comment…?

—Il a trouvé? demanda Eugénie.

—Oui.

—Il m'épate, il m'épate! jubila-t-elle en faisant grincer sa chaise à force de faire des bonds de cabri.

—Quant au comment, mes amis, je vous le livrerai le jour où notre camarade japonais estimera cette information divulguable. Il y a d'autres mystères patronymiques qui me résistent davantage.

Il se mit à parler à voix plus basse:

—Notre directeur n'a pas mentionné le nom des trois élèves sans affectation du Sondeur. Je pense qu'il ne souhaitait pas vous mettre sous le feu des projecteurs et c'est tout à son honneur. Nous, nous savons que vous êtes les trois réunis à notre table. Déjà, le fait que le trio refusé soit ici, côte à côte, est étrange. 100% des refus à notre table. En soi, cela défie les lois des statistiques. Shin, vous êtes sorti sans avoir pu répondre aux questions, car le Sondeur estimait que vous étiez déjà dans une maison. Cela suit une certaine logique.

—Avec le recul, je suis d'accord, confirma l'intéressé.

—Vous, Émilie, j'imagine que votre handicap vous a empêché de produire les réponses aux cinq questions. Comme le Sondeur ne peut pas voir, il n'a pas pu les lire.

Émilie commenta d'un geste de sa baguette noire, aux anneaux irréguliers. La phrase formée surprit tout le monde.

«J'ai fourni une réponse sonore aux cinq questions.»

—Mais comment y êtes-vous parvenue puisque vous ne parlez pas?

«Un mystère à résoudre par le fameux Hercule Van Betavende!»

—Je vous ai dit qu'elle était forte! s'esclaffa Jacques, en se tapant sur le ventre.

—Hum… déglutit le Belge. Et vous, Noël, avez-vous répondu aux questions?

—Oui, Hercule. Il y a d'abord eu celle sur les couleurs, ensuite les lieux préférés, l'endroit où dormir, le choix entre les qualités et enfin le mot le plus important à nos yeux.

—Il s'agit bien du questionnaire habituel. Avez-vous choisi parmi les propositions ou avez-vous évoqué d'autres réponses, les vôtres?

—Non, j'ai choisi parmi les propositions du Sondeur. À chaque fois.

—A-t-il hésité avant de formuler une remarque? A-t-il marmonné ou précisé que ce serait compliqué, à accepter?

—Rien de tout cela. C'est ça qui est bizarre! Il m'a dit: je sais où t'envoyer. Pour toi, ce sera Aloysia. Il m'a ensuite dit de sortir. J'ai obéi et dehors, rien n'avait changé. Je me suis demandé s'il ne fallait pas que je rentre dans un autre isoloir, mais j'ai senti comme une force qui me poussait vers la sortie. Je crois que si j'avais lutté, j'aurais perdu.

—C'est très intéressant! Merci, Noël. Et vous, Émilie, après avoir répondu je ne sais par quelle magie, comment le Sondeur s'est-il comporté?

«Il m'a dit que j'étais facile à placer: Lonicera comblerait mes attentes.»

—Ce Sondeur est cinglé! Oh… Je vous prie de m'excuser pour ce langage inapproprié! se reprit Hercule, ce qui déclencha l'hilarité d'Eugénie.

—C'est quand même bien tordu, cette histoire, commenta Jacques. L'année dernière, il aurait pu déraper avec moi, le seul Cracmol. Eh bien non, c'est avec Hercule qu'il a été pris de folie.

—Ce que vous ignorez, mon cher colocataire, c'est que j'ai fourni mes propres suggestions aux cinq sempiternelles questions du Sondeur. Mon attitude, hors des sentiers balisés, peut justifier à elle seule ma sortie avec une tenue vierge. Mon interrogatoire de ces deux jeunes recrues avait pour objet de savoir si elles s'étaient livrées au même exercice de slalom entre les obstacles. Ce n'est pas le cas.

Sigrid prit la parole:

—Qu'est-ce que tu en conclus, Hercule?

—Rien de précis. Juste… L'erreur n'est pas due à un défaut d'enchantement initial. Je ne peux pas imaginer qu'il n'ait pas été pris au dépourvu une seule fois en six siècles d'existence. C'est un mystère total.

Le garçon se tut soudain. Les autres convives se firent un plaisir de renseigner les nouveaux. De temps à autre, le Nippon lorgnait du côté des professeurs et en apprenait un peu plus sur leurs identités. Il avait hâte d'entamer son apprentissage tout en redoutant les difficultés pour suivre. Son français était très insuffisant pour comprendre des conversations croisées et lui causait des tracas avec Hercule et Eugénie. Le premier parce qu'il utilisait un vocabulaire riche, élaboré, précis. La seconde parce qu'elle truffait ses phrases d'expressions populaires ou argotiques dont il n'avait pas la moindre notion. Perdu dans ses rêves, il ne fit pas attention à la question qui lui était adressée.

—Pardon?

—Nous faisions un tour de table des métiers envisagés par les uns et les autres.

—Oh! Excusez-moi. Ma concentration est… C'est difficile.

—Nous comprenons.

—Merci. Eh bien… J'aimerais devenir un avocat-poète sorcier. J'adore la poésie. Les haïkus japonais correspondent à la poésie française, mais ils suivent des règles très précises. Je suis aussi épris de justice.

—Vous nous ferez le plaisir de nous initier en cours de français. De la poésie magique, madame Bonnelangue va adorer, je vous le promets.

—Et vous, Hercule, quel métier sera le vôtre?

—Je serai Auror-Enquêteur.

—Si vous trouvez le criminel aussi vite que mon identité, les mages noirs vont avoir des soucis.

—Merci beaucoup, Shin.

Les regards convergèrent vers le tandem belgo-nippon.

—Quand vous aurez arrêté tous les criminels européens, vous pourrez venir au Japon.

—N'y a-t-il pas d'Aurors, au Japon? questionna Umbelina.

—Ce sont des Samaurors. Des samouraïs sorciers, très à l'aise avec le combat, mais inefficaces dès qu'il s'agit de mener une enquête et résoudre un crime sans… euh… témoin, répondit le garçon en lui adressant un clin d'œil. Ils ont des réflexes inouïs et maîtrisent les techniques guerrières. D'ailleurs, à propos de réflexes, comment avez-vous fait pour être plus rapide que les référents, Hercule?

—Quoi?! fit Eugénie en avalant une bouchée de gigot de la taille d'une tranche. Tu as fait quoi?

—Il a sorti sa baguette… euh… très vite.

—Comme ça!

Le Belge tendit le bras en avant et sa baguette de cèdre, dissimulée le long de son avant-bras, s'éjecta et atterrit dans la paume de sa main droite.

—Waouh! s'exclamèrent les enfants.

—Fais voir un peu ta manche, Hercule! demanda Jacques.

L'élève d'Urtica la releva et dévoila un système à ressort, s'armant et se déverrouillant comme une arbalète. La pression sur une languette métallique, à l'aide du majeur, accompagnée d'une torsion du poignet, éjectait sa précieuse baguette, scintillante comme au premier jour.

—Mais où as-tu trouvé cet attirail? Chez Cosme Acajor, à Paris?

—Absolument pas, Jacques. C'est Orby, notre elfe de maison, qui l'a confectionné d'après mes plans et mes indications.

—Tu sais qu'Elvira n'en voudra pas en club de duel junior.

—On s'en fiche, Sigrid! claironna Eugénie. Il va pouvoir dégommer cet imbécile de Rosier! La tête qu'il va faire, le moche à brillantine, quand il va se retrouver sur le derrière, stupéfixé à la vitesse de l'éclair.

Hercule savait que le rituel du duel sorcier, débutant officiellement en seconde année pour s'achever en quatrième, passant du niveau novice au niveau expert à partir de la cinquième année d'études, n'autorisait pas d'autres étapes que le salut, baguette en main, le demi-tour, l'éloignement mutuel de cinq pas, la volte-face, la mise en garde et l'exécution du sort. Dommage! Cependant, s'il connaissait des mésaventures similaires à celles vécues l'année précédente, il serait paré.

—C'est brillant, Hercule. Tu as réussi à glisser ce projet entre toutes tes occupations estivales. Sans qu'Eugénie ne s'en aperçoive!

Il se pencha vers Sigrid et chuchota:

—Eugénie était trop heureuse pour s'apercevoir de quoi que ce soit. Pensez-vous que nous pouvons lui demander comment s'est passé son mois d'août?

—Je lui demanderai lorsque nous serons seules dans nos chambres. Tu sais qu'elle peut changer d'humeur d'un coup lorsqu'on parle de son père.

—C'est vrai. Vous êtes toujours la voix de ma conscience.

—La voix, oui. À ce propos, tout à l'heure…

—Plus aucun transplanage. Nous préviendrons madame Bonnelangue qui saura mettre les formes si besoin.

—Oui, mais je voulais dire: tu as remarqué, ça s'est arrêté quand Eugénie s'est jetée à mon cou. J'ai l'impression que ce n'est pas la première fois. C'est comme si elle était…

—Un interrupteur électrique moldu.

—L'image est juste. Hercule… Que se passerait-il si elle était absente? Si cet été, j'avais… enfin…

—Mes parents auraient su quoi faire. Père, ce Legilimens incorrigible, aurait trouvé l'interrupteur.

—Oui…

La peur d'être et de mettre en danger se faisait forte entre ces murs séculaires. Les sources de dérèglement étaient nombreuses. Sans compter que le château jouait avec le feu.

Le repas toucha à sa fin avec l'arrivée des desserts où les macarons multicolores étaient mis à l'honneur. Shin fut aux anges. Il fallut juste surveiller Eugénie, toujours affamée. Cette fille était un gouffre sans fond. Noël repoussa les délices sucrés, incapable d'avaler une bouchée supplémentaire. Jacques interrogea Hercule sur sa relation avec Garrick Ollivander, en Angleterre. Devant l'incompréhension du Japonais, le Belge livra l'historique un peu compliqué pour obtenir sa baguette et ses découvertes sur leurs propriétés, consignées par écrit tout au long de l'année.

—Tiens! Tu vas pouvoir en rajouter trois à ta liste, Hercule! affirma Jacques. Shin, est-ce que l'on peut savoir de quel bois elle est faite, la tienne?

—C'est du Sakura. Le cerisier. Un bois noble, le préféré de nos sorciers.

—Et le cœur?

—Essayez de deviner, taquina le nouveau.

—Un défi? Hercule!

—Jacques, vous êtes bien plus calé que moi sur les animaux magiques.

—Merci. Bon! Je m'y colle. Est-ce une créature typiquement asiatique?

—Je le pense, confirma le garçon.

—Du poil de Gumiho?

—Non mais pas mal.

—Du liquide de Kappa?

—Non. On s'éloigne.

—Une créature terrestre… Oh je sais! Moustache de Zouwu.

—Bravo! Vous êtes très fort. Je ne connais pas les créatures magiques. C'est interdit, au Japon. Même à l'école. Leur étude n'est que théorique.

—Fichtre! Je ne pourrais pas vivre sans animaux.

—Maintenant que vous êtes lancé, Jacques, que pouvez-vous nous dire sur la baguette de votre sœur?

—Pas grand-chose! Émilie l'a fabriquée à l'aide d'un morceau d'aubépine noire et d'un couteau. C'est tout ce qu'elle a consenti à révéler.

Les autres tombèrent des nues. Émilie lançait des sorts informulés avec une baguette de son invention!

—J'imagine que le caractère secret demeura, lança Hercule à l'intention de la fillette.

Elle répondit de traits argentés:

«Mystère numéro deux.»

C'est à cette occasion que le Belge remarqua un curieux renflement au niveau du ventre de la benjamine. Chose plus curieuse, il eut la sensation que le ventre remuait. La cadette des Boulanger, bien que respirant la santé, bien nourrie dans une ferme, n'était pas ventrue à ce point. Une nouvelle énigme.

—Noël, je peux?

—Oui, Jacques.

Le petit maigrichon tendit sa possession de taille moyenne, une trentaine de centimètres, teintée d'un dégradé de gris clair à la pointe au foncé sur le manche, avec un orifice en forme d'anneau final, idéal pour la suspendre à un crochet. Quelques stries parcouraient les flancs, comme des griffures irrégulières. Jacques la soupesa, la tâta, la huma. Elle était assez rigide.

—C'est du noyer.

—Bien vu.

—Par contre, le cœur de la baguette, c'est… je ne sais pas.

—Puis-je essayer? demanda Shin.

Noël lui donna son autorisation. Le Japonais s'en empara, ferma les yeux et laissa les sensations l'envahir. Il se retrouva face au manuel des créatures magiques acheté au début de sa première année d'étude. L'ouvrage s'anima. Les pages tournèrent toutes seules jusqu'à ce que l'une d'elles retienne son attention.

—A-cro-men-tu-le. Qu'est-ce que c'est?

—Vous avez prononcé le nom sans savoir à quoi il correspond?

—Oui.

—C'est une araignée gigantesque ayant la capacité de raisonner et de parler.

—C'est… horrible!

—Elle est classée dans la catégorie des créatures mortelles.

—Il y a un liquide de mort dans la baguette.

—Venin d'Acromentule, avoua Noël. Tu es un sorcier voyant?

—À l'école Mahoutokoro, j'étais dans la maison qui… euh… les voyants y vont souvent.

Shin rendit le joli ouvrage à son propriétaire.

—Claire Obscur va vous adorer! déclara le Belge. Deux voyants à Beauxbâtons, elle sera sur un nuage.

Le Japonais écarquilla les yeux. Hercule éclaircit le doute:

—C'est une image. Elle va croire qu'elle rêve et non atteindre les nuages.

Le garçon fut rassuré, bien que l'école de sorcellerie française lui réserve encore de nombreuses surprises.

Armand se leva et prit la parole:

—Les enfants, il est tard. Nous avons reculé l'heure de verrouillage des pavillons d'une demi-heure. Cependant, il est temps d'y aller. Vraiment. Allez! Les premières années, suivez vos référents.

Puis, jetant un œil à ses côtés, posant une main sur l'épaule d'Abraham, il ajouta:

—Agathe, vous voulez bien…

—Naturellement.

Claire jaillit de sa place et courut se poster à l'entrée du restaurant. Quant à Elvira, elle se leva et fila droit sur la table d'Hercule et ses amis. Elle se contenta de dire:

—Jacques, Hercule, vous n'irez pas dans la chambre 42 comme l'année dernière. Attendez-moi devant le numéro 7, en compagnie de Shin!

—Bien, Professeur.

Elle fondit ensuite sur une autre tablée où Hercule crut remarquer un Casper Van Kriedt au visage fermé. Elle lui murmura quelques mots à l'oreille qui le firent réagir avec une moue dégoûtée, pour ne pas dire ulcérée. Enfin, Elvira termina par un groupe dans lequel figurait Rosier. Thibaldus sourit, ce qui était mauvais signe. Rien n'échappa à Hercule.

Quant à Shin, il eut du mal à se lever, alourdi par ses excès alimentaires. La vision féerique de la beauté lui donna du courage pour bomber le torse et se tenir debout. ELLE ne le vit pas, hélas! Ce n'était que partie remise. Il trouverait bien le moyen de savoir qui ELLE était et chercherait à comprendre la raison de sa présence dans ses songes.

Face à la vague générée par les centaines d'élèves convergeant vers la sortie, un embouteillage se créa et les amis furent séparés. Lorsque le Belge franchit le seuil du réfectoire, madame Obscur l'alpagua.

—Hercule, viens par ici! J'ai des révélations à te faire!