Sortilège 13: la mission des sciences

Le 18 septembre 1918, la matinée de l'ordre Urtica débutait par une alternative entre le travail à la bibliothèque et la leçon de vol sur balai. Le choix des érudits ou des ignares, selon les uns. Le choix des trouillards ou des valeureux, selon les autres. Tout dépendait de son camp.

Hercule, sujet au vertige, ne prisait aucun moyen de transport aérien. Shin avait eu tout loisir, durant les quatre semaines de traversée en bateau, d'écouter son père lui lister les dangers inhérents au vol sur balai: pas de selle, pas d'étriers, pas de rênes. Kikujirò s'était arrêté au comparatif avec les équidés. Pour lui, l'écriture d'une diatribe sur le Quidditch s'imposait, les médicomages devraient constituer des comités visant à supprimer ce sport barbare. Il suffisait que Shin narre, minute par minute, le déroulement d'un match, le fracas des Cognards, l'absence d'état d'âme des concurrents, pour que son diplomate de père frise la syncope. En suivant Hercule dans le couloir du pavillon et en franchissant la porte d'accès, le trio, complété par Jacques, ne s'attendait pas à tomber sur un Wilfried Laflèche très matinal et remonté comme un coucou. Hercule fut le plus surpris par l'apparition:

—Professeur?

—Vous trois, suivez-moi!

—Monsieur, nous allions à la biblioth…

—Changez vos plans complotistes, Van Betavende!

La réplique cloua le bec au Belge. Ils prirent la direction opposée au château, mettant le cap au sud. Wilfried bifurqua vers le terrain de Quidditch, désert. Il n'était que sept heures du matin. L'air était frais, sans excès. L'humidité, consécutive à la rosée, était modérée. Le ciel était limpide, à quelques nuages orangés près. Le soleil se levait dans trente minutes, même si les montagnes retardaient l'apparition de l'astre solaire.

L'adulte livra une explication:

—Je vous veux en cours particulier. Un petit quart d'heure.

—Professeur, objecta Hercule, je ne…

—Pas vous, Van Betavende! Ni vous, Boulanger! Gradins, tous les deux! Quant à toi, mon gaillard, tu imaginais que je ne me renseignerais pas sur ton compte? Dès que j'ai su que nous aurions un élève japonais, que j'ai connu ton identité, j'ai mené ma petite enquête. Toshiro Takada, tu connais?

Shin baissa les yeux et se trouva une passion pour ses souliers.

—Je connais, Professeur.

—Joli. Dans quel club de Quidditch joue-t-il?

Il savait.

—Les Diables de Narbonne. Il termine sa carrière au poste de batteur et il est pressenti pour passer entraîneur des Vampires de Perpignan, en division nationale. Je crois savoir qu'il dispose même d'un plan de secours avec les Bourdons de Bayonne.

—Calé, en plus. J'adore! Tu connais le point commun entre Toshiro et moi?

—Non, Monsieur.

—L'Armagnac des Forges Volcaniques et le Kappasaké!

Wilfried explosa de rire. Il stoppa son amusement d'un coup, s'empara d'un Friselune 1901, d'un casque, d'un plastron et d'une paire de gants. Il tendit l'attirail au Japonais.

—Enfile ces protections! Alors, comme ça, Grand-Papa était batteur dans l'équipe nationale dans les années 1850!

—Oui, Monsieur. Mais je ne dois pas…

—… M'en fiche! J'ai dû prendre deux cuites avec Toshiro pour qu'il fasse jouer ses relations, mon bonhomme. Et crois-moi, dès qu'il s'agit de boire, notre camarade est aussi intraitable qu'à la Coupe du Monde de Quidditch. Alors…

Ishii-San junior était acculé. Toshiro Takada avait volé avec Shen Mikoyama, leur professeur de balai et de Quidditch. Il était impossible que le maître n'ait pas partagé ses espoirs placés dans le jeune Shin avec son vieux complice.

Monsieur Laflèche lui avait tendu le matériel dévolu au gardien des trois cercles. Il savait, c'était une certitude.

Il lui confia un seul mot:

—Akasofu.

—Oui, Monsieur. Il s'agit du nom de ma mère.

—Le patronyme d'une longue lignée de gardiens des trois cercles. Notre directeur m'a dit que ton aïeul est une légende, au Japon.

—C'est la vérité, Monsieur.

—Mon gars, tu enfiles tes protections, tu grimpes sur ce balai et je te bombarde de Souafle pendant quinze minutes. J'aurai ma baguette pour la récupération de la balle. À toi de jouer!

—Mon père refuse que je monte sur un balai, Professeur.

—Ce qui se passe à Beauxbâtons, ne sort pas de cette académie. Exécution.

Shin obtempéra tandis que Wilfried indiquait les gradins du doigt aux deux autres élèves. La mort dans l'âme, Shin enfourcha sa monture et s'éleva dans les airs avec aisance et grâce.

—Waouh! Il maîtrise son balai, remarqua Jacques.

—Un modèle qu'il n'a jamais utilisé, souligna Hercule. Je ne crois pas que le Friselune soit exporté dans des contrées aussi lointaines que le Japon. Sa production est trop confidentielle. De plus, celui-ci…

—… est peint aux couleurs d'Aloysia. Je parie…

—… qu'il s'agit de celui du professeur Laflèche, un exemplaire que je soupçonne d'avoir été trafiqué par notre sportif référent, afin d'augmenter ses capacités.

Wilfried effectua une boucle pour prendre de l'élan et envoya une balle simple, au centre. Le gardien la repoussa d'une pichenette. L'enseignant agita sa baguette et le Souafle revint entre les doigts de sa main gauche. Il fonça droit vers son objectif, piqua vers le sol, remonta en cabrant d'un coup sec et lança le projectile vers le cercle inférieur. Shin s'interposa, bloqua l'angle et éjecta la balle vers le camp opposé. Après une nouvelle récupération, l'adversaire choisit de se présenter par le côté gauche de l'en-but. Sa trajectoire ondula de haut en bas, comme s'il hésitait entre les trois cercles. Le défenseur stationnait dans l'entre-deux.

À quelques mètres du but, Wilfried tira de la main droite vers le cercle inférieur, l'ouverture avec le meilleur angle. D'une torsion du poignet, il imprima un effet lifté au Souafle qui remonta en flèche vers le cercle supérieur. Le gardien, penché en avant et sur le point de plonger, fit reculer son balai dont la queue, relevée, effleura assez la balle traîtresse pour la dévier de sa trajectoire.

—Oh! s'exclama Hercule.

—On peut faire ça, avec un balai? s'étonna son compagnon spectateur.

—Je l'ignorais. Je poserai la question à Umbelina, mais j'étais persuadé qu'un balai n'avait pas de marche arrière, contrairement aux automobiles moldues.

—Il est doué! Non mais regarde! Il anticipe les actions du professeur! Même les balles avec des effets, il les stoppe. Le poursuiveur n'arrive pas à en rentrer uneseule! Ah si! Ça y est! Il a réussi à en glisser une masquée dans son dos.

—Il reste à voir comment il se comportera dans un match, avec les Cognards et les passes entre poursuiveurs, mais Shin semble incarner une sérieuse alternative au titulaire d'Urtica, Juan Garcia. Bon sang! Quelle acrobatie! Il a sauté de son balai en plein looping et l'a rattrapé en descendant!

—Ce n'est pas cette année que les lits de l'infirmerie resteront vides! blagua le Cracmol. Ton record de blessures va être battu, Hercule.

Jacques lui balança une grande bourrade dans le dos en rigolant comme un perdu. Le Belge manqua de s'étouffer.

La séance de test toucha à sa fin. Élève et professeur regagnèrent le gazon. Wilfried fut dithyrambique:

—Ça, c'est ce que j'appelle du Quidditch! Tu es le digne héritier des Akasofu, mon petit! Ça fait tellement plaisir à voir!

—Merci, Professeur. Mais mon père…

—Oui, oui, je sais. Écoute-moi avec attention! Ton père doit comprendre que le Quidditch est un sport de sorciers, pas une activité de Moldus. Tu es né avec des facultés qui te rendent différent de lui. Pas supérieur mais différent. Voler sur un balai, c'est une activité qui lui est interdite. Même un Cracmol ne le peut pas. Ton camarade Hercule, comme des tas d'autres sorciers, est le parfait exemple que le statut magique n'est pas une garantie absolue pour savoir utiliser un balai. Il en est de même pour le transplanage, les potions, les sortilèges, la métamorphose. On a tous des points forts et des faiblesses. Ton père a peur. Une trouille panique, indescriptible, incontrôlable parce que tu es tout ce qui lui reste. Cependant, je peux t'assurer que ton physique élancé, ton agilité sur le balai, ta connaissance du jeu, des tactiques, te mettent davantage à l'abri que tes capacités en Défense contre les Forces du Mal. Tu risques bien plus dans le cours de madame de Bazincourt ou celui de madame Fordecafé que dans le mien. C'est ce que tu dois faire: exploiter tes forces et c'est ce que ton père, même si sa peur de te perdre est légitime, doit admettre.

—Oui, Professeur.

—Tu es doué et crois-moi, en tant que référent Aloysia, incorrigible supporter de mon ordre, ça me coûte de l'avouer! Je crois que les bleus et les rouges ont du souci à se faire. Alors, après ton petit-déjeuner, ne file pas à la bibliothèque, mais viens au cours de vol sur balai. Les trois ordres seront réunis et je veux voir l'inquiétude se lire sur les visages de certains. Fais-moi ce plaisir!

Le garçon ne sut comment son adhésion fut emportée avec une telle aisance et lâcha:

—Entendu, Monsieur.

—Parfait. Bon appétit et bonne journée, Messieurs.

Il les abandonna et alla ranger le matériel. Le Japonais se lamenta:

—Comment vais-je expliquer cela à Père?

—T'as qu'à rien lui dire, proposa Jacques.

—Je ne lui ai jamais caché la vérité.

La phrase résonna dans les petites cellules grises du Belge. Leur camarade ne transigeait pas sur la transparence, comme lui.

Tandis que le trio se dirigeait vers le château, Hercule se retourna et aperçut Wilfried se dirigeant vers la Cabane Enchantée. Il déposa deux rouleaux de parchemin dans son casier à courrier. C'était la première fois qu'il le voyait se servir du service postal.

La cloche venait de sonner dix heures et les élèves de deuxième année de l'ordre Urtica étaient assis dans la salle de classe du premier étage, dans l'aile droite du château, juste au-dessus du réfectoire et des cuisines. Hercule, immobile, rêvassait, les narines flattées par d'exquis fumets échappés du rez-de-chaussée, embaumant la pièce. Monsieur Racine, en charge de l'enseignement des sciences, venait de s'asseoir à son bureau. Le cinquantenaire avait une drôle d'allure. Avec ses yeux gris, son abondante chevelure brune, ondulée sans un cheveu blanc, sa fine moustache ébène, ses petites lunettes cerclées d'argent, il passait pour un homme très séduisant. Ce physique de dandy avenant ne cadrait toutefois pas du tout avec son style vestimentaire débraillé à la robe sorcière marron douteux, rapiécée, pleine d'accros et ses gros godillots crottés, dignes d'un paysan sortant d'un champ labouré.

—Bonjour, bonjour! Je crois inutile de me présenter, car nous avons déjà passé une année ensemble sauf pour notre nouvel arrivant du Japon à qui je souhaite la bienvenue.

Il marqua une courte pause et reprit:

—L'Académie magique de Beauxbâtons est la seule école sorcière au monde comportant l'enseignement des sciences. Ce n'est pas un hasard. La France a compté dans ses rangs et compte toujours, des scientifiques de renom.

—Des Moldus! brailla Rosier.

—Vous avez raison, Rosier. Des Moldus. Leurs progrès flagrants augmentent chaque jour et époustouflent le monde. Rien que pour cette raison, Beauxbâtons n'abandonnera pas ces disciplines. Le ministère des Affaires Magiques français surveille de très près les travaux des Moldus, car certaines avancées pourraient être profitables au monde sorcier et d'autres pourraient s'avérer dangereuses pour tous.

Il fit plusieurs mouvements de la bouche, ouvrit une gourde, avala un trait de liquide et referma le contenant avant de poursuivre:

—Comme j'aime le répéter, il y a des sciences dans la magie et de la magie dans les sciences. Je suis chargé de vous apprendre les mathématiques, la physique, la chimie, de vous enseigner les passerelles entre les mondes, d'utiliser la magie dans les sciences. Cependant, cette année, je dois entamer ce premier cours par une mise en garde officielle venue du Ministère.

Les élèves, interloqués, se dévisagèrent. Ces avertissements s'exprimaient toujours par la voix d'Armand, lors de discours prononcés dans le restaurant. Pourquoi faire une exception?

—La voici: «Les récents travaux, suivis de publications, du Moldu Albert Einstein, à propos de la relativité générale et de ses implications sur le déroulement du temps, ont, hélas, donné des idées néfastes à certains sorciers. Le Ministère sait, de source sûre, que des personnages aux intentions noires, se livrent à des travaux pour créer des objets capables d'agir… sur le temps. Le Ministère tient à vous avertir que toute manipulation temporelle, quelle que soit sa nature, peut avoir des conséquences effroyables sur les deux mondes, moldu et sorcier. Toute personne tentant de manœuvrer la chronologie universelle à sa guise serait coupable de crime et jugé devant le Tribunal Administragique. Toute personne, ayant connaissance de tels agissements, serait reconnue de complicité et jugée de la même manière.» Il s'agit du décret 1918-37.

Jean Racine se désaltéra un peu et ajouta:

—En résumé, le Ministère vous dit que c'est mal de jouer avec le temps. Voilà! Le message est passé. Maintenant, nous allons lister les différents sujets qui seront abordés cette année. Il est possible que j'en rajoute, car les Moldus font preuve d'une ingéniosité débordante.

Rosier, excédé, tapa du poing sur son bureau et s'écria:

—Il y en a marre, des Moldus! Ils n'ont qu'à s'entre-tuer puisqu'ils sont si malins.

Monsieur Racine ne lui accorda aucun crédit, même pas un regard et poursuivit:

—Avant de vous dévoiler le programme de l'année, abordons les notions de «constantes» et de «variables».

Jacques leva la main:

—Oui?

—Pouvez-vous nous donner un exemple?

—Bien sûr. Une constante est une valeur connue par avance et admise par tous. Rosier tente de perturber le cours dès qu'il est fait mention des Moldus, c'est une constante.

Amorce de rires dans la classe, hormis autour de l'intéressé.

—Une variable dépend des conditions à définir. Variable sera la punition qu'il recevra à l'issue de ce cours. Elle sera influencée par mon imaginaire, par ma fatigue, par son attitude entêtée ou non durant ces deux heures, par l'implication ou non de notre concierge dans cette énième perturbation, par la parution d'un décret ministériel autorisant l'Endoloris sur les élèves récalcitrants, etc.

—La constante est connue et la variable dépend de nombreuses inconnues.

—Oui, c'est un bon résumé, Boulanger. Dans certains cas complexes, nous allons avoir de nombreuses variables. Dans des cas plus simples, le nombre d'inconnues sera restreint. En fait, chaque jour, votre vie se déroule avec des constantes et des variables. Ce sont des termes que vous retrouverez dans d'autres domaines. Pouvez-vous m'en citer un?

Personne n'osa lever la main, hormis le jeune Belge.

—La médicomagie, Monsieur.

—Développez.

—On parle des constantes d'un malade comme le rythme du cœur ou la pression dans les artères. On estime les constantes stables à 80 pulsations à la minute et une tension à 12 /7.

—Exact! Ce sont des valeurs de référence admises par la majorité. Connaissez-vous d'autres constantes, Van Betavende?

—Pi, Monsieur.

—Doublement exact.

—La vitesse de la lumière, ajouta Hercule, songeant à la prophétie ultime.

—Triple bonne réponse. Un OR pour Van Betavende.

Rosier lâcha un nom d'oiseau qui arracha un sourire à Casper, assis au fond, à ses côtés. Il n'échappa pas à monsieur Racine qui agita sa baguette en douce. Son action réactiva les précipitations végétales du nuage attaché au suprémaciste.

En pleine réflexion intérieure –il ne cessait de ressasser sa formule magique injectant du temps aux objets ou aux humains, se demandant si elle entrait dans le champ d'application du décret ministériel 1918-37–, Hercule était loin d'imaginer à quel point son amie Umbeijo se morfondait en cours d'Occlumancie, nostalgique des heures précédentes avec monsieur Laflèche et tous les élèves de deuxième année. Alors que Delplanque et ses amis de Lonicera se réjouissaient des idées de la Portugaise pour vaincre au Quidditch, voilà qu'Urtica s'était dégoté un prétendant au poste de gardien! Le Japonais les avait bluffés. La stratégie de Lonicera –marquer des points jusqu'à rendre la capture du Vif d'Or stérile–, mise en place pour vaincre Aloysia dont le «portier» n'était pas un foudre de guerre, allait devoir être déployée pour se débarrasser d'Urtica. Or, avec un rempart de la trempe du Japonais, la tâche serait ardue. Seul l'attrapeur ferait la différence.

Umbelina comptait les minutes la séparant du club de sciences, son autre source de récréation. Elvira remarqua son manque de concentration sur la tâche précise consistant à opposer la vision d'un mur de briques à son adversaire. La Portugaise se redressa aussitôt et activa sa barrière mentale, accompagnée d'un geste de sa baguette.

Le club de sciences avait lieu tous les mercredis de 12h00 à 14h00. Elle ignorait que dans le même intervalle de temps, Sigrid et Eugénie, assises sur des tapis dans l'observatoire, subissaient un feu nourri de questions de madame Obscur, comme leurs autres camarades d'Aloysia. Claire était en forme et de bonne humeur pour ce premier cours. Cependant, la déception éprouvée en constatant qu'aucun Don ne s'était révélé durant les vacances d'été, aurait tôt fait de la rattraper. Elle avait proposé de commencer en douceur avec une révision sur l'interprétation du marc de café –de la marque Obscur–dans une tasse. Ne laissant pas place au hasard, elle avait concocté une figure imposée et l'avait recopiée dans chaque coupe. Ainsi, les élèves partaient à égalité.

Le premier travail consistait à identifier la forme en positionnant correctement la tasse. La tâche n'était pas facilitée pour les éventuels copieurs, car elle avait jeté son dévolu sur des récipients blancs sans nuance, dépourvus d'anses, sans repère physique. Une fois la figure en place identifiée dans le manuel, la Devineresse voulait une interprétation qui la concerne.

La mission se compliquait et nul étudiant ne se sentait capable d'émettre des hypothèses sur leur enseignante. Eugénie, distraite comme à son habitude, furetait du regard dans tout l'observatoire lorsqu'elle remarqua un objet inédit. Il s'agissait d'un coffret de bois brun, sans fioritures, assez petit, guère plus de quinze centimètres au plus large. Il était posé à côté de la besace bariolée où Claire fourrait, pêle-mêle, sa baguette, son parfum, son inutile brosse à cheveux, un serre-tête, une lime à ongles, des sachets de son infâme tisane à la cardamome et tout un bric-à-brac superflu et donc indispensable.

—Eh… murmura Eugénie, en donnant un léger coup de coude à sa copine. Zieute sur le bureau.

—Quoi?

—La boîte en bois.

—Eh bien?

—C'est nouveau.

—Possible, oui. C'est un coffret à bijoux.

—Tu as déjà vu Obscur avec des bagues, des bracelets, des colliers ou des boucles d'oreilles?

La remarque d'Eugénie fit mouche. La cinquantenaire s'estimait assez belle pour se passer d'artifices. En dépit de son allure vestimentaire de gitane, elle ne se couvrait pas de breloques.

—Non. À part sa vieille chevalière avec un grenat, qu'elle porte au majeur droit, je ne vois rien d'autre.

—Je te parie que ce coffret ne contient pas de bijoux.

—Sa fortune, alors? Elle est riche.

—Pourquoi prendre le risque de transporter de l'or alors qu'une banque est mille fois plus sécurisée? Pour empêcher un vol, il n'y a pas plus sûr que Pasdelazare, à part la bourse de mon père.

La blague fit sourire la petite maigrichonne et éclaira son visage creusé. Eugénie avait un sens de la répartie de plus en plus affûté.

—C'est juste. Que peut-elle dissimuler?

La voix de Claire se fit entendre:

—On travaille en silence! Il ne vous reste plus que trente minutes avant de me rendre votre voyance.

—Zut! ronchonna Eugénie. J'ai renversé le marc de ma tasse.

Sigrid dut appliquer sa main sur sa bouche pour ne pas libérer un rire sonore. Elle se força à respirer pour recouvrir son calme. Puis, à l'aide de ses doigts, elle indiqua les chiffres de la page à consulter dans le manuel. Eugénie fit défiler les feuilles et tomba sur la figure, accompagnée de la légende suivante: «Fait référence à un événement, fondamental dans la construction du consultant.»

La bouche de la jeune fille laissa échapper un bruit de pet prolongé, trahissant sa perplexité. Cette fois, Sigrid ne put se contenir, tout comme le reste de la classe.

Le cours de monsieur Racine avait passionné Hercule. Le professeur leur avait parlé des probabilités, une branche des mathématiques régissant le hasard, la survenance d'événements. Sans entrer dans les détails –il prônait une reprise des cours par touches légères–, Jean tenait à leur faire entrevoir une dose de magie dans les chiffres et des chiffres dans la magie. Il était d'autant plus clair aux yeux du Belge, qu'il n'hésitait jamais à illustrer par l'exemple, quitte à user de sa baguette pour dessiner des schémas lumineux dans l'espace.

Pour Shin, le cours, au vocabulaire technique, mettait à mal son français insuffisant. Par chance, il captait quelques bribes grâce aux interventions de l'indésirable Rosier.

Alors que l'adulte mentionnait un énième Moldu pour ses travaux scientifiques, Thibaldus ouvrit sa bouche à égout pour déverser ses immondices:

—La probabilité pour que les Moldus crèvent tous quand je serai ministre de la Magie, est totale.

L'enseignant avait effacé ses dessins illustrant les concepts compliqués et avait posé sa baguette. Puis, debout, calé contre son bureau, bras croisés, il avait fixé le perturbateur de son regard acier:

—Pour la dernière fois, Rosier, je vous demande de mettre fin à vos insinuations barbares et de cesser de m'interrompre. Pour votre information, sachez que je suis Né-Moldu.

Rosier pâlit, de peur ou de dégoût. Il pressentit un retour de bâton douloureux. L'adulte s'adressa à la classe pour vérifier si les concepts abordés avaient été compris.

—Si je lance un dé à six faces, quelle est la probabilité que je fasse un «quatre»? Van Betavende?

—Une chance sur six.

—Bien. Et quel est le pourcentage de chance pour que Rosier écope d'une punition exemplaire?

—Je dirais… 100%.

—Exact. Rosier, je vais vous offrir une chance d'échapper au pire. Levez-vous!

L'Urticant maigrichon se redressa.

—Venez ici! Allez! Pressez-vous!

Il s'exécuta. Le professeur fouilla dans un tiroir du bureau et en retira un dé à six faces des plus classiques. Il énonça:

—Si vous faites un plus gros score que moi, vous échapperez à la punition. Si vous perdez, en plus de ce magnifique nuage saupoudrant des pétales, votre front s'ornera de la mention «ministre des Guignols» pendant un mois et vous serez de corvée de nettoyage des latrines du château durant le même temps, en lieu et place des elfes de maison.

Rosier crut s'en tirer à bon compte quand Jean ajouta:

—Vous écrirez une lettre d'excuse à l'attention de mes parents qui furent enseignants au prestigieux Collège de France.

L'élève crut être crucifié. Écrire à des Moldus! La honte suprême!

—Allez-y! Lancez! En cas d'égalité, nous rejouons.

Rosier jeta le dé sur le bureau. Il s'arrêta sur le six. Il exulta, sur le point de parader comme un paon. Le professeur montra le résultat du jet à la classe:

—Un six. Combien ai-je de chances de faire mieux?

—Aucune, Professeur, coupa Jacques.

—Oui.

Il lança à son tour et réalisa un six. Il le ramassa et l'exhiba:

—Égalité.

Il rendit le dé à Rosier. Hercule ne perdait pas une miette. La tension grimpa d'un cran.

—À vous!

L'élève reprit le cube et effectua son lancer. Le professeur trembla en s'en emparant et en prenant la classe à témoin:

—Cinq. Rosier a une veine incroyable. Quelle chance ai-je de le battre?

—Une sur six, reprit Jacques.

—Tout à fait. Et en pourcentage?

—Un peu moins de 17%.

—Doublement exact. Un autre jour, nous parlerons de la loi des séries, illustrée par la chance insolente de votre camarade. À moi!

Il lança son dé. Rosier se décomposa. Jean montra la raison de cette grise mine.

—Six. Vous avez échoué.

Le Belge se réjouit et il ne fut pas le seul à manifester sa joie. Si ses sens aiguisés ne le trompaient pas, il avait une raison de plus de s'amuser.

Le cours prit fin sur cet intermède théâtral. Les enfants quittèrent la pièce pour se rendre au réfectoire. Shin, sur le pas de la porte, nota qu'Hercule ne bronchait pas. Il n'y accorda pas plus d'attention et suivit l'immense Jacques jusqu'au restaurant. Monsieur Racine leva un sourcil et s'aperçut de la présence du petit Belge. Il s'étonna:

—Un problème, Van Betavende?

—Non, Monsieur. Je voulais juste vous remercier pour cette leçon, les thèmes abordés. Je loue votre habileté, votre dextérité. La substitution était imperceptible.

Jean sourit et dodelina de la tête, comme s'il approuvait. Il plongea la main dans sa tenue et extirpa deux dés identiques. Il les tendit et le garçon les prit. Il les examina et les soupesa.

—Celui-ci est pipé. Les différences sont à peine notables. Il faut de l'entraînement pour produire l'escamotage. Bravo, Monsieur! Bien joué, ajouta-t-il en lui adressant un clin d'œil.

—Merci. Rosier m'exaspère.

—Il produit cet effet sur la plupart d'entre nous. Cette obsession à vouloir détruire les Moldus.

—Oui… oui!

—Vos parents étaient enseignants au Collège de France? C'est l'établissement de l'excellence.

—Oh oui! Je suis désolé, je dois partir. Le club des sciences débute dans l'amphithéâtre Flamel.

—Dans ce cas, je vous accompagne, Monsieur.

—Vous m'accompagnez?

Les yeux de Jean semblaient vouloir sortir de leurs orbites. Sa sacoche de cuir glissa de ses doigts.

—Mon amie Umbelina m'a convaincu de vous rejoindre. J'ai mille et une questions.

—Merveilleux! Je me réjouis de vous compter parmi les membres de mon petit club.

Il se pencha vers l'élève et lui confia:

—J'en suis très fier. Vous êtes l'un des plus doués en sciences.

—Merci, Monsieur. Pour le déjeuner, comment…

—Vous verrez. Venez, allons-y!

Le jeune, chapeauté par l'enseignant, quitta la classe. À quelques étages au-dessus de leurs têtes se jouait une truculente partie d'espionnage.

Tapi derrière la porte de l'observatoire, le duo féminin d'Aloysia se livrait à son activité favorite: la récolte d'informations. Les apprenties Mata-Hari avaient attendu la sortie des élèves de leur promotion, partis au restaurant. Puis, elles avaient rebroussé chemin. Claire Obscur leur tournait le dos, mais masquait son activité.

—Ah! Ça y est! murmura Eugénie.

Claire tapota sur le coffret. Deux coups sur le couvercle, trois sur le flanc gauche, quatre sur le droit. Elle marmonna une phrase à la terminaison rimant en «um». Un déclic se produisit. Elle jeta un œil aux alentours et s'installa sur l'angle du bureau. Elle bascula le couvercle et le coffre s'agrandit d'un coup d'une cinquantaine de centimètres de part et d'autre.

—Tu as vu ça?

—Je parie que c'est signé Delacour, Eugénie. Qu'est-ce que c'est, cette lueur?

—Je ne sais pas.

Le coffre s'agita et ne cessa de se déplier, jusqu'à étaler de multiples présentoirs. Ils n'étaient remplis qu'à hauteur de 20% et comportaient une bonne centaine d'emplacements. Elle s'empara des contenants et les dispatcha dans une zone libre, comme si elle effectuait un tri. Une fois son manège achevé, elle referma le coffre qui reprit sa taille d'origine et le recouvrit d'un carré d'étoffe tiré de sa besace. Tout disparut. Puis, elle se décida à descendre au restaurant. Les filles se dissimulèrent dans un recoin. Une fois la voie libre, elles se faufilèrent à l'intérieur et découvrirent l'objet secret. Elles l'auscultèrent.

—Là! L'inscription A.D, avec la couronne.

—Forcément. Tu as vu le nombre de fioles? Une vingtaine. Tout ça dans l'été.

—Elle cache ses prophéties dans un coffret à extension, sous une nouvelle cape de dissimulation. Elle ignore toujours où se trouvent les autres prophéties.

—C'est dans le gros coffre des lunettes astronomiques, là?

—Oui.

—Pourquoi je ne me souviens pas d'y être allée? enragea Eugénie.

—Tu as dû te faire oublietter, il n'y a pas d'autre explication.

—Tu as raison, Sigrid. J'ai dû y aller, piquer la prophétie bleue et me faire prendre au retour.

—Je le pense. As-tu remarqué?

—Quoi?

—Toutes ses nouvelles prophéties sont de couleur rouge. Aucune n'est bleue. Cela exclut un changement récent ou permanent de sa voyance. C'est plutôt comme l'expression d'un nouveau pouvoir ou d'une portée différente. Comme une prophétie pour un autre monde si la Terre disparaît en 2061. Tu comprends?

—Ouais, je pige.

Elles tentèrent de reproduire la séquence d'ouverture du coffre mais, sans la formule magique, la production des Delacour résista à toutes leurs tentatives. La mort dans l'âme, elles recouvrirent l'objet avec la cape et s'éclipsèrent. Elles se ruèrent sur le restaurant où Hercule et Umbelina brillaient par leur absence. Eugénie fulmina, pour changer.

L'amphithéâtre Flamel était surdimensionné pour accueillir les membres du modeste club des sciences, animé par monsieur Racine. Cependant, il se livrait parfois à des animations lumineuses occupant un grand volume et il pouvait contrôler l'intensité de l'éclairage fourni par les Feux Éternels. Les enfants se massaient au tout premier rang afin de préserver un caractère intimiste à la réunion. Outre Hercule et Umbelina, les fidèles comptaient une majorité de Lonicera avec Jo Alonzo, Rosa Fuchs, Ombeline Dupré et Louis Delplanque, le capitaine de l'équipe de Quidditch, prodige de chimie, de potions et de médicomagie. Charlotte Valembreuse, d'Urtica, était aussi une habituée, tout comme Victor Angerville, un Belge originaire de Charleroi, étudiant en CHASSE-Médico. La porte de l'amphithéâtre se referma avec l'apparition d'Émilie Boulanger. Hercule lui adressa un signe afin qu'elle vienne s'installer à ses côtés. Elle le gratifia d'un large sourire.

—Eh bien! Deux nouveaux membres au club, je m'en réjouis d'avance. Alors, aux deux arrivants, j'explique ce qui se passe dans nos séances du mercredi. Je suis avant tout disponible pour vous aider à accomplir vos devoirs, vous réexpliquer nos leçons, même si l'idée de votre incompréhension me paraît farfelue!

Il lâcha un petit rire de sympathie pour sa propre boutade.

—Pour commencer, déjeunons!

Des plateaux vides apparurent sur les pupitres des élèves. Jean agita sa baguette et un immense parchemin apparut, flottant au-dessus de sa tête. Il comportait le menu de tous les mets disponibles en cuisine. Les habitués sortirent leurs baguettes et pointèrent les items à leurs goûts. Un geste rapide, une étincelle touchant le parchemin et le plat désiré jaillissait du menu jusqu'au plateau. Il fallait également réclamer les couverts, les boissons, le pain et les condiments.

—Oh! J'allais oublier! Visez l'élément et prononcez «Dentiobstructo».

La formule amusa Hercule: obstruer les dents, selon une traduction latine approximative.

—Visez judicieusement. Car un plateau rempli, doit être fini!

Peu à peu, tout fut garni et le repas put débuter.

—Vous pouvez, entre deux bouchées, poser les questions de votre choix. Hercule, peut-être?

—Eh bien, Professeur, j'aimerais revenir sur le message du Ministère que vous nous avez transmis.

—Les dangers des voyages dans le temps et toute manipulation s'y rapportant. Je vous écoute.

—Est-ce une fausse idée de ma part si je vous ai senti disons… peu convaincu par la position officielle du Ministère?

—Ah! Ah! Vous méritez votre réputation!

—Laquelle, Monsieur?

—Celle d'un fin observateur. Oui. Vous avez fait preuve d'attention, sur ce coup-là. Avez-vous connaissance d'écrits, de romans moldus?

—Certainement, Monsieur.

—Le nom de H.G Wells vous est-il familier?

—Un auteur d'histoires fantastiques. La machine à explorer le temps, l'un de ses grands succès.

Les autres membres furent assez surpris des connaissances du Belge, hormis Umbelina.

—C'est l'ouvrage de référence. Pour ceux de vos camarades qui ignorent l'intrigue de cette aventure, un savant invente une machine qui lui permet de voyager dans le temps. L'auteur y expose ses théories et surtout, sa vision du temps. Elle est linéaire. Je vous montre.

Jean agita sa baguette et traça une ligne verte lumineuse dans l'air.

—Supposons que cette croix au centre, nommée A, représente l'instant présent, Aujourd'hui.

Il écrivit dans l'espace comme s'il tenait une plume et de l'encre.

—Imaginons que vous remontiez avant. Cela se nommera P comme Passé. Une date à proposer?

—Le 15 août 1769! rugit Rosa, enthousiaste.

—Une raison particulière, Fuchs?

—C'est la date de naissance de Napoléon Bonaparte.

—Hum! Bien. Vous partez d'aujourd'hui et remontez jusqu'à la naissance de Bonaparte.

Il décrivit un arc de cercle rouge en partant du point A au point P et inscrivit un sens.

—Vous décidez d'agir, en connaissance de l'histoire écoulée, de changer le futur. Allez, Fuchs, faites-vous plaisir, vous en mourez d'envie!

—Je trucide le bébé Napoléon! Je l'élimine, je le pulvérise, je le disperse! Plus de Napoléon, plus de dictateur en France, des centaines de milliers de vies épargnées. Zi-gou-illé!

—Une intention louable. Notre amie Fuchs lance un sortilège impardonnable ou use d'un poignard effilé ou d'une corde de piano ou tout autre outil de son choix. Selon vous, Le futur sera changé. Selon moi, Votre futur sera changé. Uniquement le vôtre.

—Comment?

—Vous venez de commettre la suppression du futur dictateur. Que faites-vous, à présent?

—Je prends la machine et je reviens à mon point de départ. La croix A sur votre ligne.

—D'accord. Selon Wells et selon le ministère de la Magie, le temps est une ligne unique pour tous, donc le futur est modifié. Imaginez que votre action ait sauvé disons… un million d'hommes. Imaginez que cette génération perdue ait engendré cinq millions d'êtres vivants en plus, générant eux aussi autant, soit vingt-cinq millions et que ces vingt-cinq millions en aient donné cinq fois plus. L'Europe compterait, de nos jours, cent cinquante-cinq millions d'habitants en plus. Aurait-elle les moyens de les nourrir, les habiller, les loger?

Fuchs se redressa, à deux doigts de grimper sur son pupitre:

—Vous justifiez le massacre?

—Je ne justifie rien si ce n'est le voyage dans le temps sous le jour de la simple observation. Cependant, je ne vois pas le temps comme la simple ligne dessinée ici. Pour moi, lorsque vous allez dans le passé, si vous… euh…

—Zigouiller, occire, supprimer.

—Si vous faites cela, vous créez une nouvelle ligne qui part de votre acte.

Il traça une diagonale bleue partant de la croix P comme Passé, allant d'abord vers le haut et suivant ensuite la première, en parallèle.

—En effet, si la machine est prévue pour revenir exactement d'où vous êtes partie, elle vous ramène sur la croix Aujourd'hui de la ligne verte.

Il désigna la ligne en question et poursuit sa théorie:

—C'est la version du temps où Napoléon a toujours existé. Par contre, si vous restez dans le passé, après avoir supprimé Napoléon, vous connaîtrez alors un futur sans le dictateur. Vous suivrez votre ligne, celle que vous venez de créer: la bleue.

—Mais Professeur, que devient la ligne initiale, la verte du bas? questionna Hercule.

—Pour Rosa, elle n'existe plus. Mais pour tous les autres, restés là, ceux qui ne sont pas partis dans la machine à voyager dans le temps, c'est la réalité. Ma théorie est que ces lignes que vous multipliez à chaque fois que vous effectuez des choix, existent toujours quelque part et qu'il y a un moyen magique d'y accéder pour les observer.

—Vraiment, Monsieur?

—Je t'avais dit que ce serait passionnant, murmura Umbeijo.

—Je ne vois pas le temps comme cette ligne verte unique, mais comme une immense gare de triage moldue. Il y a un point de départ, disons l'aube de l'humanité et un point d'arrivée, la fin de l'humanité. Il y a des millions, des milliards de chemins possibles, avec des millions d'événements possibles qui vous font emprunter telle ou telle voie, passant par tel ou tel aiguillage.

Il remplaça son schéma par un enchevêtrement titanesque de lignes et de courbes faisant passer la gare d'Austerlitz pour une gare de campagne.

—Les événements qui vont conduire à effectuer des choix et à réaliser un chemin à travers tous ces embranchements, s'appellent des «variables» de l'existence. Dans tout ce fouillis, je vais ajouter ici une croix avec la lettre N, la naissance de Rosa et une croix ici, avec la lettre M, pour sa mort.

Les deux signes étaient très proches et Fuchs le fit remarquer:

—Je ne vis pas très longtemps, Professeur.

—Croyez-vous? Van Betavende, éblouissez-nous.

Hercule ne mit pas plus de deux secondes pour éclairer le choix de monsieur Racine:

—L'existence de Rosa débute et à mi-chemin, elle utilise la machine à voyager dans le temps qui lui permet de remonter bien avant sa naissance. Ensuite, elle poursuit sa vie à partir de ce point du passé empruntant différents aiguillages jusqu'à la lettre M de sa mort. Rien n'empêche, d'ailleurs, qu'elle refasse des voyages dans le passé ou dans le futur. Elle finit par arriver à la lettre M, symbolisant sa mort. Votre schéma représente des chemins. Il ne visualise pas une unité de temps, une durée. En fait, quoique nous fassions, nous avons une vie avec un début et une fin. Ce sont les constantes. Peu importe que nous allions dans le passé ou le futur, notre vie s'écoulera de manière linéaire. Nous pouvons changer notre point de vue sur les autres, mais notre existence ne se soumet pas à cette loi physique. À moins que chaque décision n'amène à couper des lignes, que ces lignes perdues aillent dans une sorte de chaudron et qu'une potion nous permette d'extraire ce que nous souhaitons voir.

Hercule se fit soudain plus songeur.

—La quête d'une vie, Van Betavende. La quête d'une vie.

—Mais leMinistère ne voit pas la chose sous cet angle.

—Non. Le Ministère chassera tout contrevenant. Pire, il interdira la vitesse.

La surprise se lut sur les visages.

—La vitesse, Monsieur? s'offusqua Umbelina. Pourquoi?

—Certains imbéciles ont convaincu le Ministère que la vitesse affecte le cours du temps. Le Moldu Einstein l'a en effet démontré, mais ces variations ne sont perceptibles qu'en approchant une vitesse correspondant à 30000 kilomètres par seconde, soit 10% de la vitesse de la lumière. Aucun aéroplane n'est capable d'atteindre une telle célérité, je ne vous apprends rien. Cela reste entre nous, mais je crois qu'une chape d'obscurantisme se met en place sur notre monde magique. C'est regrettable. Bien! Il y a des mystères que la science ou la magie ne parviennent pas à expliquer. Bref, de la magie dans la magie! Et n'ayant pas encore eu l'occasion d'avoir cette jeune demoiselle en cours…

Il parlait d'Émilie.

—… il paraît que tu t'exprimes en écrivant avec ta baguette! Comment fais-tu?

«Comme ceci!»

Elle traça sa réponse. Monsieur Racine applaudit.

—Comme c'est beau! Ah j'adore! Il faut une sacrée maîtrise du sort «alfabeticus» pour réaliser des phrases à cette cadence. Attention à ne pas écrire trop vite! Le Ministère pourrait te causer des soucis!

Il rit de bon cœur et les enfants en firent autant. La suite de la séance fut aussi plaisante que l'entame. Les plateaux vidés disparurent en une myriade de scories. Hercule, inquiété par les annonces du Ministère, aurait aimé amener le sujet de l'injection du temps, mais il ne savait pas comment s'y prendre sans se trahir. De plus, il ignorait jusqu'à quel point monsieur Racine était digne de confiance.

À l'issue du club de sciences, Umbeijo et Hercule tombèrent sur un comité d'accueil composé d'Eugénie, Sigrid et Shin. La première avait l'air renfrogné des jours où elle avait manqué un repas ou parlé avec son père. Hercule tomba presque en arrêt devant elle, se demandant s'il n'allait pas se ramasser un obus de gros calibre, pour parler Moldu ou un Endoloris, pour utiliser le phrasé sorcier.

—On doit se voir, entama-t-elle.

—Je vais au club de Cecrabebleu à 15h30.

—C'est suffisant.

—Où va-t-on?

—Là où on ne nous dérangera pas.

Elle l'attrapa par l'avant-bras et le contraignit à la suivre. Shin l'interrogea du regard. Le Belge secoua la tête de gauche à droite en signe de négation. Le Japonais comprit qu'il devrait se rendre à la bibliothèque sans son chaperon.

Eugénie imprima un rythme de marche athlétique, dévalant les marches de l'escalier, traversant le hall, s'arrachant du château pour mettre le cap vers le bois du domaine. Le garçon peinait à rester dans son sillage.

—Nom d'une cornue! Quel Billywig vous a piquée?

Elle tourna la tête et sans cesser d'avancer au pas de charge, elle lui lança:

—Ça fait deux jours que je te dis qu'il faut que nous parlions et ça fait un mois et demi que je le garde pour moi! Je n'en peux plus! Tu es tout le temps avec le nouveau qui te colle comme une mouche sur un pot de confiture!

—Il a besoin d'aide, d'être guidé, de…

—C'est bon, là, ça suffit! Tu ne vas pas lui écrire ses devoirs, si? On a plus grave que ça à traiter!

—Allez-vous me dire à la fin ce qui vous tracasse?

—Pas ici.

Ils entrèrent dans le bois en s'assurant qu'aucune personne ne les observait. Une minute plus tard, ils se présentaient, gerbera en évidence, au pied de leur quartier général.

Ils étaient en sécurité et certains d'être à l'abri des oreilles indiscrètes. Hercule montrait des signes d'impatience tandis que la petite frisée agitée faisait enfin preuve de sang-froid et de conseil judicieux.

—Assieds-toi.

—Pourquoi?

—Cela vaut mieux. Umbelina, prends un siège, toi aussi.

Eugénie sortit la fiole bleue de sa poche et la posa sur la table, sans une seule explication. La stupeur attendue dépassa ses attentes et le duo ignorant passa par toutes les émotions possibles. Le Belge et la Portugaise, éberlués, ne tardèrent pas à poser des questions. Eugénie se proposa de raconter les faits: l'arrivée à Beauxbâtons, la dispute avec Alfred, la découverte de la fiole dans ses vêtements, le secret, les interrogations incessantes, la confidence auprès de Sigrid, la révélation du coffre de l'Observatoire, la tentative de reconstitution de son emploi du temps avec l'aide de son binôme d'Aloysia. Umbelina et Hercule se contentaient de hocher la tête, d'engranger et de digérer les informations. De temps en temps, ils jetaient un œil fasciné à la fumée bleue emprisonnée dans le verre.

Comme il leur était interdit d'user de la magie hors des murs du château, Eugénie avait pris soin de dupliquer la prophétie sur un parchemin, pendant les vacances, à l'abri des curieux dans une salle de classe déserte. Le message était si incompréhensible que le risque de commettre une erreur de lettre ou d'accent en le recopiant à la main était important.

—Je l'ai transféré à l'aide d'un sortilège. Une variante de Gemino. Je l'ai inventée, cet été. Je la proposerai comme travail de français.

—Mmm…

Hercule voyait dans ce talent pour la duplication, la manifestation d'un esprit versant dans la malversation.

—On ne vous a pas tout raconté. Nous sommes certaines que Obscur a eu d'autres prédictions, cet été. Une vingtaine. On a découvert qu'elle a acheté un coffret signé Delacour dans lequel elle les stocke. Comme elle ignore la cachette des autres prophéties, elle n'a trouvé que ce moyen pour les ranger.

—À la vue de tous?

—Non. Quand elle s'absente, elle recouvre le coffret avec une nouvelle cape en poil de Demiguise.

—Une vingtaine de prophéties, dites-vous?

—À peu près. Aucune n'est bleue.

—Je ne crois pas en avoir vue dans les étagères de la grotte.

—Moi, je ne me souviens de rien à propos de cet endroit.

—Vous avez dû être oubliettée. Bien que je sois sûr de moi, je replongerai dans ma mémoire afin de m'assurer que nous n'avons jamais été en présence d'une prophétie bleue. Cela ne peut s'expliquer que de deux manières: soit une personne est venue la déposer entre notre dernière visite et le 2 août, moment où vous êtes descendue fureter et que vous vous êtes fait prendre, soit il s'agit d'une prophétie rouge devenue bleue avec ou sans intervention sorcière. S'il s'agit de la première hypothèse, un inconnu a déposé la prophétie bleue dans la travée de 1918, en toute hâte. Il était pressé, il n'a pas eu le temps de comprendre le classement. Cela exclut la professeure Obscur qui aurait trié.

—À cause du coffret de stockage, ajouta Umbelina, nous sommes doublement sûrs de son innocence.

—C'est juste. Elle a cessé de les stocker, car Mysterio Flamingo, le sorcier qui s'en chargeait, s'est retrouvé derrière les barreaux. Si elle a décidé de gérer la cachette, pourquoi et comment aurait-elle voulu en stocker une ailleurs? Cela n'a pas de sens. Le fait qu'elle s'en occupe, signifie qu'elle ne fait plus confiance à qui que ce soit.

—Alors, c'est la seconde hypothèse. La prophétie a changé de couleur, dit Sigrid.

—C'est logique, ajouta Eugénie, flattant Hercule avec ce mot. Mais pourquoi je ne me souviens de rien? Pourquoi ai-je été oubliettée? Et surtout, qui s'est permis de triturer ma cervelle?

—Qui était présent, ce jour-là?

—C'est flou, Hercule.

—Le repas du soir?

—J'ai piqué des trucs en cuisine, j'ai mangé dans ma chambre. Orpi a été adorable avec moi, tout le mois d'août.

—Essayez.

—Ce jour-là, il y avait mon père, c'est sûr. Sébastien travaillait dans le laboratoire de potions. Après…

—Un détail. Cherchez. Après avoir trouvé la fiole, vous êtes allée au château en quête de nourriture. Ou même avant? Avez-vous croisé quelqu'un? Vu quelque chose?

—Non. Il y avait juste du raffut.

—Où?

—Près de la Cabane Enchantée.

—Qu'était-ce?

—Les oiseaux. Il y en avait des tas!

—Du courrier? Début août?

—Mais oui! La réunion! Chaque année, au mois de juillet, ils font la tournée des familles, ils s'entretiennent avec les futurs sorciers. Début août, ils se réunissent pour décider qui sera pris ou non. Ensuite, le directeur envoie les lettres d'acceptation et de refus. Il y a facilement deux cents rouleaux.

—Parfait! Nous avons Armand, les trois référents, votre père et Sébastien en réunion. Agathe et Claire étaient aussi présentes puisque locataires dans le château.

Au fur et à mesure que Hercule parlait, il inscrivait les noms sur un parchemin. Il traça un trait vertical à côté de la liste nominative et marqua en tête de colonne:

—Le mobile.

Il tira un autre trait vertical et ajouta:

—Le moyen. Mettons une croix en face de ceux qui sauraient lancer un Oubliette puissant et sélectif.

—Tu peux mettre des croix partout. À part Obscur, dit Eugénie. Elle est trop nulle en sortilèges.

—Entendu. Je rajoute aussi une colonne: connaît l'escalier sous le coffre des lunettes astronomiques.

—Alors là, pas Obscur, objecta Sigrid. Ce serait illogique. Armand doit le connaître, car il est familier des lieux. Pas Sébastien. Il n'est là que depuis un an. On peut mettre une croix pour Agathe, car elle pourrait avoir eu une vision en touchant le coffre, sa voyance ne se déclenchant pas comme celle d'Obscur. Je mettrai aussi une croix pour Elvira.

—Pourquoi? demanda Eugénie.

—Elle anime le cours de Legilimancie. Elle pourrait avoir eu accès à nos visites en fouillant nos esprits.

—Purée de boudin! C'est dans ma caboche qu'elle s'est servie, je suis une passoire! Tant qu'à faire, mets une croix pour mon père: il récolte les prophéties. Il pourrait savoir. Et puis de toutes façons, il a une tête de coupable.

Les enfants s'amusèrent de la réflexion.

—À présent, la colonne du mobile. Qui avait intérêt à effacer votre découverte?

—Ben moi, je ne vois qu'Armand pour m'empêcher de me tirer de l'école, mon père pour la même raison, mais pour les autres, je ne vois pas de mobile. Elvira, pour avoir l'exclusivité de l'accès? Mais elle n'aurait pas fait que nettoyer ma cervelle: elle aurait vidé les vôtres.

—C'est certain, admit Hercule. Seuls votre père et Armand remplissent toutes les conditions. Entre les deux, j'ai ma préférence. Je dois d'abord envoyer un hibou à Max de Franjac pour en être certain.

—Max?

—Vous verrez, Sigrid. Maintenant, cette prophétie bleue. Que veut-elle dire? De quelle langue s'agit-il?

—On a pensé, Sigrid et moi, que toi, tu pourrais savoir.

—Moi?

—Ta baguette traductrice. Il te suffira d'être dans le château et de l'utiliser, proposa Sigrid.

—D'accord. Cela sera sûrement plus clair.

—Et si cela ne fonctionne pas, Hercule? s'inquiéta Umbelina.

Elle avait ce regard taquin, avec une idée derrière la tête. Chose étonnante, Eugénie venait aussi de s'illuminer comme une ampoule électrique moldue. L'ordre Gerbera était en marche. L'héritière, qui se refusait à le devenir, prit la parole sans délai:

—Vous savez pourquoi les elfes de maison ne nous servent jamais de poisson pêché un mois auparavant?

—Parce qu'il est pourri s'il n'a pas été conservé dans du sel, fumé ou mis en conserve, répliqua la princesse. Il est gâté.

—Exactement! Une prophétie bleue, c'est une prédiction périmée.

—Passée? questionna Sigrid.

—Non. Une prophétie qui ne s'est pas accomplie. Elle n'est pas infaillible, Obscur! Elle peut se tromper, non?

L'idée était séduisante. Hercule était immobile, les yeux fixés sur un point de la porte de la cabane. Il plongeait dans sa mémoire, à la recherche d'une fiole bleue. Sa promenade mentale ne lui montrait que des fumerolles rouges. Des centaines. Il s'interrompit:

—Il n'y en a pas d'autres. Elle n'aurait commis qu'une seule erreur? Pourquoi pas plusieurs?

—J'ai une idée, avoua Umbelina. Hercule, le club de sciences. Le temps.

—Oui?

—Les lignes du temps, brisées, perdues.

—Oui?

—Imagine qu'un sorcier ait remonté le temps, qu'il ait modifié une chose dans le passé, empêchant la réalisation de la prophétie. Elle serait devenue inutile sans disparaître puisque Obscur a fait la prédiction et l'a enfermée dans une fiole. Imagine que le temps soit linéaire, que le Ministère ait raison et monsieur Racine tort?

—La prophétie aurait dû s'effacer, dans le cas de la linéarité et l'unicité du temps.

—Pas forcément. Le sorcier remonte à 1916 et supprime les conditions de réalisation d'une prophétie se réalisant en 1917. Imagine maintenant qu'Obscur ait récolté sa prédiction en 1915. Nous avons alors un sorcier qui a éliminé un événement, mais pas la prophétie elle-même. Elle devient bleue comme un Aquaglaciem vierge.

—J'avoue que cette hypothèse me séduit et me terrifie en même temps, concéda le garçon.

Eugénie admit qu'elle n'avait rien compris à leurs élucubrations issues du club de sciences. Ils durent vulgariser leur discours afin que la découvreuse de fiole bleue comprenne la théorie. Après, les enfants débattirent de la nécessité ou non d'avertir la professeure Obscur. Hercule promit d'aborder la question de la couleur de manière détournée, dès qu'il en aurait l'occasion. Ils décidèrent de cacher la fiole bleue dans le quartier général tandis que Hercule garderait le parchemin incompréhensible. La séance extraordinaire s'acheva sur la distribution des cent Gallions liés à la résolution de l'énigme sur l'issue tragique de la Terre. Ils étaient conscients que la date de la fiole bleue pouvait tout remettre en cause et impliquer la restitution de l'argent.

Eugénie dévoila son intention de «claquer son oseille», pour reprendre une expression des années 1870, avant que la donatrice ne puisse objecter quoi que ce soit. Puis, ils se séparèrent. Eugénie et Umbelina mirent le cap sur le terrain de Quidditch où Shin avait été invité avec insistance. Sigrid se rendit à la bibliothèque avec l'idée d'écumer l'intégralité des livres de potions. Quant au garçon, il la suivit pour se poster près de la porte du club de Cecrabebleu. Katarina l'y attendait, toujours aussi rayonnante.