Sortilège 16: la statue

La jeune fille avait connu des nuits plus reposantes. Le hamac bricolé avec le baldaquin n'était plus d'actualité, le moindre tissu ayant été retiré de sa chambre. Les draps étaient trop fins pour ne pas craquer en pleine nuit. Elle avait dû se résoudre à pleurer durant des heures sur le matelas, dissimulée sous la couverture, refusant de paraître. Même lorsque Sigrid était venue s'enquérir de son état, elle était restée hors de sa vue, accablée par la honte. Elle avait voulu faire du mal à Hercule.

Au début, elle refusait l'évidence, convaincue de s'être laissée emporter par le jeu, l'escalade, la confrontation face à un adversaire capable de retenir ses coups, jouant les garde-fous. C'était nier la vérité. Elle était autre, bien plus sournoise. Eugénie refusait la présence envahissante, mobilisatrice, monopolistique du Japonais. Elle était jalouse de Shin. Elle ne voulait pas d'autres garçons dans l'équation. Elle désirait Leur quatuor dans Leur quartier général, à imaginer les solutions les plus tordues aux problèmes qui se présenteraient. Elle avait envie de jouer, de commettre des folies dignes du voyage en carrosse ou du ski joëring derrière les Abraxans. Au lieu de cela, Hercule se partageait entre la mission de décodeur de prophéties et le rôle de poisson-pilote pour sorcier en détresse. Le détournement du Belge ne durait que depuis une misérable semaine, mais l'impatience légendaire de l'Aloysienne la transformait en une éternité.

La scission avait débuté avec le départ impromptu de Belgique et depuis, elle n'avait pas pu évacuer cette colère lancinante, en aucune manière sauf hier après-midi, face à son camarade. Le dernier qui méritait de faire les frais de sa furie. Pire: lors du sermon destructeur d'Elvira, elle avait ressenti le besoin primaire de sortir sa baguette et de lui faire cracher des flammes de dragon. Ce matin, sous sa couverture, la colère avait cédé la place à l'abattement, à la résignation. Il était 7h00 du matin et elle était incapable d'affronter le monde.

Sigrid était passée, ne laissant pas plus de trace qu'un fantôme. Son amie n'avait pas quitté le lit alors, elle n'avait pas insisté. Eugénie cherchait l'énergie d'aller au cours de vol sur balai, incertaine que des cabrioles, des figures imposées puissent lui rendre le goût de poursuivre. Se rendre à la bibliothèque, à la place, accroissait le risque de tomber nez à nez avec son père. Dès que Alfred serait mis au courant, il lui passerait un savon dantesque et vicieux comme il était, il s'arrangerait pour qu'il ait lieu devant un maximum de témoins. Après le premier cours du matin, elle devrait souffrir en Divination. Maigre consolation, toute la classe était logée à la même enseigne.

N'adhérant à aucun club, Eugénie disposerait du mercredi après-midi pour s'isoler et peut-être lire son livre sur la fabrication de parfums, voire récolter des pétales de roses, en fleurs jusqu'en novembre, pour expérimenter la première extraction d'huile essentielle. À moins qu'elle ne revienne ici et qu'elle tue le temps, espérant qu'il ne lui en voudrait pas. Elle pourrait écrire au garçon, lui faire lire ce qu'elle était incapable d'avouer, la gorge nouée. Il devait comprendre pourquoi elle était en colère sinon, il s'éloignerait à jamais.

Elle se leva et s'installa à son bureau, en pyjama, les cheveux en bataille. Elle prit un parchemin vierge et commença à jeter les mots pêle-mêle, sans ponctuation, majuscule, accord ou formule de politesse. Les larmes revinrent au galop.

Au réveil, Hercule n'était pas plus en forme qu'Eugénie. En dépit d'une nuit passée toute habillé dans la Cabane masquée, de 19h00 à 7h00, le sommeil avait été si peuplé de cauchemars qu'il n'avait pas reposé son corps. Il était passé au pavillon pour sa toilette et changer de vêtements, tandis que Jacques, Shin et Casper étaient au petit-déjeuner. Il était arrivé à temps pour grappiller un fruit et une tartine au réfectoire, juste avant le rappel des mets par les elfes de maison. Il avait ensuite erré, dans la bibliothèque, de rayonnages en travées pendant deux heures. Sigrid y faisait ses devoirs, comme chaque mercredi matin. Elle l'avait salué d'un signe de la tête auquel il avait répondu mollement, hagard. Le cours de sciences s'était déroulé en silence, pour sa part. Puis, l'heure du déjeuner était arrivée. La table habituelle était incomplète: Eugénie ne s'était pas montrée et n'avait pas fait d'apparition aux cours de monsieur Laflèche et de Claire Obscur. Quant à Hercule, il se trouvait au club de sciences où il n'était pas plus bavard, laissant l'enseignant aider les autres élèves. À 14h00, derrière la porte de l'amphithéâtre, Eugénie l'attendait. Derrière elle, la surplombant avec son double mètre, Armand, bras croisés, moustache agitée, patientait. Hercule sut à quoi s'en tenir. Le directeur ne dégoisa pas une syllabe et lui indiqua le chemin d'un index nerveux.

Deux minutes plus tard, les enfants étaient debout dans le bureau directorial et s'apprêtaient à passer sur le grill. Le silence imposé par l'adulte était insupportable. Nul ne savait s'il cherchait à se calmer ou s'il hésitait sur l'introduction de son sermon. Il exhiba deux rouleaux de parchemin et commenta, sur un ton laconique:

—Les courriers pour vos parents.

Il les aplatit avec force sur le bureau, provoquant un claquement sourd.

—La professeure de Bazincourt m'a relaté votre comportement durant le cours de duel. Je veux bien croire que vous souhaitiez prendre de l'avance, expérimenter, apprendre. C'est le but de cette Académie. Mais ici, comme dans toute école, ce sont les enseignants qui fixent les modalités. L'irrespect n'a pas sa place et pour cette raison, vous irez vous occuper de la ménagerie magique pendant un mois, chaque dimanche matin. Cela inclura le récurage des cages de Bayours. Vous y retrouverez un habitué de la violation des règles, Rosier. Je vous prie de croire qu'il y a des manières plus agréables de passer son week-end. Hier, vous avez utilisé des sorts que vous n'êtes pas supposés connaître. J'ai ma petite idée sur l'origine de ces «talents spontanés» et je ne vais pas m'étendre sur ce sujet. C'est un autre point qui me gêne. Hercule, tu as passé la nuit hors de ta chambre. Eugénie, personne ne t'a vue en cours ce matin. Bref, vous avez tout fait pour vous éviter. Ça, voyez-vous, c'est le problème. Je considère votre attitude mutuelle plus grave que le comportement erratique du Sondeur ou que les lubies d'un référent. Eugénie, je te connais depuis ta naissance. Depuis toujours, tu te rebelles contre ton père. Depuis toujours, tu es en souffrance et ce garçon-là a tout changé! Vous avez créé un quatuor soudé. Je ne devrais pas le dire, mais je me fiche que vous fassiez des bêtises. Par contre, je ne peux pas accepter de voir votre amitié réduite à néant. Maintenant, je veux entendre vos mots pour savoir ce qui s'est passé hier. Eugénie?

La jeune fille tendit un rouleau de parchemin.

—Ce matin, j'ai écrit une lettre pour Hercule. Dedans, j'essaie de dire comment ça s'est passé pour moi et je m'excuse.

—C'est une bonne initiative, mais je veux tes explications orales.

Elle soupira et croisa le regard du garçon, embarrassé.

—J'étais en colère. J'avais peur d'affronter quelqu'un en duel.

—C'est inévitable. C'est le fondement même de ce cours.

—Oui, mais je ne voulais pas tomber contre Hercule.

—Pourquoi?

—J'étais tellement en colère.

—Pourquoi? insista-t-il. Ton père? Il me semble que c'est réglé, non?

—Rien n'est réglé avec lui. Cela ne le sera jamais tant qu'il taira la vérité sur ma mère, tant qu'il m'étouffera. Quand il lira le courrier, il explosera et j'exploserai.

—Ta colère concernait Hercule?

Elle osa murmurer:

—Oui…

—Est-ce à cause du nouvel arrivant?

—Oui…

Hercule baissa les yeux. Eugénie se sentait abandonnée, trahie. Il ne s'y attendait pas.

—Je fais des efforts pour le supporter mais…

—Tu ne l'aimes pas. Et quand tu n'aimes pas, tu exploses.

—Il n'est pas comme mon père, hein! C'est juste qu'il est talentueux et… euh… il essaye d'entrer dans notre groupe.

—Il veut se faire des amis. Difficile de le blâmer.

—Il y a plein d'autres élèves, pour ça!

—Tu sais comment est perçue ta réaction par Hercule, là? Essaie de te mettre à sa place.

—Comme une capricieuse, c'est ça?

—D'après toi?

—Ben, ça doit être ça.

—Mais ça te blesse. Tu te sens lésée. Alors, pendant le duel, tu as voulu lui montrer que tu étais là, que tu comptais toujours et qu'il n'avait pas intérêt à oublier ta présence.

—Je… je voulais lui en mettre plein la vue pour qu'il cesse de s'intéresser à Shin et qu'on ait des aventures à vivre, des mystères à résoudre. Il n'y a que ça qui me motive.

Les larmes montèrent d'un coup, mais elle se refusa le droit de craquer. C'était hors de question!

—Bien. Hercule?

—Monsieur?

—J'avoue que je ne te pensais pas capable d'un tel irrespect pour ton enseignante. J'ai été surpris et pas agréablement, tu t'en doutes.

—Oui, Monsieur.

—Je vais te poser une question qui, je pense, va t'interpeller pour plusieurs jours. Lors du duel, as-tu ressenti de la colère?

—Contre Eugénie? Parce que moi, j'en ai déduit que je me suis obstiné pour gagner.

—Je ne veux pas ton analyse. Je veux connaître tes émotions, tes pulsions au moment où vous vous êtes affrontés.

Le Belge avait toujours du mal à livrer ses états d'âme. Il tenta de faire le vide, ferma les yeux et fouilla au fond de son cœur. Il décrivit la situation comme une lente glissade sur une pente enneigée. Le mouvement allait de plus en plus vite mais comme c'était graduel, il n'avait pas senti le danger. C'était juste euphorisant, grisant. Le désir d'accomplir une démonstration l'avait habité et sa retenue naturelle s'était effacée, comme si ses bonnes manières avaient disparu et qu'un monstre égoïste s'était révélé.

—Est-ce que perdre ton maintien, oublier ton éducation polie, te terrifie?

—Oui, Monsieur. Je ne veux pas blesser en étant maladroit, voire rustre.

—Et toi, Eugénie? De quoi as-tu peur?

—Pas de perdre mes bonnes manières, vu que je n'en ai pas. J'ai peur de perdre mon amitié avec toi, Hercule. À cause de mes explosions. Et c'est exactement ce que j'ai fait. Bazar… C'est ce qui est arrivé…

—Je suis navré. Je ne veux que rien ne remette en cause notre amitié. Je ne me le permettrai pas.

Armand se pencha en avant pour se rapprocher d'eux et poursuivit:

—Voyez-vous, lors de ce duel, vous avez cédé à une part de votre plus grande peur. Savez-vous quelle est la mienne?

—Non, Monsieur.

—Lorsque je suis devenu enseignant, je n'imaginais pas finir directeur de Beauxbâtons. Je m'y refusais, même. J'étais et je reste persuadé que si on m'enlevait certains freins, je pourrais devenir tyrannique. J'imagine que vous avez entendu parler de mon altercation avec monsieur Laflèche, une embrouille entendue par Shin que j'avais convoqué avec nos autres voyants.

Les enfants acquiescèrent.

—Wilfried m'a fait part d'une initiative. Une excellente idée et il a pris les devants. Ensuite, il m'a un peu mis devant le fait accompli. J'ai explosé et l'ai menacé. J'ai été un tyran au lieu d'être à l'écoute et de le féliciter pour avoir fait preuve d'initiative. Quand il m'a annoncé une autre action, d'ordre privé, personnelle, j'ai été pire alors que je n'en avais absolument pas le droit et que son geste était d'une pureté d'âme difficile à égaler. Difficile…

Son esprit se perdit en conjonctures et un voile traversa ses yeux. Face au silence poli et intrigué des enfants, il se reprit:

—Bref! Une pulsion m'a fait sortir de mes gonds, agissant sur une de mes faiblesses. J'ai une dernière question sur le cours de duel et je veux une réponse commune. Comment a réagi Elvira?

Hercule et Eugénie se dévisagèrent, s'interrogèrent et parurent tomber d'accord.

—Elle était furieuse, Monsieur. Eugénie?

—Carrément hors d'elle. J'ai l'avantage de la connaître depuis les débuts de mon existence. Elle n'a jamais fait ça. Non, jamais. Ses yeux, parfois, ils…

—Changent de couleur, oui.

—Ils étaient presque orange comme si elle allait…

—Se transformer, Monsieur.

—Je vois. Un vrai mystère, n'est-ce pas?

Il leur adressa un clin d'œil et ajouta:

—N'oubliez pas! Le dimanche matin avec Ursula Waldmeister. Les quatre prochaines semaines.

—Oui, Monsieur.

—Filez! Et si je vous surprends à vous disputer, je serai… tyrannique!

Les deux camarades respectèrent ses desiderata à la lettre et s'enfuirent à toutes jambes. S'ils avaient su transplaner, ils l'auraient fait.

Armand demeura silencieux, soucieux. La radiation de Valentin Clairdelune avait été sans effet. La mise en garde de Claire n'empêchait pas la prophétie de s'accomplir. Quelque part, dans le château, un être animé des pires intentions usait de maléfices noirs pour pousser ses victimes à franchir la frontière de leur plus grande frayeur. Elvira avait failli succomber à l'appel du sang. Il avait été sur le point de renvoyer Wilfried. Deux amis indéfectibles s'étaient affrontés à coups de sortilèges blessants. Même le Sondeur avait jeté des élèves dans le bas-côté. Il n'y avait que le jeune Casper Van Kriedt qui échappait à l'équation implacable. Qui pouvait l'aider à démêler la vérité du mensonge?

Il ouvrit le tiroir central de son bureau, compulsa des feuillets et se ravisa.

«Il est trop tôt.»

Les amis s'étaient quittés en bons termes et s'étaient promis de se retrouver après le club de Cecrabebleu. Juste avant de rejoindre son pavillon, Eugénie s'était sentie bizarre. Hercule l'avait secourue et avait vu que son oreille droite saignait.

—C'est mardi après-midi, en botanique, j'ai oublié de mettre des protections aux oreilles.

—Un cri de mandragore?

—Non, le truc qui ressemble à du muguet.

—Du Clochipique! Il faut voir madame Cacheton.

—Zut! Si je tombe sur mon père, il va m'engueuler.

Le garçon précieux s'insurgea:

—Vous réprimander, plutôt.

—Ouais, si tu veux. Ce ne sera pas une partie de plaisir.

—Utilisez votre blessure par Clochipique pour le contraindre à modérer sa voix.

La petite frimousse frisée s'éclaira:

—Ah ouais! Malin! Bon, j'y vais, il faut que je me soigne.

Quelques minutes plus tard, Hercule et Shin avaient fait leur apparition. Le Japonais montrait des signes de nervosité. Elle augmenta lorsque la personne de ses rêves, littéralement, montra son minois à l'entrée du club. Agathe fit son apparition soudaine, son transplanage l'amenant à une vingtaine de centimètres du Nippon.

—Oups! J'ai failli vous percuter! Vous êtes plus nombreux et…

Émilie Boulanger rejoignit le petit groupe.

—… nos effectifs viennent de doubler! Je vais commander un peu plus de gâteaux et de chocolat chaud.

Elle plaça son index et son majeur joint sur sa tempe et fit mine de transmettre ses souhaits en cuisine par la pensée. Bien sûr, il s'agissait d'une plaisanterie. Mais elle leur instilla un terrible doute lorsqu'ils virent un serpentin jaune sortir de son front et traverser la bibliothèque. Sans faire usage de sa baguette, Agathe était toujours aussi étonnante.

—C'est une très bonne idée d'être venu, Shin. Vous progresserez plus vite en français, quoi que je trouve votre avancée stupéfiante en une semaine. Vous aussi, mademoiselle Boulanger. Notre jeu de Cecrabebleu étant écrit, visuel, il est tout indiqué. Vous vous connaissez, bien sûr, puisque vous déjeunez et dînez ensemble. Par contre, à part Hercule qui est un habitué, vous ignorez qui est Katarina Rostopchine. Je vous laisse vous présenter.

Elle sourit et Hercule crut se trouver face à une rampe de Feux Éternels braqués sur le Japonais. Elle rougit, accentuant la proéminence de ses pommettes saillantes.

—Rostopchine Katarina. Deuxième année Lonicera, comme Umbelina.

—Tutututute, ne faites pas la modeste! Allez…

—Je suis la descendante de la Comtesse de Ségur, écrivaine célèbre chez les Moldus. Comme mon aïeule, j'adore l'écriture, la lecture, la poésie, le français, les langues.

Hercule ajouta:

—C'est notre championne de Cecrabebleu. Tous ordres et niveaux confondus.

La Russe devint écarlate et battit des cils.

—C'est vrai. J'ai gagné, l'année dernière.

—Je suis honoré. Et très impressionné.

«Enchantée!» commenta la sœur de Jacques avec sa baguette.

Le Belge conduisit le reste des présentations.

—La langue maternelle de Katarina est le russe.

—C'est encore plus admirable.

—Katarina, notre élève japonais ambitionne plus tard d'exercer dans une nouvelle profession qui va vous étonner.

—Laquelle?

—Ah oui, ça. Je veux devenir Avocat-poète.

—Convaincre la justice grâce à des plaidoyers en rimes, ensorcelantes?

—Oui.

—Écrivez-vous des haïkus?

—J'adore. Avec l'origami magique, il s'agit de ma passion.

—L'origami magique? Expliquez-moi…

Madame Bonnelangue les introduisit dans le tonneau jouxtant la bibliothèque. L'alchimie entre Shin et Katarina fonctionna dès les premières secondes. La romance naissante amusa beaucoup Émilie qui s'ingénia à l'illustrer avec sa baguette, sous forme de saynètes champêtres et romantiques.

Agathe expliqua les règles aux deux nouveaux et proposa de commencer en faisant une partie pour rien. Ensuite, comme il y avait quatre élèves, elle suggéra de créer deux équipes comportant un ancien et un nouveau. Hercule hérita de la jeune Émilie tandis que le Nippon, ravi, coopéra avec Katarina. Les nouveaux arrivants comprirent vite les rouages du jeu de plateau. Les demoiselles insistèrent pour que leurs partenaires masculins s'occupent de piocher dans le sac de lettres «Facile» tandis qu'elles se chargeraient du «Difficile». Le facile provoquait divers douleurs et sévices tandis que le difficile était inoffensif. Hercule pardonna vite à Émilie lorsqu'elle entama la partie réelle par un splendide WAX dont le X fut gratifié d'une «lettre compte triple». Le tissu africain rapporta 41 points à l'équipe. Madame Bonnelangue attira l'attention sur un détail: démarrer avec un mot de trois lettres fermait le jeu. Parfois, aucune des équipes n'était en mesure de poursuivre, héritant d'un tirage trop compliqué. C'était sans compter sur le génie de Katarina.

Alors que Shin et elle avaient joué la sécurité physique en piochant dans le sac facile à trois reprises –une brûlure de Crabe de Feu, une piqûre de Billywig et du liquide d'Éruptif causant des explosions sur les doigts–et cinq fois dans le sac difficile, ils avaient hérité de trois «i», un «h», un «k», deux «y» et un «n». Hercule avait éclaté de rire et Émilie ne tenait plus en place. Shin n'avait qu'un yak à proposer en utilisant le A en place, ce qui n'était pas si mal mais fermait la partie pour de bon. Une lueur s'était allumée dans les yeux bleus de la Russe.

—Cela se complique, lâcha madame Bonnelangue.

—Oh non! Je connais ce visage. Celui de la victoire…

Katarina s'empara de toutes les lettres à sa disposition et les posa toutes à la suite du A. Le mot formé était Ahkiyyini.

—Qu'est-ce que… Non…

—Magnifique! Le squelette-fantôme légendaire des Inuits! À présent, Shin, regardez ce que le hasard va vous attribuer.

Les cases bonus se dessinèrent. L'un des Y hérita d'une lettre triple. Le total atteignait déjà 59 points. Mais un mot triple apparu sous le K.

—Oui!

—C'est le pactole! 359 font 177 auxquels il faut ajouter 50 points pour avoir placé toutes vos lettres! Soit 227 points. Je crois qu'il s'agit du meilleur démarrage depuis que j'ai créé ce jeu. Tu es incroyable!

—Je suis d'accord, affirma le coéquipier, le regard enfiévré.

Il se sentit pousser des ailes et décolla de son siège. Katarina lui évita de finir au plafond en l'attrapant par l'avant-bras. S'il tombait encore sur le mini Billywig, c'était l'assurance d'un séjour à l'infirmerie, à avaler des potions de Plombipède durant toute une nuit.

—Nous sommes précipités dans la défaite! déclama Hercule. Par Flamel! Comment remonter cet abîme?

En vérité, l'équipe Boulanger –Van Betavende ne fut plus en mesure d'inquiéter le couple russo-nippon. Tous les chocolats chauds et les mignardises ne purent amoindrir la déculottée. Agathe félicita Émilie pour ses jolies propositions, symptomatiques d'une culture générale généreuse. Le Japonais s'était très bien comporté et Agathe l'avait soupçonné d'avoir eu recours à des soutiens en béton de la part du Belge. Ce n'était que tout bénéfice.

Elle les avait remerciés pour leur sportivité et les avait exhortés, en riant, à réviser les créatures ou noms curieux pour la prochaine fois. Les enfants avaient été priés de quitter le tonneau par monsieur Amand. Agathe avait voulu retenir Hercule pour s'entretenir avec lui. Le garçon avait tout de suite senti que cette histoire de duel allait lui causer des tracas pendant quelques semaines, même si la paix était établie entre lui et Eugénie.

—J'ai appris, pour hier.

—Nous avons rencontré le directeur et nous nous sommes expliqués. Monsieur Fontebrune a eu la bonne idée d'organiser une confrontation. Cela a permis de comprendre ce qui s'est passé.

—Tout est bien qui finit bien, alors?

—Je ne sais pas, Madame.

Elle s'approcha et déclara en lui faisant un clin d'œil:

—Je compte sur vous pour éclaircir les zones d'ombre.

—J'en fais le serment.

—Allez, allez! Filez! Ne ratez pas le dîner! Sauter un repas n'est pas bon pour la santé.

—Merci, Madame.

Il ramassa ses affaires, enfila sa cape et sortit. Juste en face, dans l'infirmerie, il aperçut Eugénie en compagnie de l'infirmière. Son amie avait de gros morceaux de coton enfoncés dans les oreilles et un serre-tête en métal pour les maintenir. Elle avait l'air ailleurs. Elle lui sourit bêtement en faisant un signe agité de la main. Il vint à sa rencontre et lui demanda:

—Ça va?

—Beuah ba woua bawa!

—Euh…

L'infirmière lui livra l'explication: la potion Chlorocolmate, injectée dans les oreilles, permettait de guérir un tympan percé par un Clochipique en un temps record. En contrepartie, elle s'infiltrait jusqu'au cerveau et ramollissait la zone du langage. Le garçon se pinça les lèvres pour s'empêcher de rire.

—Cette nuit, je la garde à l'infirmerie. Nous verrons demain.

—Soyez assurée, Madame, que tous ses amis vont lui rendre visite.

—Oh! Vilain garnement!

—Bwa kwa bouah bwuahahah!

—Vous me comprenez?

—Bien sûr qu'elle vous comprend!

—Bon, je reviens après le dîner. Je vous ramène quelque chose?

Eugénie expira et se frotta le ventre.

—Des macarons?

—Bwa.

—Au chocolat?

—Bwa.

—Parfait. À tout à l'heure. Reposez-vous.

—Bouah bwa… wha… Bouah. Wha! Bawa ga bawa!

—Euh…

Il préféra disparaître plutôt qu'épuiser son amie. Dépitée, elle se rassit sur le lit attribué par la soignante. Shin était passé en coup de vent pour lui relater une courte mais étonnante scène. Elle n'était pas en mesure de la restituer. Bawa ga!

Quelques minutes plus tôt, les joueurs de Cecrabebleu venaient de quitter le tonneau des jeux. Katarina et Émilie s'étaient éclipsées tandis que le garçon, toujours sous l'effet euphorisant de la présence russe, avait erré dans la bibliothèque. Son errance l'avait conduit à Alfred Beauxbâtons et Sean McFlurry, en grande conversation, dans la langue de Shakespeare. Sean, en bon Écossais, roulait les R et parlait presque en chantant. Alfred s'exprimait avec une aisance consommée et un phrasé plus teinté du Wiltshire, nasal, pas snob pour un sou. En apercevant le garçon, les deux enseignants avaient basculé en français et poursuivi comme si de rien n'était. Un dialogue en anglais n'avait rien d'étrange –foi de fils de diplomate–et le médicomage n'avait pas à rougir de son niveau. L'élève avait mis fin à sa promenade et était ressorti. Il avait alors découvert Eugénie entre les mains expertes de Rose. Il avait pris de ses nouvelles, n'avait pas compris un mot de son charabia et lui avait avoué, l'air amusé, que sa diction était éloignée de l'anglais parfait pratiqué par son père. La fille était restée estomaquée, car son géniteur, érigé en anglophone, c'était la nouvelle de l'année! Elle l'avait toujours entendu maugréer:

—Je peux converser avec n'importe quel sorcier de la planète. Du moment qu'il s'exprime en français!

Où avait-il appris? Pourquoi s'était-il caché pour le parler? Cela n'avait pas de sens. Elle devait en parler à Hercule.

Après avis médical, Eugénie était demeurée une journée supplémentaire en observation. Le Chlorocolmate ne s'était estompé qu'en fin de journée. Elle avait alors été autorisée à regagner le pavillon Aloysia. Dès que son cerveau avait été restauré à son état initial, son père lui avait lu le courrier d'Elvira relatant le duel. Les termes sélectionnés par l'enseignante étaient plus modérés que ceux proférés à l'issue du cours. Un post-scriptum avait été ajouté par Armand dans lequel, sans excuser la désobéissance et l'excès des sorts utilisés, il soupçonnait des causes externes et imprévisibles à ces débordements. Eugénie avait été intriguée par cette réflexion.

Après la lecture, son père n'avait émis aucune critique, ce qui était plus que suspect. Selon elle, soit il avait reçu des informations confidentielles et complémentaires, de vive voix, soit il lui réservait une sale surprise. Cette seconde option s'était avérée être, hélas, la bonne. Eugénie avait reçu une Beuglante en plein repas, entraînant un arrêt des conversations, focalisant l'attention sur sa personne, la couvrant de honte, comme il l'escomptait. Hercule n'avait pas cherché à connaître l'avis des élèves, pro ou anti-Eugénie, mais avait décortiqué les réactions de la table centrale. Dans l'ensemble, les professeurs avaient été atterrés, à l'exception notable de Sidonia Alinea, fervente partisane d'une éducation rigoureuse, militaire. Agathe désapprouvait cette surenchère, les remontrances ayant porté leurs fruits et les punitions ayant été distribuées en nombre et en poids.

Après s'être auto-détruite, la Beuglante s'était éparpillée en mille morceaux sur l'assiette de l'Aloysienne, ce qui l'avait mise en pétard. Elle s'était emparée de sa pince à épiler rangée dans son uniforme et avait retiré les confettis, un à un, refusant de gâcher la nourriture.

—Joli objet.

—Je l'ai acheté à Bruxelles, après que ton père m'ait accompagnée à Damme. Avec une paire de ciseaux pour les végétaux.

—À la Coutellerie du Roy?

—Oui. Le propriétaire était savant et sympathique. Il m'a fait un bon prix. J'ai aussi acheté un autre objet. Je vous le montrerai tu sais où.

—Un couteau?

—Il est spécial.

Elle lui avait donné un petit coup de coude, sous-entendant que son acquisition possédait des vertus magiques. Lorsque le garçon lui avait demandé si elle avait réfléchi à la punition du samedi –le devoir sous la surveillance du bibliothécaire–, elle avait répondu par l'affirmative.

—Ça va te la couper mais oui! Tu te rappelles, l'année dernière, le devoir sur les sorciers criminels?

—Bien sûr.

—L'Amélie de machin chose de Hautefeuille avait parlé d'un élève de Beauxbâtons maltraité qui avait déraillé, au point de lire des tas de bouquins interdits. Il avait commis des meurtres. Je retrouverai son nom, mais c'est un bon exemple, je crois.

—Excellent!

Son voisin avait marqué un temps d'arrêt et avait changé de sujet.

—Au fait! Que vouliez-vous me dire, hier soir? Votre potion brouillait votre langage.

—Vous vous êtes tous fichus de ma poire!

—C'était d'un effet comique irrésistible.

Ses yeux s'étaient embués de larmes de rire en repensant à la scène et au défilé d'élèves dans l'infirmerie.

—Si jamais je chipe la potion dans la réserve de mon père, j'en mets dans les esgourdes de Rosier avant le cours de Legilimancie.

—Brillante idée! Alors, que disiez-vous, hier soir?

—Que Shin a surpris une conversation anodine entre le professeur McFlurry et mon père.

—Et?

—Un dialogue en anglais.

—Bien. Mais encore?

—Ben mon père ne parle pas anglais. Je ne l'ai jamais entendu l'utiliser. Pire, il a toujours affirmé qu'il ne causait que le français. Quand Shin les a découverts, vlan! Ils ont stoppé et continué en français.

—Peut-être prend-il des cours avec monsieur McFlurry?

—Shin!

Eugénie l'avait apostrophé.

—Shin, dis à Hercule comment mon père parlait en anglais, hier.

—À la perfection. Avec un accent du sud-ouest britannique, je crois.

—Ça, tu vois, c'est impossible en prenant des cours. Il faut être anglais ou avoir vécu avec eux.

Hercule considéra l'énigme et reprit vite:

—Je ne vois qu'une explication: il aura appris lorsqu'il est parti au front. Il devait stationner avec un bataillon d'Anglais ou servir dans un hôpital de campagne remplis de blessés venus de cette nation.

—Ah oui! Je n'avais pas pensé à cette période. Une année intensive, c'est faisable.

—Tout à fait. C'est ainsi que je compte apprendre le japonais. Shin s'exprime, ma baguette traduit, ma mémoire enregistre.

Eugénie sentait qu'il y avait un grain de sable dans l'engrenage.

—Il y a un détail qui cloche.

—Lequel?

Eugénie avait murmuré afin que les autres n'entendent rien de la conversation:

—Tu sais pourquoi Rose range tous les onguents, potions, philtres dans ses jupons enchantés, avec sa coiffe parlante pour les repérer?

Hercule avait compris où elle désirait le conduire. Il y avait un hic.

—Votre père n'a pas de mémoire. Il oublie très souvent et se repose sur l'organisation de son infirmière.

—Exact. C'est curieux, non?

—Ma foi, il s'agit d'une véritable énigme. Vous devriez mener l'enquête.

—Comment? Je n'ai pas ton cerveau, moi!

Il se fâcha un peu.

—Ne vous dévalorisez pas! Votre cerveau vaut bien le mien. Il a découvert une anomalie inexplicable. La seule chose qui vous fait défaut, c'est l'organisation. Vous avez les questions, vous avez la fougue, l'audace, la curiosité, la ténacité. Il ne vous manque que la méthode: noter ce que vous pourriez oublier, créer des listes de tâches à réaliser, de points à vérifier, un plan à suivre.

—Ouais, fit-elle, songeuse.

—Si vous voulez garder secret le fruit de vos recherches, vous devez penser à un moyen de le cacher.

L'attention d'Eugénie fut décuplée.

—Comment?

—Dans un objet à sortilège d'extension performant, inaccessible sans un sésame.

—Delacour?

—Delacour. Vous voilà enquêtrice-parfumeuse.

La cervelle en ébullition, Eugénie avait glissé sur la boutade. Elle voguait déjà vers l'île aux mystères.

Le week-end de dur labeur approchait. À chaque instant libre, Hercule prenait de l'avance dans ses travaux, anticipant le long samedi à venir, à plancher sur le devoir commun et le dimanche matin à côtoyer les saletés empoisonnées des Bayours. Il s'était levé à 4h00, avait travaillé jusqu'à 6h30 avant de se doucher, de s'habiller et de se rendre au petit-déjeuner. Il avait fait un détour par le courrier et avait découvert, avec bonheur, une lettre. Il s'agissait de la réponse tant attendue de Gervais Delacour. Fébrile et pressé, il avait fait sauter le cachet de cire poinçonné A.D, sans oublier la couronne, et avait dévoré la missive:

«Très cher Hercule,

C'est avec un immense plaisir que j'ai pris connaissance de votre demande. Elle est, en l'état de vos exigences, réalisable et intégrable dans l'objet qui accompagnait votre message. L'accès aux compartiments secrets et extensibles peut s'accompagner d'une double sécurité: l'énonciation d'une phrase-clé de votre choix et une séquence de manipulations à respecter. L'ensemble vous reviendrait à vingt Gallions. La somme peut paraître importante pour un si petit objet, mais le rapport taille de départ et capacité finale est conséquent. Dans notre métier, plus la création à ensorceler est réduite, plus l'extension est délicate, compliquée.

En étudiant votre défi sur mesure, je me suis dit que cet outil serait utilisé au quotidien, pour la ou les affaires en cours. Mais une fois résolue, vous devrez archiver vos conclusions, vos rapports. Nous pouvons réaliser un grimoire à la couverture de bois, à la reliure de parchemins piqués brochés sur lequel vous pourrez consigner votre journal, vos aventures ou les recettes de vos meilleures potions. L'ouvrage, toujours doté d'un système de double sécurité, sera capable d'afficher les rapports archivés par simple sortilège de transfert. Ces archives secrètes ne seraient pas visibles sans les sésames. Pour cinq Gallions supplémentaires, nous pouvons ajouter l'archivage secret simple dans un livre du commerce, comme un manuel de potions et pour dix Gallions, vous mettre à disposition la version grimoire en bois vierge.

En espérant avoir comblé vos attentes, je reste à votre écoute pour toute question, demande ou accord afin de lancer la production.

Bien amicalement. G.D

P.S: votre oiseau postal a fichu une sacrée frousse à l'employé réceptionnant le courrier. Nous avons bien ri!»

Le garçon avait bondi de joie. L'entreprise Delacour lui donnait, une fois de plus, satisfaction. L'option proposée était alléchante et judicieuse. Rien que la prophétie bleue, si absconse, pourrait remplir le plumier. Quant à la fiole sur le fauteur de troubles, elle risquait d'accumuler les preuves, les indices, les supputations. Si, un jour prochain, il faisait l'acquisition d'un appareil-photo sorcier, animé, il faudrait y ajouter les clichés obtenus. Un grimoire valait le double d'un manuel de cours, mais il permettrait de noter les potions et les méthodes de collecte. Il pourrait y écrire son manuel d'enquêteur. Il décida d'utiliser l'après-midi pour répondre au fabricant et lui fournir les trente pièces d'or réclamées. Il relut la lettre plusieurs fois et s'arrêta sur le post-scriptum: un oiseau effrayant, cela correspondait au descriptif d'Edgar. Pourquoi refusait-il de se montrer? Était-il redevenu sauvage durant l'été? Avait-il été l'objet d'une attaque par un prédateur ou victime de maltraitance? Son comportement valait la peine d'en parler à Jacques et Ursula.

Il retrouva ses amis au réfectoire. Sauf Shin, qui manquait à l'appel. Jacques l'avait vu partir de la chambre, peu avant 7h00. Ensuite, plus rien. Il s'était volatilisé.

Le cours de Maléfices, d'Ensorcellement et de Sortilèges était sur le point de débuter. Le Japonais, supposé parti en promenade, était invisible. Elvira s'en inquiéta, ordonna aux élèves d'entrer et de patienter dans la classe. Elle courut prévenir le concierge. Rosier en profita pour déblatérer sur Shin, récoltant des rires complices dégoulinant de bêtise.

Trois minutes plus tard, Sébastien partit inspecter le pavillon Urtica avant de vérifier les vestiaires du stade de Quidditch. Par acquit de conscience, il s'enfonça dans le bois, lança un Hominum Revelio qui revint bredouille. Il se décida à rentrer et à requérir l'assistance du directeur. Franchissant le pont, il perçut un râle entre les clapotis de l'eau. Il se pencha par-dessus le parapet bordant l'édifice, de part et d'autre. Il découvrit une silhouette d'élève en uniforme. Il tira sa baguette, scruta les alentours et contourna le pont pour approcher par la berge. Il glissa jusque dans l'eau. Un mouvement se produisit à une vingtaine de mètres de sa position. Un jet de lumière rouge fit reculer et crier la créature vindicative. Il asséna sans vergogne, frappant pour blesser, faire saigner, à coups de Bombarda et de Repulso. Le combat tourna court. L'ex-Auror n'était pas n'importe quelle proie facile.

Il tourna la tête vers la pile nord du pont. C'était Shin, lacéré de la tête aux pieds, victime des Sirènes d'eau douce. Sébastien retourna sa baguette, lâcha une nouvelle salve vers les créatures venues en renfort. L'une d'elles profita de la manœuvre pour l'attaquer en traître. Il fit volte-face et lui décocha un uppercut que le boxeur moldu Jack Dempsey n'aurait pas renié. La Sirène fit un vol plané avant de faire un splash dans l'eau agitée. Il attrapa le bras de Shin et transplana sur l'herbe. Shin avait perdu beaucoup de sang. Ce n'était plus qu'une question de minutes.

—Vulnera sanentur! Organum Reparo! Delere horibilis! Fractura delantur!

Le saignement s'arrêta, les organes lésés furent colmatés, la douleur diminuée, les os fracturés immobilisés. Il lança une protection du cerveau:

—Mensa Protego.

Il agrippa le garçon et prit le risque de transplaner jusqu'à l'infirmerie. Rose s'écria:

—Par Flamel! Docteur, vite!

—Que se passe-t-il? Nom d'un Gnome poilu!

Alfred tomba des nues. Il plaça Shin sur un lit, retira ses vêtements trempés, l'examina sous toutes les coutures et le plaça sous de chaudes couvertures.

—Rose, il nous faudra des litres de Patasillon. Prenez tout ce que vous avez et avertissez Ambroisine. Amenez des bandes. Beaucoup.

—Oui, Docteur.

Elle fila dans la réserve.

—Il est tombé dans le torrent. Ces saletés de Sirènes ne l'ont pas raté.

—Vous avez eu les bons réflexes, Sébastien. Les formules adéquates pour le sauver, mais il est livide.

—Il y avait une mare de sang. Un monstrueux carnage.

—Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir.

—Je préviens Armand.

—Oui, oui. Allez-y. Merci. Sans vous…

—On verra.

Le concierge fila vers l'aile de la direction. Une question le taraudait: comment le gamin avait-il fait son compte pour se fourrer dans le bouillon? Il voyait assez mal Van Betavende omettre la mise en garde, oublier les dangers du cours d'eau, surtout depuis qu'il avait fendu un Spongue en deux, évitant une funeste fin à sa copine Beauxbâtons.

Il entra dans le bureau d'Armand sans frapper, ni attendre l'invitation. Il relata les faits et ajouta ses doutes. Le directeur marmonna:

—Une péripétie de plus au château. Cette fois, il y a un blessé grave.

—M'est avis qu'il n'a pas glissé tout seul.

—On l'aurait poussé?

Sébastien se renfrogna.

—Je parie ma baguette.

Quelqu'un frappa à la porte.

—Entrez! Rose?

—Le petit est intransportable. Ni par diligence, Portoloin ou cheminée.

—Zut!

—Le docteur a trouvé ceci dans la poche de l'uniforme du gamin.

Elle tendit un morceau de parchemin. Sébastien s'en empara et lut:

—«Shin, rejoins-moi près du pont à 6h30. Il faut que je te parle d'un sujet très important. Katarina.»

—Quelles sont les élèves prénommées ainsi?

—La petite Rostopchine, de Lonicera et mademoiselle Klug, une Luxembourgeoise en CHASSE-Médico, répondit Rose. Il n'y en a pas d'autres.

—Bien, fit Armand.

—Je les convoque, Monsieur?

—Oui, Sébastien. Pour midi. Amenez-moi Van Betavende, aussi.

—Pourquoi?

Le directeur le toisa d'un air signifiant la fin de la conversation.

—Entendu, Monsieur.

Les protagonistes quittèrent la tête pensante de l'Académie. L'homme resté seul tourna et retourna le morceau de parchemin griffonné, d'un air dubitatif. Il le reposa. Il attrapa le tiroir central par sa poignée et le fit coulisser vers son ventre. Il compulsa les feuillets. Il se décida:

«Je n'ai plus le choix.»

Un jour après l'agression du Japonais, le moral de l'ordre Gerbera était au plus bas. Shin avait survécu aux premières 24heures, mais il n'avait toujours pas repris connaissance. Rose appliquait de nombreuses couches d'onguents toutes les huit heures et veillait à lui faire avaler de l'eau additionnée de potion anti-infection, par l'entremise d'un entonnoir et d'un tuyau introduits dans sa bouche. Les visites étaient courtes et restreintes.

Face à une pile de parchemins à noircir, Eugénie et Hercule étaient contraints d'accomplir leur punition, l'attaque subie par leur ami n'étant en aucun cas un motif d'ajournement. La veille, le Belge s'était retrouvé avec les deux Katarina inscrites à Beauxbâtons dans l'antre du directeur. Armand avait conduit un interrogatoire intelligent, sans dévoiler la preuve. Les deux élèves avaient nié avoir donné rendez-vous à Shin. D'un geste du menton, il avait envoyé la balle dans le camp du Belge. Hercule avait suggéré qu'elles écrivent, mot pour mot, un texte libre de choix du directeur. Il leur avait dicté celui du message donné à Shin. Puis, le résultat avait été soumis à la sagacité et aux regards de l'adulte et de son assistant belge. Il n'y avait nul besoin d'être un expert pour conclure qu'aucune des Katarina n'avait pu commettre le mystérieux billet.

Néanmoins, l'Urticant était convaincu que le supérieur l'avait fait venir à titre de témoin, pour constater une nouvelle anomalie dans le quotidien du château. Armand ne lui avait-il pas confié le billetretrouvé sur Shin? La prophétie de Claire était, plus que jamais, d'actualité.

Alors que le duo puni couchait ses idées pour le devoir commun, Umbelina et Sigrid pénétraient dans la Salle Blanche en compagnie d'Elvira. Le silence du trio était oppressant et la tension palpable. La femme fit apparaître les sièges les plus spartiates possibles et invita les enfants à y prendre place.

—Shin aurait dû être là pour vous aider à accomplir un sort sans baguette. Il est blessé. C'est si grave qu'il ne pourra pas revenir avant des semaines. J'espère qu'il va s'en sortir.

—Nous aussi, Madame. Mais il y a une personne qui veut sa mort.

—Oui. Cet acte ignoble me fait douter. Je l'avoue, je me demande si tout ceci est utile. Est-ce que cela a un sens? Vous permettre d'aller plus loin et assister à ce pugilat en cours, n'est pas très encourageant.

—Je me suis entraînée dès que j'ai pu, Madame, coupa Sigrid. J'ai échoué. Aucun des sorts que je maîtrise avec la baguette, n'a réussi sans l'utiliser. Je sais qu'Umbelina a rencontré les mêmes impossibilités.

—Je me suis exercée trois fois plus, profitant de la salle de Lonicera. J'ai poussé l'exercice jusqu'à copier Shin en plantant ma baguette dans mes cheveux.

—Pas moi, répliqua l'Aloysienne. Je n'ai pas l'avantage capillaire pour la faire tenir.

Umbelina ricana, imitée par sa camarade, fière de sa plaisanterie. Elvira sourit enfin.

—Je comprends, Sigrid.

—Par contre, j'arrive à créer plusieurs formes en métal. J'utilise des variations de Ferrapuncto.

—De quoi s'agit-il?

—Des outils que je lui ai demandés, Madame. Pour l'équipe de Quidditch de Lonicera.

—Des outils? Je suis curieuse de savoir.

Umbelina lui expliqua qu'elle et ses coéquipiers avaient commencé à s'entraîner avec des méthodes différentes, basées sur son apprentissage en stage d'été. Des haltères de cinq et dix kilos avaient été produites par sa camarade d'Aloysia dans le plus grand secret. Depuis, les joueurs soulevaient des poids et couraient dans les bois. Après ces révélations, Umbelina avait confié son incapacité à produire un résultat avec Fulguracrucio.

—C'est normal, Umbelina. Il demande de l'énergie, du contrôle, du cœur et surtout, il exige de vider son esprit de toute pensée parasite.

—Pourriez-vous l'exécuter, Professeur?

—Je vais essayer. Je ne l'ai pas beaucoup pratiqué. En général, aucun CHASSE-Magus ne le contrôle avant des années de pratique. C'est comme la foudre: l'arc part dans tous les sens et frappe là où on ne s'y attend pas. Allez!

Elle se leva, s'ancra dans le sol, ferma les yeux, leva le bras vers l'un des murs protégés par un charme puissant et vida l'air de ses poumons. Un mur noir, sans âme, sans aspérité, sans odeur, se dressa devant son esprit.

—Fulguracrucio.

Un éclair jaillit de la pointe de la baguette. Flasque, tortueux, il toucha le plafond et s'évanouit en une fraction de seconde.

—Voilà. Très difficile et imprécis quand on manque d'entraînement. Les Aurors refusent de s'en servir à cause de l'approximation et de la puissance du résultat. Pourtant, s'il atteint sa cible, il envoie un adversaire à Bonpied à coup sûr et peut assommer un dragon.

—Un dragon?

—Pour stopper une telle créature, il faut généralement cinq ou six bons sorciers et une pluie de Stupefix. Alors qu'un seul Fulguracrucio le terrasse s'il fait mouche, sans le tuer.

—Pourquoi mettre un tel sort entre mes mains?

La référente connaissait la réponse à cette question. Elle préféra une manœuvre d'évitement qui ne trahissait pas la vérité.

—Du quatuor, tu es la plus forte. Comme je te l'ai dit, tu sembles à l'aise avec les éléments. Je vais même aller plus loin: s'il y a un élève capable, un jour, d'être le plus redoutable des Aurors, c'est toi. Je ne suis pas la seule de cet avis.

—Merci, Madame.

—Je vous propose de vous exercer encore un peu sans baguette. Dans une demi-heure, s'il n'y a aucun résultat significatif, vous passerez à un autre exercice.

Le cours fila à grande vitesse, bien que les filles se languissent des absents. À quelques niveaux en dessous, l'autre équipe avançait sur l'écrit. Shin, à quelques mètres seulement, respirait avec faiblesse. Dehors, deux hiboux venaient d'enlever des courriers rédigés par Armand.

Elvira abrégea le cours peu avant midi. Sigrid souhaita s'attarder avant d'aller déjeuner tandis que la princesse d'Algarve accompagna l'enseignante. L'héritière secrète de Flamel, seule, s'assit par terre. Si le sort dévolu à Umbeijo ne réussissait qu'à la condition d'avoir vidé son esprit –Umbelina nettoyait avec efficacité à travers le sort Oubliette–, le Ferrapuncto et ses dérivés exigeaient une capacité de visualisation hors normes. La jeune fille, baguette en main, ferma les yeux, imposa une image à son esprit et murmura, presque comme une caresse:

—Ferraforma.

Une lumière argentée fuita de la pointe vers le sol, comme si du mercure liquide coulait. Elle dirigea la manœuvre sans relever les paupières, concentrée sur sa vision. Umbelina, prétextant avoir oublié un effet personnel, faussa compagnie à Elvira et revint sur ses pas. Elle avança en catimini et découvrit sa copine assise en tailleur, faisant usage de son talent et de son cœur. Elle créait un buste humain.

La Portugaise le trouva très abouti, maîtrisé. Le sortilège lui allait comme un gant: mettre des sentiments, du cœur et de l'intelligence dans sa baguette et la guider. La sculpture s'affina, s'enrichit de détails. Le nez s'allongea, sa chevelure s'étoffa, balayée en arrière. Les orbites se creusèrent et accueillirent deux globes. Des pupilles s'esquissèrent avec délicatesse.

La princesse portugaise frissonna. Se pouvait-il que ce soit un visage familier? Les oreilles plaquées à la perfection, les pommettes et les joues arrondies, cet éclair de génie dans le regard. Le flux lumineux se tarit.

—Hercule…

Sigrid ouvrit les yeux et tourna la tête vers la porte d'entrée. Umbelina prit place à ses côtés. Elle ne put retenir son émotion. Des larmes coururent sur sa peau hâlée.

—C'est stupéfiant! C'est si beau. Il faut tellement…

—… d'amour. Oui, j'en ai tant pour lui. Son visage, je le connais par cœur.

—C'est magnifique. Tu vas lui offrir?

—Tu es folle! Il ne faut pas. Il comprendrait…

—Il a déjà compris.

—Rien n'est moins sûr. Tu surestimes les capacités sentimentales d'Hercule. Seule la logique a place dans son système. Le raisonnement prime sur les sentiments. Maigre consolation, il est aveugle pour tout le monde.

—Elle est si belle, ta statue.

—Tu sais, Elvira a raison. Le métal malléable s'accorde avec moi. Disons, la partie qui n'est pas un monstre sanguinaire.

—Que vas-tu en faire?

—L'accrocher au-dessus de ma tête de lit.

Elles se regardèrent et pouffèrent jusqu'à plus soif.

La journée tirait à sa fin. Les enfants punis, scrutés par les autres élèves, montrés du doigt, touchaient enfin au but. Ils mouraient de faim et ce, en dépit des tentatives de leurs amis pour leur refiler des biscuits en douce, au nez et à la barbe du vigilant Théophile Amand.

En début d'après-midi, Hercule avait mis la main sur un ouvrage traitant des grands sorciers criminels. En le feuilletant, Eugénie était tombée sur le cas qu'elle avait cité. Il s'agissait de Charles Thoro. Admis à Beauxbâtons en 1563, dans l'ordre Lonicera, le garçon avait très vite fait l'objet de quolibets et de harcèlement de la part d'un groupe d'élèves espagnols. Il avait caché sa maltraitance, rivalisé d'imagination pour dissimuler les traces de coups.

Peu à peu, rejet après rejet, il avait nourri une haine viscérale contre ses tortionnaires et s'était abreuvé, à chaque occasion, de lecture malsaine. En quatrième année, il avait agressé un élève qui était mort dans d'atroces souffrances. Pour ce crime, il avait été renvoyé sur-le-champ. Plus personne n'avait entendu parler de lui jusqu'à ses 17ans. Dès lors, il s'était vengé en massacrant les familles des élèves responsables de ses tourments. Les enseignants, soupçonnés d'avoir tu les agissements du groupe ibère, avaient subi le même sort.

De 1573 à 1575, Charles avait éradiqué sans pitié. On l'avait surnommé le Barthélemy sorcier, en référence au massacre moldu de la Saint-Barthélémy le 23 août 1572. Ses crimes avaient cessé après avoir tué tous ceux de sa liste. Il avait disparu sans laisser de traces.

Hercule avait été choqué par l'issue tragique, stupéfait par la descente aux enfers de celui qui, avant d'être un meurtrier de masse, n'avait été qu'un élève parmi tant d'autres. Alors qu'il confessait sa stupéfaction, son horreur devant la facilité de l'abomination, Eugénie grattait sur le parchemin à une vitesse folle, ne perdant pas une miette de la prise de conscience de son ami. C'était l'objectif de la punition et lorsqu'il relut ses propres mots, il pensa qu'il était atteint. Eugénie bondit comme un Jackalope et déclama:

—Manger!

—Shin?

—Shin et manger!

Hercule ne put s'empêcher de penser qu'Eugénie ne changerait jamais. Il voulait y croire.