Sortilège 17: la Russie blanche
Le samedi passé dans la bibliothèque avait été une torture. Devoir travailler tandis qu'un élève apprécié, attachant, brillant, souffrait le martyr à quelques mètres de là, était une torture. Certes, il n'était pas souvent seul, plusieurs camarades d'Urtica s'étant joints à Umbelina, Sigrid et Jacques, accompagné d'Émilie, pour lui rendre visite. Même le sympathique et mystérieux Noël avait observé une pause dans son travail acharné pour passer des instants auprès du blessé. Agathe l'avait veillé durant une bonne partie de la nuit, le tenant par la main, lui lisant de la poésie française. Hercule, vêtu de sa tenue la plus usée, enrageait. Il s'apprêtait, en compagnie d'Eugénie, à entrer dans la cage des Bayours pour nettoyer leurs déjections accumulées durant la semaine. Au lieu de cela, il aurait dû coincer le traître qui avait tenté de tuer son camarade. Son ami.
Le message retrouvé sur la victime était un faux grossier. Le fauteur de troubles ne se contentait plus de semer la zizanie: il passait à l'action violente. Il avait discerné l'intérêt flagrant du Japonais pour l'intelligente et magnifique Russe –il suffisait de manger au restaurant pour remarquer le manège du garçon–et avait exploité cet attrait. Il avait écrit un billet vague motivant pour lui donner rendez-vous, tôt le matin, sans témoin. Il s'était caché près du parapet du pont, surgissant et le précipitant dans l'eau. Shin n'avait que 12ans, mais sa grande taille et sa connaissance –minime selon ses dires–de techniques de corps-à-corps asiatiques, en faisait un adversaire hors de portée des plus petits et frêles élèves. Il avait fallu de l'élan, de la force pour le faire basculer. Cela éliminait quelques dizaines de potentiels coupables.
Si l'attaque venait d'un adulte, un simple Repulso avait suffi, mais une baguette trahissait son propriétaire. Utiliser sa force pour le faire basculer était plus simple. Comment s'assurer que Shin trouverait le billet? Facile! Il avait pris l'habitude d'aller au courrier chaque soir, voire soir et matin, espérant des mots de son père. En fait, piéger le Japonais n'avait rien eu de compliqué et n'importe qui aurait pu y parvenir.
Eugénie s'équipait d'une tenue de travail pour entrer dans la cage des Bayours. Son hyperactivité tranchait avec la lenteur, le soin d'Hercule à parfaire l'étanchéité de sa combinaison. Madame Waldmeister était arrivée quelques minutes avant eux, avait désigné les vêtements, montré les outils, les réserves de nourriture –les Bayours raffolaient de la luzerne, de la bourrache et des pissenlits–ainsi que le paillage propre et comment traiter la paille souillée.
Ensuite, dans un bureau annexe, elle leur avait désigné le registre de soins et d'entretien à remplir –nom, date, heure, signature–à la fin de chaque corvée. La jeune fille, vraie tête de Jobarbille, n'avait pas écouté les mises en garde et était entrée dans la cage sans tambour ni trompette. Les créatures, surprises par l'apparition d'une nouvelle soigneuse, avaient pris peur et avaient lâché leurs terribles flatulences. Eugénie avait suffoqué, ne devant son salut qu'à Ursula la traînant à l'extérieur. L'apprentie y avait rendu son petit-déjeuner, sous l'œil admiratif de l'adulte.
—Tu as eu de la chanze! On foit que tu es en bonne zanté! D'autres auraient craché un morzeau de poumon! Tu dois écouter mes conzignes zinon tu auras des gros problèmes.
Alors qu'elles étaient rentrées dans le local empuanti, Eugénie avait été prise de haut-le-cœur. Ursula lui avait appliqué un sortilège de Têtenbulle afin de lui permettre de travailler une petite heure en toute autonomie et en toute sérénité. C'est à ce moment que le garçon avait fait son apparition dans la cage, à pas feutrés, sans geste brusque. Les bestioles apeurées l'avaient observé sous toutes les coutures. Hercule faisait tout pour ne pas défaillir. L'odeur pestilentielle peinait à se disperser, en dépit d'un Ventus prononcé par Ursula. Il respirait à grand peine à travers un mouchoir.
Muni d'une petite pelle, il ramassait les déjections fumantes sur la paille brûlée par les excréments. Il les insérait dans un sac en Moke, rare matière à supporter la toxicité et l'acidité des crottes de Bayours. Plus tard, séchées durant deux mois, elles entreraient dans la composition de pastilles contre la toux Glairustule, une maladie touchant les personnes âgées, causant des pustules dans la gorge, jusqu'à étouffement. Ursula avait constaté, une fois de plus, que son élève avait un «truc» avec les créatures, magiques ou non. Non seulement le couple de Bayours n'avait pas paniqué lors de son irruption dans leur territoire, mais il s'était rapproché du soigneur. Les adorables mais redoutables oursons lui tournaient autour tandis qu'il récoltait les précieux ingrédients. Hercule ne cessait de leur parler tout en travaillant.
Ursula indiqua une brouette à Eugénie ainsi qu'une fourche. Elle devrait transporter la paille salie, chargée par Hercule, jusqu'au séchoir et l'étaler convenablement. Une fois débarrassée de toute humidité, elle servirait de combustible pour la chaufferie de la ménagerie.
Hercule, concentré sur sa tâche, parlait aux animaux pour les amadouer. Dépourvu de Têtenbulle, il lui était plus facile de repérer les salissures. Alors que le mâle s'obstinait à vouloir grimper sur son dos, il s'immobilisa et le laissa faire. Le bestiau de dix bons kilos jugea le perchoir digne d'intérêt. La femelle, qui s'était absentée, revint en compagnie de son petit accroché à son poitrail. Bébé devait à peine peser cinq cents grammes. Hercule, tout geste suspendu, ne cessait de la complimenter sur sa progéniture et sa magnifique famille.
Tout à coup, elle esquissa un geste auquel ni lui, ni Ursula ne s'attendaient. Elle tendit son petit vers le garçon.
—Oh! lâcha Ursula. Za alors!
Eugénie ne bougeait plus, en apnée, comme si un Petrificus Totalus l'avait frappée. Hercule caressa le Bayourson avec ses gants, ne laissant aucune odeur humaine sur son pelage. Il y avait tant de douceur, de magie dans ses caresses que créatures et humains étaient hypnotisés.
La femelle, après une bonne minute de flatterie, repositionna son bébé qui s'agrippa à une tétine. Hercule sourit et dit à son fardeau:
—Mon garçon, il faudrait voir à descendre de votre perchoir sans quoi, je risque d'écoper d'une punition majorée.
Comme si le mâle avait tout compris, il descendit et rejoignit sa moitié. Le garçon put enfin s'attaquer à la paille. Il remplit la brouette et Eugénie partit la déverser au séchoir.
—Hercule, tu es zenzazionnel! Atteindre un tel nifeau de confianze avec des Bayourz, z'est un eczploit! Surtout quand ils ont des petits. Le mâle defient normalement très agrezzif.
Le travailleur prit un bol d'air frais à l'extérieur. La puanteur toxique était tenace, malgré le calme retrouvé dans la cage.
—J'avoue que la relation entre les animaux et moi, reste un des plus grands mystères insolubles à mes yeux.
—Che fous laize terminer izi. Che fais m'occuper des Crabes de Feu.
—Entendu, Professeur.
Les enfants se retrouvèrent en duo pour travailler. Hercule rassemblait la paille en petits tas, puis chargeait la brouette vidée par Eugénie. Le garçon et son amie durent effectuer une quinzaine d'allers-retours pour vider la cage et accomplir un peu moins de voyages pour ramener la paille fraîche à deux, par bottes. Une fois cette activité accomplie, le garçon referma la cage des animaux l'observant sans cesse avec un air amusé, intrigué. Ils se rendirent dans le bureau, consultèrent la pendule et remplirent le registre comme demandé.
—Eh, Hercule! Regarde, là! Rosier est de corvée dans les écuries.
—Normal. Il est puni pour l'année dès la première semaine. Le concierge doit rivaliser d'imagination et jongler avec l'emploi du temps de Rosier dès que ce dernier joue au crétin en classe et se fait punir. Curieux…
—Quoi?
—Son écriture. Cette façon de tracer le R majuscule de son nom de famille, avec des boucles de part et d'autre des pieds et l'arrondi démesuré qui surplombe la quasi-totalité des lettres de son nom.
—Ça veut dire quoi? Qu'il a un égo surdimensionné?
—Ça, on le sait déjà. Non, attendez…
Le garçon retira ses gants souillés, les déposa dans la corbeille prévue pour être traités par les elfes de maison et desserra sa tenue de travail. Il extirpa le billet laissé par Armand après leur entrevue. Il le déplia.
—Regardez: «Rejoins-moi». Vous avez vu le R? Il est démesuré.
—T'as raison! Le «i» de Rosier est surmonté d'un rond au lieu d'un point. Les deux i de «Rejoins-moi» en comportent. Il faudrait pouvoir comparer avec une de ses copies.
—Il faut utiliser une formule magique pour plus de justesse.
—N'empêche que Rosier, c'est le coupable idéal. Ce cancrelat a attaqué Shin dès le premier soir, il a juré de se venger du nuage que j'aurais voulu avoir pour obtenir des pétales à volonté. On ne peut pas examiner d'autres lettres? Ou les chiffres?
—Non. Le zéro est banal et l'horaire du billet, 6h30, comporte des chiffres qui n'ont pas été utilisés. À moins que…
Il leva les yeux sur l'étagère qui lui faisait face. Les registres des cinq années précédentes y figuraient. Il prit celui de l'année passée et l'ouvrit. Il ne tarda pas à tomber sur un émargement du suprémaciste.
—Là! Le 23 juin 1918. Il était de corvée. Le 6 ressemble presque à la lettre b minuscule tellement il est redressé. Quant au 3, on dirait un M majuscule renversé, avec des pointes au lieu des arrondis. Il n'y a pas de doute. Quatre points de concordance, c'est beaucoup.
—Il faut être certain, tu ne crois pas? On ne peut pas se pointer chez Armand sans avoir des preuves irréfutables.
—Je dois pouvoir obtenir une copie de son travail en cours. Demain, je duplique ses notes de potions. Il faut que je cherche le bon sortilège et que je m'entraîne.
—C'est du nanan! 1 Pergaminí Gemino. Un peu de grec et de latin. Insiste sur le í final de Pergaminí sinon, c'est flou.
—Mais comment avez-vous…?
—Ben quoi? Des fois, je baye aux corneilles pendant les cours. Je copie les notes de Sigrid en douce pour rattraper.
—Par Flamel! Vous êtes…
—Je sais. C'est pour ça qu'on m'aime. Bon, on a quoi d'autre à faire?
Le garçon compulsa la liste:
—Nourrir les lutins de Cornouailles, les Botrucs et abreuver les mandragores. Je me charge des plantes. Même avec un cache-oreille, vos blessures aux tympans pourraient se rouvrir.
—D'accord. Pour Rosier, on fait quoi? Il aurait eu la rage et la force d'envoyer Shin dans le torrent.
—C'est juste. Il faut des preuves. S'il pouvait se vanter auprès de ses amis, qu'on le surprenne.
—On va le coincer.
Aux alentours de 10h30, les enfants eurent bouclé leurs travaux. Ursula les remercia, récupéra leurs tenues, vérifia le remplissage des documents et contresigna, attestant de l'accomplissement. Elle promit à Hercule une notation Or supplémentaire pour son exploit auprès des Bayours. Les enfants purent ensuite courir à leur pavillon pour prendre des douches méritées. Puis, ils repartirent prendre des nouvelles du Japonais. Ils retrouvèrent Katarina à son chevet. Hercule la détailla des pieds à la tête. Une chose avait changé en elle, mais il était incapable de la déterminer. Juste une sensation.
Le lundi matin, peu avant 7h00, Umbeijo s'apprêtait à quitter son terrier lorsqu'elle tomba nez à nez avec sa voisine russe refermant la trappe sous son bureau. Elle lui sourit et la salua:
—Salut, Katarina!
—Bonjour, Umbelina.
—Tu vas bien? Bien dormi?
—Pas très bien. Shin est…
Elle réprima des larmes et inspira de l'air pour se rasséréner.
—Je sais. Son état ne s'améliore pas. C'est une source d'inquiétude pour tous. En plus, ce n'est pas dans nos chambres souterraines et angoissantes que l'on trouve le repos. N'est-ce pas?
—Je n'y suis pas très à l'aise. Je préfère ma chambre, chez ma mère. Je trouve que nous ne sommes pas très avantagés, chez Lonicera, sauf pour les espaces communs de l'étage. Mais ici…
—Comme je te comprends! Tu as une triste mine. Ton uniforme est froissé, on dirait que tu as dormi avec.
—J'ai failli le faire.
—Ton chèvrefeuille? Tu as vu son état?
—Quoi?
La Russe retourna son col et chercha à comprendre.
—Les elfes de maison ont dû forcer sur les sortilèges de nettoyage.
—Tu as raison. Le bleu est un peu pâle, non?
—Ça doit être le même qui a nettoyé ton écharpe!
Mademoiselle Rostopchine considéra l'étoffe d'un air dubitatif. Si le nettoyage de son uniforme pouvait être sujet à caution, l'écharpe, sortie la veille pour la première fois depuis le 17 septembre, n'était pas encore passée entre les mains expertes des elfes. Elle était sûre d'elle, car les matins, comme les soirées, étaient doux.
—Je l'ai sortie hier soir de la commode.
—Ah… Qui faut-il voir pour un problème de lessivage?
—Je ne sais pas. Le concierge?
—Pourquoi pas!
Les deux jeunes filles de Lonicera franchirent le seuil du pavillon ensemble et se dirigèrent vers le pont. Katarina ressentit un étourdissement en enjambant le torrent. En contrebas, une forme s'agita et dévia le courant. La Russe aperçut une large nageoire argentée, constellée d'étoiles bleues. La championne de Cecrabebleu réprima l'envie de tirer sa baguette et d'administrer le sort le plus puissant qu'elle puisse accomplir. Son camarade était une victime innocente. Le ou la responsable de cette injustice se promenait dans l'école, en toute impunité. Pire: si elle avait compris la raison de sa convocation chez monsieur Fontebrune, on s'était servi d'elle! On avait voulu la compromettre! Pour cette raison, l'inaction lui sapait le moral, l'ulcérait. Elle voulait laver l'affront dans un bain de sang, se venger comme ces maudits bolcheviks moldus qui massacraient les siens en Russie. Une vague de colère la submergea lorsqu'elle pénétra dans le réfectoire pour prendre son petit-déjeuner.
Umbelina se sépara d'elle et se dirigea vers la table d'Hercule. Katarina entra dans un autre miroir. Elle s'assit avec Fellini, la petite Gabriella, Di Maggio, Moser, Torpeur en deuxième année de CHASSE-Magus et Toscanini, la sorcière la plus «animale» de l'Académie. Elle salua les convives et regarda sa tasse de thé se remplir toute seule. La tête penchée, ses yeux allèrent du breuvage brun clair au revers de son uniforme. Une mélancolie irrépressible étreignit sa gorge et le chèvrefeuille perdit de nouveaux pigments azur. Plus elle le fixait, plus il lui semblait blanchir. Toscanini imita un rossignol, puis un pinson pour tenter de la distraire. Elle parvint à lui arracher un sourire. Katarina rompit un petit pain et se nourrit par automatisme. Puis, son attention se reporta au-delà, vers leur miroir, là-bas. C'était… insupportable.
Eugénie se pencha vers Hercule et le supplia de mettre fin au suspense. Elle l'interrogea du regard. Il exhiba l'amorce d'une copie d'un document signé Rosier, réalisée à l'issue d'un cours de M.E.S où Elvira l'avait superbement ignoré. Il hocha la tête, lui signifiant que sa méthode de comparaison avait révélé un maximum de concordances. C'était l'écriture de Rosier. Elle lui glissa à l'oreille:
—Tu te rappelles le faux signé Umbelina, que j'avais réalisé pour confondre Flamingo?
—Comment oublier?! Croyez-vous que…?
—Je hais cette pourriture de suprémaciste et j'adorerais le voir éjecté de l'Académie à coups de pieds ou à coups de Repulso. Mais si ta théorie est exacte, si tout ceci est l'œuvre d'un traître, d'un sorcier machiavélique qui nous a manipulés tous les deux, pourquoi lâcherait-il des indices évidents? Il y a un moyen de savoir si le billet est un faux. Regarde les lettres identiques. Si les I sont tous identiques, cela signifie que le faussaire a pioché le même I à chaque copie. Je n'aurais jamais commis une telle erreur, bien sûr!
—Cela va de soi, dit-il en souriant. Vous êtes la meilleure faussaire.
—Et… qu'est-ce que tu viens de dire?
—Vous êtes la meilleure. Je le pense.
—Bon sang! s'exclama-t-elle, attirant les regards. Quelle nouille, Eugénie!
Elle se rapprocha de lui et murmura:
—C'est un faux. Je suis catégorique.
—Pourquoi?
—De quoi Rosier aime-t-il se moquer lorsque tu parles?
—De mon vouvoiement systématique. Cela l'agace. Il dit que c'est une prétention faussement aristocratique, surannée.
—Qui pratique le vouvoiement chez les élèves?
—Moi, Shin et…
—Et?
—Katarina. Je suppose que Rosier aurait écrit avec le vouvoiement pour enfoncer le clou. Il aurait fait des efforts pour que l'accusation de Katarina, qu'il déteste de par ses origines russes, soit plausible. Il est imbuvable, à gifler, mais il n'est pas stupide, ce qui le rend dangereux. Votre remarque est pertinente. Le tutoiement est une erreur volontaire pour disculper Rosier tout en l'accusant. C'est…
—Un jeu.
—Oui, Eugénie. Quelqu'un joue avec nos nerfs, nous manipule. Mais pourquoi?
—Je te parie que si on trouve la raison, on trouve le responsable.
—Assurément.
Hercule sentit qu'on l'observait. Il tourna la tête vers les miroirs. Le regard de Katarina était un abîme de souffrance.
Son repas à peine avalé, Hercule s'était rendu à l'infirmerie. Il n'était pas entré dans la pièce où Shin gisait, inconscient. Près du lit, sur une chaise rapprochée, Katarina parlait au Japonais. Le Belge tendit l'oreille et écouta:
—Je vous ai lu des poèmes parce que nous adorons la poésie. Je me rends compte que je ne vous ai pas parlé de moi et de ma famille. Il n'y a que des sorciers, où que l'on regarde dans mon arbre généalogique. Nous sommes un peu à part dans le sens où toute ma famille a exercé des professions chez les Moldus. Mon père, Pierre de Ségur, était académicien. C'est un poste de haute distinction des gardiens de la langue française. Ma mère s'appelle Maria Valinsky. Elle est russe. Papa l'a rencontrée à Saint-Pétersbourg où il a vécu longtemps et où je suis née. Pendant cette période, il s'est partagé entre la France et la Russie. Maman est professeure de russe au collège de France, un prestigieux établissement d'enseignement. En Russie, elle a été éleveuse de Sombrals. Mon grand-père, Anatole de Ségur, a été maire, préfet et conseiller d'État. J'ai aussi un oncle journaliste et mon aïeule, Sophie Rostopchine dont j'ai pris le nom, était la célèbre Comtesse de Ségur, l'écrivaine. Toute ma famille est en rapport avec les mots, les écrits, l'oral, les discours. Le plus étonnant, c'était Papa. Il jouait avec les mots pendant des heures et à la maison, avec sa baguette, il leur faisait faire mille et une merveilles. Il est mort il y a deux ans. Il me manque beaucoup. Il œuvrait pour les sorciers chez les Moldus, tout comme mon grand-père. Combien de fois n'ont-ils pas exercé leur magie et leur influence pour préserver le secret des sorciers. Et… je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela. Je… je voudrais que vous vous réveilliez et que vous reveniez me regarder. Au lieu de cela, vous êtes ailleurs et moi, je ne sais pas pourquoi, mais je m'étiole, je me flétris. J'ai la sensation de ne pas être à ma place, d'être une anomalie dans une école de magie normale. Vous, c'est un peu comme si vous étiez mon reflet poétique, un alexandrin. Vous… Je n'en peux plus de vous voir dans cet état. Ça me met en colère, ça me révolte qu'on ait osé utiliser notre lien pour vous tendre un piège.
Elle marqua une pause durant laquelle Hercule fut tenté de s'approcher. Il se ravisa lorsqu'elle prit la main du Japonais:
—Un torrent furieux,
Une sirène bondit,
Vision révulsante.
Baguette tirée,
Sortilège foudroyant,
Colère assouvie.
Contre toute attente, les doigts du blessé se crispèrent sur ceux de sa camarade. Il entrouvrit les yeux, chercha des repères, désorienté. Il découvrit la silhouette d'Hercule, en embuscade dans l'encadrement de la porte d'entrée. Puis, son regard se posa sur Katarina et il sourit, soulagé:
—J'ai la sensation d'avoir entendu votre voix.
Hercule se montra enfin. La jeune fille lâcha la main du blessé, par réflexe enfantin. Le Belge intervint:
—Vous n'avez pas rêvé. Notre amie venait de créer deux haïkus qui, me semble-t-il, respectent la codification à la lettre près et l'humeur du temps, son sentiment partagé de révolte face à l'injustice.
—Combien de temps ai-je…?
—Vous êtes resté inconscient pendant plus de trois jours. Nous nous sommes relayés pour vous veiller.
—Des élèves sont venus?
—Bien sûr! Il y a aussi eu des enseignants. La professeure Bonnelangue est restée la moitié d'une nuit.
—Vraiment?
—Elle veille sur ses élèves, dans tous les sens du terme. Comment vous sentez-vous?
Il tenta de se redresser dans son lit et grimaça.
—Je… c'est confus. Mon corps est douloureux, mais mon esprit est vide.
—Pas de souvenirs de l'attaque?
—L'attaque…
Le garçon tenta de rassembler les pièces du puzzle éparpillées.
—Il y a eu le billet qui me donnait rendez-vous.
—Je ne l'ai pas écrit.
—J'ai été assez sot pour le croire. Le message… Une ombre a surgi, a foncé sur moi, m'a plaqué contre la rambarde du pont et j'ai basculé. Tout est allé vite. Je me suis mal réceptionné dans l'eau. En quelques secondes, les sirènes étaient sur moi. Je n'ai même pas eu le temps de lancer un sortilège. J'aurais voulu, car elles sont abjectes, répugnantes! J'aurais voulu les anéantir, même si j'avais dû enfreindre la loi sur l'usage de la sorcellerie avant 17 ans!
—Et l'agresseur?
—Je ne sais pas.
—Un adulte?
—Je ne crois pas. Un garçon. Avec une étoffe sur le visage. Une cagoule noire. Il n'était pas immense, pas si costaud mais avec l'élan, il m'a fait perdre l'équilibre. Il avait l'avantage de la surprise.
—Rien sur son visage? Un signe distinctif?
—Il était trop bien masqué.
—Ses yeux?
—Noirs. Ils étaient injectés de haine. Une haine démesurée, Hercule.
Quelles que soient les réflexions pleines de bon sens et étayées d'Eugénie, Rosier revenait sur la sellette. Ce descriptif approximatif collait, mais l'identification du suprémaciste n'était pas clairement établie.
Madame Cacheton entra dans la pièce et ne cacha pas sa joie, ni son soulagement.
—Mon garçon, je suis heureuse de te voir revenu parmi nous! Je vais pouvoir rassurer ta famille.
—Père a été prévenu?
—Oui. Votre gouvernante, madame Sato, a répondu. Elle était morte d'inquiétude. Nous allons renvoyer un hibou. Comment vas-tu? Tu as reçu tellement de coups de griffes!
—J'ai mal partout. Mon corps brûle.
—Je t'ai couvert d'onguents à action lente. Les doigts de sirènes sont chargés de toxines à cause des proies ou des charognes qu'elles lacèrent pour se nourrir. Tu ne dois pas cicatriser trop vite, au risque de renfermer les poisons dans ton corps. La guérison va être longue, mais tu pourras retourner en classe bientôt. Par contre, pendant quelque temps, il faudra te tenir éloigné des plantes, des animaux et du Quidditch.
—Bien, Madame. Merci, surtout.
—Si tu tiens à remercier une personne, c'est notre concierge, Sébastien. Il t'a retrouvé à temps et a fait ce qu'il fallait pour stopper l'hémorragie.
—Alors, je saurai faire savoir que je lui suis redevable.
Rose pria les enfants de quitter la pièce pour refaire tous les bandages. Katarina précéda Hercule et lui fit face dans le couloir. Le garçon remarqua le chèvrefeuille défaillant et tiqua:
—Votre emblème.
—Il pâlit de jour en jour.
—Notre ami nippon ne s'en est pas aperçu. C'est une chance!
—Pourquoi?
—Selon les croyances japonaises, le blanc est symbole de mort, de deuil, de malheur. À l'école Mahoutokoro, lorsque l'uniforme devient blanc, c'est le signe de la trahison. L'élève est aussitôt condamné et renvoyé.
—Oh…
Elle considéra sa fleur pâlichonne. Encore un peu et les pigments ne seraient plus qu'un souvenir. Elle ignorait comment enrayer la dégringolade. Elle fut incapable d'ajouter quoi que ce soit et Hercule finit par lui souhaiter une bonne fin de journée. Elle demeura muette de longues minutes, immobile dans le couloir, avant de se réfugier chez le Sondeur et de fondre en larmes. Les contes et les légendes comportaient toujours une part de vérité.
Katarina n'avait jamais apprécié le vol sur balai et, par extension, le Quidditch. Aussi, le mercredi matin, entre l'activité «travail à la bibliothèque» et le vol en compagnie des deux autres ordres, son choix avait vite été opéré depuis sa première année passée à l'Académie. Alors qu'elle se rendait dans l'antre du bibliothécaire, la jeune Russe avait trouvé son référent sur son chemin. Le professeur Piedargile était au courant de «l'incident».
La veille, après les cours, la jeune fille était rentrée au pavillon Lonicera en compagnie de plusieurs élèves de son ordre. À quelques mètres du bâtiment, les runes de sécurité s'étaient irisées. Des lianes avaient surgi et s'étaient ruées dans sa direction. Elle n'avait dû son salut qu'à l'intervention providentielle d'Umbelina qui s'était jetée sur elle. Elle l'avait recouverte avec sa cape. Les liens végétaux étaient rentrés en terre.
Désespérée, Katarina n'avait pas su expliquer la dégénérescence de ses couleurs. La Portugaise estimait pourtant que le réveil de leur camarade avait de quoi les réjouir. Mais rien n'avait pu la réconforter.
—Avec moi, je vous demande de venir, Katarina. Dans le tonneau de jeux à côté de la bibliothèque, nous allons nous installer. De bavarder tous les deux, nous avons besoin.
—Bien, Professeur.
Elle le suivit, se calquant sur son pas très ralenti. Son histoire était parvenue jusqu'aux oreilles d'Abraham et il allait l'évaluer pour la transférer dans un autre ordre. Ou changer la couleur de l'écharpe par magie, comme cela avait été le cas pour les élèves victimes des erreurs du Sondeur. Ou pire: la renvoyer. À dire vrai, elle ne figurait pas dans l'élite des élèves. Elle excellait dans la magie spectaculaire, fleurie, parfumée, la métamorphose et le français, bien sûr. Elle s'en sortait en médicomagie et en potions. En revanche, comme elle exécrait la violence et les sortilèges agressifs, toutes les matières d'Elvira ne lui rapportaient que des mauvaises notes.
Une fois enfermés dans le tonneau, ils prirent place sur des fauteuils très confortables. Abraham paraissait plus voûté et épuisé que jamais. Il s'efforça de sourire et de faire bonne figure. Il prit la parole, la jeune élève étant paralysée par sa timidité maladive.
—Les incidents liés à vos couleurs, votre camarade de Laranjeira m'a rapportés.
—Je ne comprends pas pourquoi tout blanchit.
—Point nouvelle, cette étrangeté n'est. Quelques cas de décoloration auparavant Beauxbâtons a connus. Toujours une solution les enseignants ont su trouver. Pour commencer, pleinement heureuse à l'Académie vous êtes? Pleinement, le plus important des mots de ma question, est.
La jeune fille fit la moue.
—Pour un «non» cette absence de réponse, je vais prendre. Si, d'être à Lonicera des doutes vous avez, alors vous rassurer je puis. Sérieux, travailleur, courageux, obstiné, désireux de se surpasser, chez Lonicera sont les qualités recherchées. Dans cette liste, de nombreuses cases, vous remplissez. En haute estime Agathe vous tient. Se tromper à ce point, le futur référent de Lonicera ne peut pas.
—Merci, Professeur.
—L'appartenance à votre ordre, le problème n'est pas. Ailleurs, il nous faut chercher. Des amis dans l'école avez-vous? Des confidents?
Elle baissa la tête et murmura:
—Non.
—Difficile à supporter est-ce?
—Oui.
—Quitter l'Académie avez-vous songé?
—Oui.
Abraham inspira profondément et posa LA question:
—À un groupe particulier d'amis vous aimeriez vous joindre?
Elle leva les yeux sur le vieillard et hocha la tête.
—Avec envie l'amitié d'Hercule avec Umbelina, Eugénie et Sigrid, chaque jour, vous regardez. En rage, peu à peu, l'envie se transforme. Rapide et facile est le chemin pour basculer dans la peur. En vous ce conflit est apparu et votre équilibre menace. Cette opposition, de l'inquiétude apporte et bientôt, en peur, elle se transformera. Mauvaise conseillère, la peur est. À la souffrance, elle mène. De courage, vous allez devoir faire preuve et à Van Betavende, parler vous devrez. Même si notre nouvel élève japonais vous appréciez, par le jeune Belge les décisions, conscientes ou non, passent. Votre peur, vous devrez surmonter et vos désirs, vos projets, à bien vous accomplirez.
—C'est si difficile, Professeur. Je n'ose pas parce que… je…
—Admiration et éblouissement, en vous, se mélangent. Plus simple de lancer des sortilèges sur un adversaire, il est parfois. Cependant, un cœur généreux et ouvert, mon meilleur étudiant des runes possède. Le premier pas vous devez faire.
—Comment procéder?
—De se planter en face de lui, le plus simple est.
—Et solliciter son aide?
—De l'intelligence typique de Lonicera, vous venez de faire preuve. Agissez et votre fleur, bien bleue, redeviendra. Confiance, faites-vous.
Elle le remercia d'un signe de tête.
—Allons, sortons! M'aider, vous voulez bien?
Elle tendit son bras et il s'en empara pour s'extraire du fauteuil moelleux. Il quitta la pièce, clopin-clopant, et fila hors du château. Katarina supposa qu'il se rendait à la fontaine Flamel.
Elle déambula dans la bibliothèque et débusqua Hercule, seul, près de la colonne U. Elle agit comme l'avait suggéré le professeur et se planta devant le Belge. Il leva les yeux de ses manuels et demanda:
—Puis-je vous aider?
—Oui. C'est par rapport à mon écharpe et à mon chèvrefeuille.
—Vous êtes en quête d'un sortilège?
—Non. Abraham m'a dit qu'il redeviendrait normal si j'avais le courage de vous avouer ce qui me ronge.
Hercule reposa sa plume et poussa ses livres sur le côté. Il lui accorda toute son attention.
—Je vous écoute.
—Ce n'est pas simple à dire.
—Est-ce en rapport avec Shin?
—Non. Enfin, un petit peu. Il est entré dans votre groupe d'amis si facilement alors que…
Elle déglutit, mal à l'aise. Hercule mit à contribution toutes ses ressources mentales et chercha les mots, les gestes, les regards, les interventions de la jeune fille. Des élans, comme des vagues brisées sur des rochers, éreintant, érodant la volonté.
—Vous aimeriez en faire partie.
Katarina avoua qu'elle en rêvait depuis les premières semaines passées à l'Académie, l'année dernière. Elle lui révéla que sous des dehors affables, elle avait des difficultés à se lier. Elle trouvait que lui et Shin incarnaient deux personnages atypiques, raffinés, instruits, polis et intelligents. Le groupe fondé par Hercule était soudé et c'était touchant. Elle lui confia admirer l'énergie d'Umbelina, sa puissance, sa maîtrise. Sigrid était la meilleure élève et cela forçait le respect. Quant à Eugénie, elle l'adorait parce qu'elle osait tout ce qu'elle n'imaginait même pas en rêve. Bien qu'elle ne soit pas la plus brillante, la plus audacieuse ou la plus courageuse, elle était sûre de pouvoir les aider. Elle ajouta:
—Je crois que Shin aimerait devenir un membre du… de…
—Le quatrième ordre? Ceux qui portent une seconde fleur.
—Oui. Ceux qui ne se sentent pas très à leur place dans l'ordre qu'on leur a attribué à leur arrivée.
—Mais c'est très simple. Il suffit de commencer par une chose.
—Laquelle?
—Venez déjeuner à notre table.
—Juste ça?
—Juste ça. Je dirai à tout le monde ce dont j'ai été le témoin, hier.
—Quoi donc?
—Les haïkus guérisseurs.
Hercule réfléchit à voix haute: Shin avait subi trois jours d'inconscience et il avait réagi à la seconde où la jeune fille avait inventé de la poésie à la japonaise. Soit c'était un fabuleux hasard, soit c'était une force incroyable. Une théorie se dessinait: le soin par la magie des mots. Il fallait, au minimum, vérifier dans l'annuaire de l'Académie et feuilleter les ouvrages de médicomagie parallèle. Le tout était de tomber sur le bon livre. Katarina lui proposa une piste supplémentaire à suivre:
—Ma mère a gardé un livre des origines sorcières de sa famille ainsi que celles de mon père. Il y a une tradition de professions en lien avec les mots.
—Oui, excellente idée. Vous pourriez demander à l'hôpital Bonpied s'il existe des Médicomages des mots. Je peux vous donner un ou deux noms d'employés. C'est l'avantage d'avoir été blessé. Ah! C'est aussi un des inconvénients de notre petit groupe: nous sommes abonnés à l'infirmerie. Il faut maîtriser les soins d'urgence.
—Je suis prête à prendre quelques coups sur la tête, plaisanta-t-elle.
—Oh! Je tâcherai de m'en souvenir lorsque nous aurons une mission périlleuse et délicate à vous confier.
Il la gratifia d'un sourire rayonnant. Elle sortit ses livres, acheva de s'installer devant lui et se mit au travail. Ce n'était pas si compliqué.
1Expression désuète signifiant que c'est facile.
