Sortilège 19: même le dimanche

À la fin d'une nouvelle semaine d'apprentissage, le Belge reçut une avalanche de courriers. Tout d'abord, un petit paquet de ses parents dans lequel se trouvait une lettre, des friandises concoctées par Orby et quelques Gallions. Son père et sa mère se gardaient de lui donner des nouvelles de Waldo. Plus le temps passait, plus l'hypothèse d'une issue tragique se dessinait. Le second courrier venait de Garrick Ollivander; le garçonnet lui transmettait un avertissement de son père, à propos des baguettes réalisées par les sorciers non formés à l'art magique. L'Anglais regrettait que sa création soit toujours rétive à produire des sorts d'attaque entre les mains de son correspondant belge.

Le plus gros des paquets était expédié par l'entreprise Delacour et contenait sa commande. Il réserva son ouverture après avoir pris connaissance de la missive tant attendue de Max de Franjac. Hercule se délecta dès les premières lignes:

«Très cher futur Auror-Enquêteur, le meilleur du monde sorcier,

Pierre et moi allons bien. Enfin, disons que nous sommes vivants! Le métier est très dur, les entraînements au combat d'un niveau incomparable à l'école et d'une nécessité absolue. J'ai déjà livré ma première bataille lors d'une intervention pour démanteler une fabrique clandestine de Veritaserum. Quelques brûlures cuisantes m'ont valu un séjour de deux jours à Bonpied. Pierre s'en est mieux sorti. Cependant, entre deux rares actions et les entraînements, nous passons un temps considérable avec la paperasserie administrative. Je te prie de croire que le Tribunal Administragique ne rate pas les Aurors lorsque les documents manquent à l'appel ou sont incomplets au moment de déférer les prévenus, ce qui arrive souvent, malgré notre vigilance.

Bref, tout ceci pour t'expliquer que Pierre n'a pas supporté et a présenté sa démission. En début de semaine, il a rejoint les Rangers Sorciers du Canada pour combattre, sur le terrain, les braconniers désireux de massacrer, de piéger ou de voler toutes sortes de créatures magiques. Ce sera de la lutte quotidienne, de la tactique, de la traque: tout ce qui lui plaît! Il va mettre en pratique ce que nous avons appris en CHASSE-Magus avec le professeur McFlurry. Tu peux d'ailleurs le remercier de ma part, car c'est bien grâce à ses enseignements impitoyables que j'ai eu les bons réflexes. Voilà, très cher enquêteur! J'espère que tu fais tourner en bourrique notre cher Armand! Déguise-toi en fantôme pour Halloween de ma part. Ah ah! Mes amitiés à ta bande et longue vie au quatrième ordre. Je sais tout… (merci Papa!)

Amitiés. Max.»

La lettre ne laissait aucune ambiguïté sur le sort réservé aux élèves sortant de Beauxbâtons. Ils étaient oubliettés, leur mémoire était corrigée avec de nouvelles informations. Leurs proches étaient traités pour réduire le risque d'impair.

Le jour de la remise des diplômes, réunissant élèves, professeurs et parents, était idéal pour procéder à l'effacement général. Le seul capable d'un tel exploit, c'était Armand Fontebrune. Le «trou» dans son plan de carrière, entre sa sortie de l'Académie et son retour en tant que professeur, impliquait un passage dans un département très sensible du ministère: soit les Oubliators, soit le Département des Secrets d'État. La première option avait sa préférence.

Cependant, il y avait une exception et de taille: Gertha Van Betavende, sa propre mère. Elle était consciente d'avoir eu Elvira comme enseignante, puis comme amie et connaissait sa nature hybride, vampirique et humaine. L'Occlumancie naturelle empêchait-elle d'être oublietté avec aisance? Existait-il un sortilège particulier qui la liait à Elvira, de sorte qu'elle ne puisse pas la trahir? Ou était-ce plus simplement de la confiance? Il pourrait poser la question à sa mère.

Après ces nouvelles, il avait repris la lettre de Garrick: un passage le touchait tout particulièrement. L'Anglais avait demandé à son père d'extraire de leurs têtes respectives la rencontre avec Hercule et Gertha, afin de les ajouter à la Pensine et de pouvoir les revoir à volonté. Hercule était fier que cet instant côtoie le savoir magique des Ollivander.

Au matin du samedi 12 octobre, juste après le petit-déjeuner, la nouvelle exploration du coffre A.D de l'Observatoire avait eu lieu. Les vigies s'étaient réparties sur le parcours, une mise en scène liée à la divination avait été préparée –Eugénie avait apporté des pétales de fleurs pour lire l'avenir à la Japonaise–et le Belge s'était engouffré dans l'escalier secret. Il avait filé droit vers la réserve des prophéties et avait tout de suite repéré deux tubes fermés, abandonnés au bord de la coupelle de consultation. Il avait relevé les dates: 11 mars 1918 et 2 août 1918. Si ces fioles étaient restées en dehors des étagères, c'était parce que la dernière personne venue dans ces lieux, Eugénie selon toute vraisemblance, les avait jugées dignes d'intérêt. Mais pourquoi ne les avait-elle pas subtilisées? Parce que la bleue était plus intéressante? Parce qu'elle avait estimé indispensable que Hercule les consulte? Impossible de savoir si ce n'était en prenant connaissance des messages.

Avant toute manipulation, il avait enfilé des gants de soie. Puis, il avait visité les travées, une à une, les mémorisant. Son esprit n'avait pas pu s'empêcher d'effectuer des comparatifs en direct. Il avait eu besoin d'un quart d'heure pour tout emmagasiner. Le verdict était tombé: hormis les deux tubes déposés près de la coupelle d'eau, il ne manquait qu'un tube de verre. Il se situait dans la seconde moitié de l'année 1918, non loin de la fiole datée du 2 août. Même s'il n'avait pas mémorisé toutes les dates inscrites sur les étiquettes, il était certain que la prophétie bleue avait été entreposée dans l'année courante. Alors, pourquoi avait-elle été dénaturée? Comment?

Il avait enfin consulté les deux fioles laissées par Eugénie. La première l'avait atterré. Elle le concernait, sans une once de doute possible. Le garçon, venu de la Venise du Nord, ouvrait la boîte de Pandore, entraînant l'humanité vers une mort certaine. Cœur emballé, tripes malmenées, estomac au bord des lèvres: la teneur de la prédiction était bouleversante. Il avait dû se forcer à lire le second texte pour ne pas se laisser décontenancer. Comme attendu, il était très sibyllin et s'exécutait en deux phases séparées par un siècle. C'était son aspect mystérieux et le fait que la date d'exécution de la première phase coïncide avec le jour de la visite d'Eugénie qui avaient dû attirer l'attention de la jeune fille. Après cela, il avait enfoui les deux tubes dans une poche de son uniforme et avait exécuté un dernier tour, à la recherche d'indices de passage. Rien ne laissait supposer qu'une autre personne était venue entre leurs visites, celle d'Eugénie et la sienne, ce jour.

«Cela signifie qu'un sort a été jeté à distance, sans savoir où se trouvaient les prophéties. Ou alors, c'est un professeur qui est venu au mois de juillet et la liste des candidats potentiels est très courte. Je n'ai pas la preuve formelle mais, hormis la couche de poussière, rien n'a changé ici depuis notre visite de l'année dernière. Donc, je retiens la possibilité du sort à distance, ce qui est prodigieux.»

Il était remonté sans encombre. Tout avait été remis en ordre et les enfants avaient évacué l'Observatoire. Eugénie l'avait bombardé de questions et il avait promis de faire quelques révélations lors du rendez-vous au quartier général, programmé le samedi soir. Elle avait enragé de devoir faire preuve de patience.

Les enfants étaient attablés dans la Cabane Enchantée. Ils s'étaient organisés pour passer la nuit sur place. Shin était fasciné par les ressources d'Eugénie lorsqu'il s'agissait de ravitailler ses amis en nourriture.

Les six élèves espéraient pouvoir palabrer durant des heures même si, demain matin, Eugénie et Hercule se levaient à l'aube pour aller soigner les pensionnaires de la ménagerie magique en compagnie d'Ursula. Les deux trouvailles rouges rapportées par Hercule circulaient de mains en mains. Les productions de Claire étaient inoffensives pour le voyant de la bande, mais son Don était resté muet au contact du verre. Hercule venait de leur exposer le déroulé de sa visite dans le sous-sol du château: il avait prouvé que la fille d'Alfred avait bien été présente dans la réserve le 2 août dernier et qu'elle avait mis les fioles de côté. La preuve scientifique et magique. Umbelina et Katarina étaient en pâmoison.

—Dis-nous comment tu as fait, Hercule!

—Tout d'abord, avant de faire quoi que ce soit, j'ai enfilé des gants de soie. En hiver, j'en ai toujours une paire pour mettre sous mes moufles. Bref, j'ai manipulé les tubes de verre avec précaution pour ne pas effacer les empreintes que laissent les doigts. Ensuite, cet après-midi, je suis allé dans la réserve d'Ambroisine. J'ai dispersé de l'alumine sur les deux éprouvettes. Il y avait plusieurs empreintes. Je les ai transférées sur un parchemin par sortilège. Après cela, j'ai demandé à Eugénie de tremper ses doigts dans l'encre noire, d'imprimer avec force ses phalanges sur un autre parchemin. Toujours à l'aide d'un sortilège, j'ai effectué un comparatif. Eugénie avait bien touché les fioles. Les autres empreintes apposées appartiennent à notre divinatrice, au professeur Flamingo chargé de ranger ses prédictions et au personnel médical qui l'assiste et récolte les fumerolles.

—C'est extraordinaire, Hercule! Dans mon pays, les Samaurors sont très loin de pareilles méthodes. Quelle avancée! Il suffirait de relever les empreintes des criminels, une fois pour toutes, de diffuser ce recueil, de le mettre à jour et de chercher des empreintes sur les lieux de leurs forfaits.

—Hélas, ces traces ne sont pas toujours exploitables. Un doigt sur du verre ou du marbre, c'est parfait. Mais sur un parchemin, ce n'est pas suffisant. Le bois, c'est pareil, à moins qu'il ne soit verni.

—C'est déjà énorme! Bravo!

Les enfants l'applaudirent avec spontanéité. Il avait l'air sur un nuage, mais son visage s'assombrit lorsqu'il songea à la prophétie qui le concernait.

—Hercule?

Sigrid tentait de le ramener parmi eux. Elle savait ce qui le préoccupait. Les termes de sa prophétie étaient alarmistes.

—Oui, pardon. Alors, à présent, nous sommes certains qu'une prophétie datée de la seconde partie de 1918 a été envoûtée, pervertie, pour devenir illisible. La magie à distance, nous ignorons tous à quoi elle ressemble.

—Je précise qu'elle n'a rien à voir avec les sortilèges lancés sans prendre sa baguette. C'est une autre forme de magie.

—Dans un mois, je retournerai dans la cave des prophéties et je contrôlerai d'éventuels changements. Si une autre prédiction bleue apparaît, nous pourrons imaginer d'autres explications.

—À propos d'imaginer, poursuivit Umbelina, vous n'avez pas eu d'autres idées à propos du tunnel du degré dix?

Ils répondirent tous par la négative. Hercule, montrant comment faire usage de son toqueur magique pour obtenir des œufs à la coque cuits à la perfection, rebondit sur le sujet:

—J'ai l'intention de trouver une méthode sûre et efficace pour voir à quoi ressemblent les trente-cinq degrés du Sondeur.

—Vraiment?!

Le garçon confirma ses intentions. Il était persuadé qu'un jour ou l'autre, l'un de ces degrés serait utile. Sigrid et Eugénie en furent convaincues puisque Claire avait été soignée par les fées du degré 20. Hercule voulait percer tous les mystères sans devoir «cuisiner» Gervais Delacour. Selon lui, cette famille d'artisans possédait une Pensine où figuraient tous ses secrets, toutes les traces de ses fabrications, à l'instar des Ollivander. Les isoloirs, les bancs articulés devaient être mentionnés. Cependant, convaincre Gervais de les partager serait une tâche compliquée. Alors, le Belge, avant de se lancer dans l'exploration, tenterait un interrogatoire en finesse avec celui qui était complice de Delacour lorsqu'il était élève à Beauxbâtons.

—Qui? demanda Sigrid.

Umbelina misa juste en proposant:

—Le professeur Racine. Tu lui as demandé s'il était ami avec Gervais, au club de sciences. Il a juste souri.

—Exact.

—Il a déjà ouvert la porte, avec Gervais Delacour.

—Oui.

—Il a compris ce qu'il y avait derrière.

—Continuez, Umbeijo.

—Il l'a mentionné, indirectement. C'est ça? C'est ce que je crois?

—Oui.

—Les temporalités perdues, les futurs possibles, les choix de vie.

—Voilà. Des millions de variables, des milliards de combinaisons. Des milliards de voix et de voies.

—Il sait en connaissance de cause! Il… tu penses qu'il sait comment y accéder? Comment les lire ou les consulter, voire les utiliser?

—Je crois que le professeur cherche toujours. Sauf que j'imagine qu'il n'a plus la possibilité d'ouvrir la porte runique. À cause de l'existence du quatrième ordre. Je me demande juste comment lui faire avouer qu'il sait.

Ils admirent tous que la tâche ne serait pas aisée, pas plus que le décryptage de la prophétie bleue.

La soirée fut consacrée à la narration des aventures dans la banque Pasdelazare, au transport de la cabane et à l'épique rencontre entre Hercule, Eugénie et les Bayours. Aux alentours de minuit, les enfants purent s'allonger sur les matelas japonais dupliqués par Eugénie. Tout le monde fut convaincu par leur confort et leur chaleur. Quelques minutes plus tard, ils dormaient à poings fermés.

À quelques dizaines de mètres de là, des ombres glissèrent jusqu'aux pieds d'un sapin au port tombant, entremêlant ses fines branches voûtées. L'arbre plongeait ses racines dans une mare où un Pitiponk solitaire prenait parfois place, tentant vainement d'attirer des élèves dans la vase aussi visqueuse et instable que des sables mouvants. Quatre silhouettes écartèrent les branchages et disparurent comme une nappe de brouillard dispersée par une brise.

Après une seconde matinée de punition en compagnie d'Eugénie, suivie d'un déjeuner rapide, Hercule avait décidé de consacrer son dimanche après-midi au travail personnel. Il avait commencé par l'entraînement en salle blanche. À 14h00, il posait sa besace dans la pièce aux murs bleutés, protégés, à l'épreuve des plus violents sortilèges. Hercule ne connaissait plus de repos, même le dimanche.

Son projet d'observation des trente-cinq degrés du Sondeur, à l'abri dans un des isoloirs, lui posait un problème technique de manipulation des bancs. Autant la manœuvre à l'aide de cordons magiques créés par Incarcerem depuis la salle était facile, autant la manipulation depuis l'un des trois isoloirs n'était pas envisageable. Il devait inventer un autre moyen de les actionner ensemble, comme une horlogerie précise à la seconde près.

En feuilletant son manuel de maléfices, enchantements et sortilèges, il en avait découvert un permettant de mettre en mouvement n'importe quel objet: Locomotor Barda. Un autre sort avait retenu son attention: Proteiforma. Ce dernier permettait de répéter toute modification d'un objet initial aux objets envoûtés pour se calquer sur le premier. Par exemple, si deux parchemins avaient été envoûtés par Proteiforma, le fait d'écrire bonjour sur l'un d'eux faisait apparaître le même mot sur le second. Afin que l'illusion soit parfaite, on pouvait utiliser un Gemino pour obtenir des doubles tout aussi parfaits.

Il prit sa baguette, se concentra et produisit trois bancs rudimentaires fait de trois planches. Il usa d'un dérivatif nommé Lignaforma. Ensuite, il fouilla dans son sac et en ressortit une reproduction moldue d'automobile avec laquelle il jouait parfois, dans des mises en scène imaginaires.

—Vehicula Gemino!

Il produisit deux copies identiques. Ensuite, il tapota les trois modèles avec sa baguette et édicta:

—Proteiforma!

Chaque modèle réduit de voiture fut attaché à un banc. Il visa l'un des trois véhicules et usa du sort final:

—Locomotor Barda. Finite.

Le véhicule avança de quelques centimètres, imité par les deux autres. Tout était synchronisé à la perfection. Il refit une tentative sans mettre fin au sortilège:

—Locomotor Barda.

Les véhicules agirent comme des engrenages et déplacèrent les bancs. Comme les roues des véhicules avaient été tournées à fond sur la droite, les sièges décrivaient lentement un cercle. Attaché à la partie mobile des bancs des isoloirs, les véhicules lui serviraient à voir les autres degrés. Pour plus de sécurité, il devait étudier un sortilège qu'Ursula maîtrisait: le Têtenbulle. En effet, rien ne l'assurait de débarquer dans des degrés où l'air était respirable. Celui du degré vingt était saturé en oxygène, capable de griser n'importe quel sorcier. Alors, pourquoi pas un lieu à l'atmosphère nocive ou inexistante? Il devrait aussi se couvrir de vêtements: si la chaleur de certains degrés était suffocante, sa peau serait protégée. S'il tombait en pleine glaciation, les couches textiles l'isoleraient de la morsure du froid.

Soudain, un bruit perturba sa concentration. Il venait du fond de la Salle Blanche. Il y avait la vieille armoire scellée, renfermant l'ignoble créature dont personne n'avait jamais vu le visage: l'Épouvantard. La bestiole s'agita, comme si la présence du garçon était insupportable. Il tenta d'en faire abstraction.

«Ma démonstration est probante. À nous deux, Sondeur!»

—Finite Incantatem.

Les copies disparurent, tout comme les bancs rudimentaires. Il reprit son modèle réduit de voiture en métal et le fourra dans son sac. La porte d'entrée s'entrouvrit. Une fillette rousse fit son apparition.

—Émilie?

Elle fit virevolter sa baguette. Les lettres lumineuses s'assemblèrent.

«Salut Hercule! Tu fais quoi?»

—Je travaille mes sortilèges. Je ne suis pas terrible en Défense contre les Forces du Mal. Enfin, en sortilèges d'attaque.

L'armoire à Épouvantard fit un bond sur elle-même. Le monstre voulait s'échapper, mais la construction de bois était à l'épreuve de ses vindicatifs soubresauts.

«Qu'est-ce qu'il y a, là-dedans?»

—C'est un Épouvantard. Il détecte nos plus grandes peurs et en prend la forme.

«Quelle horreur! Jacques ne m'en a jamais parlé.»

—Il ne vient jamais ici. En tant que Cracmol, sans baguette, il serait incapable de produire le sort qui le neutralise. Ce n'est pas si facile. J'ai essayé une fois et ce fut un échec.

«Cette chose est toujours en colère?»

—Très souvent. Mais là, elle est furieuse. Je me demande si…

Hercule détailla la fillette et remarqua un détail très intrigant. Émilie avait repris ses kilos perdus, en l'espace de quelques jours, voire quelques heures. C'était illogique. Un ventre amovible? Pour quoi faire? Qu'est-ce qui allait et venait? Et… bougeait!

Tout à coup, l'esprit du garçon fut limpide. Les pièces du puzzle se mirent en place.

—Pourquoi ne libères-tu pas ton animal de compagnie?

Émilie ouvrit de grands yeux éberlués.

—Un Chartier, si mes suppositions sont justes. Un Chartier auquel Jacques a enseigné toutes les réponses aux questions du Sondeur, identiques depuis des siècles. L'animal aura parlé à chaque question et le Sondeur s'en sera contenté, ou presque puisqu'il a connu une panne lors de votre passage. Très malin.

«Tu es trop fort!»

Elle libéra l'animal qui se mit à gambader dans la grande pièce, au grand dam de l'Épouvantard furibond.

—Quelle couleur préfères-tu? Bleu, rouge ou jaune.

—Bleu, nom d'une crotte! clama le carnivore.

—Vraiment astucieux. Vous vous souvenez de votre promesse si je résolvais le mystère? Le cœur de votre baguette en aubépine noire.

«Bon, d'accord!» lâcha-t-elle d'un geste rapide. «Poil de Bayours.»

—Du Bayours! Très local.

«Et griffe de Taupitambour.»

—Quoi?

Il crut avoir mal lu et demanda confirmation:

—Il y a deux cœurs?

«Oui.»

—Ça alors! Je n'imaginais même pas cela possible! Deux cœurs… Mais… c'est grâce à cela que vous avez pu à la fois protéger votre frère et attaquer Rosier! Deux sortilèges simultanés.

«Oui.»

—Quel fantastique avantage! Comment vous est venue cette idée, à priori, saugrenue?

«La baguette avec le poil ne marchait pas. J'ai voulu changer pour mettre la griffe à la place, mais impossible de sortir le premier cœur. Comme je ne voulais pas tout recommencer à zéro, j'ai poussé la griffe par-dessus le poil. Ça s'est mélangé à l'intérieur. J'ai bouché le trou avec de la colle et de la sciure d'aubépine noire. Il y a eu quelques étincelles dès que j'ai agité la baguette.J'ai mis du temps avant de pouvoir réaliser mon premier sort avec. Pas facile quand on ne parle pas.»

—C'est prodigieux!

«Un coup de chance, en fait. Je crois que ta baguette a aussi été faite par un enfant?»

—C'est vrai. Mais son créateur, Garrick Ollivander, est le fils d'une longue lignée de fabricants de baguettes. Il a bénéficié des conseils de son père. Et vous, vous l'avez créée toute seule! C'est un exploit!

«Merci.»

Le Chartier était planté devant l'armoire, intrigué par le remue-ménage grandissant.

—Comment s'appelle-t-il?

«C'est une femelle. Je l'ai appelée Jacqueline.»

—Jacqueline?

«Le féminin de Jacques. Pour embêter mon frère.»

—Cela fonctionne?

«À merveille!»

Elle parut très amusée. L'Épouvantard tenta de fracasser la porte de l'armoire. Quelle peur pouvait être assez puissante pour le mettre dans cet état? Le furet parlant avait-il la trouille de ne plus pouvoir débiter des grossièretés?

Émilie le récupéra et le força à réintégrer l'intérieur de son uniforme. La créature sans visage, dans l'armoire, fut incapable de se calmer, sentant l'animal dans les parages. Émilie mit alors le plus de distance entre elle et le meuble renforcé.

«Je reviendrai m'entraîner plus tard. On doit connaître par cœur le Periculum et le Protego. Ça va, je m'en sors bien avec ces sorts. Tu veux voir?»

—Naturellement!

Elle tira sa baguette et donna un coup de poignet en l'air. Quelques lueurs rouge vif filèrent jusqu'au plafond.

«Essaie de me stupefixer»

—Stupefix!

Elle para d'un Protego impeccable et Hercule lui annonça sur un ton solennel:

—Or pour Émilie Boulanger.

Elle applaudit avec enthousiasme.

—Vous êtes au point. Vraiment… du Bayours et du Taupitambour. Je n'en crois pas mes yeux. Au fait, bravo pour avoir rendu le nuageorageux! Très drôle!

«Merci. À plus tard. Bon entraînement! Essaie de faire sans baguette, comme Shin!»

—Merci, Émilie. Je vais essayer. À tout à l'heure!

Elle s'éclipsa et l'Épouvantard, ne détectant plus la présence animalière, finit par se calmer.

Hercule rangea sa baguette dans son logement, collé à son avant-bras droit. Il tendit le bras vers son sac en Moke et ordonna:

—Accio sac.

Rien ne se produisit. Il enragea, éjecta sa baguette et recommença:

—Bombarda Maxima.

Il n'obtint qu'une secousse ridicule, à peine de quoi déplacer le sac sur le sol.

—Toujours peu encline à accomplir les sorts d'attaque.

Il ne ronchonna pas trop, heureux de ne pas récolter des étincelles comme l'année dernière. Il fit quelques tentatives mentales, sans formuler et le résultat fut pitoyable. Lassé par cette absence d'efficacité, il décida de quitter la pièce et de passer le reste de la journée dans le laboratoire de potions.

Hercule n'était pas le seul à travailler d'arrache-pied. En entrant dans le laboratoire situé au sous-sol, il découvrit Noël devant son chaudron, avec une préparation en cours. La mixture n'avait rien de commun avec un philtre d'amour aux bulles roses ou avec la clarté cristalline d'une potion de chance. Le résultat puait et ressemblait à de la boue épaisse. Si cette bouillie immonde devait servir de sirop à l'infirmerie, que l'élève cobaye reçoive un Platine pour son absorption.

—Salut, Hercule.

—En plein travail, Noël?

—Oui et c'est pas facile. Je crois que je vais tout jeter, déclara le gamin, l'air catastrophé. Et toi, tu viens faire quoi?

Hercule plongea la main dans sa sacoche à extension et en retirera un vieux bouquin à la tranche dorée et à la couverture aux inscriptions gothiques.

—C'est un traité de potion antique que Sigrid a retrouvé coincé sous d'autres livres dans un rayonnage. Il est ancien mais presque neuf. Je me souviens que la fiche d'emprunt était vierge quand elle s'est envolée.

—C'est quoi, le titre?

Noël se rapprocha tout en surveillant sa préparation d'un œil.

—Alte Rezepte von einem verrückten Vampir, de Klaus Blutigewurst.

—Je n'ai rien compris. C'est écrit dans quelle langue?

—En allemand. Par chance, je le comprends. Il a été imprimé en Suisse. D'après ce que j'ai compris, il s'agit des recettes d'un vieux vampire dérangé du cerveau.

—Brrr! Elle fiche la trouille, ton histoire!

—Dire que le nom de l'auteur signifie «boudin sanglant»! Je me demande ce que cela va donner dans le laboratoire d'Ambroisine Fordecafé, une pièce sinistre où les spectres peuvent surgir à tout instant!

Hercule avait adopté une voix inquiétante, juste pour impressionner son cadet.

—Je n'ai pas peur des fantômes!

—Dommage! J'aurai essayé! Allez, je me mets au travail.

Hercule retira sa cape et couvrit son uniforme avec un tablier de cuir. Il déplia son chaudron et le mit à chauffer avec deux bons litres d'eau. Il consulta la liste des ingrédients dont il avait besoin: cinq centilitres de bave d'escargot, trois pincées de poudre de déjection de Bayours, dix grammes de mandragore séchée finement râpée, une énorme gousse d'ail de Garonne à manipuler avec des pincettes, le jus d'un scarabée bousier, un bouquet de ciguë et cinq sangsues Hirudinea Maxima découpées en quatre portions d'un poids égal. Cette dernière opération demandait du doigté, mais un schéma décrivait sur quels anneaux des sangsues appuyer la lame d'un couteau effilé.

Une fois la cuisson des ingrédients réalisée à feu vif pendant trente minutes puis quarante-cinq minutes à feu doux, il fallait retirer le chaudron des flammes et filtrer le bouillon à cinq reprises jusqu'à ce que le liquide rosé soit débarrassé de toutes les particules en suspension. Ensuite, on versait le liquide dans une bouteille. À l'aide d'une pipette, on prélevait une goutte et on la déposait sur du sang supposé. Si rien ne se passait, ce n'était pas du liquide vital. Si des bulles bleues aux senteurs de pommes se formaient, il s'agissait de sang humain. Si les bulles étaient jaunes avec un parfum de vanille, le sang provenait d'un animal.

Hercule s'appliqua à réaliser Sanguis Vestigia, la potion décrite. Tout à sa recette, il se demanda si les quantités indiquées pouvaient être multipliées par deux ou plus, pour une plus grande production. Faudrait-il augmenter les temps de cuisson dans les mêmes proportions? Il devrait poser ces questions pratiques à madame Fordecafé. Comme elle avait préparé des barriques de produits pour éradiquer des œufs de Spongue l'année dernière, elle devait avoir été confrontée à cette problématique. Les potions utilisées par les Aurors ou les onguents vendus par les apothicaires étaient fabriqués en grande quantité. Les recettes devaient être adaptées, c'était une évidence.

Après plus de deux heures et demi d'efforts, il obtint un résultat honorable. Il transvasa le produit dans une grande bouteille et préleva quelques gouttes avec une petite cuillère. Il prit un couteau pointu, piqua son index gauche et obtint une noisette de sang. Il la déposa sur la paillasse et ajouta quelques gouttes de la cuillère. Le liquide bouillonna et devint bleu outre-mer. Il inspira l'air au-dessus des bulles.

«Pomme! Parfait! Par contre, la bouteille n'est pas très pratique, pas plus que la cuillère. Je me demande si…»

Il versa un centilitre de Sanguis Vestigia dans un autre récipient et le dilua avec un litre d'eau. Il mélangea et refit le test sanguin. Les bulles furent plus discrètes. Il estima qu'il ne devrait pas diluer le centilitre dans plus de cinquante centilitres d'eau pour rester efficace. Il commit un dernier contrôle en étalant son sang pressé sur la paillasse, en l'essuyant grossièrement avec un chiffon, jusqu'à ce qu'aucune trace visible à l'œil, ne subsiste. Puis, il fit réagir la surface. Le produit bulla, en bleu et exhala la pomme.

«Fantastique! Même si un criminel efface ses traces, je peux les retrouver. Il faut juste un atomiseur, quitte à l'acheter au professeur Fordecafé. En propulsant une brume, je couvrirai une plus grande surface!»

Il restait un point à vérifier: la réaction de la potion au contact de sang animal. Madame Waldmeister lui trouverait cela, à moins qu'il ne sollicite un elfe de maison en cuisine pour lui ramener un peu de sang de bœuf, par exemple.

De son côté, Noël poursuivait dans son entêtement. Son chaudron avait tellement chauffé qu'il ne restait plus grand-chose exploitable au fond de la cuve d'étain. Hercule se pencha au-dessus de la préparation et eut un haut-le-cœur.

—Mais qu'est-ce que c'est?

—Ça s'appelle du Polynectar. J'ai trouvé ça dans un manuel de potions CHASSE-Magus.

—CHASSE-Magus?! C'est très ambitieux! N'est-ce pas une potion pour prendre l'apparence de quelqu'un?

—Si.

—De qui voulez-vous prendre le visage et le corps?

—C'est… personnel.

—Il y a de la bêtise ou de la blague dans l'air?

—Non. Non…

Noël fut soudain très mélancolique. Hercule crut percevoir des larmes dans ses yeux.

—Le Polynectar a cet aspect? C'est normal?

—Dans mon livre acheté dans le quartier magique, ils disent que cela a le goût de pisse de Gobelin et que ça ressemble à une crotte de Troll.

—C'est ignoble.

—Oh oui! Il faut être fou pour avaler ça, mais ça vaut le coup. Deux mois de préparation, j'en vois enfin le bout.

Hercule félicita le garçon malingre pour avoir été aussi tenace et finalement, couronné de succès. Le petit rangea ses instruments après avoir récupéré le fruit de ses efforts.

Les Feux Éternels baignaient le laboratoire de leur lumière, les deux soupiraux n'apportant qu'un mince filet lumineux au sous-sol oppressant, presque macabre. La journée était sur le point de s'achever. Hercule était exténué. Ses petites cellules grises ne fonctionnaient plus vraiment, elles avaient besoin de repos.

Lorsqu'il fut sur le point de remonter à l'étage, il ne peut s'empêcher de se faire la réflexion:

—Deux mois pour une potion. Il n'y a pas intérêt à commettre une erreur. Deux mois…

Il consulta son minuscule carnet où il notait les devoirs quotidiens.

—Nous sommes le 13 octobre. Noël aurait commencé le 13 août? Ce n'est pas possible.

Il remonta au rez-de-chaussée et prit la direction du pavillon d'Urtica, sans cesser de se répéter:

«Ce n'est pas possible!»