Sortilège 23: cauchemars et réveils
Dans la minuscule bicoque aux tuiles usagées, aux peintures défraîchies et aux pièces exiguës, Saya Sato se demandait comment elle pourrait préparer un repas décent avec cette cuisinière à bois, ces casseroles cabossées et les denrées dénichées sur le marché de Versailles. La ville au château renommé n'avait rien de Paris et de ses commodités. Assise en face de la table de cuisine, ses légumes déposés sur un journal usagé, elle épluchait machinalement, l'esprit ailleurs. Elle ne parvenait pas à détourner son regard du rouleau de parchemin distribué par un hibou postal, quelques jours plus tôt. Les nouvelles venaient de son protégé, Shin. Depuis qu'elle en avait pris connaissance, les larmes coulaient par intermittence. Le ton du jeune garçon était inflexible mais ne trompait pas. L'indisponibilité de son père l'avait blessé, déçu et il avait contre-attaqué avec la dent dure contre le diplomate. L'argument des fêtes religieuses était logique, implacable, voire judicieux et le père n'avait rien pu opposer. La menace à peine voilée de demeurer, durant l'intégralité des septannées de sa scolarité, à Beauxbâtons, sans pause estivale, avait enfoncé le clou. En théorie, c'était impossible, mais elle n'en savait pas assez sur l'Académie de Magie française pour l'affirmer. Beauxbâtons, école sise au pays de la Révolution, faisait preuve de progressisme. Elle accueillait des Cracmols dont l'un d'entre eux logeait avec Shin. Tout était possible, dans ce pays. De plus, dans son courrier, le garçon les informait être entouré par des Amis –il avait insisté sur le terme en l'écrivant avec une majuscule –agissant comme une authentique famille, il vivait des aventures qu'aucun mot ou activité proposée par son père, ne pourrait JAMAIS égaler.
Kikujirò avait lu et relu le rouleau, avec attention. Il était demeuré silencieux et était sorti de la maisonnette durant des heures, errant dans les rues ou se réfugiant dans un estaminet pour y avaler un café. À aucun moment, son fils n'avait offert d'arguments fragiles ou une porte de secours. Il avait observé son père et avait appris. Quinze jours plus tard, le vicomte était incapable de produire une réponse, hormis prendre acte des décisions de son fils. Saya Sato se rongeait les sangs et souhaitait écrire à Shin, en son nom propre mais sans offenser le père. Était-ce judicieux? Que pouvait-elle dire? Elle reposa son couteau d'office sur la table et soupira. Elle devait écrire ce qu'elle avait sur le cœur et faire en sorte de conserver le lien familial. Elle devait en apprendre plus sur les amis du garçon, valoriser sa rapidité à tisser des liens.
Umbelina ouvrit un œil, puis le second. Elle se redressa dans son lit, tendant l'oreille, aux aguets. Alors qu'elle dormait du sommeil du juste, un événement extérieur l'avait tirée de ses rêves au beau milieu de la nuit. Un coup sourd ébranla les murs et les fondations du bâtiment. C'était ce bruit et les vibrations qui l'avaient éveillée. Une nouvelle secousse, accompagnée d'un fracas, eut lieu. Elle posa les pieds par terre et chercha sa robe de chambre dans l'obscurité, à tâtons. Elle poussa la trappe d'accès et sortit dans l'espace dévolu au travail, éclairé par les Feux Éternels. Une autre trappe fut manœuvrée et une tête apparut.
—Katarina? Tu as entendu?
—Oui. D'où cela vient-il?
—Aucune idée!
—Ça fiche la trouille!
—En tous cas, ce n'est pas un tremblement de terre.
—Vous êtes sûre?
—Oh oui! Je n'avais que trois ans lorsque c'est arrivé au nord de Lisbonne. Je peux t'assurer que c'est gravé dans mon esprit, dans mon corps.
—D'acc…
Une nouvelle salve de coups agita les cloisons. Rosa Fuchs émergea et s'exclama:
—Qu'est-ce que c'est? Une révolution?
Un grand «bam» secoua le sol.
—Ça vient de là-dessous! s'exclama Umbelina.
—Ça ne réveille pas Valentine?
—Ma pauvre Katarina, un météore ne la tirerait pas du sommeil! coupa Fuchs. Elle, quand elle pionce, elle ne fait pas semblant!
Boum! Le coup porté fut d'une violence inouïe.
—Tout de même! J'ai un doute.
Umbelina grimpa les dernières marches et se rétablit dans la pièce principale. Elle ouvrit la trappe menant à la Suissesse. La lumière de la pièce commune s'infiltra dans l'espace privé de la spécialiste en Divination. Soudain, le corps de Valentine se tordit sur sa couche et ses poings volèrent en tous sens, comme si elle se battait contre un ennemi invisible, fracassant le mur. Ses mains étaient ensanglantées.
—Venez! Vite!
Les trois filles se glissèrent dans le réduit et agrippèrent leur camarade de promotion. Elles la secouèrent pour la contraindre à se réveiller. Il s'écoula une bonne dizaine de secondes avant qu'elles parviennent à leurs fins.
—Quoi? Que se passe-t-il? fit la gamine au bout de quelques secondes.
—Valentine, tu devais faire un cauchemar. Regarde tes mains!
—Comment…?
—Tu cognais le mur.
—Je vais chercher une serviette propre, proposa la Russe. Demain, vous irez à l'infirmerie vous faire soigner. Vous avez peut-être un os cassé.
—J'ai mal, se plaignit la devineresse.
—Tu m'étonnes! s'exclama Rosa. Regarde à quoi ressemble le mur!
La pierre brute était effritée par endroits et tachée de sang.
—Essaie de faire fonctionner tes doigts.
La tentative lui arracha des cris.
—Tu vas avoir droit au Poussos pour consolider tes phalanges.
—Tu cauchemardais?
—Oui, Umbelina.
Katarina revint avec des serviettes de différentes tailles et fit de son mieux pour les nouer autour des mains abîmées. Elle fut satisfaite du résultat, se trouvant un talent naturel pour la confection de bandages. La princesse décida de rester auprès de Valentine afin de la veiller toute la nuit, si nécessaire. Au bout d'une vingtaine de minutes, rassérénée par une berceuse portugaise murmurée par Umbeijo, elle ferma les yeux et plongea dans un sommeil plus calme et réparateur. La gardienne du sommeil laissa sa main sur l'épaule de sa camarade. Elle chercha une manière de faire payer le harcèlement de Rosier et de ses sbires, sans conteste responsables de la mésaventure de Valentine.
Les deux élèves membres de Lonicera et de Gerbera s'étaient levées aux aurores pour conduire leur colocataire à l'infirmerie. Elles avaient montré les mains assez abîmées pour ne pas pouvoir une tenir une plume ou une baguette magique avant un ou deux jours. Rose l'avait installée dans le dortoir des patients, aux lits agencés en quinconce. Elle s'était retrouvée auprès de Marcello Di Maggio, toujours inconscient. Le médicomage et son infirmière s'étaient montrés prévenants, délaissant quelques instants Fellini venu avaler sa ration de Poussos pour achever la consolidation de ses fractures.
Umbelina et Katarina étaient ensuite allées attendre l'ouverture du restaurant. La Portugaise n'avait pas pu s'empêcher de bâiller, épuisée par sa nuit de veille chaotique.
—Fatiguée?
—J'étais assise sur le bord de son lit et je ne parvenais pas à tromper ma vigilance. Sacré cauchemar! Jamais vu ça.
—C'est curieux.
—Quoi?
—Monsieur Beauxbâtons et madame Cacheton n'avaient pas l'air étonnés lorsqu'on leur a raconté. Comme si…
—C'était déjà arrivé?
—Qu'est-ce qui est déjà arrivé? questionna une voix teintée d'accent japonais derrière elles.
—Bonjour, Shin! Hercule, vous allez bien?
—Salut les garçons.
—Nous allons bien, mais vous, Umbelina, ma chère, vous avez une mine affreuse.
Les jeunes filles résumèrent la nuit mouvementée et l'accompagnement de la Suissesse à l'infirmerie. Une réflexion de Shin tomba à pic:
—C'est pour cette raison que je voulais réunir l'ordre. Hier soir, quand le médicomage et sa consœur ont crié sur Rosier et sa bande, cela m'a surpris. Les problèmes de discipline sont du ressort du concierge, voire des référents ou, en dernier lieu, du directeur. Pas du médicomage. J'ai trouvé cela…
—… suspect, termina Umbelina. Comme s'ils étaient habitués à voir Valentine. Comme s'ils étaient au courant d'une fragilité.
—J'ai peut-être une théorie simple, avança Hercule. Valentine souffrirait de problème de sommeil récurrent, nécessitant de boire une potion de Sérénité ou un somnifère, plus puissant. Hier soir, Rosier, en ne cessant de la terroriser, aurait augmenté ses soucis, ses symptômes et elle aurait dû prendre une dose plus puissante pour passer une nuit normale. Tout simplement. D'après ce que j'ai lu dans un livre moldu, les terreurs nocturnes ne sont pas si rares que ça à nos âges.
—Ta théorie colle avec les événements, Hercule. Ça colle à la perfection.
—Merci, Umbeijo. Rosier le savait sûrement. Comment, je l'ignore, mais il en a profité lâchement. C'est…
—Minable, concéda la princesse. Si un jour, je maîtrise le Fulguracrucio, il sera le premier à en faire les frais.
La réflexion fit sourire Hercule. Umbelina adoptait parfois des réflexes de Fuchs.
Peu à peu, le petit groupe fut rejoint par d'autres élèves matinaux. La surprise vint du côté des enseignants. Aux côtés des habituels, il y avait monsieur Laflèche, venu de l'aile administrative en compagnie de madame Bonnelangue. Umbelina fut la plus prompte à réagir:
—Bonjour, Monsieur! Vous avez emménagé au château?
—Bonjour, de Laranjeira! C'est exact. L'obtention de la finale de la coupe de Quidditch était assortie de conditions du Département des Sports Magiques. La moindre de ses exigences, c'est le triplement de la capacité d'accueil du stade. Il faudra aussi assurer la mise en place d'une billetterie, nourrir tous les spectateurs, créer des vestiaires spécifiques pour les équipes. Tu imagines?
—Une tâche gigantesque, Professeur! Si vous avez besoin d'aide, je suis volontaire.
—Je retiens ta proposition, répondit-il avec une joie manifeste.
Les élèves s'agglutinèrent peu à peu. Hercule remarqua un rictus bienveillant traversant le visage de Wilfried, presque l'amorce d'un clin d'œil. Le Belge tourna la tête et découvrit le groupe des Italiens comptant, entre autres, Gabriella d'Anunzzia et Luisa Fellini. Il ne manquait que la face brune et enjouée de Di Maggio. Le jeune Belge eut une drôle de sensation et reporta son attention sur Wilfried. Il y avait un lien, un flux d'émotion. Il sentit sa baguette magique s'activer. Sa fidèle compagne décryptait une langue inconnue, le langage du cœur entre le professeur le plus populaire et la fillette Née-Moldue à l'histoire dramatique. L'athlète croisa le regard de l'élève et le garçon hocha la tête, comprenant que le Quidditch n'était pas l'unique source de joie de l'homme. Wilfried sut que Van Betavende avait compris. Armand avait mille fois raison de placer sa confiance dans le Belge. Le référent et ses deux collègues partageaient cet avis.
Hercule enrageait. Seul dans l'armoire de la chambre numéro 7, il faisait face aux parchemins noircis pour trouver le fauteur de troubles. La résolution des prophéties et des autres mystères prenait trop de temps. Même l'espionnage de Dune, répété toute la semaine de différentes façons, avait été stérile. La nouvelle enseignante avait su déjouer leurs tentatives: à croire que Agathe l'avait avertie lors de chaque repas. Le garçon ne comprenait pas comment il avait pu détecter un flot d'émotions positives entre Wilfried et Gabriella, prise sous l'aile du référent, sûrement au grand dam du Directeur –il faisait maintenant le lien entre la fureur mentionnée par Armand et la déception du référent Aloysia –alors que les noirs desseins d'un individu lui échappaient toujours.
Face à l'échec, il était convaincu qu'il devait rendre les 100 Gallions offerts par Claire pour mettre un nom sur le sujet de la prophétie. Il n'avait pas d'autre choix. Il se dit qu'il était temps de se mettre au travail et rangea tous les éléments d'enquête dans son plumier enchanté. À peine eut-il prononcé la phrase magique «Finite Labor» qu'il entendit la voix de Jacques résonner en contrebas.
—Hercule? Tu es là-haut?
—Oui.
—Descends vite!
Il accourut. Le fils Boulanger avait un de ses sourires indestructibles.
—Di Maggio s'est réveillé.
Le réveil avait eu lieu le mercredi 6 novembre, en fin de matinée. Rose rangeait la réserve des onguents lorsqu'elle avait perçu un murmure venu du dortoir aux paravents. Marcello était le seul élève alité. Valentine, après deux jours passés en observation, les mains soignées, avait été autorisée à reprendre ses activités. Le médicomage avait augmenté la posologie de sa potion Morphos, calmant le corps, jugulant les cauchemars, favorisant l'endormissement. Valentine avait toujours connu des nuits très agitées, mais depuis son intégration à l'Académie, son état s'améliorait. Alfred était furieux et s'en était plaint auprès d'Armand. Il ignorait comment, mais il était persuadé que cet «infâme cafardindigne du talon de ses chaussures militaires», ce cancrelat, vil insecte qu'était Rosier, avait dû apprendre ou remarquer que la Suissesse se rendait souvent à l'infirmerie pour y prendre un flacon de produit à diluer dans l'eau et à ingérer au coucher. Il s'était mis en tête d'exploiter cette faiblesse et les mains de la jeune divinatrice en avaient pâti.
Rose était entrée dans la pièce, s'était rapprochée et avait tendu l'oreille pour vérifier qu'elle n'avait pas la berlue.
—Mon garçon, tu es réveillé?
Marcello s'était redressé dans son lit. Il paraissait avoir récupéré ses facultés physiques puisqu'il était en train de saisir un broc d'eau pour se servir un verre. La joie de Rose avait été émoussée lorsqu'elle avait vu son visage. C'était comme si les muscles faciaux de l'Italien s'étaient affaissés. Face à cette tristesse apparente, l'infirmière s'était assise au bout du lit et l'avait questionné en douceur, avec les éléments de contrôle adéquats.
—Bonjour.
—Bonjour.
—Sais-tu où tu te trouves?
Il avait observé le lieu où il était alité. Elle s'attendait à une réplique humoristique, comme «là où les joueurs de Quidditch aiment se retrouver pour fêter la victoire en buvant une chopine de Poussos!» mais il n'en avait rien été. Il avait juste lâché:
—À l'infirmerie.
—D'accord. Tu peux me dire comment tu t'appelles?
Il avait pris le temps de répondre, en détachant les paroles, les syllabes, une à une.
—Je m'appelle Marcello. Di Maggio.
—C'est très bien. As-tu encore soif? Faim?
—Oui. Soif. Faim.
—Je vais prévenir le docteur Beauxbâtons et te faire préparer une collation.
—Oui.
—Tu te sens comment? Tu sais que tu as été inconscient durant troissemaines? C'est beaucoup. Tu comprends?
—Oui.
—Tu te souviens de l'accident?
—Accident.
Il avait marqué une pause, fouillant dans son esprit. En vain.
—Accident. Non.
—Tu n'as aucune image? Lorsque tu volais avec les joueurs d'Aloysia? Au sol, après être tombé?
—Non. Juste…
—Oui?
—Une grande lumière.
—Une lumière?
La réflexion était déplacée. Ce jour-là, la météo était exécrable.
—Blanche. Bleutée.
Son débit était haché. Il ne faisait pas de longues phrases, il n'y avait presque pas de verbes et aucune émotion. Di Maggio était déjà venu à l'infirmerie, suite à des accidents de Quidditch. Il avait toujours plaisanté, mis de l'ambiance, apportée de la joie. Là, il était comme anesthésié, estourbi ou rendu mécanique. Même un Chartier s'exprimerait avec plus d'entrain, de vie. La vie, c'était comme si elle s'était absentée de son corps.
—Je… je reviens!
Rose avait fait vite pour débusquer Alfred en salle de classe avec les premières années de CHASSE-Médico. Quelques minutes plus tard, le praticien était tout aussi perplexe face à l'Italien attablé devant un plateau concocté par des elfes de maison, mâchant chaque bouchée durant une bonne minute, comme un broyeur alimentaire. En dépit du goût mis dans les mets proposés, Marcello mâchouillait et ingurgitait sans une once de plaisir.
Après un rapide échange entre les deux adultes, Alfred avait estimé normal mais sans gravité l'oubli du déroulé de l'accident. Le garçon se souvenait de son identité, c'était déjà rassurant. Une idée avait traversé l'esprit de l'homme et il s'était approché avec la baguette de l'Italien. Il lui avait tendu le morceau de bois et lui avait demandé:
—Tu sais ce que c'est?
—Ma baguette.
—Bien. Prends-la. Montre-moi.
Le jeune homme avait obéi et s'en était emparé. Il l'avait tourné dans tous les sens avant de la diriger vers ses vêtements posés sur une chaise. Il avait effectué un mouvement de poignet, tournant et abaissant en murmurant:
—Wingardium Leviosa.
La chemise, le pantalon, la robe sorcière à la verveine rouge et les chaussures n'avaient pas bronché d'un millimètre. Marcello avait rendu sa baguette et poursuivi son repas, imperturbable.
Les membres de l'ordre Gerbera, comme de très nombreux élèves, avaient défilé dans l'infirmerie, montrant tout leur soutien au poursuiveur et tentant, à tour de rôle, de susciter un sourire, une réaction. Le patient était un abîme glacé, insensible. Pire, la magie l'avait quitté. Toutes les tentatives du médicomage, pour restaurer Marcello à son état d'avant, avaient échoué. Hercule avait pu le voir quelques secondes et n'avait pas insisté. Il avait décidé d'aller se poster à un endroit stratégique: le couloir menant au bureau du Directeur. Tôt ou tard, il y aurait du mouvement.
Après cinq minutes d'attente, la porte d'Armand s'ouvrit. L'espace de deux ou trois secondes, l'élève put apercevoir Dune Dunne et Armand, l'enseignante dans la chaise dévolue aux invités et le directeur dans son fauteuil. Durant ce court laps de temps, il vit leurs lèvres bouger mais aucune parole sortir de leurs gorges. Armand agita discrètement sa baguette et s'étonna de la présence de l'apprenti enquêteur.
—Van Betavende, que voulez-vous?
—Je viens de voir Marcello Di Maggio.
La future enseignante des runes se leva, effectua une flexion de la nuque pour saluer Armand et perça l'âme d'Hercule de son regard cuivré, glissant dans le couloir comme si ses pieds ne touchaient pas le sol. Sa large robe couleur brique empêchait de voir le mouvement de ses jambes. L'effet fantomatique était saisissant.
—Entrez.
Le directeur ferma la porte, mais n'invita pas le garçon à s'asseoir. Ce dernier en conclut que le haut personnage de l'Académie était très occupé.
—Je n'ai pas encore eu le temps d'aller voir ce malheureux. Le docteur Beauxbâtons m'a brossé un portrait peu rassurant. La situation de Di Maggio est très préoccupante. Si son état ne se débloque pas, nous serons contraints de le conduire à l'hôpital Bonpied.
—Je comprends tout à fait, Monsieur.
—Vous avez une idée en tête, Van Betavende. Je me trompe?
—Vous ne vous trompez pas.
—Je vous écoute.
—Katarina Rostopchine a réussi à sortir Shin Ishii de l'inconscience, grâce à… ses mots.
—Que me chantez-vous là?
—La vérité. Nous l'avons vue à l'œuvre, à plusieurs reprises. Comme l'un de ses ancêtres qui a exercé en Russie, Katarina manipule les mots pour soigner le physique, mais aussi l'esprit. Nous voudrions essayer avec Marcello. Il faudrait juste lui laisser le temps, la tranquillité pour prononcer les haïkus.
—Elle le fait à travers des haïkus?
Armand en eut des frissons dans la moustache et presque les larmes aux yeux.
—C'est… étonnant! Je vais faire en sorte que vous puissiez essayer. Après tout, notre médicomage semble à court d'arguments médicaux classiques.
—Merci, Monsieur.
Le cœur plein de joie, Hercule avait quitté le bureau d'Armand et s'était lancé à la recherche de la jeune Russe. Après avoir échoué à la débusquer dans le château, il en avait conclu qu'elle se trouvait soit au pavillon, soit au quartier général. Il avait sorti sa montre à gousset et avait positionné la bague sur ᚺ.
En fin d'après-midi, l'ordre Gerbera était au complet dans la cabane. La pression pesant sur les épaules de Katarina était immense. Elle avait rendez-vous, avec le jeune Belge, à 19h00, dans l'infirmerie. Tous les enfants l'encourageaient, avaient foi en elle mais pour l'heure, elle était paralysée par le trac, incapable de prononcer un mot, encore moins de les agencer pour former des haïkus. Elle ne cessait de se repasser les règles de la poésie japonaise en boucle: 5/7/5 syllabes, les sentiments, l'instant présent, les saisons et de la positivité dans les mots.
—Et si cela ne fonctionnait pas?
—Pourquoi, ma chère? Votre talent magique, certes naissant, ainsi que votre maîtrise des mots faisant de vous la championne de Cecrabebleu, ne sont plus à démontrer.
—Mais, à chaque fois, cela a fonctionné sur Shin. Le réveil, le froid, la brûlure.
—Elle n'a pas tort, Hercule, souligna Sigrid.
—Eh ben, les amis, vous fonctionnez au ralenti! se moqua Eugénie. C'est quand même pas compliqué!
Elle dégaina son couteau incrusté de poussière de diamant, entailla le bout de son index gauche et claironna:
—Au boulot, copine!
—Mais…
—Ben, dépêche-toi! C'est pas comme si j'avais 25 litres de sang en réserve!
—D'accord, d'accord! Attendez…
La blonde aux yeux bleus bridés respira avec calme. Elle se concentra, faisant abstraction de son entourage. Ses traits furent envahis par la paix. Hercule ne put s'empêcher de remarquer à quel point Shin était béat d'admiration, suspendu aux lèvres purpurines de leur camarade. Les mots s'envolèrent avec majesté, grâce:
—Folie passagère
le sang pris par le tranchant
pouvoir éprouvé.
Printemps de la chair
la magie referme tout
trace effacée.
Pas de baguette, pas de potion, aucun onguent ou subterfuge. Juste la magie des mots et le doigt fut rendu à l'état initial, sans une déviation de son empreinte.
—Eh voilà! Quand vous avez un problème, demandez à Eugénie!
—C'est stupéfiant, s'extasia Umbelina. Ça marche! Tu vas pouvoir essayer sur Marcello.
—Oui mais imaginez que je n'y parvienne pas?
—Katarina, commença Hercule, regardez le couteau de notre camarade. Avec attention. Ce n'est pas une arme ordinaire. Sa lame est enchantée. N'est-ce pas, Eugénie?
—Oui. C'est celui que j'ai acheté à la coutellerie du Roy, à Bruxelles. Réalisée par un sorcier qu'il l'a dotée d'un pouvoir.
—Lequel? demanda la Portugaise.
—Secret! Désolée, c'est très personnel. C'est entre lui et moi. Un peu comme Hercule et sa baguette.
La remarque judicieuse les amusa.
—Mais je confirme qu'il ne s'agit pas d'un bête couteau à steak du restaurant. Donc, ma blessure aurait dû résister à la force de ton aïe coucou.
Le lapsus volontaire d'Eugénie fit l'effet d'un baume apaisant. La petite Russe rougit, incapable de combattre sa modestie et sa timidité. Elle avait encore du mal à mesurer l'étendue de son talent, unique. Juste avant de ranger le couteau dans sa besace, Eugénie ne résista pas à la tentation:
«Aura-t-on besoin de moi pour aider Di Maggio?»
La lame se mit à rougeoyer avec modération. Elle ne sut comment interpréter cette réaction mitigée. Les diamants enchantés perdaient-ils leur pouvoir? La dague avait-elle hésité entre un oui et un non franc?
L'heure d'intervention approchait. Hercule s'autorisa à poser une main sur l'épaule de Katarina, pour la rassurer. Puis, percevant le regard lourd d'instabilité de Sigrid, il se ravisa. Ils quittèrent le quartier général. L'angoissante attente débuta pour les quatre élèves restés sur place.
Armand avait tenu sa promesse. Le duo était entré dans l'infirmerie où Alfred et Rose discutaient, à voix basse, de leur patient. Le médicomage eut un mouvement d'épaules, accompagné d'un haussement de sourcils en découvrant le tandem russo-belge. Cependant, il évita de proférer des commentaires désobligeants. Les élèves entrèrent dans la grande chambrée et se montrèrent à Di Maggio.
—Bonsoir, Marcello.
—Bonsoir, Van Betavende. Bonsoir, Rostopchine.
—Nous sommes venus vous apporter une aide.
—Une aide. Laquelle?
—Juste quelques mots.
—Les mots aident?
—Parfois. Nous allons juste nous asseoir là. Moi, au bout du lit et Katarina, près de vous. D'accord?
—D'accord.
—Bien, commença la fillette en plongeant son regard bleu intense dans celui, noir, de l'Italien. Soyez juste attentif à mes mots.
Elle inspira et se lança:
—Bois brisé en vol
chute et sommeil sans fin
le phénix renaît.
Magie oubliée
corde lancée dans l'esprit
la joie jaillissant.
Marcello se mit aussitôt à cligner des yeux alors que ses paupières étaient restées fixes depuis des heures, entraînant une irritation des globes oculaires et forçant le médicomage à lui administrer un liquide hydratant. Puis, au bout d'une vingtaine de secondes, les mouvements cessèrent et il redevint glacé, amorphe, victime d'une anémie sentimentale. Les enfants ressortirent, dépités. L'expérience avait échoué.
—Van Betavende, vous ne pensiez tout de même pas réussir là où plusieurs potions ont fait chou blanc?
—Plusieurs potions?
—Bien sûr! La médicomagie est rarement efficace avec un seul traitement. C'est pour cela qu'on fait des études sérieuses et que l'on exerce longtemps à l'hôpital Bonpied, afin d'enrichir ses connaissances et son savoir-faire. La CHASSE-Médico, c'est réservé à l'élite.
Le ton condescendant d'Alfred agaça l'élève. En bon militaire, le médicomage avait l'esprit aussi fermé que ses homologues moldus. De plus, ses piques sanctionnaient sans ambage l'amitié profonde entre le Belge et sa fille.
—Plusieurs traitements… Venez, mon amie!
Sans savoir quel Billywig avait piqué l'élève, Katarina le suivit avec docilité.
—Hercule, allez-vous me dire ce qui a traversé votre esprit?
—Il me reste un atout dans ma manche. Préparez-vous à répéter vos haïkus dans une heure, maximum!
Il fila à travers le domaine, droit vers le quartier général. Lorsqu'il regagna les hauteurs invisibles au profane, les autres membres de Gerbera s'exclamèrent en chœur:
—Alors?
—Cela a failli marcher! Il y a eu comme un frémissement pendant une vingtaine de secondes et puis, plus rien.
—Mince! enragea Umbelina.
—Eugénie, venez. Approchez…
Il chuchota:
—Trouvez-moi Noël. Il est peut-être au pavillon Aloysia. Pas un mot, ni une explication. Rejoignez-nous à la bibliothèque, loin des regards.
—Entendu.
Le couteau n'avait pas menti. On avait besoin d'une Aloysia pour en trouver un autre. C'était un oui conditionnel!
Hercule se retourna vers Katarina et martela:
—Nous avons une dernière chance. Venez!
Eugénie avait trouvé le garçonnet et l'avait conduit à la bibliothèque, sans poser la moindre question. Ensuite, elle avait rejoint les autres élèves au restaurant. Noël avait l'air à la fois ahuri et intrigué. Hercule avait vérifié qu'aucune oreille indiscrète ne traînait et avait murmuré:
—Noël, vous reste-t-il de la potion de Sérénité réalisée en cours?
—Je pense que madame Fordecafé a dû les tester et jeter les restes, une fois les notes données.
—Elle n'a pas conservé la vôtre?
Le garçon rougit, ne sachant pas comment réagir autrement.
—Pourquoi?
—Je sais qu'Ambroisine a donné les potions à Ursula, afin que Rosier les teste en guise de punition.
—Oh! Il n'a pas dû apprécier. Il y en avait beaucoup qui étaient ratées.
—Mais il y en avait une spéciale. Une potion allant au-delà de ce qui était attendu. Une potion en Or, voire en Platine si on retient le système de notation d'Elvira.
—Ah bon?
—C'était la vôtre, Noël.
Il rougit de nouveau et répliqua, en guise d'ultime baroud d'honneur:
—Pourquoi j'en serais capable?
—Parce que vous portez le nom d'un célèbre mais terrifiant potionniste.
Le garçon se décomposa et les larmes montèrent aussitôt dans ses yeux. Il supplia:
—Pitié, ne dis rien aux autres! Pitié!
—Noël, je n'en ai pas l'intention, ni le droit. Je ne porterai jamais un jugement sur votre nom de famille. Je ne juge que vos talents et j'ai cru comprendre qu'ils sont plus que prometteurs. J'ai besoin de votre potion.
—Elle est dangereuse. Tu as vu, Rosier…
—Je sais. Si je réussis, vous saurez que cela en valait la peine.
—D'accord. Je sais où Ambroisine l'a rangée. Elle n'est pas dans son coffre-fort. Je te la rapporte.
—Je vous remercie.
Cinq minutes plus tard, Noël rapporta le flacon avec la promesse de le remettre en place dès la fin du repas. Hercule prit une fiole et en versa un centilitre. Il reboucha et rendit la bouteille au garçon de première année. Ce dernier la fourra dans sa robe sorcière et décampa.
Le Belge contrôla les allées et venues dans la bibliothèque. Théophile faisait du rangement entre les colonnes E et F. Le garçon prit la tangente et s'engouffra dans l'infirmerie. Il tomba sur Alfred:
—Encore vous, Van Betavende?
—Oui, Docteur. Nous allons refaire une tentative. Nous allons lui administrer un peu de potion de Sérénité afin de détendre son corps et son esprit, lever les blocages.
—Pff! Autant siffler dans un violon! C'est de la pisse de Troll quand c'est mal fait! Bah! Au pire, il grimacera. Et s'il fait un rictus, ce sera une réaction. Alors, il ne risque rien.
—C'est parfait. Katarina, allons-y.
Les enfants s'introduisirent une nouvelle fois dans la chambre et expliquèrent à Marcello qu'il allait à nouveau écouter les mots de la Russe, mais après avoir pris une potion de Sérénité.
—Vous savez ce que c'est?
—Oui.
—Je prépare la boisson.
Hercule préleva dix gouttes dans le tube et les versa dans un verre rempli d'eau. Il tendit le breuvage translucide et l'Italien, confiant ou dépourvu de résistance, le but d'un trait. L'enquêteur attendit quelques secondes avant de noter un changement dans les yeux du patient. Les pupilles se dilatèrent comme si Marcello était plongé dans l'obscurité. Il vérifia ses suppositions.
—Marcello.
—Oui.
—Grattez-vous l'oreille gauche.
Di Maggio se gratta, comme demandé, sans cesser.
—Stop. C'est parfait. À présent, c'est Katarina qui va vous parler.
Hercule recula et s'accroupit près du lit, non loin du buste du joueur de Quidditch. La jeune fille se rapprocha, ne laissant qu'une trentaine de centimètres entre leurs visages. Elle murmura:
—Regardez-moi et écoutez-moi. Ne faites rien d'autre.
—Oui, répondit l'adolescent.
—Oui, murmura Hercule, le regard tourné vers sa camarade.
Elle énonça les deux poèmes écoutés une heure auparavant. Elle accentua chaque syllabe afin qu'elle pénètre au cœur de l'esprit du patient. Hercule l'entendit renouveler la diction, comme le plus exquis des onguents, la plus parfumée des huiles essentielles, la plus fondante des sucreries et les œufs brouillés cuits à la perfection. La voix l'emplit, résonna, fourmilla jusqu'à l'extrémité de ses membres, glissant au gré des artères, jusqu'au plus fin vaisseau sanguin. La douceur s'étendit jusqu'à la pointe de chaque cheveu de son crâne. Il attendit les vagues de bonheur avec extase, la guérison délicieuse.
—Hercule?
Sa voix envoûtante pouvait ordonner et il accomplirait, peu importait la nature de la demande.
—Hercule? Eh! Ça va?
Il papillonna des yeux, engourdi. Marcello et Katarina le fixaient, interloqués.
—On dirait que tu as gagné l'accessit du meilleur élève de Beauxbâtons, Van Betavende! Tu verrais ta tête! s'amusa Di Maggio. Tu baves!
—Marcello? Ça va? s'inquiéta le Belge.
—Je tiens une forme impeccable! C'est quand, le prochain match?
—Euh…
—De Quidditch, bien sûr! Ah, j'imagine que j'étais forfait, la dernière fois. On a gagné?
—Oui, répondit Katarina. Aloysia a battu Urtica.
—Vrai? Combien? Fellini a attrapé le Vif d'or?
—Oui, concéda la Russe.
—Ah! Elle est douée!
Di Maggio était redevenu lui-même, sans même s'en rendre compte. Lorsque le médicomage et l'infirmière étaient entrés dans la pièce, ils n'en avaient pas cru leurs yeux et surtout, leurs oreilles. Leur patient n'avait aucun souvenir de l'issue tragique de la séance d'entraînement, ni même de son envol dans les airs pour faire des passes avec le Souafle. Sa mémoire s'arrêtait aux consignes délivrées peu de temps avant par Mondague, leur capitaine. Plus curieux, il n'avait pas enregistré les événements survenus entre son réveil physique, huit heures auparavant et l'action de Katarina dont il n'avait pas eu conscience. Son premier souvenir, c'était le filet de bave naissant au coin de la bouche d'Hercule, en pâmoison devant sa consœur de niveau d'études et le comique qu'il retirait de cette vision. Le praticien avait procédé à une longue série de tests physiques, émotionnels et psychologiques. En dernier ressort, il avait rendu sa baguette à l'Italien et lui avait réclamé un sortilège simple. L'Aguamenti sur la carafe d'eau vide s'était mué en geyser inondant la pièce, déclenchant une crise de rires du poursuiveur et de ses sauveurs. La tornade italienne était on ne pouvait plus opérationnelle.
Une heure d'interrogatoire. Le sauvetage avait coûté une heure de questions sans fin, venues du médicomage pour bombarder le Belge. Le miracle lui restait en travers de la gorge. Hercule était resté campé sur sa version qui n'était que la vérité: une potion de Sérénité avait créé un boulevard dans le patient afin que les mots de la «soigneuse» y circulent librement. Le lendemain matin, la nouvelle avait fait le tour de l'Académie. Grâce à une idée et au talent conjugué de deux élèves, Di Maggio avait recouvré tous ses moyens. Autour de la table du déjeuner, après les premiers cours, cela avait été un défilé de remerciements –Marcello rivalisait avec Eugénie en termes de popularité –, d'interrogations. Les héros s'en étaient tenus à leur version. En réalité, seuls Hercule et Noël connaissaient tous les tenants et aboutissants. L'héritier au nom si lourd à porter avait de la lumière dans les yeux et aurait voulu hurler sa participation au succès de l'entreprise. Mais Hercule avait rejeté ses velléités, au nom de la sécurité du cadet. Il savait bien comment réagiraient les autres élèves: les uns rejetteraient Noël, sans un mot, le traitant comme un pestiféré et les autres, plus rares, tenteraient de l'exploiter, sans vergogne, afin de lui faire concocter des potions plus foudroyantes les unes que les autres, comme son aïeul. Hercule lui faisait confiance et Noël, tout en écoutant les conversations autour du repas, voulait trouver le moyen de lui restituer cette foi. Peu après la fin du repas, le Belge s'était levé et avait quitté la salle pour s'adosser à l'une des rampes du monumental escalier. Il était placé sur le chemin de Claire Obscur à qui il voulait restituer les cent Gallions. À ses yeux, il était évident qu'il ne trouverait jamais le Fauteur, comme il le nommait désormais. Il avait juste la quasi-certitude que ce n'était pas un élève de leur tablée et que Fellini et Di Maggio, innocentes victimes, étaient inimaginables dans ce rôle. Ce ne fut pas Claire qui s'avança vers lui mais Noël Millefeuille. Il chuchota:
—Hercule, je voudrais te confier une chose personnelle.
—Je vous écoute.
—C'est en rapport avec ma famille.
L'aîné, décontenancé, trouva la force de ne rien laisser paraître:
—Allez-y.
—Tu m'as fait confiance et je vais en faire autant pour te parler de mon plus grand secret.
—Vous n'êtes pas obligé.
—J'y tiens. C'est important. Tu te rappelles de la potion que je préparais, l'autre fois?
—Je m'en souviens.
—Je vais m'en servir pour mettre un cheveu de ma sœur et me transformer. Comme ça, je pourrai la revoir.
Le Belge analysa l'information. L'issue tragique lui sauta aux yeux.
—Est-elle…?
—Morte, oui. J'avais 9ans, elle en avait 10. Elle allait entrer à l'Académie, avec la promotion 1917, comme toi. Elle serait allée chez Aloysia, comme moi, j'en suis sûr.
—Je suis désolé.
—La potion, c'est pour la revoir quelques instants, tu piges?
—Je vous comprends, répondit Hercule en tapotant l'épaule du garçonnet. Vraiment. C'est un magnifique hommage. Le talent et la gentillesse réunis.
—Elle était comme ça, ma sœur. Quand on allait Place Cachée, elle dépensait tout son argent pour m'acheter des sucreries.
—Puis-je vous demander comment elle est…?
—C'est une des rares bombes tombées près de Paris. Tu imagines? Elle allait avoir sa première baguette le lendemain. Si elle l'avait eue, un Reducto aurait pu suffire à en faire un pétard. Ça ne tient pas à grand-chose, hein?
—Non, en effet. Tout peut s'arrêter d'un coup.
—Voilà, Hercule. Tu sais pourquoi je faisais du Polynectar. Je n'utiliserai pas tout. Si tu veux jouer un tour à Rosier, je t'en donnerai.
—Je retiens votre proposition avec un grand plaisir. J'avoue être très très tenté!
Lorsque d'autres élèves s'approchèrent, Noël se carapata en lâchant:
—Salut! À plus tard!
Le Belge patienta quelques minutes. Noël avait terminé sa potion mais attendait pour en faire usage. Pour une occasion particulière? Pour l'anniversaire de la mort de sa sœur? Non, elle était décédée en été puisqu'elle allait acheter sa baguette. Son anniversaire, alors? Plus vraisemblable. Noël était un garçon touchant, sensible et vraiment brillant. Il fallait que cela dure.
Claire Obscur fit enfin son apparition. Pour une fois, elle était seule et lorsqu'elle vit qu'elle était attendue, elle ne fut pas surprise. Elle invita Hercule à discuter à l'arrière de l'escalier.
—Que se passe-t-il?
—Professeur, je piétine sur le «devoir supplémentaire».
—Et?
—Je pense que je ne parviendrai pas à le réaliser. C'est un échec total. Le sujet offre une résistance sans commune mesure.
—Hum…
—Aussi, je pense que je dois vous restituer la «note» d'acompte.
—Je vois. Je comprends ton état d'esprit. Cette affaire est très compliquée. Mais je refuse ta proposition. D'abord, parce qu'il est trop tôt pour baisser les bras. Un «développement» futur aura peut-être l'occasion de te mettre sur la voie de la «rédaction idéale».
—Mes tentatives sont toutes vaines. J'enchaîne échec sur échec.
—Vraiment?
Elle fouilla dans son sac si logeable qu'aucun sortilège d'extension n'était nécessaire pour y fourrer tout son fatras. Elle en extirpa une fiole avec une fumerolle rouge.
—Tu sais ce qu'il y a dedans?
—Non, Madame.
—Une petite prédiction, survenue avant-hier, sous mon pied droit. Je te donne le texte: «Les enfants du 4e ordre réussiront à ramener la Méditerranée brisée, grâce à une potion détournée et aux plus poétiques envolées.»
—Oh… C'est…
—Oui. Celle-ci, pas besoin d'interprétation pour savoir ce que toi et Katarina avez réussi. Mon garçon, tu n'as peut-être pas le Don, mais tu as une intelligence de cœur qui te fait trouver des solutions là où des sorciers aguerris n'en trouvent pas. Le talent est venu de Katarina, mais l'esprit était de toi. Marcello Di Maggio te doit une fière chandelle. Il te doit la vie. Il doit la vie au 4e ordre. Ça vaut bien 100 malheureux Gallions, ne crois-tu pas? Jamais je ne te réclamerai cet argent. Je sais juste que je peux attendre le meilleur et même au-delà. Elvira de Bazincourt a eu foi en toi, dès le début. Je crois que sa foi nous contamine tous, y compris le Directeur.
—Mais la prophétie est trop…
—Peu importe le temps. Tu trouveras.
Elle le laissa sur ces mots, abasourdi. Madame Obscur, changeant d'avis sur lui alors que la prédiction le concernant, ne laissait pas de doute sur la catastrophe qu'il avait engendrée. C'était le monde à l'envers.
Au matin du lundi 11 novembre, Marcello, parfaitement rétabli, juste affaibli après trois semaines d'amaigrissement à l'infirmerie, avait été autorisé à reprendre les cours avec sa promotion. En entrant dans le restaurant, le midi, il avait été applaudi par tous les convives. Lorsque l'ovation avait pris fin, Armand était resté debout, avait amplifié sa voix et avait prononcé un discours au contenu inattendu.
—Aujourd'hui, c'est une journée plus que mémorable. D'abord, nous voyons le retour de notre poursuiveur d'Aloysia, adoré par beaucoup, craint par ses adversaires mais toujours respectueux et respecté. Demain, deux Aurors viendront procéder à des interrogatoires et à des fouilles afin de faire la lumière sur toutes ces affaires. Ce jour est d'autant plus historique que ce matin, à 11h00, dans la ville de Rethondes, l'armistice a été signé, mettant fin à cette longue et effroyable guerre.
Des cris de joie accueillirent la nouvelle. Au sein de cette liesse, il y eut une fausse note. Un hurlement déchira l'assemblée, comme le cri d'une bête égorgée. Casper Van Kriedt bondit de la table des suprémacistes, fonça dans le miroir et traversa la salle en beuglant. La stupéfaction remplaça la joie. Personne ne comprit pourquoi le Hollandais avait réagi de la sorte.
Armand eut mille peines à trouver un enchaînement. Il finit par revenir sur la fin du conflit, sur la suppression des cours du vendredi matin et l'annulation des sorties prévues l'après-midi. À partir de ce jour, plus personne n'était autorisé à entrer ou sortir du domaine et ce, jusqu'à ce que les Aurors arrêtent le ou les coupables. Hercule profita de cette digression du directeur pour sonder les élèves. Une main sur sa baguette, il scruta, à la recherche d'une réaction autre que la liesse, venue d'un esprit tourné vers la noirceur. Une fois de plus, ce fut un échec. Soit le Fauteur faisait preuve d'une maîtrise absolue de ses capacités, de ses sentiments, soit… il était victime, manipulé sous l'emprise d'un sortilège ou d'un envoûtement interdit, inconscient de ses actes. Cette hypothèse, née peu à peu dans son esprit, s'imposait comme l'alternative la plus plausible. Comme un loup-garou inconscient de ses agissements lors de sa métamorphose. Hercule promena son regard sur la table des enseignants. Seule Alinea faisait grise mine: la fin de la guerre mondiale signifiait l'arrêt du massacre de Moldus, une très mauvaise nouvelle pour son club. Même monsieur Racine avait le sourire alors que, selon une rumeur, le Directeur avait promis de le priver de salaire pendant deux mois afin de régler «la note de ses âneries», pour reprendre le terme modéré concédé par monsieur Fontebrune. Le professeur de sciences avait refusé d'expliquer pourquoi il avait capturé ce spectre destructeur. Hercule n'avait rien obtenu de l'enseignant au club de sciences, mais avait noté son émoi manifeste lorsqu'il avait émis l'hypothèse que les spectres, contrairement aux fantômes, n'étaient pas issus de notre monde mais d'un autre, différent ou similaire. Jean avait glissé sur la trigonométrie et ses applications dans la magie. Fuchs avait proposé d'inscrire un cercle dans un triangle équilatéral, traversé d'une droite de sa pointe à sa base et d'en faire l'emblème de ses légions temporelles, remontant les années pour éradiquer les dictateurs de tous poils. Elle n'en démordait pas.
Revenu à la temporalité de ce 11 novembre, Hercule s'était dit que c'était une très belle journée. Jusqu'à ce que Eugénie ne commette une gaffe.
—C'est vrai ce que Di Maggio raconte?
—Quoi donc, ma chère?
—Que lorsqu'il est revenu à lui, tu bavais!
—Hum… C'est-à-dire que… Voyons… Comment vais-je expliquer ce détail?
—Mes haïkus ou ma voix, je ne sais pas, ont eu un effet sur Hercule qui était tout près lorsque j'ai parlé.
—Oui mais la bave? Insista la trublione, très amusée par l'anecdote, les yeux pétillant de malice.
—Il est possible que j'aie ouvert la bouche et qu'un excès de salive ait été constaté par les deux témoins de la scène.
Pour le coup, toutes les conversations de la tablée s'étaient arrêtées et les enfants étaient suspendus aux confessions du Belge.
—Oh la vache! Je viens de trouver mon projet d'année en français!
—Je redoute le pire, se lamenta Hercule.
—Une formule pour te faire baver comme si tu avais mangé un gros morceau de savon!
Sigrid éclata d'un rire tonitruant. Ce n'était pas tant ce projet qui l'amusait, c'était la note évidente que sa camarade récolterait. À moins qu'elle ne parvienne à se métamorphoser en œuf à la coque cuit à la perfection? La joie regagna les convives, leur faisant oublier l'esclandre de Casper. Le Fauteur de troubles sut quelle serait sa prochaine cible.
