Sortilège 28: 35 degrés pour Noël
Le 26 décembre, dès l'aube, Hercule avait emprunté le tunnel partant d'Urtica. Exceptionnellement, il n'avait pas pris la direction de la grotte comme il le faisait trois fois par semaine, en compagnie de Shin, mais avait opté pour le chemin opposé et rejoint l'antre des elfes de maison. Orpi lui avait dégoté le matériel réclamé et n'avait pas osé demander pourquoi il avait dû subtiliser des équipements de pompiers moldus dans une caserne, en pleine nuit. Le garçon l'avait remercié plus que de raison, ce qui avait suscité une vague d'inquiétude chez le serviteur. Ensuite, l'explorateur avait dissimulé le larcin dans le sac à sortilège d'extension utilisé par ses parents pour l'envoi des cadeaux de Noël.
Les Van Betavende avaient offert un cadeau personnalisé à chacun des membres de Gerbera, mais le Brugeois avait été bien plus touché par la surprise de Shin. Leur camarade japonais avait été sollicité par plusieurs professeurs pour créer et enchanter des origamis, afin d'animer le bal du 31 décembre. À ses créations, il avait ajouté cinq productions pour ses amis: un Billywig volant pour Hercule, un Lupara mobile et étanche pour Katarina –il tournait en rond dans une casserole remplie d'eau dans le quartier général, en attendant le retour de la Russe –, un Phénix en papier rouge pour Eugénie, un Oiseau-Tonnerre pour Umbelina et un Kelpie chevauchant une vague animée pour Sigrid. Hercule avait été ému aux larmes et navré de ne pouvoir rendre la pareille à l'Asiatique.
Les enfants s'étaient gavés de douceurs tout au long de la journée et avaient profité du temps froid et ensoleillé. Shin, Eugénie et Umbelina avaient même joué au Quidditch sous les yeux attentifs de Sigrid et d'Hercule. Puis, une nouvelle journée était arrivée. Le jour. Tout était prêt. Le garçon s'était assuré que personne ne viendrait ouvrir la porte du Sondeur. Il avait posé l'appareil-photo sur le banc central. Ensuite, il avait accroché une toile d'amiante par-dessus les rideaux des isoloirs, afin de les protéger de la chaleur. Enfin, il avait installé une paillasse percée sur le dossier du banc et l'avait aussi couverte avec la matière résistant au feu et à la chaleur. L'objectif était positionné face à un trou dans la paillasse. Néanmoins, il se réservait le droit de prendre le Magiclic en main pour réaliser le meilleur cliché possible, selon les degrés visités. Il enfila la tenue protectrice, ajusta la longueur des manches trop grandes, prit sa baguette et édicta:
—Têtenbulle.
Une membrane molle enferma sa tête. Elle était étanche; il avait bien répété. Il posa un carré d'amiante par-dessus et fut vite à deux doigts de suffoquer de chaleur. Ses petites automobiles, chargées de pousser les bancs de manière synchronisée, étaient en place dans les trois isoloirs. Il arma la pellicule, avança son modèle réduit de dix degrés, entraînant la progression des deux autres. Il bascula dans la grotte du Sondeur Alpha. De sa position, le viseur englobait le point d'eau où se cachait Alpha et le début du tunnel menant à la porte runique. Il enfonça le bouton et prit une photographie. Puis, il passa au degré 20, aux propriétés physiques si étranges. Il contrôla sa visée et réussit à loger les collines, l'astre étrange dans le ciel et au loin, l'arbre aux fées. Il respira un grand coup, sentant la brusque montée d'adrénaline. Son rythme cardiaque s'emballa. Il passa un nouveau cran. Le degré 30. La vision fut si stupéfiante que le garçon en oublia d'actionner le déclencheur. Il se redressa, subjugué par un univers végétal, fleuri, luxuriant, une véritable explosion de couleurs. La température était douce. Il y avait de multiples papillons et au loin, nimbée de brume, une île enchanteresse au milieu d'un lac. Le garçon esquissa un pas en avant, l'esprit en paix. Au cœur de ce paysage de rêve s'élevait une douce mélodie, des voix lancinantes, envoûtantes. Il crut discerner des créatures humaines, au bord de l'eau, lui faisant des signes.
—Viens, viens, chantèrent les voix mélodieuses.
—Je… je… balbutia-t-il. On dirait une île remplie de muses des légendes grecques…
Il se souvint de ses lectures sur les sirènes, les Vélanes et la description du Lupara dressée par Katarina. Il y vit certaines analogies. Il devait résister pour quitter ce degré. Il immortalisa sa découverte et se prépara au suivant. Le jouet fut poussé. Lorsque le garçon se redressa, ses sens n'indiquaient pas de danger. C'était un autre monde. Il faisait nuit. Des formes géométriques émergeaient du sol, quel que soit l'endroit où se posait son regard.
Il osa sortir de l'isoloir. L'absence de son, sur le sol, alors qu'il le heurtait avec le talon de ses chaussures, lui donna raison d'avoir utilisé le Têtenbulle.
«Aucune résonance signifie aucune atmosphère. Ce monde n'est que roches… non, cristaux, quartz! Juste de magnifiques minéraux!»
Il recula et revint à sa position pour emporter un souvenir. Il utilisa le retardateur pour se placer dans le cadre. Ainsi, il se rappellerait que la protection respiratoire était obligatoire. Avant de passer au degré suivant, il consulta sa montre à gousset: il était près de 9h00. Une heure s'était envolée!
«Le degré 20, bien sûr! Une minute égale une heure! Comme je n'ai pas quitté l'isoloir pour photographier, j'en déduis que la physique du degré 20 s'y applique aussi. Si la règle s'applique à tous les degrés, je devrai faire très vite dans les degrés 110 et 290. À présent, le degré 50. Mathilde a affirmé qu'il devrait m'enchanter. Je me demande bien pourquoi…»
Le rêve portait désormais un nom: cinquante. Il prenait la forme d'une bâtisse haute d'une quinzaine de mètres, au plafond couvert de splendides peintures naïves, à l'espace comblé de longues travées d'étagères, à perte de vue. Les isoloirs aboutissaient sur une large mezzanine de bois foncé, laquelle desservait deux escaliers menant au rez-de-chaussée. Même perché en hauteur, le garçon était incapable de distinguer le fond du bâtiment. Les rayonnages étaient comblés de… livres! C'était une bibliothèque géante. L'index droit du garçon se relâcha sur le Magiclic qui saisit la caverne d'Ali Baba, digne d'un conte des mille et une nuits. Il soupira, le souffle coupé.
«Au diable les précautions!»
—Finite.
Le Têtenbulle disparut. Il s'avança et inspira une bouffée d'air. Il était sain. Mieux, il sentit le cuir, le papier, l'encre, la poussière, l'encaustique, les boiseries. Le meilleur amalgame, après les œufs brouillés à la truffe. Il descendit l'escalier, sa baguette prête à jaillir. Sous la mezzanine se dissimulaient un comptoir, de magnifiques bureaux avec des lampes à lucioles et des fauteuils moelleux: tout ce qu'il le fallait pour lire, rêvasser, s'évader, travailler. Un grincement se produisit. Un fantôme, allongé sur son siège derrière l'office, se redressa. C'était un homme qui portait la toque de fourrure et une barbe longue et fleurie. Hercule eut la sensation d'avoir déjà vu ce personnage.
—Bonjour, fit l'homme transparent, blanchi par le temps.
—Bonjour, Monsieur. Où nous trouvons-nous?
—Vous êtes dans LA bibliothèque.
—La bibliothèque du château?
—Non, mon garçon. Il s'agit de LA bibliothèque. Celle contenant tous les ouvrages, sorciers ou moldus, calligraphiés ou imprimés, écrits ou à venir.
—À venir?
—Tout à fait. Je puis citer les auteurs, leurs écrits, existants et futurs.
—Je ne comprends pas.
—Leurs emplacements ont été créés. Dès qu'un ouvrage est publié, il vient se loger à sa place.
—C'est fantastique! Comment est-ce organisé? Comment est-ce trié?
—Je suis le seul à connaître la position de chaque ouvrage. Cela me permet de tenir des listes par auteur, par titre, par domaine, par année de publication, par thème, par genre. Demandez et vous aurez.
—Par Flamel! Je serais bien en peine… Avant tout, je me présente. Je suis Hercule Van Betavende.
—Ah! Voici un visage sur un nom. Enchanté de rencontrer un auteur en chair et en os.
Le garçon fit de gros yeux ronds. Il y avait une méprise, une homonymie, peut-être.
—Pardon?
—Avant de vous éclairer, permettez-moi de me présenter à mon tour. Je suis Johannes…
—… Gutenberg!
—Oh! Auteur, érudit et physionomiste! Ah quel plaisir! Alors, je lève le voile sur ma remarque. Auteur à venir. Van Betavende Hercule, brillant sorcier, enquêteur, inventeur, charmeur, relatant ses affaires les plus complexes, ses exploits les plus insensés. Je vous concède que «les bijoux de Cléopâtre» et «le tombeau des mille mages» me font saliver, si je puis dire.
—Je vais… écrire ces ouvrages?
—Ceux-ci et quelques autres, à partir des années 1960.
Hercule était stupéfait. Il posa une question dont la réponse serait négative.
—Avez-vous lu certains ouvrages?
—Je les lis tous.
—Tous? Comment trouvez-vous le temps? Je veux dire: même si je le voulais, je n'aurais pas assez d'une vie pour lire tout ce que les éditeurs proposent chaque année, dans le monde.
—J'ai une longue existence mais… consultez votre montre, vous comprendrez pourquoi.
Le garçon plongea la main dans le gousset et consulta l'heure. Il était 10h02 et 32 secondes. La trotteuse parut coincée. Elle avança d'un cran et se figea. Puis, elle sauta une marque et s'endormit.
—Le temps est…
—… ralenti. Ici, on le prend pour vivre des aventures, s'abreuver de connaissances, nourrir sa faim d'apprentissage.
Le degré cinquante était parfait.
—On m'a mis en garde. Les lieux présentent un danger. Or, je n'en vois pas, ici.
—Vraiment?
—Eh bien… à part venir ici chaque jour, des heures durant…
—… et oublier de vivre par ailleurs.
—Je comprends.
—Alors, il est temps de poursuivre votre exploration.
—Juste une ultime question, monsieur Gutenberg.
—Bien entendu.
—Quelle est la date de parution la plus lointaine, prévue sur les étagères?
—Laissez-moi réfléchir… «La structure alternative du pulsar blanc au-delà de la barrière de Coulomb» paraîtra le 28 juillet 2061. Je n'ai rien compris au titre! Je n'ai pas d'emplacement postérieur à cette date. Étrange, non? La suite sera peut-être entreposée dans un autre bâtiment?
—Sûrement, répondit Hercule, terrassé par l'émotion.
Il avait beau savoir, il voulait douter. La révélation de Johannes enfonçait le clou. L'humanité n'avait plus qu'un siècle et demi à vivre.
—À très bientôt, Monsieur.
—C'était un plaisir, Hercule Van Betavende.
À regrets, le garçon regagna la mezzanine. Il dut faire appel à sa mémoire pour être certain d'avoir immortalisé la bibliothèque. Comment les autres lieux ou instants pourraient-ils être plus intéressantsque ce nirvana?
—Têtenbulle!
Il se posta derrière la protection en amiante et actionna le banc. Son champ visuel fut aussitôt envahi par des milliers de kaléidoscopes colorés, animés de mouvements coordonnés et perturbateurs. Désorienté, il s'écroula et fut incapable de se remettre debout. La nausée s'empara de lui, ses sens furent à l'agonie. Il ferma les yeux, croyant devenir fou. Une fois ses paupières baissées, les sensations s'améliorèrent. À tâtons, il retrouva le banc. Il prit appui sur la planche, se redressa et tapota l'assise jusqu'à ce qu'il mette la main sur le Magiclic. Il enfonça le déclencheur, fit avancer le film et poussa l'automobile au pied du banc. Il ouvrit une paupière. Le degré 70 était plus calme et moins tortueux que l'espace précédent. Il se tourna à droite et à gauche. Il n'y avait qu'un sol gris, comme du ciment et le ciel bleu, limpide, percé par les rayons du soleil. La température était agréable. Il hésita à photographier ce qu'il voyait, tant c'était uniforme et sans intérêt. Il choisit de s'emparer de son appareil-photo et de quitter son abri. Il fit quelques pas prudents sur le revêtement dur. Puis, il s'enhardit. Il lui sembla que la teinte grise avait un terme. Il s'approcha un peu et constata qu'il était au sommet d'une construction gigantesque, qu'il ne voyait nulle terre ou rue en bas. Tout autour de lui, à perte de vue, il y avait des tours sans fin, des gratte-ciels moldus à l'infini. Comme si la Terre n'était plus que constructions sans un brin d'herbe.
Il se retourna pour mesurer la distance le séparant des trois isoloirs. La surface de la construction était estimée à une centaine de mètres de côté. Il découvrit un petit surplomb dépassant cette platitude et au centre, une porte. Il prit la photographie de l'ensemble des bâtisses sans fin, espérant que l'image refléterait le gigantisme. Son acrophobie se manifesta et il jugea plus prudent de battre en retraite. Il lui sembla entendre des sons derrière la porte. La tentation d'aller jeter un œil était puissante. Il crut discerner une voix prononçant son prénom. Un timbre familier.
—Waldo!
Il se précipita vers la porte, posa la main sur la poignée et ouvrit. Une créature cauchemardesque se jeta sur lui. Il claqua la porte et tout cessa. Un vent léger et tiède balayait le sommet de la tour. Terrifié par l'apparition, il choisit d'être raisonnable et se réfugia dans l'isoloir central. Il s'assit sur le banc, chamboulé.
«Mais quel est cet endroit insensé? Une passerelle pour la prison anglaise où Waldo serait détenu? Cette créature… maléfique ressemblait en tous points à ce qui dévorait mon oncle dans mes rêves. Vite! Fuyons ce degré!»
Joignant le geste à la parole, il fit rouler le modèle réduit. Dans un mouvement synchronisé à la perfection, les bancs pivotèrent. Il releva la tête et se retrouva dans une ruelle, face à trois individus, en robes sorcières, menaçant un enfant désarmé tandis que les adultes étaient dotés de baguettes!
—Qu'est-ce que…? s'exclama un petit brun courtaud et rougeaud. J'ai toujours cru que ces grottes étaient vides!
—Eh mais c'est un gamin! Un autre! Vole-lui ses pouvoirs!
Hercule éjecta sa baguette, para le premier coup et répliqua par un Petrificus Totalus. Il érigea une palissade pour éviter les sortilèges des deux autres hommes, puis transforma la palissade en un bélier de bois qui percuta les bonhommes grâce à un Repulso. L'enfant, plus jeune que lui, était prostré à terre. Il était sale, pouilleux et famélique.
Le Belge se porta à son secours:
—Ça va, petit?
—Merci, merci. Tu m'as sauvé.
—Je vous en prie. Pourquoi ces hommes voulaient-ils voler vos pouvoirs? Comment le pouvaient-ils?
—En utilisant le sortilège Goad an solas. 1 L'un des quatre sortilèges impardonnables, bien sûr!
—Quatre? Ah… déglutit le sauveur, tentant de masquer sa surprise. Vous n'avez pas de baguette?
Le garçonnet le dévisagea avec un regard rempli de tristesse et de honte.
—Je n'ai pas d'argent pour en acheter une.
—Combien coûte une bonne baguette, ici?
—Dix Mornilles.
—Seulement?
—C'est une grosse somme.
—Je vois… Où pouvez-vous vous procurer une baguette?
—Chez Ollivander, bien sûr.
—Nous… nous sommes à Londres?
—Londres? Non, ici, c'est Paris. Place visible, à Paris. Et par là…
Il désignait une ruelle transverse.
—… tu as la rue des dragons, ensuite la rue des licornes et cela débouche sur la plus grande rue de Paris.
—La rue de Vaugirard? demanda Hercule, faisant appel à sa mémoire.
—Non. Tu es bizarre, toi, tu es pas d'ici! C'est la rue des lutins farceurs.
—Oh…
—Heureusement que tu avais une baguette sinon, habillé de drôle de façon comme tu l'es, j'aurais cru que tu étais un Moldu du Groenland.
—Du Groenland?
—Ben oui, tu sais bien, c'est une île: le seul endroit où vivent tous les Moldus du monde, répéta le gamin comme s'il s'agissait d'une ritournelle apprise dans une classe de primaire.
—Écoutez…
Hercule fouilla sous sa tenue de sapeur-pompier et dénicha un peu d'argent.
—Voici… deux Gallions et douze Mornilles. Achetez une baguette et fuyez cette ruelle. D'accord?
—C'est… c'est trop!
—Prenez, prenez! insista le visiteur.
Le gamin le remercia et consentit à le guider aux abords de la Place Visible. Elle était noire de monde. S'il en jugeait par les tenues portées par les hommes et les femmes, il n'y avait que des sorciers.
—Tu vois, c'est là. La boutique est là-bas. Pour se repérer, c'est facile. Les noms de rue sont écrits à chaque angle.
Hercule suivit le doigt du garçon, machinalement.
—Oui, le nom des rues… en… runes?
Il éprouva une drôle de sensation, comme si le Paris qu'il foulait pour la première fois, était issu d'une société celte sorcière, remontant à la nuit des temps, n'ayant pas subi d'invasion territoriale, ni de mélange de cultures. Un espace où être moldu était une tare indélébile et où pratiquer la sorcellerie, la norme. L'appareil-photo toujours en main depuis la visite sur le toit du gratte-ciel, il visa la foule, les camelots, cadrant avec les boutiques moyenâgeuses et intégrant des inscriptions runiques sur le cliché.
Le petit gamin s'était envolé. Il l'avait vu se diriger vers une échoppe à la devanture étroite, peinte en vert bouteille et disparaître à l'intérieur. Il revint sur ses pas en espérant que les malandrins avaient toujours leur compte. Ils étaient debout, hagards. Hercule leur servit une pluie torrentielle de sortilèges et ils mordirent une nouvelle fois la poussière. L'explorateur commençait à être épuisé, physiquement et mentalement, par l'avalanche d'événements. Il fut persuadé qu'il ne pourrait plus tenir très longtemps. Alors, il provoqua une nouvelle avancée des bancs. Là, il put enfin se reposer. Un bref coup d'œil lui apprit qu'il se trouvait dans un endroit rempli d'une multitude d'arches, identiques ou peu s'en fallait. Il pouvait distinguer tout ce qui était autour des arches mais pas ce qu'elles chapeautaient. Entre les arcs de pierre, tout était opaque, gris, mouvant, comme un brouillard qu'aucune lueur ne pouvait percer. Un sentiment d'inquiétude s'empara de lui. De petites sphères glissaient d'une arche à l'autre.
Il arma l'appareil. Le bruit d'engrenage entraîna l'arrêt du ballet des lucioles. Elles foncèrent dans sa direction. Le temps d'appuyer sur le poussoir et il décampa sans tarder. Le degré 100 le plongea au cœur d'une inextricable forêt tropicale, foisonnante, assombrie par l'épaisseur du rideau végétal. Il se mit à suer. La température n'avait rien d'extraordinaire, mais le taux d'humidité frisait les 100%. Néanmoins, le garçon demeura en place pour se remettre de son passage dans le degré 90. Il était malsain. Un danger inqualifiable et inquantifiable régnait sous ses arches ternes, glaciales. Le 90 empestait… la mort. Même sous la contrainte, il n'y remettrait plus jamais les pieds.
—Qui es-tu?
Le garçon se redressa, baguette en main, prête à servir et chercha la source de cette voix. Dans cette masse végétale, faisant passer le bois de Beauxbâtons pour une plante rachitique, c'était une mission impossible.
—Tu ne te présentes pas?
Le son venait de sa droite, à deux ou trois mètres. Or, mis à part des lianes s'entortillant autour d'arbres, des plantes fleuries accrochées aux troncs, il n'y avait pas âme qui vive. Était-ce un sale tour joué par son esprit? Il photographia en direction de l'origine supposée des mots, en guise de souvenir. La liane s'agita dans la vitre de visée. Il le caressa le fol espoir d'avoir capté le mouvement sur la pellicule enchantée.
—Que fais-tu?
Une liane se libéra du tronc et approcha son extrémité près du visage du garçon. L'écorce se déforma pour libérer des mots.
—C'est impoli, de nous épier.
—Mais fiche-lui donc la paix! s'empourpra une fleur rouge, ressemblant à s'y méprendre à une pivoine de cinquante centimètres de diamètre. Excuse mon amie! Elle a tendance à se faire des nœuds au cerveau, à force de s'entortiller n'importe où.
—Je parle à une plante… Je dois perdre la tête!
—Ne t'en fais pas, ils disent tous ça, au début. Tu t'y feras. Je m'appelle Glaïeul. Rien à voir, l'autre est un homonyme. Ma copine râleuse, c'est Colette. Et toi?
—Hercule.
—Honorée de faire ta connaissance, Hercule. Auparavant, nous avons eu des visiteurs, comme toi. Laisse-moi te donner un conseil: ne t'aventure pas dans notre monde. Ceux qui m'ont écouté, ont survécu. Les autres…
—Eh bien?
—Allez, dis-lui! Il m'a l'air déluré, celui-ci!
—D'accord. Les autres ont été étranglés, empoisonnés, empalés, projetés, saisis et digérés avec délectation, décapités, flambés, dissous, noyés, englués, déchiquetés…
—Dis mon préféré! Mon préféré!
—Et écartelés entre des lianes brusquement tendues, désossant les cuisses du bassin et arrachant les bras des omoplates.
—Franchement, hein, franchement? s'excita la liane. C'est l'écartèlement la meilleure, non?
Hercule concéda, par politesse:
—La plus raffinée, efficace et, je le crois, très respectueuse de la victime.
—Ah! Tu vois! Hercule est d'accord! Alors, s'il te plaît, arrête de relâcher ton poison mortel! En plus, tu vois bien qu'il a mis cette chose molle sur sa tête! Ça lui permet de respirer sans mourir.
Le Belge confirma les dires de la liane:
—En effet, ce sortilège me protège.
—Prends sa baguette! ordonna Glaïeul. Brise-la!
Le garçon l'agita et hurla:
—Lumus Solem!
Le rai lumineux déchira les ténèbres végétales. Peu coutumières de l'abondance de lumière solaire, les intrigantes tueuses pressées d'occire le Belge, reculèrent de plusieurs mètres. Cela fut assez pour que Hercule pousse le banc d'un cran. L'enfer se déchaîna sur lui.
Au quartier général, les enfants se rongeaient les sangs. Eugénie était la plus impatiente, Sigrid la plus pondérée et Shin le plus inquiet. Les minutes défilaient et ils n'avaient toujours aucune nouvelle de leur camarade d'Urtica. Cette expédition leur apparaissait désormais comme une pure folie.
—Mais si nous entrions et que nous manœuvrions les bancs, à vive allure, nous finirions bien par tomber sur le degré où il est bloqué. Il est près de 11h00! Il avait calculé qu'il pourrait tout boucler en 90 minutes! Cela fait 4heures!
—Shin, répliqua Sigrid, si nous pénétrions maintenant, nous ne verrions que les isoloirs du degré zéro. En fait, la théorie d'Hercule, c'est qu'il y a 36 triplets d'isoloirs, disposés comme s'ils étaient installés dans un tourniquet géant. À supposer que Hercule soit blessé, dans l'isoloir disons 180, nous entrons et manœuvrons la machinerie. Quand nous arriverons au 180, il sera revenu au zéro.
—D' juste qu'il ait rencontré des ennuis en dehors des isoloirs, pas à l'intérieur, plus sécuritaire.
—Je suis ton raisonnement, Shin. Cependant, il y a un os et de taille: nous n'avons pas les protections adéquates pour affronter les degrés 110 et 290. Le 110 nous tuera en une demi-heure si l'air est sec. Le 290, ce sera l'affaire de quelques secondes.
—Si seulement je savais où se trouve Hercule!
Eugénie fouilla dans son sac à bandoulière, s'empara d'une bourse en tissu et l'ouvrit.
—Avec ça? J'en ai chipé dans le bureau de la nouvelle, colline de sable.
—Dune Dunne?
—Oui. Elle avait posé des pots sur le bureau de la salle de classe des runes. J'ai ouvert. Des pétales de rose, de pensée, de cerisier, de pommier, de tulipe.
Shin examina le contenu et jugea la marchandise d'une fraîcheur indiscutable.
—Mais où s'est-elle procuré ces pétales? interrogea Umbelina. En plein hiver! Ces espèces fleurissent tout le long du printemps, voire au début de l'été pour les roses. Ce n'est pas normal. Il y a quelques espèces dans la serre d'Ursula, mais notre Suissesse affectionne les plantes bien plus magiques.
—Étonnant, en effet! Je fais une tentative.
Le Japonais prit une petite poignée et la jeta sur la table. Il détesta la forme prise par le lancer. La vision liée au geste le terrifia.
La température était écrasante. Le corps du garçon bouillait. Allongé sur le dos, ses yeux ne voyaient plus que le plafond de l'isoloir. Au prix de douloureux efforts, il leva sa baguette, pointa sa bouche à travers le Têtenbulle et murmura:
—Aguamenti.
L'enveloppe molle se remplit d'eau au trois quarts. Il but autant qu'il put, mais il suffoqua. Le liquide était brûlant.
—Finite!
La protection disparut en même temps que l'eau et la sensation de cuisson fût réelle. Il leva le bras qui s'abattit sur le Magiclic. D'un coup de pied, il repoussa le banc. Une sensation de froid glacial s'abattit sur ses poumons. En réalité, l'air était à 20 ou 25 degrés mais la transition était brutale. Privé de protection, il ne put empêcher ses narines de frémir. D'exquis fumets flattèrent son odorat. Cette sensation fut l'unique raison de se remettre sur ses pieds. Il se trouvait à présent dans l'arrière-cour d'un restaurant ou d'une auberge. Une odeur de foin frais se mêlait à tous les autres parfums. Les trois isoloirs étaient partie intégrante des écuries attenantes. La tentation de se restaurer et d'étancher sa soif se fit de plus en plus irrépressible.
«Je dois résister à la gourmandise! Je ne peux plus. Je n'ai plus de force.»
Il déclencha l'appareil-photo, puis poussa le modèle réduit jusqu'au degré zéro. En dépit de sa préparation, il était passé à deux doigts de perdre la vie. Trente-cinq degrés en une heure, c'était une hérésie. Il prit le temps de ranger tout son équipement dans le sac, se traîna jusqu'à la porte du Sondeur et tomba dans les bras de Shin qui le soutint. Les trois amies vinrent à la rescousse.
—Tu nous as fichu une sacrée trouille, p'tit gars!
Ils le conduisirent jusqu'à la salle de classe où les Aurors les avaient interrogés. Le garçon était blême. Eugénie sortit une gourde et lui imposa:
—Bois. Vite! Tu as dû perdre deux ou trois litres de sueur.
—J'ai vu la mort dans une prédiction, avoua Shin.
L'explorateur murmura:
—Je l'ai frôlée. À plusieurs reprises. Vous… n'arriverez jamais… à me croire!
L'héritière de Beauxbâtons prit un linge et lança, coup sur coup:
—Aguamenti. Aquaglaciem.
Une fois le linge humidifié et refroidi, elle en fit un turban noué autour de la tête de son camarade. Les yeux du garçon, écarlates, rosirent peu à peu au fur et à mesure que sa température corporelle regagnait des valeurs acceptables.
—Tu as choisi la bonne journée! Mon père et Rose sont partis à Bonpied pour reconstituer les stocks et Katarina n'est pas là pour accomplir des prodiges.
—Je ne compte pourtant pas… m'arrêter en si bon… chemin.
—Jusqu'où es-tu allé, Hercule?
—Jusqu'au degré 120, Sigrid. J'ai réussi à prendre des photographies de tous les degrés aperçus.
—Mais tu as dépassé le temps imparti. Y a-t-il eu d'autres degrés affectés par l'écoulement du temps?
—C'est possible. Je n'ai qu'une seule certitude: le degré 50, le plus fantastique, est touché par le ralentissement du temps.
—Vraiment? Dans quel rapport?
—Un tic de trotteuse toutes les cinq secondes, à peu près.
—Enfin un lieu où réfléchir sans être pressé, où se prélasser avec un bon livre sur les potions?
—Sigrid, c'est exactement ça. Le degré 50 abrite la bibliothèque. Elle comporte tous les exemplaires, depuis la naissance de l'écriture.
—Quoi? Le seul lieu où le temps passe lentement, c'est une fichue bibliothèque? Pas un magasin de sucreries?
La réflexion d'Eugénie fit éclater Umbelina de rire.
—Zut alors!
—Ne soyez pas ulcérée, Eugénie. Le degré 120 abrite une auberge d'où s'échappent des parfums faisant passer le restaurant de l'Académie, pour une vulgaire gargote.
—Chouette! Je peux avoir une tenue de Bonpied?
—Le danger du degré 120 ou du degré 100, c'est leur proximité avec le 110. Nous ne pouvons pas mettre des piquets pour stopper la progression des bancs manœuvrés.
—Et pourquoipas? contesta Umbelina. Positionner une butée sur un cercle complet n'a rien de sorcier. Ce sont juste des mathématiques.
—Vous avez raison, Umbeijo.
Le garçon était ragaillardi. Il promit de leur narrer ses découvertes, sitôt le déjeuner avalé. Il demeura une tombe durant le repas. Claire Obscur s'était invitée à leur table.
Les jours suivants, l'explorateur se fit violence pour s'en tenir à la stricte observation. Le 27 décembre, il découvrit un monde de bulles d'amour, semblable à une plongée dans une baignoire remplie d'Amortentia. Le 130 était réparateur, dynamisant, euphorisant et au final, addictif et donc dangereux. Le 140, composé de collines verdoyantes, où de paisibles ruminants paissaient, était couvert de coquelicots, de pissenlit et au loin, d'une multitude de sections potagères. C'était un royaume de boutures, de jeunes pousses, de graines. LE jardin. Hercule le vit comme sans danger, à première vue. Le garçon avait ensuite basculé sur une montagne noire, plongée dans les ténèbres, abritant un château massif aux pierres noircies d'où la magie maléfique transpirait. C'était comme l'antithèse de Beauxbâtons ou, une caricature de Durmstrang. Un cauchemar. Le degré 160, était une transposition du romancier moldu Lewis Carroll et de son Alice au pays des merveilles. Une version avec géants, ogres et lutins. Les humains comme Hercule y avaient la taille de moucherons. L'arrivée avait lieu dans une cathédrale titanesque, dans l'un des trois confessionnaux de la taille de trous de souris.
Le degré 170 l'avait conduit chez un riche particulier, un sorcier possédant une ménagerie de créatures fantastiques et une serre rivalisant avec celle de Beauxbâtons. Hercule avait rebroussé chemin afin de ne pas se retrouver nez à nez avec le propriétaire. Le degré 180, ultime vision de la seconde journée, l'avait laissé perplexe. À peine avait-il posé un pied en dehors de l'isoloir, qu'il s'était enfoncé dans des sables mouvants. En réalité, il avait chuté dans le sable contenu dans un sablier géant. Par chance, il avait son Têtenbulle. Il n'avait pas été étouffé. Après avoir basculé de l'autre côté du sablier, il s'était retrouvé dans une salle qui était une exacte réplique de celle du Sondeur. Un court moment, il fut persuadé d'être revenu à son point de départ. Il voulut retirer son Têtenbulle lorsqu'il constata que cela aurait été une erreur fatale. L'absence de son sous ses pas signifiait une fois de plus, l'absence d'atmosphère. Il se décida à franchir les portes de la salle pour constater la conformité des lieux. Tout était identique: le couloir de l'infirmerie, la bibliothèque, les salles de classe, le hall d'entrée, le perron. Il se retourna vers l'escalier et ressentit la peur de sa vie: Armand, face à lui, le fixait sans mot dire, sans un frémissement. Hercule se déplaça jusqu'au restaurant et découvrit, au centre, Agathe, Dune et Claire en conversation. Sauf qu'elles étaient figées.
«Que se passe-t-il?»
Il prit une photographie du trio de femmes à table. Il remarqua que leurs tenues respectives étaient celles entrevues au petit-déjeuner, le matin même. Il eut alors le réflexe de vérifier si l'écoulement du temps avait changé. Sa montre était à l'arrêt. Tout le mouvement de cet univers avait été annihilé.
«Si le temps est figé, alors les atomes de l'air le sont aussi. Il est inerte, sans vie. Le son ne peut pas se propager. C'est logique.»
Néanmoins, il s'interrogea sur l'utilité de ce degré. À moins que… Il aurait pu fureter durant une heure, cherchant les preuves de la culpabilité de Casper. S'il avait su avant, il aurait pu empêcher des agressions. L'usage du sablier n'était pas une sinécure, pas à sa portée s'il avait tenté l'incursion l'année dernière.
L'après-midi, après avoir relaté ses découvertes à ses amis, le garçon s'était écroulé sur le matelas, fourbu. C'était la veille d'une découverte stupéfiante.
Dans la soirée, Hercule avait exploré deux degrés supplémentaires: le 190 et le 200. Le premier était le monde des elfes libres. Le bonheur pour tout elfe épris de liberté, mais un danger patent pour tout sorcier aux appétences esclavagistes. Par chance, Hercule n'en faisait pas partie. Le second degré l'avait conduit sous l'océan, aux portes d'une cité antique animée de vie.
Dès le lendemain, il avait juré de découvrir deux nouveaux degrés. Ses ambitions avaient été revues à la baisse lorsqu'il avait fait la connaissance d'un vieil artisan Gobelin vivant dans une masure, au milieu de la forêt. Le vieux grincheux ne rêvait que d'une chose: s'échapper de son monde de solitude. Mais, à l'instant ou Hercule avait posé ses deux baguettes sur la table en chêne de la créature aux dents pointues, monsieur Triplesec, c'était son nom, avait oublié ses rêves d'évasion et s'était assis à quelques centimètres des objets exhibés par le garçon.
—Celle-ci! Et celle-là! Deux virginités! C'est incroyable! Des premières fois.
—Quoi, Monsieur?
—Deux baguettes uniques, engendrées par deux enfants… particuliers.
Il s'empara d'une création, la huma, la soupesa et la fit tinter avec ses griffes longues, dures et sales.
—Bois de cèdre, cœur… dard de Billywig. Une association audacieuse pour un sorcier curieux, épris de vérité. Je la sens venir d'un garçon qui fera autorité en la matière durant de très longues années. Oui, c'est incontestable, un maître, l'un des plus grands.
Son manège reprit avec la réalisation signée par Hercule.
—Celle-ci est le fruit du has…, commença l'élève.
—Ne dites rien! Et surtout pas d'âneries! Oh oui! Je puis vous assurer…
Il la huma une seconde fois, inspirant plus longuement.
—… que cette baguette n'est pas due à un heureux concours de circonstances. J'en fais le serment!
Ses pupilles étaient traversées par l'envie, la fascination. Son regard fit frémir l'enfant. Il balbutia:
—Mais je n'avais pas l'intention de…
—Si! Justement!
Le Gobelin frappa la table avec sa main griffue. Il fixa Hercule, engoncé dans son étrange et lourde tenue. Ses iris percèrent l'âme du garçon.
—L'intention, c'est ce qui fait toute la différence. L'apprentissage, l'expérience acquise sont essentielles. Mais l'intention de l'artisan, mis au cœur de sa réalisation, lui confère toute sa puissance, toute son efficacité, toute sa renommée. Vous êtes une jeune personne à laquelle il ne faut pas présenter une affaire imprécise, un puzzle incomplet, une histoire partielle. Il faut une harmonie parfaite. La foi vous animait lorsque vous avez engendré cette baguette.
Monsieur Triplesec martelait chaque syllabe comme s'il forgeait la lame d'une épée magique.
—Le souci du détail, peu importe le temps passé! C'est tout ce qui vous importe. Vous l'avez créée en hommage, par respect pour une personne que vous admirez.
—Est-ce… de l'amour que j'ai inséré avec le cœur?
—La plume du Gigogne a-t-elle été prise par la force ou offerte après une caresse? Le châtaignier a-t-il été arraché sans le consentement du Botruc?
Le Gobelin connaissait déjà la réponse aux questions.
—L'amour du bois et des créatures conduit parfois à créer des baguettes. La création est le reflet des humeurs, des muses inspiratrices. Le châtaignier au cœur de Gigogne est destiné à un homme valeureux, fidèle à ses amis, puissant, diplomate et déchiré par une tragédie. Votre création refusera tout sortilège noir qu'elle considérera comme un aveu de faiblesse, une trahison. En revanche, elle œuvrera pour le bien, la justice. Elle sera inflexible, impitoyable si le destin l'exige.
—Je suis très honoré et intimidé par vos paroles.
—C'est une dualité naturelle dans votre personnalité. Mon garçon, je vais renoncer à vouloir quitter ma masure et ma forge. Parce que je veux vous enseigner tout ce que je sais.
—Sur les baguettes?
—Non. Tout. Si vous le souhaitez, à compter d'aujourd'hui, vous serez mon apprenti. Quand votre vie dans l'autre degré vous l'autorisera.
—Je ne sais que dire… C'est inattendu.
—C'est seulement la seconde fois, en cinquante années, que je fais cette proposition.
—J'en suis encore plus honoré. Je suis conscient du privilège. Je… Le deuxième apprenti seulement? Qui était l'au…
—Pas de question dont vous connaissez la réponse.
—Gervais Delacour.
—Oui, admit Triplesec, les scories de sa forge se reflétant dans les iris fendus de ses yeux. Si je vous revois dans ma demeure, ce sera pour apprendre. Sinon, je vous tuerai avec cette lame et prendrai votre place!
Il désignait une épée d'argent incrustée d'onyx et ne paraissait pas plaisanter.
Hercule eut mille peines à quitter la masure. La tentation de poser question sur question était irrésistible. La proposition du Gobelin était sans équivalent. L'animosité millénaire entre leurs communautés interdisait la transmission du savoir entre espèces au passif sanglant. Il devait écrire à Gervais Delacour pour se faire une opinion. Une fois la masure mise en boîte par le Magiclic, le garçon activa ses protections et avança jusqu'à la graduation 220. Il observa et se pencha afin de vérifier qu'il n'était pas resté sur le 210.
«Voilà qui est surprenant: une forêt avec une autre masure au centre d'une modeste trouée. J'espère qu'il ne s'agit pas d'une autre voie pour atteindre Triplesec sans quoi, si je décline son offre, je vais être embroché par une épée certes magnifique mais tranchante et mortelle.»
Il prit une nouvelle photo et se dit qu'il pourrait toujours comparer les deux habitations s'il revenait vivant de son exploration. Il s'approcha et constata que la porte épaisse de la maison était entrouverte. Il toqua et une voix assez lugubre, pas vraiment masculine ou féminine, répondit:
—Entrez.
Le garçon s'introduisit dans la place. La pièce à vivre était en désordre et sale. Il y avait des bols, des verres, des assiettes empilées avec un monceau de casseroles dans un bac à vaisselle. Cependant, il n'y avait pas de garde-manger, de pots contenant des céréales, des légumes secs, ni de victuailles suspendues comme des jambons, des saucissons ou des tresses d'ail. La table de cuisine était aussi encombrée. Le capharnaüm était omniprésent sauf pour deux éléments disposés dans un angle de la pièce: un lutrin ouvragé, aux pieds en forme de plantes, sur lequel un énorme grimoire était installé. Juste à côté de ce morceau de choix, il y avait une large coupelle enchâssée dans une colonne de marbre, haute de 150 centimètres environ. Des filaments de lumière blanche voletaient au-dessus du liquide remplissant le contenant.
«Une Pensine!» songea Hercule, se souvenant de celle de la famille Ollivander.
—Bonjour, Monsieur.
—Entre, Hercule. N'aie pas peur.
L'être, pas vraiment homme ou femme, se retourna. Il était minéral, le visage crevassé par le temps, blanchi de manière uniforme, hormis une zone noire sur le dessus de sa main gauche. Il était vêtu d'une robe sorcière noire et sa capuche, recouvrant sa tête, masquait l'absence totale de pilosité.
—Je t'en prie, assieds-toi.
Il tâtonna pour tirer une chaise glissée sous la table. Hercule comprit que l'être était aveugle.
—On se rencontre enfin. Tu t'es plusieurs fois demandé qui je pouvais être. Tu as même espéré que je sois Elvira de Bazincourt.
La vérité s'imposa à l'esprit du garçon.
—Vous êtes le Sondeur!
—Oui, Hercule.
—Comment allez-vous?
—Bien. Je crois. Pourquoi cette question?
Le garçon prit le temps de réfléchir avant de formuler sa réponse:
—Nous avons remarqué que… la répartition avait duré plus longtemps, cette année.
—Je ne me rends pas vraiment compte du temps qui passe lorsque je réfléchis à l'affectation des élèves. Parfois, je… je… j'hésite.
Le visiteur eut la sensation que le Sondeur cherchait ses mots.
—Vous ne voyez pas.
—En effet.
—Dans ce cas, puis-je vous poser une question sur votre apparence?
—Je t'en prie.
—Vous êtes minéral, de la couleur et de l'aspect de l'albâtre.
—Tout à fait. J'ai été conçu ainsi.
—Est-il normal qu'une tache noire couvre, en partie, le dessus de votre main gauche?
Les traits minéraux se drapèrent à la manière d'une statue grecque.
—Que dis-tu?
Il effleura la zone incriminée.
—Ici? C'est… noir?
—Oui, Sondeur.
—Je sens que tu es sincère, si épris de vérité, qu'il t'est impossible de mentir. Je… depuis peu, je me sens perdu, désorienté. Alors, c'est un mal qui ronge ma pierre. Comment savoir si l'état est stable ou si le mal progresse?
—Je peux venir le constater de visu dans quelques semaines. Je pourrais, avec un papier calque, reproduire le contour de la zone. Ensuite, il me suffira d'apposer le papier calque et de voir par transparence si la tache s'est agrandie.
—Oui, faisons comme tu l'indiques. Il faut que je sache.
—Croyez-vous qu'il y ait un remède?
Le Sondeur ne répondit pas à la question et baissa la tête.
—Si… vous êtes malade, si vous ne pouvez pas répartir les élèves, que se passera-t-il?
—J'imagine que les référents trouveront le moyen d'y remédier.
—Mais quelles seront les conséquences pour l'Académie?
—Si je disparais, le mal gagnera les murs de Beauxbâtons. Si je disparais, tout disparaîtra. Tout.
Hercule frémit d'horreur. Le Sondeur pouvait mourir et anéantir l'école. Il devait agir mais comment? Faire venir les meilleurs médicomages pour trouver un remède? Comment s'y prendre sans éveiller les soupçons, sans trahir la nature du Sondeur?
Katarina aurait-elle du pouvoir sur cet être hors normes? Il fallait exposer le problème au Gerbera, voire à Gervais Delacour, les seuls dans la confidence. Il fallait confirmer auprès de Mathilde Pourpoint. Elle avait vu la tache, elle avait dit que le Sondeur était malade. Avant, il avait besoin d'une réponse à une question cruciale.
—Depuis quand vous sentez-vous «différent»?
—Tu cherches à savoir quand est apparue cette anomalie? C'est compliqué puisque je ne m'étais pas rendu compte de mon état. Comment dater un événement invisible? Pour… pour la première fois, j'affronte une question sans réponse.
—Était-ce à la rentrée de septembre 1917?
—Pourquoi le serait-ce?
—Parce que je suis chez Urtica, j'ai l'ortie jaune sur mon uniforme.
—Non, tu as été réparti dans l'ordre au chèvrefeuille.
—Comment pouvez-vous l'affirmer avec une telle certitude?
Le Sondeur se leva de sa chaise et se dirigea vers le lutrin.
—Approche-toi. Sois mes yeux.
Le visiteur obéit et observa la créature de marbre. Cette dernière ouvrit le grimoire par la fin et effaça la dernière page.
—Observe bien ce qui va se passer. Bonjour, Hercule.
Le nom rédigé par Armand Fontebrune s'éleva au-dessus du parchemin, créant une épaisseur.
—Voici comment je procède. Mes doigts peuvent toucher ton nom. Ensuite, pendant derrière le grimoire, il y a trois marque-pages.
Il s'en empara aussitôt. Chaque cordelette se terminait par une fleur différente. Il les énuméra sans erreur.
—La verveine. Le chèvrefeuille. L'ortie. Je ne peux me tromper. J'applique la fleur choisie sur le nom et celui-ci s'orne d'une copie exacte de la fleur appliquée.
—Il n'y a rien à côté de mon nom. Touchez.
Le Sondeur fit courir son index sur le patronyme et plongea jusqu'au parchemin, une fois la syllabe «de» finale effleurée.
—Tu as raison! Il n'y a rien. C'est… anormal! Je t'avais réparti chez Lonicera. Un garçon travailleur, précis, acharné et déterminé était fait pour Lonicera. Alors, je suis tombé malade à ce moment?
—Peut-être.
En réalité, le Belge n'avait aucune certitude. Il profita de la page ouverte sur la promotion 1917 pour vérifier s'il y avait d'autres incohérences. Umbelina était affublée de la verveine d'Aloysia, Sigrid du chèvrefeuille de Lonicera et Eugénie de l'ortie d'Urtica. Toutes les autres affectations étaient conformes. La question majeure était: l'action d'Elvira avait-elle déclenché la maladie ou n'avait-elle fait que révéler un mal plus ancien, comme l'activation du mécanisme d'une bombe à retardement moldue?
—Puis-je consulter la page de la promotion 1918?
—Naturellement. Constates-tu d'autres anomalies?
Hercule balaya les 90 noms en une fraction de seconde.
—Pas d'affectation pour Émilie boulanger, ni Noël Millefeuille. Rien pour Shin Ishii.
—Pour le Japonais, c'est normal. Je lui ai expliqué. Pas les deux autres. Noël aurait dû échoir à l'ordre d'Aloysia et Émilie être accueillie par Lonicera.
Les référents avaient corrigé dans le bon sens.
—Ces anomalies ne sont pas déterminantes pour les élèves. Après tout, j'ai très souvent commis des erreurs d'affectation. Je pensais qu'un élève malin et peu respectueux des conventions, irait bien chez Urtica alors qu'il se révélait défenseur du règlement, des valeurs de l'école, qu'il prenait plaisir à acquérir toujours plus de connaissances. Ce n'est pas si important. D'ailleurs, les référents et toi-même avez corrigé cette carence et de belle manière. En revanche, l'absence de fleur derrière un nom, hormis pour Shin Ishii affecté dans une autre école, indique une anomalie. Peut-être un manque d'encre magique dans les fleurs des marque-pages? Ou un mal qui ronge mes facultés.
—Monsieur le Sondeur, je sais où me renseigner pour identifier le mal! déclara le garçon.
—Mais bien sûr! Johannes a tout lu. Il détient la réponse, si elle existe.
Le Belge promit de revenir dans la journée avec de quoi mesurer l'étendue du mal. Puis, il se retira après avoir remercié la créature minérale pour son accueil et sa bienveillance. En quittant le degré 220, poussant le banc jusqu'au niveau zéro, le garçon découvrit la salle habituelle dans la pénombre. Les Feux Éternels avaient baissé en intensité. Hercule fit disparaître toutes les traces de son passage et quitta le château. Il était plus de minuit, il ne pouvait pas rentrer au pavillon Urtica. Il franchit le pont de la Rivière Enchantée, décidé à passer une nuit de plus dans le quartier général. Il dépassa les pavillons, le gymnase, le terrain de Quidditch et arriva à la hauteur de la serre, à l'orée du bois. C'est alors qu'il perçut du bruit venant de l'antre d'Ursula Waldmeister. Se pouvait-il que la Suissesse ait abrégé ses vacances pour venir mettre la touche finale aux festivités du 31 décembre, fête qu'elle et Ambroisine adoraient mettre en scène?
Conscient qu'il n'avait rien à faire dehors à cette heure avancée de la nuit, Hercule hésita. Puis, il écouta son instinct. Il poussa la porte de la serre qui n'était pas verrouillée.
—Professeur? osa-t-il.
Nulle réponse ne lui parvint, mais il entendit à nouveau du raffut. Des coups sourds, comme si on frappait le sol de terre avec une pelle. Prêt à éjecter sa baguette, il s'avança en direction de la ménagerie. Il y eut des cris plaintifs, comme des gémissements. Il entra dans la pièce rassemblant quelques espèces endormies, un espace attenant au bureau d'Ursula. La plainte reprit.
«Cela vient de la cage des Bayours.»
Il ouvrit la porte étanche. Le mâle et la femelle, surpris par l'irruption, se mirent en position de défense, queue courte relevée, prêts à lâcher leur gaz mortel. Puis, reconnaissant leur visiteur, ils abaissèrent leur garde. La femelle se tourna et prit son petit, allongé au sol. Elle le déposa au pied du garçon. La progéniture semblait dormir. Hercule s'accroupit, toucha le bébé qui n'eut aucune réaction. Il le bougea avec plus de vigueur, sans résultat. La femelle gémit de tristesse.
—Nom d'un Gnome! Il est… mort!
Il ramassa la petite chose d'à peine un kilo et demi, l'approcha de son visage et perçut un souffle léger, des battements de cœur erratiques et faibles. Le mâle tambourina sur le sol, en colère, ne pouvant se résigner à l'inéluctable. Le garçon fit preuve de douceur dans la voix:
—J'ignore quelle maladie touche votre bébé. Il est très faible. Votre soigneuse n'est pas là. Je… je suis désolé.
La femelle parut comprendre et poussa un chuintement déchirant. Son compagnon s'approcha d'Hercule et se coucha sur le sol. Il se prosternait, implorait. L'élève se releva et fila dans le bureau d'Ursula, à la recherche d'un ouvrage. Il y avait une armoire où elle rangeait toutes ses potions. Elle était fermée par un cadenas biscornu, pas le genre à se déverrouiller avec un Alohomora ou un Cistem Aperio.
—Bon sang!
Il fouilla la pièce sans ménagement, retournant les étagères, les tiroirs, à la recherche d'un hypothétique guide, de notes parcheminées, d'un grimoire personnel. Sans succès. Son cœur se mit à palpiter, au fur et à mesure que l'impasse se précisait. Il retourna le bureau, explorant le moindre recoin, allant même jusqu'à fouiller la corbeille. Il enragea:
—Il n'y a rien! Rien du tout!
Il repartit dans la ménagerie et pénétra dans l'espace des Bayours, dépité. Il tomba à genoux, les larmes aux yeux.
—Je suis… navré. Je ne sais pas comment le soigner. Non, ne m'implore pas, je t'en supplie. Ça me fend le cœur! S'il te plaît, ne fais pas…
Le mâle venait de s'emparer de sa main et de l'attirer en direction du corps amorphe. Hercule prit le bébé, ne voulant pas contrarier le père. Il considéra le nourrisson et se dit:
—D'accord. Je vais me faire étriper par le directeur, voire pire. Tant pis!
Il éjecta sa baguette de cèdre, pointa la créature et murmura une des deux seules formules de soin qu'il connaissait sans jamais l'avoir utilisée:
—Vulnera Sanentur.
Ces mots refermaient des plaies ouvertes, contraignant le sang à regagner les artères ou les veines tranchées. Le Bayourson avait peut-être fait une chute en grimpant aux branches installées dans leur habitat, chute qui avait causé la rupture de vaisseaux internes, entraînant une hémorragie, puis une septicémie.
—Vulnera Sanentur.
Cela expliquait sa faiblesse, la détresse absolue de ses fonctions vitales et sa température supérieure à celle de ses parents.
—Vulnera Sanentur.
La créature ouvrit les yeux avec une infinie lenteur, comme pour remercier le sorcier pour cette tentative désespérée. Ses yeux brillaient de fièvre.
—Vulnera Sanentur.
Le cèdre cessa de luire, comme s'il était vain de poursuivre dans cette voie. Le bébé émit un gazouillis. Hercule y vit le chant du cygne mais la mère, intriguée, grimpa sur le dos du garçon et observa son rejeton par-dessus l'épaule, avec un regain d'intérêt.
Le petit s'étira comme s'il avait fait une longue sieste. Il se redressa au creux de la main de l'élève, ragaillardi.
—Incroyable! Il semblerait que le sort ait fonctionné!
La mère sauta sur le sol, tendit les bras et recueillit sa progéniture.
—Ce sauvetage va me coûter cher, mes amis. Je n'ai pas le droit de pratiquer la magie en dehors des murs du château. Madame Waldmeister lance toujours un sort d'exception, au début de son cours.
Les créatures ne comprirent pas un mot à son discours. Elles étaient trop heureuses d'avoir eu gain de cause. Le mâle entourait la femelle et le bébé, les cajolait. Alors que le garçon se redressait et quittait l'habitat, sur le point de refermer la porte, le mâle se précipita entre ses jambes pour tirer le bas de son uniforme. Hercule demanda:
—Quoi? Que veux-tu?
La bestiole tira sur l'une de ses moustaches qui céda. Il l'offrit au garçon qui s'exclama:
—Pour moi? C'est gentil, mais je ne vois pas à quoi…
Il n'acheva pas sa phrase. Il fouilla dans son sac à sortilège, dégota un sachet et y glissa la moustache.
—Je sais. Merci infiniment.
Puis, il se séparera de ses compagnons, ferma la porte et alla remettre de l'ordre dans le bureau d'Ursula. Épuisé, il se hâta de rejoindre le quartier général de Gerbera. Dehors, les températures chutèrent de façon vertigineuse. Hercule s'allongea sur un matelas, installa le Feu Éternel vacillant à quelques dizaines de centimètres de lui et se pelotonna dans une couverture.
1«Voler la lumière» en Gaélique écossais.
