Sortilège 29: et pour quelques degrés de plus
Au matin du 28 décembre, l'explorateur se doucha dans sa chambre, enfila une tenue propre et se rendit avec ses camarades au petit-déjeuner. Il avait prévu de reprendre ses activités dès qu'il aurait rempli son estomac, en commençant par retourner au niveau 220 pour mesurer, au millimètre près, l'étendue de la noirceur maligne gangrenant la main du Sondeur. Ensuite, il irait dans sept des treize degrés restants. Hélas! Il dut revoir ses ambitions à la baisse. À peine entré dans le hall, une voix résonna:
—Van Betavende! Dans mon bureau!
Le garçon découvrit Armand, furibond, les mains posées sur les hanches, trahissant son impatience et son agacement. Il le suivit sans un mot, n'ignorant pas la raison de cette convocation surprise.
Le directeur ouvrit la porte du bureau d'un coup sec. La pièce n'était pas vide. Le petit Belge reconnut les traits de Mathilde Pourpoint. Il esquissa un sourire qu'elle ne lui rendit pas. Armand brandit un rouleau sous le nez du garçon, l'agita et le lut:
—«Monsieur le directeur,
Dans la nuit du 27 au 28 décembre, à 00h30, le ministère de la Magie a été averti de l'usage du sortilège Vulnera Sanentur par le dénommé Hercule Van Betavende, en dehors des limites du château, constituant une infraction au règlement interdisant l'usage de la magie avant 17ans.
Le ministère vous demande de diligenter une enquête, de fournir des conclusions écrites et de notifier la sanction adéquate à l'individu coupable.
Bien cordialement.
René Aubépine de Brincourt, secrétaire du ministre de la Magie.»
Alors, nous attendons vos explications, Van Betavende!
Le garçon fut convaincu de dire la vérité.
—J'étais près de la serre lorsque j'ai entendu du bruit. Je suis allé voir, pensant que la professeure Waldmeister s'y trouvait.
—À minuitpassé? ironisa Armand.
—C'était idiot de ma part. Cependant, comme le bruit continuait par moments, j'y suis tout de même allé. Des plaintes venaient des Bayours. Je suis entré dans leur cage.
—Les Bayours? Avez-vous perdu la raison?
—J'ai appris à les apprécier au cours de mes punitions en compagnie d'Eugénie. Ces créatures m'acceptent. J'ai constaté que leur nourrisson était mourant.
—Mourant? Vous voilà devenu vétérinomage?
—Je ne le suis pas, pas plus que magizoologiste, mais j'ai tout suite vu qu'il était amorphe. Sa respiration était faible, son pouls à peine perceptible et sa température élevée. Les Bayours semblaient désemparés. Le mâle frappait le sol de colère et la femelle m'a mis son petit entre les mains. Je suis allé dans le bureau de madame Waldmeister où j'ai cherché un remède, des indications, n'importe quoi pour le sauver.
Le ton d'Hercule était empreint d'émotion, revivant la scène.
—Je ne voulais pas qu'il meure alors, comme je n'ai rien trouvé, j'ai lancé Vulnera Sanentur. Il avait peut-être des lésions non visibles. Et… je crois que… Oui, j'ai lancé le sort quatre fois. Ça a fonctionné. Il est sauvé.
—Vous pensez que je vais avaler cette histoire à dormir debout? Avez-vous des preuves? Non, bien sûr!
—Une preuve…
Mathilde était impassible, n'interrompant pas l'échange, comme si elle attendait l'instant le plus judicieux. Avait-elle apporté la lettre en personne? Pourquoi était-elle chargée de cette mission?
—Attendez!
Le garçon fouilla dans son sac, trouva le sachet utilisé quelques heures auparavant et le sortit. Il ouvrit le contenant et prit le contenu qu'il mit sous les yeux du directeur et de l'Auror.
—Qu'est-ce que c'est?
—Le mâle a arraché une de ses moustaches et me l'a offerte.
—Vraiment?
—Oui, Monsieur.
—Pourquoi?
—C'est un don de sa personne. Il a compris mon acte.
—Admettons que ce récit abracadabrant soit la vérité. Que faisiez-vous dehors à minuit trente?
L'œil noir de Mathilde s'anima et un de ses sourcils se redressa, aux aguets. Hercule vit sa tête pivoter de droite à gauche et inversement, à deux reprises, sans qu'Armand n'en voie une miette.
—J'étais dans la salle du Sondeur, Monsieur. Je faisais travailler mes petites cellules grises sur différents problèmes qui m'empêchent de dormir en toute sérénité.
—Oh! Que vous ont appris vos… élucubrations?
—Un phénomène a eu lieu dans la salle.
—Je vous écoute, fit l'homme avec le sourire du dragon prêt à rôtir sa proie avant de la dévorer.
—L'intensité des Feux Éternels a diminué.
—Allons! Qu'est-ce que cette nouvelle lubie? Un Feu Éternel, c'est une flamme! Une flamme vacille, entraînant une variation de la lumière émise. Comme une étoile! Ce n'est pas une ampoule électrique moldue.
—Oui, Monsieur. Mais la diminution est permanente. La salle du Sondeur est moins éclairée qu'auparavant.
—Quelle est ta théorie à ce sujet, Hercule? coupa Mathilde.
—En partant du principe que le Sondeur est l'âme vivante du château, qu'il l'anime et que notre Académie nourrit en retour le Sondeur, je dirais qu'il est… malade. Gravement malade.
—Tout cela à cause de Feux Éternels bons à changer?
Le garçon se redressa et changea de posture, sûr de lui.
—Je parie que leur remplacement par d'autres, neufs, ne changera rien à leur intensité. Les feux s'éteignent, Monsieur. Le château meurt. Le Sondeur meurt.
—Mais vous êtes fou à lier! s'empourpra le Directeur. Enfin, quoi! Madame Pourpoint, cet enfant n'a visiblement pas trouvé autre chose que ce Basilic à nous faire avaler! Le Sondeur, mourant! Madame Pourpoint? Vous n'allez pas cautionner cette théorie farfelue? Les troubles ont disparu avec la découverte du complot ourdi par Van Kriedt! C'est fini, derrière nous!
En guise de réponse, Mathilde fouilla dans son sac et en retira une fiole au liquide translucide. Elle se contenta de dire:
—Monsieur Fontebrune, laissez-moi seule avec lui. Une dose de Veritaserum lui déliera la langue.
—Avez-vous perdu la raison? Du Veritaserum sur un enf…
—J'accepte, trancha Hercule, le visage fermé.
—Quoi? Van Betavende, vos actes ne le justifient pas et je vous interdis de…
—J'accepte! insista le garçon, élevant la voix.
Il se rua sur la potion, fit sauter le bouchon et l'avala d'un trait.
—Van Betavende!
—Je suis prêt. Interrogez-moi, Madame.
—Vous êtes mûr pour l'étage psychia…
—Est-ce vrai? Le Sondeur est-il malade?
—Oui, Madame. Les Feux sont un symptôme. Il y en a un autre. Je suis allé parler au Sondeur. Il bute sur les mots. Il bégaye.
—Quoi? s'insurgea Armand.
—Entrez dans un isoloir, conversez avec lui pendant une ou deux minutes. Vous le constaterez comme moi. Je note tout, je n'oublie rien. C'est ma force et mon fléau. Son comportement a changé, il est altéré.
L'homme s'apprêtait à traiter Hercule d'affabulateur lorsque Mathilde agita la fiole. De rage, il croisa les bras, presque boudeur.
—Je vais en référer au chef du Département de la Santé Magique. En attendant, Hercule, puisque tes facultés magiques te le permettent, je vais te demander d'être attentif aux changements dans le château. Une fuite par ici, une moisissure par là, un sortilège défectueux, une porte qui ferme mal sans raison. Tout signe indiquant un changement permanent.
—Bien, Madame.
—Et pour la punition? Il se trouvait hors de son pavillon après 22h00. L'étourderie n'excuse rien.
—C'est exact, confirma Mathilde. Il se trouve que le bureau des Aurors a dû faire face à trois désaffections depuis septembre. Nous accumulons un retard énorme dans le classement des dossiers, la constitution des malles avec les kits de voyage, la tenue des stocks. Des tâches rébarbatives, tout à fait à la portée d'un enfant. Chaque dimanche de janvier, ce serait bien. Je viendrai chercher Hercule ici et le ramènerai une fois ces tâches accomplies, pas avant.
—C'est une excellente suggestion! Si vous voulez prolonger la punition et le priver de toute distraction plus longtemps, n'hésitez pas!
—Je retiens votre proposition avec grand intérêt.
—Toute cette affaire m'a mis en appétit. Je vais déjeuner. Je vous laisse avec lui, le temps d'établir la liste de ces travaux. Ensuite, venez nous rejoindre pour déjeuner avant de repartir. Pour le dérangement!
—Entendu, monsieur Fontebrune.
Le directeur déguerpit comme si un Feudeymon était à ses trousses. Une fois seuls, Mathilde poursuivit:
—Que s'est-il passé?
—J'ai dit la vérité, même si j'ai bu une potion de Sérénité.
Elle s'amusa du subterfuge.
—Tu as rencontré le Sondeur, au degré 220? Tu as constaté qu'il était lent?
—Oui. Il y a une tache noire sur sa main.
—Quoi? Mais il était totalement blanclorsque je l'ai vu!
Mathilde eut l'air effrayée.
—Je dois repartir mesurer la taille de la tache. Je lui ai promis. Je devrai le revoir pour vérifier l'aggravation.
—Ce n'est pas possible que ce soit l'œuvre de Van Kriedt.
—Je n'y crois pas, non plus. Casper était un élève intelligent, volontaire mais pas un génie des sortilèges. Il y a autre chose. Plus…
—Sournois! s'exclamèrent-ils.
—Tu as su présenter la vérité sans révéler les secrets du Sondeur. Habile.
—Merci pour la punition.
—Ne me remercie pas trop vite! Il va falloir assumer tes sorties nocturnes! Je te garantis que tu ne vas pas t'ennuyer.
—C'est curieux. Ma visite au Sondeur n'a pas paru durer si longtemps. Et le Gobelin…
—Il est encore là, lui?
—Il a promis de m'embrocher si je revenais.
—Pareil! Il est fou. Il n'y a que Gervais pour avoir réussi à s'en accommoder pendant trois ans. Bien! Nous avons convenu de tes corvées. Tu auras du classement, beaucoup de classement en perspective. Des choses très ennuyeuses. Prends un air abattu. J'ai dit abattu!
Le garçon fronça les sourcils et pencha la tête en avant, se concentrant sur ses chaussures.
—Voilà! Une allure de pénitence. Avant d'aller déjeuner, je veux que tu redoubles de prudence. L'exploration des degrés n'est pas une promenade de santé, d'après Gervais.
—Il les a tous explorés?
—Oui. Il a cru mourir à plusieurs occasions. Sans compter qu'il avait trois ans de plus que toi. Alors, méfiance! Tiens-moi au courant pour la main du Sondeur. Un maléfice noir, de la pire espèce qui soit. Sois attentif aux signes du château et informe Armand au moindre changement permanent. Évitons de le tenir à l'écart, sans lui révéler les fondements du château.
—Entendu.
—Sois très prudent. Je… je redoute… Bien, allons-y.
Elle interrompit sa révélation. Pour ne pas influencer le garçon? Pour lui éviter de foncer dans un piège ou pour lui permettre d'y plonger et de s'en défaire, sans aide? Il ne sut qu'en penser. En entrant dans le restaurant, il songea, in extremis, à prendre son air de Croup abattu.
La sanction, accompagnée des remontrances d'Armand, n'avait pas empêché Hercule, silencieux à table, de poursuivre ses pérégrinations. Après être retourné auprès du Sondeur, le garçon avait déployé son armada de précautions pour investir les degrés suivants. Le 230 était assez particulier: des Patronus à forme humaine étaient accompagnés de corps à forme animale chargés des fonctions nourricières et combattantes. Il avait failli être boulotté par deux filles affamées, le considérant comme une proie goûteuse. Il était resté cinq secondes dans le degré 240 où un labyrinthe mouvant remplaçait avantageusement les kaléidoscopes du niveau 60 pour rendre le visiteur complètement fou. Il l'avait banni, à vie. Il avait cru que le suivant, le 250, ne servait à rien. Tout était blanc. Sol, ciel, murs, limites, tout était sans couleur. Il n'y avait aucun repère. Justement, à la seconde où il se fit la réflexion que des repères tridimensionnels manquaient, trois lignes noires apparurent. L'une était verticale, la seconde incarnait un horizon et la troisième partait de ses pieds et s'éloignait en diagonale. Il ne put s'empêcher de s'exprimer:
—Comme c'est curieux! On dirait que mes pensées deviennent réalité. Si j'imagine Umbelina sur un balai…
La jeune portugaise se matérialisa devant lui, chevauchant sa monture habituelle.
—L'extrémité du balai est… en crin de licorne.
La queue changea. Le végétal devint animal, d'un blanc éclatant.
—Oh! Puis-je ajouter une sonnette de bicyclette sur le manche?
Chromé comme il l'avait imaginé, l'accessoire apparut.
—Et si nous revenons à la page blanche?
Le lieu reprit son aspect virginal initial. Le garçon entrevit aussitôt la possibilité fantastique offerte par le degré 250. Il n'était pas dangereux si on ne cédait pas à l'addiction.
—Je veux voir Eugénie, Umbelina, Katarina, Shin et Sigrid sous forme de portraits. Je veux tracer un trait entre Shin et Katarina. Un deuxième trait sous le premier, entre Shin et Katarina. Sur le premier trait, je veux ajouter une flèche vers la gauche et sur le deuxième trait, une flèche vers la droite.
La page blanche se remplissait au fur et à mesure des ordres.
—Je veux inverser les flèches des traits entre Shin et Katarina.
La correction eut lieu.
—Je me demande s'il est possible de photographier son travail pour le modifier, l'améliorer une autre fois.
Rien ne se passa. Cependant, le garçon se dit qu'il pourrait toujours emporter une trace grâce au Magiclic. Il effaça, remit les éléments du balai et d'Umbelina et décida que ce serait le cliché du degré 250. Il avança jusqu'au cran 260 et l'environnement changea du tout au tout. Hercule perçut des sons lointains, des enfants jouant assez bruyamment. L'isoloir donnait sur l'intérieur d'une cage aux barreaux d'acier épais. Il fut tenté d'abaisser son Têtenbulle lorsqu'un détail au sol attira son attention. Un objet courbe d'une trentaine de centimètres. Une sorte de liane vivante balaya son champ de vision, comme si elle venait des hauteurs. Un homme, noir, vêtu d'une robe sorcière, apparut au fond de la grotte fermée par les barreaux. Un sorcier, assurément. Lorsqu'il aperçut l'explorateur, le mage paniqua.
Soudain, une jambe animale épaisse, musclée, se planta devant le Belge, se croyant à l'abri dans l'isoloir. La patte était munie de griffes. Ce qu'il avait remarqué de prime abord, au sol, était une griffe perdue plantée dans la roche. Une seule créature possédait ces lames tranchantes: le Nundu. Le léopard géant passait pour l'une des créatures les plus dangereuses au monde. Anthropophage, titanesque, son souffle dispersait des maladies, décimant des villages par dizaines. Le Magiclic en main, Hercule déclencha la prise de vue et poussa le modèle réduit d'un cran. Il avait dû être mené vers l'école Uagadou ou très près de l'établissement africain. Le sorcier noir, le Nundu, étaient des indices concordants. Il y avait donc un moyen de voyager d'une école à l'autre. Certes mais débarquer dans l'antre d'un Nundu, c'était courir à une mort certaine. Il n'avait pas fallu dix secondes à la bête sauvage pour déceler son odeur.
À présent, il avait rejoint un lieu moins étendu, plus conventionnel. Les trois isoloirs étaient adossés à une paroi rocheuse, dans une grotte de glace dans laquelle une trouée menait à l'extérieur. En dépit de ses vêtements et de ses protections, l'explorateur sentait que le froid était mordant. Il avança avec prudence, faisant attention à ne pas glisser sur le sol gelé. Il ne lui fallut pas plus d'une minute pour se retrouver à l'air libre. Le froid s'intensifia, balayant son visage engourdi. En dépit de ses protections, il ne pourrait pas rester plus de dix minutes dans cet enfer glacé. La saignée l'avait mené entre des éboulis, le long d'une montagne de roche et de glace. L'horizon était immaculé. Il tourna la tête sur un côté et découvrit une construction sombre, gris foncé, haute, avec quatre tours de pierre, le tout situé à environ mille mètres de sa position.
—Oh! Ça a l'air sinistre! On dirait une prison!
Le garçon se fia à sa mémoire. Il faisait dans les -25 ou -30 degrés, l'étendue glacée ressemblait à la description de l'Antarctique, en été.
—Le degré 270 est un raccourci pour venir à la prison de Fengsel!
Hercule avait dévoré le passage consacré à la prison française pour sorciers condamnés, dans l'histoire de la magie française. Max et Pierre lui avaient confié que des Aurors effectuaient parfois des accompagnements jusqu'à cette prison sans chaîne, ni porte, ni gardien. Par quel moyen? Les Aurors ne l'avaient pas mentionné. Le mode de fonctionnement de Fengsel était unique. Les prisonniers disposaient d'une baguette dotée de deux fonctions: chauffer la prison et tuer les prisonniers. Lorsqu'un détenu devenait le possesseur de la baguette, il perdait sa propre chaleur, puisée par la baguette, jusqu'à congeler s'il ne transmettait pas la baguette au bout d'une semaine à un autre captif. Après avoir été gardien, un homme avait besoin de trois ou quatre semaines pour se remettre de la souffrance du gardiennage. Si un individu tentait de conserver cette baguette limitée, il finissait par mourir. S'il refusait le rôle de gardien, il pouvait être tué par le titulaire de la baguette. Si le gardien tuait tous les autres détenus, il mourait. Si un prisonnier tentait de s'évader, le gardien pouvait soit l'abattre, soit le laisser mourir de faim, de soif et de froid puisqu'il ne verrait pas de côte avant deux mille kilomètres de marche –le transplanage était aléatoire et énergivore –. Quand bien même il atteindrait un rivage, il serait aussi désert que tout le continent. Sous des airs faussement progressistes, Fengsel était une abomination. Il restait un espoir au prisonnier: atteindre le raccourci vers le monde sorcier et patienter jusqu'à l'ouverture pour tenter une évasion. Ce qui était tout aussi suicidaire.
Le garçon imprima la prison sur la pellicule et rebroussa chemin. Il était glacé. Aussi, lorsqu'il atteignit l'isoloir, il positionna le Magiclic derrière la paillasse protégée par l'amiante, s'accroupit et décida de pousser directement jusqu'au degré 290, le terrifiant, selon Mathilde et Gervais. Lorsque le banc fut en position, il enfonça son doigt sur le déclencheur et reçut un coup de massue. Il poussa le modèle réduit après avoir cru mourir. Il garda le degré 280 pour la fin. Il était en nage, fiévreux, nauséeux. Il avait à peine eu le temps de discerner l'objet de la photographie. Un monde de gaz, de feu, de lave, d'écrasement, faisant passer l'univers du degré 110 pour le cadre bucolique d'un pique-nique à la campagne. Il espérait juste ne pas avoir endommagé le Magiclic ou la pellicule. Du coup, il se retrouvait au degré 300. Il se redressa et observa. Devant lui s'étalait une immense prairie colorée, bordée par des jardins cultivés, un bois, une rivière et au loin, une grande colline. Un univers apaisant, coloré, gai, au détail près que tout était en papier!
—Très amusant! Cela a l'air tout à fait inoffen…
Il remarqua que sa main gauche le démangeait. Instinctivement, il tira un petit peu le gant, gratta et des morceaux tombèrent. Ce n'était pas des lambeaux de sa peau mais des confettis. Sa main se changeait en papier.
—Oh!
Il prit une photo, avança la pellicule et poussa la petite automobile accoquinée au banc. Ce dernier relâcha de la poussière de papier. Il condamna sans remords:
—Dangereux!
Il se retrouva dans une nouvelle grotte avec une sortie… inexistante. S'il sortait de l'isoloir, il devrait marcher sur un sol incandescent à l'odeur très caractéristique.
—De l'encens?
Son camarade japonais l'avait abreuvé des coutumes japonaises lors de leur bain nocturne dans le lac souterrain d'Urtica. L'encens était une matière très présente dans le quotidien des Japonais et il était associé, surtout, au culte, au respect voué aux défunts. Là, devant lui, c'était comme ces merveilleux jardins japonais louant l'harmonie, mettant en avant l'alliance du végétal et du minéral. Mais, en lieu et place du traditionnel sable ratissé pour y dessiner de fantastiques motifs ou arabesques, il y avait de l'encens incandescent. Hercule hésita. Il photographia le jardin et estima qu'il en avait assez vu pour la matinée. Il activa le déplacement du banc jusqu'au degré 0 et rangea tout son attirail. Il était temps de rendre compte au Gerbera.
Après analyse et mûre réflexion, le jeune Belge s'était félicité d'avoir gardé le degré 280 pour la fin. Car, après tout, les niveaux 320 à 350 n'étaient pas aussi dangereux. Le 320? Hercule l'avait baptisé: «le professeur Sondeur». L'isoloir débouchait dans une petite classe avec bureaux et chaises. Deux grands yeux jaunes observaient le visiteur et corrigeaient tous ses défauts, qu'il s'agisse de connaissances, de sortilèges, de métamorphoses, de potions. Il savait tout et dispensait son savoir. Hercule soupçonnait les yeux d'avoir appartenu au fondateur de Beauxbâtons: Ambelion Ballessaim. Le degré 330 ne serait dangereux que pour Armand Fontebrune ou tous les passionnés d'astronomie. On se retrouvait plongé dans une nuit étoilée. Il suffisait de nommer une constellation, une planète et on y était projeté, en apesanteur. Têtenbulle obligatoire. Hercule aimait beaucoup le degré 340, bien que sa mémoire soit capable des mêmes prouesses. Ce degré agissait comme une Pensine personnelle. On pouvait replonger dans ses propres souvenirs. Quant au dernier, le 350, c'était le plan exhaustif du domaine. Y compris les cinq sorties secrètes! Il y avait même le véritable emplacement de la colonne M, manquante, de la bibliothèque. Les élèves pourraient la chercher durant des jours!
Le vrai danger venait du degré 280. À peine y avait-il mis les pieds que le ton avait été donné. Les isoloirs débouchaient dans le hall d'un bâtiment moderne, assez dans le style adopté par les Moldus du début du 20e siècle, avec leurs gratte-ciels. Il y avait un comptoir derrière lequel un vieil homme au regard noir, aux cheveux fins et désordonnés, semblait affairé. Il n'avait prêté aucune attention à son visiteur inattendu. Hercule avait supposé qu'il était soit sourd, soit vraiment accaparé par son travail d'écriture. Face à cette attitude, le garçon avait armé le Magiclic et appuyé sur le déclencheur. Le déclic avait produit une réaction tandis que les salutations premières n'avaient engendré que le mépris.
—Avez-vous rempli le formulaire A331? avait débité le vieillard sur un ton monocorde et un timbre éraillé.
—Euh… non.
—Ah! C'est une infraction à la loi 1383-110-alinéa 20 sur l'usage des artefacts issus des inventions moldues.
—Je suis désolé.
—Il va falloir me donner votre appareil.
—Ah…
Hercule était sur ses gardes. Néanmoins, un détail l'intrigua:
—Si je ne me trompe pas, les lois sorcières débutent toujours leur codification par l'année de parution des articles. Ai-je raison?
—Exact.
—Dans ce cas, comment, en 1383, a-t-on pu écrire un article concernant une invention moldue datant du milieu du 19e siècle?
—Le rédacteur était un maître de la divination et un sorcier prévoyant.
—Ah…
—En attendant, il me faut votre machine. Pour destruction. Sauf si vous régularisez.
—Où puis-je trouver le formulaire A331? Afin de fixer ce contentieux.
—Veuillez vous rendre au 3e étage, couloir D, bureau 373.
—Je m'y rends sans tarder.
—Le Têtenbulle n'est pas nécessaire. Nous n'avons pas la Dragoncelle, ni l'Éclabouille.
—Mais moi, peut-être.
—Dans ce cas…
Le garçon s'était rendu au bureau indiqué par le vieillard. Là, une charmante jeune sorcière, fraîchement diplômée, avait été très aimable avec Hercule, lui indiquant que le bâtiment abritait tous les bureaux gérant tous les aspects administratifs possibles et imaginables auxquels les sorciers français pouvaient être confrontés. L'intégralité des documents officiels et des formulaires associés y était présente. Rien ne manquait. Cependant, elle ne détenait pas le formulaire A331 depuis la réforme des bureaux polyvalents par la circulaire 1783-107-alinéa 13. Elle avait conseillé d'aller réclamer un formulaire de demande de formulaire DF13 et de remplir une réclamation R131 pour se plaindre du personnel de l'accueil qui, visiblement, avait été en dessous de sa tâche informative. Les deux documents lui avaient été remis par la jeune femme qui l'avait redirigé vers le bureau 702 du couloir F au deuxième sous-sol. Hélas! Le sorcier chargé de ce service était malade et un écriteau proposait soit le bureau 481 du premier étage, soit l'accueil, pour remettre le formulaire de plainte. Hercule avait jeté son dévolu sur le bureau 481, se voyant mal remettre en mains propres la réclamation à l'objet de la plainte. Une erreur! Car comme il était 10h13, le changement de poste avait eu lieu et le vieillard s'était installé au bureau 481, laissant l'accueil vacant! Commençant à perdre patience et à se demander où tout cela le menait, Hercule était reparti au rez-de-chaussée, sautant sur la vacance de l'office. L'information était erronée: l'accueil était occupé par une femme très austère, avec plus de rides que de peau sur le visage.
—Que faites-vous ici, jeune homme?
—Je cherchais… la sortie!
—Eh bien, cela me semble évident! Rendez-vous au service de localisation au 4e étage, couloir A, bureau 23. C'est juste à côté du couloir V, bureau 46. On saura vous renseigner.
Hercule avait avisé l'isoloir central à quelques pas. Il s'était précipité derrière la paillasse, évitant de peu un Stupefix rageur de la vieille sorcière. Un degré de cinglé dans lequel il ne remettrait pas les pieds. Fort de cette expérience, il avait rejoint la cabane dans les bois où une agréable surprise l'attendait.
Katarina avait rejoint les membres de Gerbera. Elle avait goûté aux chocolats belges et aux pâtes de fruits envoyés par Louis et Gertha. Le cadeau de Shin, l'origami de Lupara, l'avait enchantée. Hercule était entré et s'était écroulé sur un fauteuil, à bout de forces.
—Tu as une sale tête, avait constaté Sigrid.
—Une histoire de fou, ce degré 280. N'y allez surtout pas! C'est le repère des CINGLÉS.
—Tu veux dire que c'est le degré d'accès à l'étage des maladies mentales de l'hôpital Bonpied?
—Non, l'administration sorcière de tout ce qui s'administre: le Centre d'Intérêt National Gérant Les Éléments Sorciers: C.I.N.G.L.É.S
—C'était l'endroit le plus dangereux?
—J'ai failli être stupefixé pour avoir pris une photographie, Sigrid. Alors, oui.
—C'était vrai? Vous avez eu un appareil Magiclic?
—Oui, Katarina. J'ai réussi à photographier chacun des 36 degrés. J'ai tout en mémoire, mais un souvenir animé vous donnera l'occasion de vous ébahir ou de frémir.
—Ils m'ont raconté. C'est vrai, pour le Sondeur?
—Hélas, oui.
Le garçon était retourné le voir et avait décalqué la tache. Elle ne lui paraissait pas avoir évolué, mais il ne s'était écoulé qu'une seule journée entre les deux observations.
—Je pourrais essayer des haïkus.
—Bien sûr! Mais Sondeur est d'une nature sorcière différente. Il est minéral, sensible aux vibrations, aux mots mais aveugle. Il n'est pas gobelin, troll, elfe ou sorcier comme nous. Il est d'une grande sagesse et très coopératif. Il se montrera favorable à cette tentative. Nous ne sommes plus qu'à deux jours de la fin de l'année et les élèves commencent à revenir ce soir pour le bal du 31. Entrer dans le degré 220 va devenir plus compliqué avec le passage d'élèves dans le couloir.
—Il faut essayer et sans attendre.
—J'essaie de respecter les horaires, car ma dernière incartade m'a coûté très cher. Cela aurait pu être bien pire, même. J'aurai quatre dimanches de punitions.
—Mais vous avez sauvé le Bayourson. C'était plus important que tout.
Katarina était émerveillée et presque triste d'avoir raté autant en si peu de jours.
—Oui. Je ne regrette rien. Une vie innocente n'a pas de prix.
—Tu vas fabriquer une autre baguette? avait demandé Umbelina. Avec la moustache?
—Je… je l'ignore!
Des larmes embuèrent sa vision. Il était ébranlé dans ses certitudes de devenir Auror-Enquêteur. Après la réalisation de la baguette de châtaignier, il était persuadé d'avoir eu de la chance. La proposition de Triplesec, maître des armes magiques, remettait tout en cause. Avancé dans le fauteuil, la tête posée entre ses mains salies par ses voyages dans les degrés, il ne parvenait plus à aligner les pensées. Sigrid s'en aperçut et lui dit:
—Hercule, repose-toi. Plus rien à faire et à penser pour aujourd'hui. Demain, on trouve le meilleur créneau pour emmener Katarina chez le Sondeur. Ensuite, nous irons consulter la bibliothèque de Gutenberg.
—Avec Eugénie, on fera le guet dans le couloir.
—D'accord, Umbelina. Pour atteindre le bon degré, en partant du zéro, sans que cela se remarque en gravant quoi que ce soit sur le sol, j'ai créé ça.
Sigrid déposa trois répliques d'automobile simplistes, comme celles d'Hercule. Sur le toit de ses productions, la jeune fille avait installé un gros cadran numéroté de 0 à 35, comme sur un coffre-fort moldu.
—J'ai fait les calculs par rapport à la longueur du banc, l'emplacement où on dispose les répliques. On positionne sur le degré voulu, 220 par exemple.
Elle tourna le cadran jusqu'au 22. Les deux autres s'accordèrent.
—Ensuite, on tourne plusieurs fois la clé pour remonter le mécanisme à ressort. Les modèles vont pousser le banc et stopper à 220 degrés, quand l'automobile miniature aura parcouru, dans notre exemple, 3,84 mètres pour le banc d'un mètre de large. Tout est calculé pour que les roues gauches soient en limite extérieure du banc. Un simple calcul de circonférence divisée par les degrés.
—Brillant, avait commenté le garçon. L'automatisation sorcière.
—Le tour complet est réalisé en moins de deux secondes. Cela évite l'effet glacial ou brûlant, voire sans atmosphère de certains degrés.
—Bravo, Sigrid! s'était enthousiasmée Umbelina. Monsieur Racine n'aurait pas fait mieux!
Shin avait proposé d'accompagner Hercule à la bibliothèque avec une poignée de pétales de fleurs. Il pensait qu'il pourrait voir quel ouvrage serait indiqué pour trouver un remède si la tentative de Katarina tournait à l'échec. Encore fallait-il que la salle du Sondeur ne se doute pas de ses intentions!
