Sortilège 30: la fin d'année
L'heure du bal du 31 décembre sonnait. Les trois garçons d'Urtica apportaient une touche finale à leurs tenues d'apparat. Shin n'avait jamais reçu la tenue de bal promise par son père: le couturier avait perdu la commande avant de se rendre compte qu'il avait aussi égaré toutes les mesures du garçon. En dépit d'allers et retours de madame Sato, Place Cachée, le tailleur avait exigé le retour en boutique du garçon, ce qui n'aurait été possible qu'à Noël et sans garantie de délai tenu. Hercule avait suggéré une idée folle:
—Échangeons nos vêtements!
—C'est-à-dire?
—Vous enfilez ma chemise, mon nœud papillon, mon smoking tandis que je me vêtirai de votre kimono.
—Pour moi, il va falloir agrandir votre costume, surtout la longueur du pantalon. Pour passer pour un Japonais, il faudrait brider vos yeux et changer votre teint.
—Pour la couture, Jo Alonzo a fait des miracles à Halloween. Je suis sûr qu'il pourrait nous aider. Pour mon apparence, je crois avoir lu une formule faisant pousser les cheveux, ce qui me permettrait de faire un catogan et de tenir ma baguette comme vous.
—Avec la baguette de châtaignier!
—Pourquoi pas! En revanche, pour les yeux et le teint, j'ignore comment procéder, avait avoué Hercule, l'air contrarié.
Jacques, qui avait capté leur conversation, avait ajouté son grain de sel.
—Vous pourriez questionner Eugénie. Ça fait un moment que je la vois traîner avec le même bouquin à la bibliothèque. Ça s'appelle: «Métamorphose et grimage de l'Auror». Connaissant l'oiseau, il y a de la blague dans l'air!
Eugénie étudiait tous les moyens de changer ponctuellement ou durablement l'apparence. En un tournemain, elle avait fait pousser les cheveux d'Hercule, avait ciré son teint et bridé ses yeux. Le garçon étant brun corbeau, le résultat était saisissant. La jeune fille avait ensuite disparu après avoir promis de ne paraître qu'au bal, devant préparer sa tenue offerte à Noël, en secret, par Gertha.
Jacques venait de s'éclipser pour rejoindre sa cavalière du soir: Sigrid. Shin et Hercule étaient seuls dans la mezzanine de l'armoire.
—Que va-t-il se passer, pour le Sondeur? Nous espérions tellement que Katarina réussirait.
—Nous ignorons si elle a échoué. Ses haïkus guérisseurs ont peut-être stoppé la gangrène pierreuse.
—C'est juste. En tous les cas, ses pouvoirs sont toujours actifs. Quand j'ai franchi le seuil de l'isoloir, je pensais que le plus dur était accompli. Une fois dans la bibliothèque, je me suis cru en sécurité. J'ai lâché quelques pétales pour «voir» quels livres pourraient nous aider.
—Une flamme a surgi du fin fond du bâtiment, venue d'un ouvrage impossible à identifier à cette distance.
—Sans votre palissade, suivie d'un Aquatormenti, je m'en serais tiré avec des blessures plus mortelles qu'une main léchée par le feu.
—Katarina et moi aurions péri. Tout comme vous. Il faut nous méfier, plus que jamais. Il faut trouver le bon ouvrage par nous-même, en questionnant Johannes. Plus question de voyance.
—Pauvre monsieur Gutenberg! Une chance que le feu n'affecte pas les fantômes.
—En effet. D'ailleurs, en parlant de lui, l'une de ses réflexions ne cesse de tourner en boucle dans mon esprit.
—Laquelle?
—«Tout le savoir de cette planète n'est pas écrit. La tradition orale a toute son importance.» Mais justement, qui possède un savoir sorcier oral?
—Les fantômes de sorciers. Le problème, c'est l'aversion du directeur pour les revenants. Il n'y en a aucun à Beauxbâtons. Il reste le jeu des questions affirmatives avec le sondeur Alpha. Et le professeur Sondeur? Il ne peut pas aider?
—Je crains que non, Shin. Il n'est là que pour corriger. C'est stérile. En fait, tous ces degrés ne sont que des aspects du véritable Sondeur. S'il ignore comment se guérir, ses émanations l'ignoreront aussi. Alors, à part les revenants, qui détient de la connaissance transmise à l'oral?
—Hercule, pourquoi supposez-vous qu'elle est orale? Elle pourrait être imagée. Comme une peinture rupestre dans une grotte.
—Mais oui! Vous avez raison, Shin. La solution pourrait se trouver dans les paroles d'une chanson, dans des notes de musique, dans une peinture. C'est si vaste… Quant à examiner le contenu de la bibliothèque, je ne l'imagine pas. Vous rendez-vous compte qu'il y a trois mille kilomètres de rayonnage, en tout?
—C'est insensé.
—La solution doit être sim… Par Flamel! Vous avez remarqué?
—Oui. La nuit est tombée, il est facile de discerner le changement.
L'intensité du Feu Éternel de l'armoire avait baissé de moitié. Si un symptôme venait d'apparaître, cela signifiait que Katarina n'avait pas endigué le processus. Les enfants frémirent, comme si ce phénomène allait être suivi par d'autres jusqu'au cataclysme. Puis, comme rien ne survint, les garçons recouvrèrent leur calme.
—Prêt? demanda Shin.
—Prêt, répondit Van Betavende-San.
—Je suis sûr que vous allez trouver une cavalière.
—Je l'ignore, mais je n'en ferai pas un drame.
—J'ai de la chance que Katarina ait accepté.
—Beaucoup de chance mais c'est mérité. Néanmoins…
—Oui?
—Il faudrait songer à lui sauver la vie. Vous prenez du retard sur elle!
Shin éclata de rire et Hercule se laissa aller.
—Allons-y!
Ils sortirent de la chambre et empruntèrent le couloir. Hercule dut faire des efforts pour s'habituer au kimono et aux geta en paulownia 1. Le garçon dut se cambrer de façon exagérée pour garder une stabilité relative, ce qui lui assura une démarche assez comique. Ils rejoignirent les autres élèves postés près du pont. Plusieurs d'entre eux étaient esseulés et tentaient des négociations en vue d'être assortis à un binôme.
Shin rejoignit Katarina, ébahie par la classe folle du Japonais et amusée par l'interversion des tenues avec Hercule. Sigrid, Jacques, Jo et Umbelina les attendaient non loin du perron du château, masqués par l'immense tente habituelle où les festivités auraient lieu. Hercule aperçut la référente revenue de Bruges. Il s'apprêtait à aller la questionner lorsqu'il sentit une main agripper son épaule droite. Il se retourna. La jeune fille qui s'était permise cette familiarité, était vêtue d'une robe bleue, scintillante tant elle était pailletée. Ses traits étaient inconnus. Brune, les cheveux lisses, les yeux noirs et ronds, les joues fardées de rose, elle ressemblait à l'idée que Hercule se faisait des compatriotes de Shin. Comment était-ce possible? Une nouvelle élève, en cours d'année? Elle rompit la glace.
—Bonsoir. Ça te dirait que je sois ta cavalière?
Le timbre était inhabituel, comme si un sortilège avait haussé la voix d'une octave. Elle ajouta:
—P'tit gars.
Hercule fit des yeux si ronds qu'il faillit faire voler en éclats le maléfice les bridant.
—Eugénie?
—Ben oui! C'est moi!
—Mais vous êtes si… tellement…
—Méconnaissable?
—Totalement! Cette robe vous va à merveille.
—Un cadeau de ta mère, Hercule.
—Mère? C'était votre cadeau de Noël? Comment a-t-elle fait pour que cela soit ajusté à la perfection?
—Elle est maline. Je ne sais pas comment elle a fait pour anticiper ma poussée de croissance. J'ai quand même pris six centimètres depuis le mois de juillet. Elle est belle, hein? Je n'ai jamais rien eu d'aussi beau. Jamais. J'adore ta mère!
Hercule admira, hocha la tête en signe d'approbation à plusieurs reprises.
—Je suis belle, comme ça? Tu n'imagines pas le nombre de sorts, de formules pour arriver à ce résultat. Je n'ai jamais lu autant de livres de ma vie. Je n'avais pas idée qu'on puisse parvenir à toutes ces modifications. Tout ça sans Polynectar.
Le garçon eut l'air peiné qu'elle ait accompli toutes ces modifications pour s'apprécier enfin.
—Alors, tu veux bien que je sois ta cavalière?
—J'accepte, bien sûr! Mais j'aurais dit oui même si vous étiez restée telle que vous êtes sans sortilège. Je vous aime ainsi. J'aime votre caractère à avoir mille idées à la seconde, cette façon brûlante de vivre chaque seconde. À mes yeux, la véritable fontaine de jouvence de l'Académie, c'est vous.
—Tu ne trouves pas que je suis un peu dingue?
—Si vous mentionnez le versant agité de votre personnalité, sachez que oui, je vous trouve un peu «dingue». C'est justement votre force. Je n'ai jamais eu un imaginaire aussi fou que le vôtre et cela me fait défaut. Je vous envie.
—Je n'ai pas ta mémoire.
—Vous avez la mémoire. Tout le monde a une mémoire. J'ai juste les clés qui y accèdent. Si vous le voulez, il y a le degré 340 du Sondeur qui permet de replonger dans ses souvenirs, à volonté. Vous pourriez y faire de belles découvertes.
—Mais aussi y revoir des drames.
—C'est indissociable. Il faut être prêt à affronter vos émotions. Le serez-vous?
—Je ne sais pas. Je… tu sais, je suis contente que tu acceptes d'être mon cavalier.
—Il va falloir danser.
—Je ne sais pas danser.
—Je conduirai et vous suivrez.
—D'accord. Des fois, tu sais, je me dis que si tu étais pas là, s'il y avait pas le Gerbera, tout ça, j'aurais craqué depuis longtemps. J'ai parfois l'impression d'être un frein dans l'ordre parce que je ne suis pas aussi douée que vous tous.
Hercule s'empourpra:
—Je ne veux pas que vous disiez ça! Plus jamais! C'est faux! Vous êtes le feu de cet ordre, la lumière absolue que rien ne peut masquer! Vous êtes l'âme de Beauxbâtons, l'énergie de vie, la raison de sourire chaque jour. Je sais que vous vous trouvez des tas de défauts. Vous n'en avez qu'un: l'organisation. Or, vous avez pris les meilleures décisions pour vous organiser, vous poser et exploiter vos forces. Un jour, vous serez l'une des plus grandes sorcières, l'une des plus douées, l'une des plus passionnées et de toutes les personnes qui vous connaissent, je serai celle vous vouant la plus grande admiration, le plus grand respect. Je le sais. Il ne peut en être autrement.
Des larmes coulèrent le long des joues d'Eugénie. Elle en eut le souffle coupé et ouvrit son esprit avec tant de force que Hercule, sans effleurer sa baguette, put percevoir le torrent d'émotions déferlant dans le cœur de la jeune fille. Contre toute attente et de la façon la plus incongrue qui soit, un mot étrange s'imposa dans ses tympans:
«Diffindo»
Le jeune Belge se raidit, se referma comme une huître et tenta de comprendre. Il n'en eut pas le temps. Elvira de Bazincourt se planta devant lui, les traits crispés.
Dans les rues de Bruxelles, les Belges s'apprêtaient à fêter leur premier Noël, libérés du joug allemand. La gaîté n'était pas de mise, mais le soulagement se lisait sur les visages. La femme aux yeux lavande avait troqué sa robe sorcière noire pour une tenue plus à la mode moldue, prêtée par Gertha. Les Van Betavende allaient bien, mais ils étaient tendus, sur leurs gardes. Elvira avait, en tant que spécialiste des maléfices, listé les sortilèges à mettre en place pour les abriter, au mieux, d'une agression des Van Kriedt. Elle avait détecté un nombre considérable de lacunes; Louis et son épouse n'étaient pas des sorciers aussi aguerris que des Aurors. Le couple était persuadé qu'en cas d'attaque du manoir, il aurait la possibilité de s'évader en empruntant le réseau de cheminées. Elvira partait du postulat que la fratrie déterminée à se venger, violerait toutes les lois, quitte à expédier un dragon ravageur pour détruire la bâtisse au cœur de Bruges. En conséquence, elle avait suggéré d'installer une cheminée mobile dans la cave de leur habitation. Si les Hollandais s'évertuaient à raser la construction, à les ensevelir sous des tonnes de gravats, le sous-sol serait leur unique planche de salut, la poche de résistance. Une cheminée mobile exigeait une autorisation spéciale du ministère de la Magie belge. C'était d'ailleurs le cas dans toutes les nations sorcières équipées de réseaux de cheminées.
Les passants la dévisageaient: les hommes étaient attirés, contre leur gré et les femmes la jalousaient. Au détour d'une rue, dans un passage couvert, elle repéra une boutique ancestrale: la Coutellerie du Roy. Elle poussa la porte. Le magasin était noir de monde, les clients cherchant des cadeaux de dernière minute. Elle se dirigea vers le fond de l'échoppe, passa un rideau et rejoignit les coulisses. Elle salua les apprentis et le propriétaire. Ce dernier désigna la tenue de la femme. Elle comprit, s'empara de sa baguette et revêtit sa tenue sorcière habituelle. Monsieur Cielen lui sourit et la conduisit aux portes du Ministère. Elvira était déjà venue dans ce labyrinthe aux innombrables bureaux de brique rouge, bas de plafond. La sensation de se déplacer dans le terrier d'un Jackalope était prégnante. De l'espace dévolu au plus humble fonctionnaire jusqu'à celui octroyé au Ministre, tous les locaux se ressemblaient: brique écarlate, porte en bois sombre avec la partie supérieure dotée d'une vitre en verre cathédrale. Toutes les portes étaient entrouvertes, incitant à franchir le seuil. Il y avait quelques exceptions à ce décorum: d'abord, des fontaines en marbre à laquelle tout un chacun pouvait venir se désaltérer. Ensuite, il y avait, installées en rangs d'oignons, des cheminées publiques encadrées par du personnel tatillon. Enfin, au centre de ce dédale, on trouvait le restaurant pour manger sur le pouce à toute heure de la journée. On y dégustait toutes sortes de brochettes baignant dans la mayonnaise, glissées dans des pains plats, le tout arrosé de bières aux noms enchanteurs comme la «Désossée», la «Tartare», la «Siphonnée», la «Déboucheuse» ou la célèbre «Mannekraken» et ses vingt degrés d'alcool.
Elvira s'était rendue au Ministère belge, autrefois, pour y déclarer un bien immobilier acheté à Ostende. Elle se repéra grâce aux nombreux panneaux de signalisation installés à chaque croisement d'allées. Lorsqu'elle atteignit enfin le bureau d'accueil du Département des Transports magiques, elle frappa à la porte. Une voix d'homme, teintée d'accent flamand, réponditdans les deux langues en usage dans le royaume:
—Kom binnen! Entrez!
Elle obéit et découvrit un jeune homme aux cheveux bruns bouclés, aux yeux noisette couverts par de grosses lunettes en bakélite noire et à la barbe généreuse. En dépit d'une volonté de paraître plus âgé, l'homme n'avait pas plus de 25ans. Son nom figurait en noir sur fond doré, sur un écriteau: Roger Van Roeland.
—Bonjour, dit-elle.
—Bonjour. Que puis-je pour vous?
Elle tendit un rouleau et ajouta:
—Je souhaite obtenir une cheminée mobile.
L'homme avait compris, au phrasé de la femme, qu'elle était française.
—J'ai rempli le formulaire de demande.
—Madame, il faut être domicilié en Belgique pour obtenir une cheminée mobile. Si vous voyagez souvent, ce que je suppose, il vaut mieux faire votre demande à Paris.
—J'ai fourni mon adresse de résidence secondaire. Je compte en faire ma maison principale sous peu. Elle se situe au 12, Kapucijnenstraat à Ostende.
—Dans ce cas, il me faudra le titre de propriété.
Elle exhiba le document requis. Il le déchiffra, tout comme la demande.
—Vous savez que c'est un coin rempli de Moldus?
—Je vous assure que je passe inaperçue quand je m'y rends.
Il considéra les yeux lavande et la très grande beauté d'Elvira. Il eut un doute. Néanmoins, après avoir décortiqué le formulaire, il apposa un tampon et déclara:
—Tout est en ordre. Un employé viendra vous livrer sur place le 27 décembre. À moins que vous ne souhaitiez récupérer la cheminée ici même?
—Non, à Ostende, c'est parfait. J'y serai.
—Je n'ai besoin de rien d'autre. Je vous souhaite une excellente journée.
Elle lui retourna les salutations et quitta le bureau, heureuse que l'opération se soit déroulée sans anicroche. Dès qu'elle serait en possession de la cheminée, elle la livrerait aux Van Betavende où elle constituerait une sécurité supplémentaire dans leur cave.
À peine eut-elle repris la route à travers le dédale du Ministère que Roger ouvrit sa gourde et avala une bonne rasade de liquide. Il grimaça: le breuvage infâme avait le goût de pisse de Troll.
Quelques jours plus tard, la demi-vampire laissait Bruges derrière elle, rassurée par l'ensemble de mesures prises pour sécuriser le manoir. Elle était en possession d'une information, mais hésitait à la communiquer à Hercule. Le procès de son oncle avait duré à peine une heure et il avait été aussitôt déféré à Azkaban. Ses effets personnels avaient été livrés à Gertha. Hormis deux valises, l'une remplie de vêtements et l'autre gavée d'un fatras de documents, d'objets hétéroclites, il n'y avait rien de plus. La vie de Waldo était effacée. Le ministère de la Magie belge avait été sommé de saisir et de vendre la masure ainsi que les meubles du sorcier. La somme recueillie devait être reversée à la famille des Van Kriedt. Le Ministère anglais avait été très menaçant, à la limite de cautionner la vengeance ourdie par les Hollandais. Le ministre de la Magie anglaise n'aimait pas tout ce qui s'exprimait en français. Il désapprouvait l'Alliance franco-anglaise des Moldus durant la Première guerre mondiale.
Gertha et Louis étaient heureux d'avoir reçu Elvira. L'enseignante leur avait vanté les mérites de leur fils, travailleur obstiné, fidèle à ses principes et à ses amis. Connaître l'envers du décor leur rappelait leur propre période scolaire dans les Pyrénées et confirmait à quel point leur fils unique était constant, où qu'il se trouve. L'enseignante s'inquiétait juste à propos d'un aspect de la personnalité du garçon: il pouvait, à tout instant, se refermer sur lui-même.
En tant que référente Urtica, elle avait reçu, peu avant son départ, un hibou d'Armand indiquant que Hercule avait enfreint la loi sur l'usage de la magie avant 17ans. En parallèle, le fils avait trouvé le temps de conter cette péripétie à ses parents. Louis avait été bouleversé par le geste de leur fils. Il en avait eu les larmes aux yeux.
—Sanctionné pour avoir sauvé une vie animale. Je suis fier de toi, fils. Très fier.
—Ne l'encouragez pas trop, avait ajouté Elvira. Il se trouvait dehors, seul, bien après minuit. Je me demande quel nouveau mystère monopolise ses fameuses petites cellules grises.
—Mais il est ami avec des Bayours! C'est fabuleux! Je le crois capable de dompter des créatures bien plus réactives que les Bayours.
—Louis, ne court-il pas assez de danger comme cela?
—Ah! Il faut lui faire confiance. De plus, par les temps qui courent, placer sa confiance dans des animaux semble plus judicieux que se fier à la bonne foi des humains.
—Une sortie est prévue dans une ferme, cette année. Il aura l'occasion d'éprouver ses talents. Qu'a-t-il dit d'autre dans sa lettre?
Elvira était au courant des malheurs du Sondeur. Armand avait évoqué le problème pris très au sérieux par le Ministère. Mathilde Pourpoint s'en était mêlée. Elle avait habilement récupéré Hercule pour lui donner le goût de l'enquête, du travail en équipe, à un moment où le garçon était traversé par certaines questions. L'habilité de l'Auror n'avait jamais fait l'ombre d'un doute. Une précieuse alliée.
—Il pense qu'un grave danger plane au-dessus du château.
—Les Van Kriedt?
—Il ne le précise pas.
Elvira sourit. Hercule distillait la vérité au compte-goutte. Il craignait que ses courriers ne soient interceptés et faisait preuve de prudence. La femme était partie au matin du 31 décembre. Elle se tenait maintenant devant le garçon, vêtue de sa plus belle robe émeraude, se posant une seule question: qui était la jeune élève inconnue auprès de lui?
Armand avait eu recours à des sortilèges de blanchiment pour rendre sa tenue plus éclatante que la neige. Il tenait un rouleau de parchemin pour lancer la soirée, ne choisissant pas l'improvisation comme il en avait coutume. En dépit de la musique, des petits fours aux garnitures prises d'envie d'escapade, des bols de boisson d'où s'échappaient des bulles, des paroles, le directeur était tendu. La source de son hermétisme au contexte joyeux était facile à identifier. Malgré toutes les précautions et les installations, la tente était glaciale. La neige, tombant à l'extérieur, s'engouffrait sous la toile et refroidissait l'atmosphère au point où les elfes de maison, bien inspirés, troquaient les jus de fruits pour des bonbonnes de chocolat chaud, de thé brûlant ou de café puissant. Le chef du restaurant avait lancé la cuisson de vin chaud pour les adultes.
Au bout de quelques minutes, le directeur, excédé par la froidure, mit la main à l'intérieur de sa poche de son costume et prit sa baguette. Il l'agita avec rage, murmurant une kyrielle de formules latines, grecques et gaéliques. Une rafale de vent jaillit de ses mains et fondit vers le ciel. Sa puissance magique chassa les nuages, jusqu'à ce que le ciel d'encre noire étoilé soit omniprésent. L'air se réchauffa de manière sensible. La neige fut repoussée dans les vallées voisines tandis qu'un dôme protecteur et lumineux coiffait le domaine. Les élèves en restèrent bouches bées. Armand Fontebrune était un sorcier hors du commun.
—Voilà qui est infiniment mieux!
Il déroula le parchemin de son discours et le lut à la virgule près. Il fut surtout question de la paix, tant mondiale que celle retrouvée à Beauxbâtons, et de la liesse qui devait présider la soirée. Il promit qu'il allait s'employer à préserver une certaine douceur durant quelques heures. Il en profita pour louer les mérites de ses enseignants, expliqua que la passation entre Abraham, Dune et Agathe, se déroulait à la perfection. Enfin, il félicita l'ensemble des toilettes des uns et des autres, soulignant qu'il avait fait de son mieux pour être élégant. Hercule n'écoutait pas vraiment le monologue du directeur. Son regard était tourné vers sa cavalière qu'il ne cessait de détailler de la tête aux pieds. Les regards interrogateurs fusaient de toutes parts sauf d'Alfred Beauxbâtons, plus ronchon que jamais, ayant compris que sa fille avait usé de tous les subterfuges –à coup de souffrances, les modifications n'étaient pas anodines –pour changer son visage et son allure générale. Pour le médicomage, c'était un affront de plus, un rejet de tout ce qu'il avait pu lui transmettre. Sa rage était consommée et les plaisanteries de Sean McFlurry, son voisin le plus proche, n'y changeaient rien.
Armand souligna le plaisir qu'il avait eu et qu'il avait chaque jour à admirer sa statue réalisée par un groupe d'élèves talentueux. Il termina en annonçant avec fierté la mise en scène des origamis conçus par Shin. Le Japonais fut très applaudi lorsqu'un dragon de papier de près d'un mètre de long, survola l'assistance. Une fois le discours achevé, une nuée de papillons colorés prit son essor depuis une malle entrouverte par Ambroisine Fordecafé. Élèves et professeurs s'émerveillèrent. Hercule découvrit Gabriella d'Anunzzia tenant Wilfried par la main. Cette vision étreignit son cœur comme jamais. Il serra sa main gauche, croyant étreindre le vide.
—Eh! Doucement!
Il s'aperçut qu'il avait failli broyer la main d'Eugénie, à quelques centimètres de lui.
—Mille pardons! Je… j'ai vu une scène si…
—Toi aussi, hein? Wilfried Laflèche. Il est trop charmant, avec Gabriella. Il agit en père. C'est…
Ses yeux ronds brillèrent et elle tourna la tête. Hercule esquissa un geste tendre et posa sa main sur la joue de la jeune fille.
—Ce sacré référent est une personnalité émouvante. Ça me touche parce que… je… n'ai pas pu, ce Noël…
—Je sais, Hercule.
—Et vous, cette attention vous atteint de plein fouet. Je ne devrais pas me plaindre. J'ai toujours mes parents, même s'ils sont loin, même s'ils courent un danger. Vous n'avez plus de mère et votre père est sur une pente savonneuse de dureté, parsemée de rochers saillants.
La paume du garçon sur la joue de sa cavalière n'échappa pas à Sigrid, à quelques pas de là. Elle frémit de colère et arracha une exclamation à Jacques:
—Ça va, Sigrid?
Eugénie la remarqua. Elle plaça ses doigts autour de ses yeux, étira les coins jusqu'aux tempes et tira la langue, ce qui déclencha un rire irrépressible de la descendante des Flamel.
—Par tous les chaudrons de… Ah! Sigrid… Un moment d'égarement et l'Autre se manifeste.
—On gère la situation. C'est bon. Dis, tu as vu Noël? Il est trop mignon avec son immense nœud papillon! Il s'est trouvé une jolie cavalière chez Urtica.
—La petite Roxane. J'ai remarqué, oui. J'ignore son nom de famille.
—C'est vrai? Toi, le prince de la vérité, l'épée de l'enquête, le diamant de l'information, tu ne sais pas?!
—Vous me faites languir…
—Tu vas tomber par terre. Si je te dis qu'elle est aussi à l'aise avec le bois que toi…
—Non... Delacour?
—Oui! C'est l'aînée de Gervais.
—Hum… Est-ce qu'elle connaît tous ses secrets?
—Chiche que je lui demande!
—Non non non non!
—Je plaisante!
—Ouf! Je respire!
—Tu as remarqué?
—Quoi donc?
—Les papillons, les oiseaux, les libellules créées par Shin. Regarde où ils se regroupent.
Le Belge observa les mouvements à priori désordonnés des origamis et y décela une harmonie, une logique. L'enchantement tendait à les faire converger vers Katarina, rayonnante dans une robe ample d'un turquoise similaire ou presque à la couleur de ses iris. Cela lui conférait un air encore plus féerique. Shin était ravi de son supplément enchanteur. Hercule se réjouissait du bonheur ambiant, mais cherchait l'anomalie dans cet océan de perfection. Il manquait une personne et ce fut sa voix à l'accent caractéristique qui souffla quelques mots dans ses oreilles:
—Hercule, che feux te remerzier pour ze que tu as fait.
—Professeur Waldmeister, répondit le garçon en se retournant.
—Ch'ai tenté de plaider ta cause auprès de notre directeur. Hélaz! Il n'a rien foulu entendre. Che zuis désolée!
—Merci d'avoir essayé.
—Che foulais te demander un zerfize.
—Oui, Madame?
—Ch'ai préfu de faire l'acquisizion d'un ou deux noufeaux animaux fantaztiques pour notre ménacherie. Ch'aimerais que tu fiennes avec moi Plaze Cachée ou chez un élefeur prifé. Che suis zûre que tu auras du flair pour choisir la plus coopératife des créatures.
—Ce sera avec plaisir, Professeur.
—Déjà que tu as la cote avec les Abraxans et les Bayours! ajouta Eugénie. Tu pourrais amadouer une bestiole drôlement plus coriace! Un dragon.
—Vous êtes folle, Eugénie!
—Ach! Tu es Euchénie! Très réuzzies, tes chanchements physiques! Brafo! Mais par contre, pas de dragon à Beauxbâtons. Ze n'est pas pozzible. De pluz, nous n'afons pas beaucoup de plaze. Il faut enfisacher un animal qui aura un petit lochis ou qui pourra fifre dans le bois du domaine.
—Un Baku.
La suggestion venait du Japonais qui s'était rapproché et intéressé à la conversation.
—C'est quoi, ta bestiole? demanda Eugénie.
—Une créature que l'on trouve en Chine et au Japon. Elle mesure un mètre de long, 50 à 70 centimètres de hauteur, possède un pelage tacheté comme un léopard, mais la tête ressemble à un drôle d'animal africain, avec une trompe. Je n'ai pas appris le mot, Hercule. Vous savez, ils se nourrissent de fourmis.
—Le fourmilier ou le tapir.
—Le tapir. Cependant, le Baku ne se nourrit pas d'insectes. Il est nocturne et chasse la nuit, durant laquelle il se promène près des habitations pour absorber les rêves et se délecter des cauchemars des dormeurs.
—Z'est une créature fazile à zoigner?
—Pas si facile. Il est farouche, mais n'est pas agressif. Enfin, s'il est effrayé, il peut émettre un sifflement très aigu qui provoque des dégâts aux oreilles. Ses griffes, longues et effilées, constituent son autre arme.
—Intérezzant et utile. Ch'aurais bien besoin d'éliminer des cauchemars de mon pazzage à Durmztrang.
—Ce ne sera peut-être pas aisé d'en trouver. Alors qu'il y a une créature dans les Pyrénées à laquelle je songe soudain, rebondit le Brugeois. Le Laminak.
—Ça vit ici, ce Laminak? Jamais entendu parler.
—C'est normal. On a beaucoup de mal à le voir. Il ressemble à une tortue à visage presque humain, avec six pattes terminées par des griffes disproportionnées, par rapport à son corps. Le Laminak est toujours une femelle et s'autoféconde. C'est un fouisseur: il creuse sous terre, même dans la roche. Il ne se nourrit que de lucioles qu'il capture avec une langue gluante d'un mètre de long. Son intérêt réside dans ses déjections qui sont sa source d'éclairage souterrain. Ils pondent des œufs dont la coquille entre dans la composition de certaines potions. Les Laminaks sont pourchassés par les Gobelins, mais j'ignore pourquoi.
—Za, che peux te le dire: il y a de l'ozmium dans les coquilles d'œufs des Laminaks. Z'est le métal le plus denze qui ecziste zur la Terre et les Gobelins z'en zerfent dans leur miczture pour fabriquer des armes machiques.
—Il doit falloir beaucoup de coquilles?
—Z'est zûr. Il faut safoir que les Gobelins ont troufé un moyen pour forzer zes pauvres créatures à pondre tout le temps.
—Quelle horreur!
—Il y a beaucoup d'ezpèces en dancher, tu zais. On ne peut pas toutes les zaufer… Mais remettons zette discuzion à plus tard. Z'est la fête, ze zoir! Pazzez une bonne zoirée!
Ursula fila hors de la tente, pour préparer une surprise de plus. Le garçon proposa à ses amis d'aller étancher leur soif et de combler leur appétit. Eugénie vota pour, échappant ainsi aux premières danses qui débutaient sur des notes de musique classique.
Aux alentours de 22h00, Ambroisine et Ursula dévoilèrent leur surprise dans le jardin où élèves et professeurs furent conviés. Après les minuscules origamis vint le tremblement de terre généré par les géants créés par les enseignantes. Venues du bois, des créatures fantasmagoriques défilèrent devant les yeux ébahis des spectateurs. Il y eut un bibendum de mousse verte et de branchages, un gigantesque cèpe constellé de girolles et de morilles, telles des verrues et des grains de beauté, un géant de glace, un titan de sable et pour finir, un colosse de roche grise. Les animatrices et leurs animations furent plébiscitées.
Les conversations reprirent presque aussitôt tandis que les aînés se pressaient en masse sur la piste pour entamer des danses de salon où la distance réglementaire et chaste était respectée. La valse oui, le tango non. Lorsque le gramophone enchanté fit résonner les premières notes de la célébrissime composition de Strauss, le beau Danube bleu, Hercule s'empara de la main de sa cavalière sans lui laisser le temps d'avaler la quantité faramineuse de petits fours qu'elle avait logés dans sa bouche.
—Humfff! V'ai pas fini! protesta-t-elle.
—Il faut assumer votre statut de cavalière. Considérez cela comme un entraînement pour le jour où vous serez présentée à la haute société sorcière comme le plus beau des partis, héritière de Beauxbâtons, en vue d'un mariage arrangé…
Hercule eut du mal à garder son sérieux.
—J'espère bien m'être envolée du nid avant que mon père ne me fasse un coup pareil!
—Je vous fais confiance pour vous carapater le moment venu. Vous utiliserez l'une des cinq sorties de Beauxbâtons.
—L'une des quatre. Je me vois mal débarquer dans l'appartement de mon père pour aller fouiller dans son armoire et débloquer un mécanisme secret, ouvrant une porte conduisant au-delà de la grille nord.
—Certes! Oh! Avez-vous remarqué?
—Quoi donc?
—Nous dansons depuis près d'une minute.
—Quoi?! Je… C'est imposs…
Les enfants valsaient au rythme de trois temps imprimé par le garçon. Eugénie suivait, distraite par son échange avec son cavalier. Le Belge était rusé. Il savait que l'attention de la jeune fille pouvait s'évanouir comme un élève plongé au degré 290 du Sondeur.
Cependant, le jeune garçon dut déclarer forfait au bout de quatre ou cinq minutes: les geta japonaises ne se prêtaient pas à l'exercice de danse et mettaient ses pieds au supplice. Il regrettait ses souliers vernis. De plus, ses déplacements le faisaient ressembler à un danseur de claquettes.
Alors qu'il regagnait les abords de la piste, il remarqua une présence à laquelle il ne s'attendait pas.
—Regardez par là!
—Gervais Delacour? Qu'est-ce qu'il fiche ici?
—Venez! Suivons-le.
Le patron de la fabrique de meubles traversa le barnum, grimpa les marches du perron, se frayant un chemin dans la masse d'élèves. Il tourna et entra dans le restaurant. Les enfants se postèrent à l'entrée et l'observèrent effectuer des moulinets avec sa baguette. Il visait le plafond de la salle, couvert de lustres. Les enfants discernèrent des mouvements de lèvres, soulignant que l'homme exprimait sa magie. Une formulation indispensable, car il fallut plus d'une demi-minute avant que les hauteurs du réfectoire ne se déforment. Les éclairages disparurent; le verre des lustres fondit, le plafond enfla comme un ballon de baudruche et se mit à étinceler de mille reflets. En quelques secondes, une immense coupole surplomba les tables, sous le regard stupéfait de la foule. L'homme lança des sorts Periculum colorés en direction des bases de l'hémisphère. Ils étincelèrent jusqu'au sommet pour finir par éclater en laissant des flammèches entre les couches de verre coloré.
—C'est stupéfiant! Quel niveau! Quelle féerie!
—Nous mesurons à quel point ridicule nous en sommes…
—Il va y avoir une sorte de feu d'artifice dans le restaurant! J'adore les feux d'artifice! Tu restes avec moi pour le regarder?
—Naturellement.
Gervais quitta la salle et fit une halte à la hauteur des enfants. Reconnaissant Hercule, il fouilla dans un sac et ressortit une sorte de carnet à la couverture en bois clair et aux feuillets épais, presque comme du carton. Il l'offrit au garçon et lui dit:
—Bonsoir, Hercule. Ceci est ce que j'appelle un album-photo. J'espère que vous aurez bientôt l'occasion d'y loger quelques clichés.
—Ma première pellicule est complète.
—Pas une 36 poses? Si?
—Si, Monsieur.
La réponse sembla déstabiliser le sorcier artisan. Le nombre 36 n'avait pas été choisi par hasard. Ce garçon avait réussi le même exploit que lui, mais avec trois années d'avance. Avait-il compris le danger et l'utilité des degrés? Impossible d'en parler devant d'autres témoins. Et par écrit, ce n'était pas très sécurisé. Comment savoir s'il était conscient des risques? Il préféra esquiver grâce à une pirouette astucieuse.
—Sachez que si la Belgique ne vous veut pas comme ministre de la Magie, je recrute toujours les sorciers les plus talentueux. En tant qu'artisan du bois magique, je me verrais bien faire concurrence à Cosme Acajor.
—Je vois, Monsieur. Je suis très flatté. Il faudrait que je suive le même apprentissage que vous.
Les yeux de l'adulte s'éclairèrent, mais il se contenta de:
—Bonne soirée et… prudence.
Il s'éloigna et disparu rapidement dans la foule massée sous le chapiteau. Eugénie ne put s'empêcher de commenter:
—Il n'a pas osé parler.
—En effet.
—Parce qu'il ne m'a pas reconnue!
—Mais… c'est vrai! Suis-je étourdi!
—Tu veux le rattraper?
—Non. Il pourra toujours communiquer en passant par Mathilde Pourpoint. C'est comme ça qu'il a su pour le Magiclic et qu'il a compris pour le Sondeur.
—Peut-être sait-il comment le soigner?
—J'en doute. Il aurait informé Mathilde qui aurait relayé à l'ordre Gerbera. Voire à une autre personne que je soupçonne toujours être dans la confidence pour le Sondeur.
—Le professeur Racine? Toujours ta théorie?
—Je n'en démords pas. Je suis persuadé qu'ils étaient de mèche.
—Il faut que tu lui poses la question, pour l'apprentissage.
—Il a eu l'air intrigué quand j'ai mentionné qu'il fallait que je suive le même que lui. Je pense que notre conversation aurait attiré la curiosité malsaine de Rosier et de ses petits copains extrémistes. C'est aussi pour cela qu'il y a mis fin.
—Tu crois qu'ils ont encore leurs réunions, avec Alinea?
—Je l'ignore. Si c'est le cas, ils ont choisi un autre repaire.
—Dis… tu m'emmèneras au degré 340?
—Pour vous plonger dans vos souvenirs?
—Oui. J'avoue que je n'en peux plus d'attendre le 1er avril pour fouiller l'appartement familial et découvrir des informations sur mon père et ma mère.
—Je comprends. Dans l'idéal, nous pourrions nous y rendre très tôt, demain. Tout le monde fera la grasse matinée.
—Moi aussi, mais j'ai besoin de savoir.
—Entendu! Venez…
—Tu veux encore danser?
—Non. Mes pieds sont au supplice!
Eugénie éclata de rire et remercia Shin d'avoir refilé ses mini-échasses de bois à Hercule.
Tout à coup, le professeur Laflèche amplifia sa voix et annonça que le spectacle sonore et lumineux allait avoir lieu dans la salle du restaurant. Les extérieurs se vidèrent peu à peu et bientôt, il ne resta que quelques groupes épars, des retardataires. C'est alors que Eugénie, toujours en mode japonisant, donna un coup de coude à Hercule.
—Zieute un peu!
Le garçon se détourna du restaurant et lorgna dans l'alignement du perron. Jean Racine et Gervais Delacour étaient en grande conversation sur un mode silencieux. Les enfants percevaient un bourdonnement au lieu d'un brouhaha de conversation; la preuve qu'un Assurdiato avait été lancé. Le plus étonnant n'était pas cette confirmation des soupçons d'Hercule, mais l'identité du troisième larron joint au conciliabule: Claire Obscur.
—Ils ont l'air très complices, non? Même Obscur! Je croyais qu'elle ne fréquentait qu'Elvira!
—Moi aussi. Néanmoins…
Il fouilla dans sa mémoire et ajouta:
—Madame Obscur n'a que deux ans de plus que messieurs Racine et Delacour. Ils ont pu se connaître à l'Académie. Seulement, elle n'était pas dans la confidence pour les degrés du Sondeur. Non… Notre enseignante de divination aime aider sans s'impliquer. Elle formait un trio dans lequel elle jouait le rôle de soutien logistique. Je suis sûr qu'elle concoctait des potions pour les deux garçons qui faisaient les quatre cents coups. Et…
Le trio d'enseignants, bon dernier sous le barnum, avait désormais les yeux braqués sur Hercule et Eugénie. Leur dialogue était en suspens. Gervais ne se départait pas de son sourire béat. Il avait plaisir à voir à quelle vitesse les cellules grises du Belge fonctionnaient. Claire venait de se séparer du duo, pour donner le change. Jean avait l'air à moitié ulcéré de s'être fait avoir comme un bleu.
—Vous n'assistez pas au spectacle?
Les deux Gerbera sursautèrent et se retournèrent. Le médicomage les fixait, de la colère injectée dans les yeux.
—Si, si, Monsieur.
—Allons, Alfred, laissez donc ces jeunes gens, intervint Agathe, le tirant par le bras.
Il la repoussa sans ménagement et prit la direction de l'infirmerie, fulminant comme un chaudron mis sous pression. Madame Bonnelangue, surprise par la réaction brutale, tenta de retrouver un peu de contenance:
—Magnifiques, vos tenues et cet hommage au Japon. C'est d'autant plus admirable que vous ne vous étiez pas concertés. Intéressant…
Elle s'éloigna sans attendre une réplique, toute guillerette.
1Chausses plates japonaises traditionnelles, en bois, avec un cordage à glisser entre deux orteils.
