Sortilège 32: créatures magiques
Les cours avaient repris depuis deux semaines. Ce week-end, Hercule s'apprêtait à boucler sa troisième session au bureau des Aurors. Cette punition lui allait à ravir, car il débusquait des erreurs susceptibles d'anéantir les efforts des sorciers face aux magistrats du Tribunal Administragique. Le garçon avait été très flatté de recevoir des remarques positives de monsieur Meursault, le rédacteur consciencieux. En quittant le restaurant, ce vendredi 17, vers 13h00, le Belge pensait se rendre en Salle Blanche pour s'entraîner à exécuter le sortilège Toutenbulle, une variante du Têtenbulle couvrant la totalité du corps. À peine arrivé dans le hall, il fut intercepté par Ursula.
—Fan Betafende!
—Oui, Professeur?
—Tu te soufiens de notre conferzazion, le zoir du bal?
—Bien sûr.
—Che te propose de m'accompagner maintenant. Nous nous rendons d'abord Plaze Cachée.
Un peu surpris, le garçon salua ses camarades et se réjouit de ce changement de programme. Néanmoins, un soupçon d'inquiétude traversa son visage. Il n'échappa pas à la Suissesse:
—Ne t'en fais pas! Che n'en ai parlé qu'à Armand, dans zon bureau. Perzonne ne zait. Fiens!
Il la suivit jusqu'à la Cabane Enchantée. Elle enfonça sa clé dans le pupitre de contrôle pour appeler un ovule de transport. Puis, elle sortit sa baguette et déclama, en visant le garçon:
—Attenzion, za fa picoter. Capila color rufus. Macula rufus. Nasus acuti.
Les deux premiers sorts, le transformant en rouquin avec des taches de rousseur, furent indolores. Le dernier lui donna un nez pointu et fut aussi désagréable qu'un Episkey. Le garçon serra les dents et grimaça.
—Désolée! Mais comme za, perzonne ne te reconnaîtra.
Le module transparent fit son entrée. Les portes glissèrent en chuintant. Ils grimpèrent à bord. Le voyage jusqu'à Bourg-Enchanteur fut si rapide qu'ils n'eurent pas le temps d'échanger. L'attente fut un peu plus longue sur le quai à destination de Paris. En journée, il avait bien moins de véhicules circulant dans les tunnels sous vide.
—Est-ze que tu as réfléchi à d'autres créatures machiques?
—Non, pas vraiment, Professeur. Peut-être un animal d'un autre continent que l'Europe.
Elle chuchota:
—Pour cela, nous n'irons pas à la Ménacherie Fantaztique, ni au Corbeau Myztique. Trop clazzique, zi tu fois ze que che feux dire. Nous nous rendrons à une adrezze d'une perzonne qui fait pas de réclame zur zon commerze. Le chenre à la limite de la légalité. Mais zi che peux zaufer un être fifant, en prendre zoin à l'école, che n'hésite pas à franchir zertaines limites. Comme toi.
—Je vois…
—Che te demanderai de rezter dizcret. D'accord?
—Promis, Professeur.
L'ovule pour Paris se positionna en face du quai. Il était presque complet, en dépit de sa capacité à trente places. Quelques minutes plus tard, le duo belgo-suisse atteignait la capitale française. La sorcière l'enjoignit à se diriger vers une cheminée publique pour atteindre la Place Cachée. Dans la rue commerçante sorcière, la fréquentation était clairsemée, la faute à une météo maussade. Ursula portait une robe à capuche couvrant ses cheveux. Son habit était fait d'une étoffe très épaisse, une protection contre les gestes malencontreux de créatures. Son accompagnant se calquait sur elle et suivait son pas rapide. Elle portait deux grands sacs en bandoulière qu'Hercule soupçonnait de bénéficier de sortilèges d'extension.
La femme bifurqua dans une ruelle sombre longeant la banque Pasdelazare. Plus ils s'enfonçaient dans la venelle, plus elle se rétrécissait. Ursula stoppa après une trentaine de mètres parcourus et fit face à un mur de briques orange. Elle fit un pas en avant et disparut. Le garçon l'imita et se retrouva dans une courette. Une dizaine de portes sombres desservaient des habitations. Seule l'une d'elles différait: un œil magique était accroché au fronton. Il tournoyait sans cesse, surveillant les allées et venues. Une petite plaque discrète mentionnait: Timea Viitor 1. Pour les connaisseurs de la langue roumaine, l'habitante était une Divinatrice.
Ursula toqua. L'œil s'activa et fixa le tandem atypique. Un elfe de maison, auquel il manquait quelques dents, une oreille et trois doigts à la main gauche, leur ouvrit.
—Madame Waldmeister. Che zuis attendue.
—Qui est-ce? croassa-t-il, en désignant le jeune garçon de son demi moignon.
—Un de mes élèfes. Il a des fazilités avec les créatures machiques.
—Ah bon? Hum… Entrez.
Il s'effaça, laissant les visiteurs découvrir un couloir long d'une vingtaine de mètres. Tout au bout, il y avait trois ouvertures dépourvues de portes. Une femme aux cheveux courts, roux, aux yeux verts perçants, à la tête fine, aux lèvres pincées et au nez troussé, les accueillit. Elle ne mesurait guère plus d'un mètre quarante mais était bâtie comme un roc, ses muscles saillants se dessinant sous ses effets assez ajustés.
—Bonjour, Ursula.
—Mes zalutazions, Timea. Che te prézente Hercule, élèfe de deuxième année.
—C'est toi, l'enfant qui charme les Bayours?
—Oui, Madame.
—Pendant les facanzes, il a zaufé le petit de notre couple de Bayours.
—Bel exploit! Tu as un talent certain avec les créatures timides, craintives. Tu as eu la même veine avec d'autres craintifs?
—J'ai eu une certaine chance avec une coquecigrue.
—Joli. Pas facile.
—Mais tu zais, il est auzzi aimé par nos Abraczans. Ils zont bien plus hardis. Du coup, che me zuis dit que che pourrais l'amener.
—Tu as bien fait. Dis, tu sais que je l'ai trouvé?
—Quoi donc?
Ursula balaya la pièce du regard et découvrit une cage recouverte par une couverture.
—Le Baku. C'est une femelle. Des sorciers chinois l'avaient ramenée de Chine dans Paris. La bête a grossi à cause de la surpopulation dans leur quartier. Trop de rêves et de cauchemars pour la nourrir. Bien sûr, elle est terrorisée, car elle a complètement perdu ses repères. Viens voir.
Hercule suivit les femmes. Il y avait, dans une salle de dix mètres sur vingt, de nombreuses cages assez exiguës. Certaines bêtes, comme les Crabes de feu, se contentaient de peu. À contrario, d'autres animaux paraissaient apeurés, stressés, écrasés par leur environnement et incapables de supporter la promiscuité avec des bestioles inconnues. Timea souleva la couverture. Le Baku avait été logé dans une cage aux barreaux fins, prévue pour un oiseau de la taille d'un Augurey. Il ne pouvait aller que d'avant en arrière. Alors qu'il s'agissait d'un nocturne et qu'il aurait dû dormir, en plein après-midi, le pauvre avait ses yeux écarquillés, larmoyants, la trompe agitée et le corps traversé par des spasmes. Hercule caressa l'espoir qu'Ursula accepte de l'emmener. Les deux adultes débattirent du prix avec âpreté. La négociation semblait mal engagée, car la Suissesse comptait donner 100 Gallions, au maximum alors que la vendeuse refusait de descendre en dessous de 150 Gallions.
Le garçon s'approcha et glissa une main entre deux barreaux. La trompe ne cessait de se balancer dans tous les sens. L'irruption dans son minuscule territoire interrompit le manège trahissant son anxiété. Le Baku esquissa un pas pour renifler les doigts tendus.
—Vas-y. Sens mon odeur. N'aie aucune crainte, mes doigts sont très propres. N'aie pas peur.
L'appendice nasal l'effleura, entraînant une chute de la tension intérieure ainsi que des chatouilles très agréables. Il se servit de la longueur de sa trompe pour entourer le poignet du garçon. Hercule remarqua que l'animal possédait des griffes démesurées pour sa taille. Long de sept à huit centimètres, ces couteaux servaient d'armes de défense en cas d'agression et d'outils pour creuser son terrier. Il sortit une patte et tenta de crocheter l'enfant. Hercule se rapprocha pour lui faciliter la tâche. Il ne s'était pas rendu compte que mesdames Viitor et Waldmeister avaient cessé de débattre, captivées par le comportement de la créature avec l'élève. Lorsqu'une griffe plongea dans une poche de l'uniforme du Belge, la Roumaine eut un geste réflexe, celui d'attraper sa baguette pour repousser l'animal. Ursula la retint.
—Non, attends.
Le garçon suivit le mouvement. Il n'aurait pas résisté à la puissance incroyable de l'animal pacifique. Il comprit ce que le Baku avait trouvé. Il écarta le tissu de son vêtement: il y avait des insectes séchés dont raffolait Edgar lorsqu'il avait la chance de le croiser.
—Est-ce que je peux lui en donner?
Il dévoila ses friandises.
—Tu peux. Le Baku a droit à quelques compléments alimentaires.
—Tiens! Vas-y! Sers-toi!
Une chatouille à la trompe suffit pour la guider vers sa poche. À coups d'incitations, le dévoreur de cauchemars finit par comprendre ce qui était attendu de lui. Il farfouilla, aspira et ramena ses découvertes à sa gueule. Il était édenté. Il lui fallait des proies minuscules comme de tout petits insectes. Il se régala et passa sa seconde patte pour explorer l'autre poche, à droite. Il délesta le garçon d'une bonne poignée. Puis, l'animal demeura près des barreaux, les deux pattes armées de trois griffes dans les poches, la trompe agile allant du visage d'Hercule à ses épaules, l'observant de ses yeux fins, sombres, ourlés de chair protectrice, à la manière d'un rhinocéros. Le garçon l'abreuvait de compliments tout en lui prodiguant des caresses, remontant de plus en plus vers la tête, jusqu'à toucher le front de la créature.
—C'est 150, déclama madame Viitor, certaine de faire plier l'enseignante, attendrie par la relation naissante entre Hercule et l'animal.
—Che ne peux pas. Ch'ai l'intenzion de faire l'acquisizion d'une autre créature.
—Professeur?
—Oui, Hercule?
—Je vous donne les 50 Gallions manquants. On ne peut pas la laisser. Il faut qu'elle vienne vivre dans le domaine.
—Mais enfin, tu ne peux pas. Z'est l'école qui effectue les achats, pas les élèfes.
—Je sais. Mais…
L'enfant plongea son regard dans celui, suppliant, de l'animal. Il en eut les larmes aux yeux.
Timea soupira et ronchonna:
—D'accord, d'accord! Va pour 100 Gallions! Tu es maline!
Les femmes conclurent l'affaire, remplirent les documents de cession et préparèrent la créature à entrer dans le sac à sortilège pour le transport. Rien ne se passa comme prévu. La pauvre bête, affolée, se débattit et refusa de quitter sa cage. La propriétaire des lieux faillit avoir la main tranchée par une griffe. Hercule, comprenant le danger et la terreur de l'animal, proposa:
—Il est possible de procéder autrement.
—Zi tu as une idée, fas-y, dis-nous!
Le garçon rouvrit la porte de la cage, mais la femelle, terrifiée, se réfugia au fond de sa bulle protectrice. Le garçon écarta les pans du sac et entra à l'intérieur. Il poussa le tissu avec les pieds et les mains de façon à ce que l'animal puisse voir que le bagage était spacieux. Ce dernier hésita longuement avant de faire le premier pas. Le garçon l'invita à venir le rejoindre, lui disant qu'il n'y avait rien à craindre. La confiance s'instaura. Le Baku entra et s'allongea en position fœtale. Il se lova entre les jambes de l'enfant. Ursula n'eut qu'à faire léviter la grosse aumônière pour la déplacer. Hercule caressa l'animal pour l'apaiser. La trompe, la tête, les pattes également.
—Il serait bon de te donner un nom, ne crois-tu pas? Comme tu viens d'Asie, que penses-tu de… Shinrai 2. Pour te remercier de ta confiance. Je trouve que cela te convient. Et… mais…
Le garçon interrompit son monologue. La respiration par la trompe était un peu bruyante, profonde, régulière. Shinrai s'était endormie.
Afin de gagner un peu de temps, Ursula avait transplané jusqu'au quai du Tunnel de Transportation de Paris. Quinze minutes plus tard, le duo était de retour à l'Académie. La serre d'Ursula jouxtant le bois, l'enseignante choisit d'ouvrir le sac à la lisière. Elle découvrit l'enfant et la bête collés l'un à l'autre.
—Z'est incroyable! Est-ze qu'elle dort?
—Elle s'est assoupie. Je vais bouger.
Le Baku ouvrit un œil et la première chose qu'il vit, ce fut la végétation. Il sortit du transport, trottina jusqu'à un arbre, y planta ses griffes et s'étira comme s'il venait de passer une journée de sommeil. Hercule s'extirpa du sac, le regarda fureter un peu partout, se dirigeant surtout à l'odorat, humant l'écorce des arbres, cherchant à ne pas marcher sur la neige épaisse, dénichant finalement un sapin sous lequel la poudreuse n'avait pas prise.
—Il a l'air de ze plaire.
—Je crois, Professeur. À la nuit tombée, il s'aventurera jusqu'aux pavillons et se nourrira.
—Oui. Za fa bien ze pazzer. Brafo à toi! Tu as été fantaztique! Bien choué pour le prix!
—J'étais vraiment prêt à les mettre sur la table. Les conditions de ces pauvres animaux, là-bas. C'est… horrible!
—Che zais. Zela fait touchours une créature libérée. Est-ze que tu feux m'accompagner à la ferme des Sallaberry? Tu ferras, zela n'a rien à foir. Ze zera beaucoup plus local, très spazieux, comme ménacherie.
Le garçon accepta. Cette fois, la professeure choisit de retourner à Bourg-Enchanteur puis d'effectuer plusieurs transplanages dans la montagne et dans la campagne, jusqu'à une ferme classique avec des vaches, des cochons, des poules et des canards en devanture. La bâtisse, située près du village de Planes, était adossée à une ancienne carrière interdite au public, car elle comportait des risques d'effondrement. Patxi, le fermier sorcier âgé d'une trentaine d'années, y avait installé une gigantesque volière offrant un immense espace de vie et de vol à toutes sortes d'oiseaux magiques. C'était si démesuré qu'un match de Quidditch aurait pu s'y tenir. Le cadre de vie des créatures était presque idyllique.
—Venez, venez! Regardez! Pas d'espèces exotiques, ici! Que des créatures locales!
Le trentenaire avait un physique étonnant pour son âge: sa chevelure blanche abondante et sa moustache large tout aussi immaculée soulignaient ses yeux azur pétillants. Il introduisit ses visiteurs dans le refuge. Il n'y avait pas que des oiseaux. Le sol était habité par plusieurs créatures terrestres, mais l'harmonie régnait en maîtresse.
—Monsieur Sallaberry, est-ce que toutes les espèces que vous élevez, sont sans danger?
—Pratiquement.
—Ah? Laquelle ne l'est pas?
—Mes gardiens. Des Hortzak.3
Le sorcier siffla très fort et une meute déboula en trombe, stoppant net à ses pieds. Le plus gros des mastodontes mesurait deux mètres de long et avait la stature d'un immense loup d'un blanc immaculé. La ressemblance avec le canidé s'arrêtait là. Point de fourrure mais une carapace de pierre. Quant à la gueule, elle était hérissée d'une rangée de 64 dents acérées. La bestiole aux yeux écarlates et lumineux était terrifiante. Elle ne se contentait pas de garder la carrière: elle l'agrandissait en se nourrissant du calcaire brut qu'elle broyait comme de la craie. Elle était inoffensive avec les volatiles, les Niffleurs, les Jackalopes et toutes les espèces terrestres vivant dans la ferme. En revanche, si un Bécut commettait l'erreur de violer le territoire, la meute cernerait l'intrus et ferait parler ses réflexes phénoménaux et ses morsures à la pression mortelle.
Ursula et Hercule se tenaient à distance. Un ordre du maître et la femme et son élève n'auraient pas une seconde pour transplaner. Hercule vit du feuillage bouger. Il crut d'abord qu'il s'agissait d'un nid de Botrucs, mais le pelage multicolore de la créature roucoulant leva l'ambiguïté. Rouge, or, bleu métallisé, le Laiséon possédait tous les attributs colorés d'un faisan, au détail près qu'il s'agissait d'un rongeur, mignon, attendrissant, avec des pattes arrières démesurées tout comme ses oreilles. Le Laiséon ne mesurait guère plus de dix centimètres de longueur et de hauteur, mais sa petite taille ne l'empêchait pas de pouvoir abattre un chêne adulte en deux ou trois jours, grâce à ses incisives robustes. C'était, selon Ursula, une créature digne d'intérêt, car ses poils, tombant à chaque changement de saison, entraient dans la composition de Corcaptiva, la plus puissante potion d'amour, confinant à la folie. La bête roucoula, bondit, refit sa sérénade et frétilla de l'arrière-train avant de venir se frotter entre les jambes des invités. La couleur de son pelage changea et devint presque dorée, de la pointe des oreilles au bout des pattes. À l'instar de la seiche ou du caméléon, il était capable de changer de couleur mais sans copier son environnement. Les variations venaient plus tôt de son humeur.
—Le Laiséon est une créature sociable, facile à élever. Elle mange à peu près n'importe quel végétal. C'est 25 Gallions l'unité, 40 pour le couple si cela vous intéresse. Son poil entre dans la composition de potions et même de feux d'artifices magiques.
Même si l'animal était sans conteste splendide, facétieux, câlin, Hercule n'y prêtait pas attention. Il n'avait d'yeux que pour un Hortza de taille moyenne, d'un gabarit bien supérieur au sien, dont les pupilles sanguines le fixaient depuis leur arrivée. La chose de marbre semblait sur le point, à chaque seconde, de se jeter sur lui et de l'égorger. Bien que le loup minéral ne se nourrisse que de pierre crayeuse, il pouvait s'autoriser un écart de régime si l'occasion lui en était donnée. L'animal esquissa un pas en avant. Hercule trembla un peu plus.
—Errebelde! Pas bouger!
La «rebelle» –errebelde, en basque – méritait son nom. Elle poursuivit sa marche en direction de sa cible, méprisant les ordres.
—Au pied!
Le sorcier sortit sa baguette, prêt à lancer un sort à la contrevenante.
—Attendez! s'exclama Ursula, persuadée d'assister à un nouveau phénomène.
Hercule ne partageait pas son avis et commençait à regretter de l'avoir suivie dans cette nouvelle expédition. Il recula en douceur, de façon à se cacher derrière la Suissesse. Le Hortza hésita à aggraver sa désobéissance et pencha la tête. Le Belge crut y lire de la déception. Il s'écarta de la Suissesse. Errebelde trottina, tête inclinée et s'arrêta à quelques centimètres de l'élève.
—C'est une juvénile. Juste un an. Pas encore très docile.
Le Hortza secoua sa crinière minérale et cracha au sol. Le petit Belge s'accroupit avec précautions. Il ramassa un caillou brillant. La bête en profita pour renifler la main du garçon et la lécha. La sensation procurée fut celle de la déchirure, très désagréable. Comme s'il venait d'enfoncer sa main dans un amas de couteaux tranchants.
—Errebelde! Au pied!
La gardienne obéit enfin. La main d'Hercule était couverte de fines lacérations sanguinolentes.
—Je crois qu'elle t'a fait cadeau de sa dernière dent de lait. Sa mâchoire n'est pas encore à sa capacité maximale de pression, mais elle a déjà assez de force pour mâchouiller ses jouets en acier. Fais voir ta main! Bah, c'est rien! Juste une marque amicale. Ça va cicatriser très vite. Ces bêtes ont dans leur salive une substance qui favorise la coagulation du sang. Dans quelques minutes, il n'y aura plus une trace.
—Puis-je…? commença le garçon, en montrant la dent de lait.
—Oh oui, tu peux la garder en souvenir! J'en ai des centaines! Tu es drôlement impressionnant, mon garçon. En général, le sorcier est mort de peur.
—C'est le cas.
—Alors, tu as en toi une étincelle magique qui suscite la curiosité du Hortza. Ursula, je vous en cède un? Allez, laissez-vous tenter! Ils ne mangent que de la pierre. Vous avez bien ça, à Beauxbâtons?
—Les murs du château ne risquent rien? questionna l'élève.
—Euh… Ça leur arrive de se faire les dents sur les murailles, concéda le fermier.
—Patcsi, fous zafez bien que le directeur me renferrait zi che ramenais un Hortza dans l'Académie ou toute autre créature zuszeptible de représenter un dancher pour les élèfes. Pourtant, ze serait une zécurité fantaztique, zurtout depuis… euh… dommache! Che fais prendre le couple de Laiséons.
—C'est parfait. Le couple devrait muer dans neuf semaines. Je vous prépare un panier de transport avec de la nourriture. Du lierre, surtout, ils en raffolent!
La transaction eut lieu un peu plus loin. Hercule resta seul tandis que le groupe de Hortzak échangeait à travers des feulements et des cris rauques. Le jeune sorcier interpréta ces vocalises comme une explication d'Errebelde sur son statut d'être intouchable. La meute se mit à pousser des gémissements de soumission en jetant des regards furtifs dans sa direction. Les canidés s'inclinèrent et filèrent rejoindre leur tanière creusée dans la roche, à coups de dents.
L'élève glissa la dent de lait dans sa poche. Il était intrigué par ces offrandes. Le Gigogne, le Bayours et maintenant, le Hortza. Pourquoi? Y avait-il un point commun? Il n'avait pas été terrorisé en présence des deux premiers, mais avait failli décéder d'une crise cardiaque face au dernier. Un oiseau, deux créatures terrestres. Aucune n'était anthropophage, mais les gardiens aussi puissants que des tigres l'auraient déchiqueté si Patxi Sallaberry leur avait donné l'ordre. Alors? À quel moment la situation avait-elle basculé? Quel était l'élément déclencheur? Y avait-il un dénominateur commun entre ces espèces? La question resta sans réponse.
Revenus à la serre de Beauxbâtons, vers 15h00, Ursula proposa:
—Che crois zafoir que tu as déchà réuzzi des zortilèges avec le bois. Foudrais-tu m'aider à conztruire plusieurs cabanes reliées par des ponts pour l'habitat des Laiséons?
—Avec plaisir, Madame. Par contre, si vous pouviez lancer l'exception de sortilèges?
—Ach oui! Tu as eu azzez de punizions pour le mois.
Elle agita sa baguette sans un mot. Hercule put montrer à quel point il maîtrisait de mieux en mieux Lignaforma.
En cette fin d'après-midi, lorsque les enfants sortis du bois croisèrent leur camarade achevant l'installation des Laiséons, ils étaient en proie à la panique. Sigrid salua le professeur et entra dans le vif du sujet:
—Eugénie est introuvable.
—Pardon? s'étonna Hercule.
—Elle prépare zûrement une noufelle bêtise. Z'est za zpézialité!
—Elle a disparu juste après le déjeuner, sans un mot. Elle avait l'air triste mais bouillonnante.
—Soit elle joue au Quidditch pour se calmer, soit elle s'est cachée dans le pavillon Aloysia.
—J'ai déjà vérifié. Nous avons exploré les salles de classe, l'infirmerie et même la bibliothèque.
—La bibliothèque! C'est dire si on a cherché partout! souligna Umbeijo.
—Dans la salle du Sondeur?
Comme Ursula n'était pas loin, Sigrid lâcha une réponse opaque:
—À part cela, j'ai joué avec mes constructions en métal.
Hercule décrypta le message: Eugénie n'avait pas emprunté les modèles réduits rendant la poussée des trois bancs très précise.
—Fort bien. Revenons à Eugénie. Vous savez qu'elle maîtrise le sortilège du saucisson?
Sous-entendu: elle avait très bien pu se rendre dans un degré du Sondeur en usant de la première méthode, rudimentaire. Sauf que si elle s'y prenait mal, trop lentement, elle courait le risque de mourir étouffée, brûlée ou écrasée.
—Et toi, tu as tes jouets en métal?
—Ils sont au…
Il fallait dire au Quartier Général et se reprit:
—Au… rebut dans le bois, accessible à tous.
—Ah…
Eugénie s'en était servie s'ils avaient disparu de la Cabane. Il était évident que l'obstination de la jeune fille allait se manifester et qu'elle irait fouiller dans son esprit jusqu'à ce qu'elle déniche un souvenir intact, oublié par son père. L'addiction la guettait si elle n'y prenait pas garde.
Le groupe quitta Ursula et s'éloigna en direction du château.
—Tu veux aller chercher Eugénie? demanda Sigrid.
—Non. Il faut la laisser tranquille.
—Pourquoi? Elle est peut-être en danger?
—Je ne crois pas. Elle cherche juste des réponses.
—Tu ne veux pas nous dire?
—Je ne peux pas vous dire. Cela la regarde. En plus, elle n'a pas sollicité mon aide et je respecte sa volonté.
—Mais toi, tu vas bien chez le Sondeur?
—En effet. J'ai quelques questions à soumettre à monsieur Gutenberg.
—Toujours à propos de la maladie du Sondeur?
—Pas cette fois-ci, Umbelina.
—Un événement a eu lieu, cet après-midi. Vous êtes bouleversé. Je le sens.
—Vos dons ne vous trompent pas, Shin. Je me rends dans LA bibliothèque. Il faut que je déniche un ouvrage sur le comportement animal. Il y a forcément un fil conducteur, un déclencheur. Je vous rejoins après.
Quelques minutes plus tard, le garçon lançait les trois liens magiques et tirait jusqu'au degré 50. À peine débarqué sur la mezzanine, il perçut des voix et se tapit par réflexe. Monsieur Gutenberg discutait avec une autre personne. Ce ne fut que lorsqu'il identifia le timbre de la voix qu'il osa se montrer:
—Eugénie?
Sa camarade parut gênée d'être découverte dans l'unique lieu où on était assuré de ne pas la croiser. Le garçon prit l'un des deux escaliers et la rejoignit.
—Bonjour, monsieur Gutenberg.
—Bonjour, très cher auteur.
—Auteur? fit Eugénie. Ah oui, c'est vrai! Tu vas écrire des livres.
—Je ne m'attendais pas à vous trouver ici.
—Ça t'en bouche un coin, hein? Eh bien, sache que j'ai passé la journée ici, à compulser plusieurs ouvrages sur l'hypnose.
—L'hypnose? N'est-ce pas une sorte d'Impero moldu?
—Pas du tout. C'est basé sur la suggestion, dans un état de confiance. Monsieur Gutenberg a pu trouver les rares écrits sur ce sujet. Mais, la chose à la fois fantastique et décevante, c'est qu'un médecin du nom de Milton Ericsson va écrire à partir des années 1950, plusieurs livres sur le sujet. Les titres montrent qu'il va faire des découvertes, des avancées dans le domaine. Il va explorer l'hypnose régressive.
—De quoi s'agit-il?
Monsieur Gutenberg prit la parole:
—Si nous nous référons aux définitions des termes utilisés dans les titres d'ouvrage, nous pouvons imaginer que ce monsieur Ericsson va développer une méthode pour placer un sujet dans la capacité à se revoir plus jeune, jusqu'à l'enfance, en «régressant» dans son identité. En tous cas, c'est ce que laissent entendre les titres de ses éditions.
—D'accord. Eugénie, votre idée est de régresser pour retrouver des souvenirs là où le degré 340 s'avère incapable d'y parvenir?
—Non. Les sortilèges Oubliette lancés par mon père ont tout effacé, par magie. Ce qui est perdu, ne sera pas retrouvé.
—Alors?
—Je vais utiliser le prétexte de l'hypnose régressive pour démontrer que j'ai été Oubliettée.
—Mais vous ne l'avez pas éprouvée, cette technique, puisqu'elle n'existe pas encore.
—L'hypnose avec suggestion existe. L'auto-hypnose existe. Je me documente au maximum sur le sujet.
—Vous voulez…
—… me venger, oui.
L'aplomb et la voix déterminée glacèrent le garçon. Il aurait aimé opposer un argument la dissuadant de passer à l'action et la persuadant de se focaliser sur la recherche de la vérité. Elle nota l'absence d'opposition franche et poursuivit:
—Je veux le mettre devant le fait accompli, montrer à tous son vrai visage, qu'il a renié ses engagements de Médicomage en commettant un crime. Même si je découvrais que ma mère était une adepte de la magie noire, ce qui n'était certainement pas le cas, cela ne justifierait en rien sa volonté de me priver de la vérité.
—Je ne peux pas vous blâmer. Vous voulez faire éclater la vérité sans trahir le Sondeur et ses secrets.
Elle acquiesça d'un signe de la tête.
—Et toi, qu'es-tu venu chercher ici? Pas moi, j'espère!
—J'avoue que si, un peu. Mais, en fait, je viens pour autre chose.
Il se tourna vers monsieur Gutenberg et exprima ses desiderata:
—Johannes, je souhaiterais trouver des ouvrages parlant du comportement animal avec les humains. Avant tout, sur les créatures magiques. Sur les animaux classiques si vous n'avez rien sur le sujet.
—Voyons… Hum… Oui! À ma connaissance, il n'y a que deux ouvrages traitant de ce sujet. Le premier n'existe qu'en russe et il est signé Ivan Pavlov, un non-sorcier lauréat du prix Nobel de psychologie. Il s'intéresse surtout aux chiens. Le second livre est en anglais et a été écrit par le sorcier Harvey Ridgebit, un dragonologiste. J'ai apprécié ses travaux, car l'auteur fait de nombreux parallèles entre les dragons et d'autres créatures magiques.
—Je vais consulter les deux livres. Eugénie, puis-je m'installer à vos côtés?
—Pourquoi tu demandes? Bien sûr!
Le Belge était toujours à cheval sur la galanterie, le respect de l'étiquette et refusait d'imposer sa présence. Une fois les volumes «Réflexes conditionnels» et «Dans l'œil du dragon» en main, il se plongea dans la lecture.
Durant les deux heures de cours supplémentaires délivrés par Elvira le samedi matin, les quatre membres originels de Gerbera avaient dû s'entraîner à produire le Têtenbulle, sortilège couvrant la tête d'une membrane étanche et permettant de respirer de manière autonome durant une soixantaine de minutes. Hercule n'avait pas eu de difficulté à le réaliser puisqu'il en avait fait usage à plusieurs reprises dans les degrés du Sondeur. Les trois autres élèves l'avaient accompli du premier coup, engendrant l'étonnement de l'enseignante. Un sorcier pouvant se retrouver sous l'eau ou pire, victime d'une potion gazeuse, une protection adéquate était l'ultime rempart. Mais à quelle occasion son quatuor avait-il eu la possibilité d'en faire usage? À moins de plonger la tête dans la fontaine Flamel ou de se retrouver dans une étendue d'eau? Or, à Beauxbâtons, il n'y avait pas de lac, de baignoire assez vaste pour s'immerger, sauf chez Urtica et sa source de la mémoire. Personne n'était assez fou pour s'enfoncer dans la mare gardée par le Pitiponk. En toute logique, seul le garçon avait pu avoir un intérêt à maîtriser le Têtenbulle.
Consciente d'avoir donné un coup d'épée dans l'eau, justement, Elvira leur avait proposé un nouvel apprentissage, plus complexe, plus délicat.
—Nous allons aborder un maléfice terrible lorsqu'il est bien utilisé. Il s'agit du sortilège Oubliette.
Hercule, Sigrid et Umbeijo n'avaient pas pu s'empêcher de lorgner en direction d'Eugénie.
—Umbelina, tu l'as déjà accompli par le passé. Quel conseil donnerais-tu à tes camarades pour le réussir?
La Portugaise avait pris un peu de temps pour formuler sa réponse, car la première fois, elle avait montré une colère froide, presque maléfique lorsqu'elle avait effacé la langue natale du ministre de la magie portugaise.
—Il faut de la concentration et de la détermination. Il faut effacer la joie, les sentiments de façon générale, pour ôter ce qui doit l'être.
—C'est parfait. C'est en effet, parmi les sortilèges, celui que je qualifierais d'art. C'est le seul, je crois, qui bénéficie d'un service au sein du Ministère. Je parle des Oubliators. Pour apprendre le geste, vous devez pointer la tête de votre adversaire, tourner le poignet et tirer à vous le filament qui sera la pensée effacée. Voici comment on procède: on se concentre sur la cible, on prononce Oubliette et on extrait l'événement. Ça, c'est pour la théorie. Je vais vous demander, à tous les quatre, de mémoriser un nombre compris entre 0 et 100? Vous allez le répéter à haute voix une douzaine de fois, patienter une dizaine de secondes et répéter de nouveau, afin de bien mémoriser le nombre. Ensuite, voyons… Hercule, Sigrid, vous vous mettez ensemble, face à face. Il nous reste Umbelina et Eugénie. Le but est de retirer la pensée de ce nombre. Allez-y. Choisissez et répétez.
Les enfants se conformèrent aux instructions. Puis, la professeure ordonna:
—Sigrid, à toi de jouer.
—Oubliette!
L'Aloysia fit le geste et un filament blanc serpenta du crâne du Belge à la pointe de la baguette héritée des Flamel. Le garçon eut l'air absent.
—Hercule, quel était le nombre que tu avais mémorisé?
—Un nombre? Quel nombre, Professeur?
—Exercice réussi. Bravo! Du premier coup!
Sigrid rougit faussement. Elle avait déjà joué avec la cervelle d'Umbelina, l'année dernière, en retirant l'évasion de Claire Obscur ainsi que quelques heures de vol en balai.
—Hercule, j'ai demandé à Sigrid de se souvenir d'un nombre.
—Le 22, compléta la jeune fille.
—Fais-lui oublier.
Il se concentra et lança:
—Oubliette.
Il tourna le poignet à la perfection et tira à lui. Mais rien ne s'échappa de la cervelle de sa comparse. Il recommença et sa baguette ne produisit rien d'autre que des étincelles blanchâtres. Un grand classique.
—Concentre-toi.
—Je ne pense qu'à cela mais… attendez, Professeur.
Il alla fouiller dans son sac et troqua sa baguette contre l'imitation de celle d'Armand, au cœur de Gigogne.
—Tu crois? Après tout… vas-y.
Il se remit en position face à sa camarade et prononça distinctement:
—Oubliette.
L'extrémité de châtaignier se mit à luire et il n'eût qu'à accomplir le geste en douceur. Elvira contrôla l'effacement; il était effectif.
—Ta création me paraît très coopérative.
—Je le crois aussi.
—Eh bien! 100% de réussite. Eugénie, à toi de jouer pour conserver ce score parfait.
L'absence de joie put se lire sur le visage de la petite frisée. Elle n'était plus la fofolle de service, le trublion de Beauxbâtons mais une sorcière déterminée. Elle retira le nombre 59 proposé par Umbelina, en se contentant de murmurer le sortilège, tant et si bien que les témoins de la scène crurent qu'il avait été informulé. Hercule fut parcouru par des frissons. Si Eugénie s'avérait douée, le pire était à craindre.
—Splendide! Umbelina, à toi pour le sans-faute!
Pour la Portugaise, ce fut un jeu d'enfant. Elvira corsa l'affaire en demandant à ses élèves d'intervertir leurs places afin que Sigrid affronte Umbelina et que Hercule soit le partenaire d'Eugénie.
—À présent, vous allez murmurer à l'oreille de l'autre un secret sur vous-même, un détail qu'il ignore et qui soit susceptible de l'étonner, le choquer, l'émouvoir, le révolter même si c'est imaginaire. Ce qui compte, c'est qu'il y ait un aspect émotionnel dans cette confidence.
—Professeur?
—Je t'écoute, Hercule.
—Un souvenir avec des émotions, des sentiments comme le bonheur, l'amour, la joie, la peine, sera plus difficile à retirer?
—Oui, Hercule, soupira-t-elle, comme si elle l'avait accompli et que cela lui avait coûté. Plus il y a d'intensité, plus il résistera. Cherchez ce que vous pouvez dire, authentique ou pas, à votre camarade pour que les mots s'ancrent avec force dans son esprit et dans son cœur. Prenez le temps. Quand l'un de vous est prêt, qu'il vienne murmurer à l'oreille de l'autre.
Sigrid se manifesta. Elle s'approcha de la Portugaise et lui souffla:
—Si je meurs avant toi, ma fortune te reviendra pour restaurer ton statut de princesse. Si tu ne veux pas redevenir une noble, tu pourras toujours utiliser l'argent pour créer ta propre équipe de Quidditch. Ou faire campagne pour être ministre de la Magie. Tout sera à toi.
À voir la tête ahurie que la jolie brune fit, la référente Urtica sut que Sigrid l'avait touchée. Hélas! La joie lui fut aussitôt retirée et elle fut incapable de répéter le murmure.
—À qui le tour?
—Moi.
Hercule était prêt. Il vint à quelques centimètres d'Eugénie. Elle fut la seule à l'entendre lui confier:
—Je vais créer la plus puissante baguette qui n'ait jamais existé. Elle sera pour… toi.
Elle réagit en poussant un énorme «ah!», le souffle coupé, stupéfaite. Non seulement le garçon comptait lui offrir le meilleur de lui-même, en y mettant tout son cœur, mais il venait de la tutoyer pour la première fois. Un coup double au cœur. Cependant, ce fut avec une assurance consommée qu'il nettoya sa confession, ne lui laissant l'occasion de jouir de sa victoire qu'une dizaine de secondes. Lorsqu'il demanda ce qu'il lui avait confié et avec quelle forme, mademoiselle Beauxbâtons demeura coite.
—Efficace, Hercule, félicita Elvira. Tu avais pourtant provoqué un authentique séisme émotionnel. Bien. Umbelina?
L'intéressée confia à Sigrid qu'elle comptait de devenir un Animagus dès le prochain été. La confidence ne perdura pas et elle fila au bout de la baguette. Le tour d'Eugénie arriva. Elle ignorait ce qui avait pu faire dire à Elvira que Hercule avait réussi l'exercice de façon plus magistrale que ses amies. Néanmoins, elle comptait surpasser le garçon parce qu'elle voulait arracher le souvenir de Lyna à l'esprit d'Alfred. Elle voulait le priver de l'amour, même si effacer un événement inconnu s'apparentait à un exercice hasardeux, périlleux. Elle murmura:
—Depuis le jour où tu m'as sauvé du Spongue, je suis amoureuse de toi.
Hercule recula. Il la dévisagea comme s'il venait de trouver la réponse à toutes les questions. Puis, ses yeux s'embuèrent et il pleura en silence, atteint au plus profond. Eugénie le laissa s'imprégner de l'aveu. Il pleurait et souriait en même temps. La jeune fille hésita à lever sa baguette parce qu'à lire les émotions le traversant, sans qu'il n'y comprenne quoi que ce soit, il ne la rejetait pas. Une immense boule s'installa dans le ventre de la jeune fille. Tout son être aspirait à cette reconnaissance, à cette conquête, à cette victoire impensable, insensée, illogique.
—Eugénie? Ta baguette… commença Elvira, voyant une larme couler sur la joue de l'élève.
Elle finit par dire, à regrets:
—Oubliette.
Elle ôta le souvenir, essuya sa larme et abaissa sa baguette. Le garçon se retrouva déboussolé, la peau sillonnée de liquide salé alors qu'il n'avait pas pleuré depuis l'arrestation de Waldo. Le plus incroyable et intolérable, c'était le silence de tous les protagonistes. La cervelle du garçon se remit en marche, analysa et comprit:
—Eugénie a réussi de manière spectaculaire, n'est-ce pas? Me faire pleurer est un exploit.
—Aucun souvenir?
—Pas le moindre.
L'Aloysienne se détourna de ses camarades.
—Dommage, souffla Eugénie.
—Belle réussite! Je suis ravie! Je vous fais remarquer que c'est la première fois que vous accomplissez le sort du premier coup, même si je soupçonne certaines d'avoir pris de l'avance en la matière.
Sigrid se concentra sur ses chaussures.
—Nous allons en rester là, pour aujourd'hui.
Peu après avoir quitté la Salle Blanche, Hercule délaissa ses amis pour se rendre à la bibliothèque. Là, il roula cinq parchemins, les cacheta et alla ensuite les déposer au courrier. En chemin, il ne cessa de se remémorer la conversation avec Jacques, une semaine plus tôt. Le Cracmol lui avait narré une partie de «chasse» au Laminak dans les Pyrénées, en compagnie de son père. Il n'était pas question d'abattage mais de capture pour alimenter l'élevage familial. Selon ses dires, connaître la créature était vital pour la réussite de la prise. Certaines devaient être approchées en silence ou, sous le vent ou avec des déguisements végétaux pour se fondre dans le paysage. Parfois, c'était presque impossible, car certaines espèces percevaient des rayons ou des couleurs invisibles du spectre de la lumière, comme les infrarouges. Les Acromentules, comme nombre de leurs congénères arachnides, percevaient les ultraviolets. D'après un écrit sur l'Afrique, le Nundu, ce léopard géant avec une crinière de piquants, était le plus redoutable des prédateurs. Son odorat, son ouïe, sa vue, sa capacité de perception des vibrations étaient hors normes. Une dentition monstrueuse, des griffes dignes d'armes forgées par des Gobelins et une haleine mortelle étaient ses points forts. Il fallait une centaine de sorciers pour parvenir à bout d'un adulte, soit bien plus de puissance magique que celle exigée pour neutraliser un dragon. Alors, le garçon avait pris toutes les précautions possibles.
Il entra chez le Sondeur, verrouilla la porte et se dirigea vers les isoloirs. Après avoir réglé le modèle réduit sur le degré de l'Afrique, il se recouvrit du Toutenbulle, de la tête aux pieds. Il enfila des chaussettes par-dessus ses chaussures. Ainsi, il diminuerait le son de ses pas et aucune odeur corporelle ne s'échapperait de lui. Son sortilège lui éviterait aussi de contracter les maladies dispersées par la gueule de cette créature. Enfin, il se couvrit avec la couverture de dissimulation. Il inspira un grand coup et déverrouilla la sécurité de l'auto miniature. En moins de deux secondes, il se retrouva dans la grotte fermée par les barreaux d'acier. La griffe était toujours en place, plantée à quelques pas de lui. Il esquissa un geste lorsque la bête bondit en face de lui, aux aguets, humant l'air, feulant. Le monstre poussa un cri terrifiant qui fit trembler les isoloirs. Les relents de son haleine se dispersèrent aux alentours. Hercule ne broncha pas d'un millimètre. La bête se calma et orienta ses oreilles. Le garçon suspendit sa respiration, priant que l'animal ne puisse pas percevoir les battements de son cœur, à plus de cent pulsations à la minute. Le Nundu se figea et lança sa patte en avant. Les griffes s'abattirent à quelques centimètres des pieds du garçon. Il se mit à frémir et à regretter sa folle tentative.
Le félin géant cracha et s'éloigna de quelques mètres. La griffe était toujours en place depuis la première visite mais hors de portée de sa main. Il murmura:
—Accio griffe.
La lame courbe de trente centimètres ne bougea pas. Hercule se rapprocha, pouce par pouce. Il s'accroupit et regarda autour de lui. Le léopard surdimensionné s'était posté à l'entrée de l'unique passage libre. Il était sur le point de quitter la grotte. Le garçon recouvrit sa cible avec l'étoffe de la couverture. Elle disparut. Le Nundu tourna la tête dans sa direction. Il ne changea pas d'attitude, mais son attention était focalisée sur le lieu précis où Hercule se trouvait. Il était figé. Le souci, c'est que la bête n'avait rien d'autre à faire. Il fallait une diversion, le temps que Hercule arrache la griffe.
«Une diversion… Oui!»
—Avis!
Des oiseaux apparurent près des barreaux d'acier et eurent l'imprudence de s'aventurer dans la tanière. Le Nundu se détendit d'un coup et déchiqueta tout ce qui volait.
—Diffindo!
L'ordre jaillit avec plus de force dans la voix que prévu. La roche dans laquelle la griffe était plantée, fut sectionnée. Le garçon tira sur la griffe, roula sur le côté, évitant le fauve venant d'accomplir un bond d'une dizaine de mètres sans élan. Toujours dissimulé, le garçon se rua dans l'isoloir et poussa l'automobile sans réfléchir. Il se retrouva dans la grotte de glace menant à la prison de Fengsel. Il poussa un ouf de soulagement. Il se mit enfin à gamberger. Le Toutenbulle l'avait protégé des miasmes du Nundu et sa contamination disparaîtrait avec un Finite. Néanmoins, la couverture de dissimulation, apposée par-dessus, avait été en contact avec les maladies et contaminée.
«J'ai bien une solution, mais c'est très risqué. Cependant, comme l'a dit Gervais Delacour, chaque degré a une utilité. J'ai un objectif: me servir du degré mortel pour pasteuriser la cape de dissimulation. Trois secondes devraient suffire.»
Il fit glisser la couverture sur le banc et l'étala. Puis, il se glissa dessous pour s'en servir de protection sommaire. Il régla l'automobile sur le numéro 29. Il déverrouilla la sécurité. Il compta jusqu'à deux et crut mourir, sentant ses os, sa cage thoracique être écrasés. Il hurla et poussa à nouveau. Virus, microbes et bactéries véhiculés par le léopard mortel furent anéantis par les conditions effroyables du monde infernal. Il positionna le cadran sur 0 et libéra le mécanisme. À présent, entre la griffe de Nundu, le crin d'Abraxan, la moustache de Bayours, il tenait trois cœurs possibles pour les baguettes.
1Viitor signifie «avenir» en roumain.
2Shinrai signifie «confiance» en japonais.
3Hortza(k) signifie «dent(s)» en basque.
