Sortilège 34: la disparition inexplicable
La vie de l'école s'écoulait comme un long fleuve tranquille. Elle était ponctuée par le travail personnel, collectif, les contrôles de connaissances, les exercices pratiques, les clubs, les entraînements de Quidditch et les inévitables petites histoires, les impondérables. Quelques jours après son arrivée à l'Académie, Orby s'était disputé avec Orpi. La prise de becs avait tourné au pugilat, en dépit des remontrances suivies d'avertissements du chef, Georges Feuillantine. Hercule avait dû se rendre en cuisine pour la première fois afin de rappeler aux deux elfes, leur rang et leurs tâches. Il avait indiqué à Orby qu'il servait l'Académie et non sa petite personne. Par sa faute, il était couvert de honte et c'était plus qu'il ne pouvait en supporter, dans les circonstances entachées d'un deuil. Penauds, les elfes s'étaient excusés, s'étaient rabibochés et avaient enregistré la leçon. Désormais, ils travaillaient de concert. Orby devenait elfe de l'école, au service de tous, jusqu'aux 17ans d'Hercule, âge où il atteindrait une majorité sorcière, assortie d'une éventuelle autonomie financière, si tout se passait bien pour lui. En parallèle, il avait changé une de ses habitudes. Elvira lui avait demandé de confier ses envois de courrier à madame Cacheton et de ne le mentionner sous aucun prétexte. Rose gérait pas mal de missions: elle passait des commandes auprès d'herboristes, d'apothicaires, de l'hôpital Bonpied, sans oublier les nouvelles données aux parents lorsque leur progéniture faisait face à des problèmes de santé. Une lettre ou un colis de plus passerait inaperçu dans la masse qu'elle logeait dans ses jupons.
Hercule avait reçu une réponse à son envoi des trois baguettes. Un détail lui avait soutiré un sourire: monsieur Delacour avait adressé la réponse à Jean Racine, pas à Rose ou à Elvira, ces personnes étant obligées d'ouvrir les rouleaux et d'en prendre connaissance avant de les lui transmettre. Le professeur de sciences l'avait retenu après le club du mercredi, avec ces mots:
—Van Betavende.
—Oui, Monsieur?
—Une lettre de la part de Gervais Delacour. Pour vous.
—Il a transité par… Je vois! Il mentionne des éléments que vous seul connaissez.
—Oui. Il a utilisé un terme à votre sujet que je partage à 100%.
—Lequel, Monsieur?
—Fou à lier.
—Oh…
—Filez, maudit garnement!
Le professeur croyait à peine ce qu'il disait. En réalité, il était admiratif. Le garçon s'était empressé de dévorer le courrier du fabricant de meubles:
«Cher Hercule,
Je dois avouer que j'ai perdu 50 Gallions à cause de vous. J'avais parié avec ma nièce, Mathilde, que vous réussiriez à relever le défi en deux mois. Elle avait supposé que vous y parviendriez en moins d'un mois. Je suis stupéfait par le soin, la qualité de vos sculptures et l'efficacité des baguettes produites. Vos premières impressions sur leurs qualités respectives sont similaires aux miennes. Votre capacité d'analyse, votre compréhension des essences de bois sont vraiment étonnantes. Je n'ose même pas parler de la prise de risque pour les réaliser. Ce Nundu me laisse penser que vous êtes fou à lier. Arracher cette griffe plantée dans la roche est un exploit inégalé, sachez-le! Vos productions sont excellentes mais cette baguette poignard, le camphre allié avec le cœur de léopard géant, c'est une arme à ne pas confier à n'importe quel mage. Je n'ai jamais été un brillant sorcier pour ce qui est des sortilèges d'attaque. Cependant, un Maxima Bombarda sur un énorme rocher s'est transformé en un glissement de terrain inattendu, de faible ampleur et heureusement sans conséquence. Elle va demeurer dans mon coffre personnel en attendant de trouver l'acquéreur au-dessus de tous soupçons. Puisqu'il y aura vente, il y aura rétribution. Et production.
Mon offre pour cet été tient toujours. En attendant, pour vous exercer, je peux vous faire parvenir d'autres essences exotiques permettant d'expérimenter. À vous de trouver des cœurs viables à insérer. N'hésitez pas à vous démarquer pour la forme, comme vous l'avez fait avec la baguette poignard. Nul doute qu'un aspect original sera essentiel pour conclure la vente.
Mon épouse, mes enfants et moi-même, nous vous présentons nos plus sincères condoléances et notre soutien affectif. Je le répète, nous serions très heureux de vous compter dans nos rangs chaleureux cet été.
Amicalement.
Gervais Delacour.»
Hercule avait lu ce courrier plusieurs fois, pour s'imprégner de sa chaleur. Il en avait fait de même avec la seconde lettre reçue de sa mère, via Elvira. Il n'avait pas appris grand-chose de neuf dans cette seconde missive depuis le drame. Sa mère filtrait tous les mots afin de s'assurer que rien ne puisse être exploitable par les Hollandais et leurs espions. Le ministère de la Magie belge étant noyauté, elle ne s'y était pas rendue pour y déposer une plainte officielle. Elle avait adressé un hibou au commandant Cielen, accusé nommément les Hollandais de meurtre, relaté les faits vérifiables dans le manoir de Bruges. Les Aurors belges étaient sur les dents tandis que leurs homologues hollandais se tournaient les pouces. L'acte de sabotage au local technique du réseau de cheminée ne pouvait pas être collé sur le dos des assassins, mais l'employé, Roger Van Roeland, avait été retrouvé dans un triste état, inconscient, ligoté dans la cave de son domicile. À son réveil, il pourrait peut-être témoigner. La situation périlleuse, vécue par sa mère, risquait de se prolonger. Au deuil s'ajoutaient l'injustice et l'incertitude.
Ce matin du 11 mars, l'ordre Gerbera se dirigeait vers le château, comme tous les autres jours, dimanche exclu sauf pour Hercule. À quelques mètres du perron, le Japonais fit une halte.
—Un souci, Shin? demanda Katarina.
—Vous entendez?
—Quoi donc?
—Il manque un son.
Ils tendirent l'oreille; seul le Belge comprit ce qui faisait défaut. Il détala comme un Jackalope et contourna la bâtisse. Il traversa le jardin à la française et se planta devant la fontaine Flamel. Elle ne fonctionnait plus. Plus une goutte d'eau ne jaillissait de la buse. Les autres enfants s'agglutinèrent autour, cherchant une explication.
—C'est peut-être bouché? tenta Umbelina.
Eugénie dégaina sa baguette et gratta avec l'extrémité.
—Non. Il n'y a pas de caillou, de boue ou de rouille. Je ne l'ai jamais vue à l'arrêt.
—C'est insensé! Avec les chutes de neige de cet hiver, les nappes phréatiques sont remplies à ras bord, nota Hercule. Il n'y a pas de machinerie compliquée. C'est une poussée mécanique. Ou…
—Magique? proposa Sigrid.
—C'est peut-être un nouveau symptôme? ajouta Shin.
—C'est une anomalie à signaler. Il va être temps de retourner voir le Sondeur. Seulement, j'aimerais que ce soit avec une solution.
—Qui se charge de le communiquer à monsieur Fontebrune?
—Je vais le faire, dit Hercule. Inutile d'envahir son bureau.
Les enfants partirent déjeuner tandis qu'Hercule allait rendre compte au directeur. Ce dernier voulut constater de visu, sollicita l'avis du concierge et finit par envoyer un hibou au Ministère. Puis, chacun se rendit à ses cours.
Cependant, lorsque 8h00 passa, les élèves de deuxième année Lonicera étaient encore dans leur couloir. Abraham Piedargile, fidèle à son habitude, arrivait toujours du Tunnel de Transportation, clopinait jusqu'à la fontaine, buvait un coup et rappliquait dare-dare pour 8h04 pétantes. L'échéance arriva et Abraham ne fit pas son apparition. Intrigués, les enfants finirent par entrer, deux minutes plus tard. Les élèves se postèrent aux fenêtres pour vérifier si le référent n'était pas tombé près de la fontaine.
—La fontaine!
—Elle ne marche plus!
—Ce n'est pas normal!
—Piedargile doit être chez Fontebrune pour faire ouvrir les vannes!
—Ou alors, il est tombé. Il ne tient pas la forme, ces derniers temps.
—Mais où est le professeur Dunne? s'étonna Fuchs.
—C'est vrai, ça! S'inquiéta Katarina.
Umbelina tomba en arrêt devant Valentine Clairdelune. La Suissesse, toujours enjouée, venait de relâcher un étrange Patronus en guise de prédiction. Une fiole avec une fumerolle rouge se dissipant.
—Je file chez Armand, décida-t-elle.
Deux minutes plus tard, elle toquait à la porte et entrait. Dune se trouvait dans la place.
—J'arrive dans quelques minutes, dit la femme. Abraham est absent. Dites à vos camarades de lire le chapitre 14 sur l'usage des runes dans les cérémonies funéraires.
Umbelina referma la porte et fut sur le point de repartir lorsqu'elle entendit la femme avouer au directeur:
—J'ai rêvé d'Abraham. À deux reprises. Vous connaissez la signification.
—Oui. En repartant, dites à monsieur Grossel de venir me voir.
—Entendu.
Umbelina ne put rester davantage et déguerpit avant que la porte ne soit ouverte. Elle alla donner les instructions de l'enseignante tout en se demandant ce que sa phrase voulait bien dire.
À peine sorti Place de Furstemberg, le directeur de Beauxbâtons sentit le poids des regards des Moldus. Pourtant, il ne portait pas de robe sorcière incongrue à leurs yeux –il détestait ce vêtement –mais un splendide costume trois pièces, taillé sur mesure. Il bifurqua dans une courette d'immeuble, contrôla que personne n'avait le nez à sa fenêtre et chercha ce qui clochait. Il avait enfilé une tenue blanche et elle attirait la curiosité. D'un geste de la main, le costume devint gris anthracite. Puis, il réfléchit. Il détestait l'idée d'aller s'enfoncer sous la terre dans le métro parisien et de devoir calculer son chemin avec les inévitables correspondances pour rejoindre l'avenue Foch, dans le 16e arrondissement. Il fit appel à sa mémoire de l'hôtel particulier où Abraham occupait les deux derniers étages. Il y avait l'entrée, la loge du concierge sur le côté, l'escalier au fond. Sous ce dernier, une porte donnait accès aux caves. Juste à côté, il y avait un cagibi où l'électricité arrivait et où les plombs étaient installés pour tout le bâtiment. Il se concentra et transplana. Il se retrouva à l'étroit dans le réduit. Il poussa la porte sans délai, car le compteur électrique se mit aussitôt à grésiller, perturbé par la magie du sorcier. Il emprunta l'escalier et atteignit le troisième étage, le dernier, abritant un duplex de 200 mètres carrés. Il tira la sonnette mécanique. Puis, il toqua à la porte et plaça son oreille contre le bois brut. Pas un mouvement, pas un son. Il poussa la porte, elle était verrouillée. Il lança un Alohomora informulé et la serrure se débloqua.
«Ce n'est pas normal. Cela ne devrait pas être aussi facile! Abraham lance des kyrielles de protection pour préserver ses trésors des voleurs.»
Il entra dans le vestibule et clama, assez fort:
—Abraham? C'est Armand! Tout va bien? Où êtes-vous?
Il passa la cuisine en revue et constata que tout était propre. Ça sentait un peu la javel, le parquet exhalait l'encaustique. Il n'y avait pas de poussière. Le ménage était récent. Aucune tasse dans l'évier, pas de trace d'un petit-déjeuner. Il emprunta le couloir et alla au fond, d'un pas pressé, dans la chambre de son ami, craignant qu'il n'ait été victime d'un malaise dans son sommeil. Il n'y était pas. Le lit n'était pas défait. Il s'empara de sa baguette et murmura:
—Hominum Revelio.
Le sort de détection de présence humaine revint bredouille. Il entra dans le dressing attenant à la chambre. Il manquait quelques costumes, des chemises et des robes sorcières, retirés aux cintres. Sa malle de voyage n'était plus à côté de l'étagère à chaussures. Il visita la salle de bain.
«Parti en voyage? Sans m'avertir? Eh bien alors, Abraham!»
Le nécessaire à barbe manquait et il y avait sûrement d'autres affaires de toilette en moins. Il revint dans la chambre et se positionna face à un miroir mural. Il prononça:
—Arcano Runes.1
Le tain se troubla. Armand passa à travers la vitre liquide et se retrouva dans l'antre du référent Lonicera. C'était une pièce aveugle, éclairée par quelques Feux Éternels, avec un fauteuil en cuir au socle mobile, placé au centre, permettant de tourner et d'admirer chaque recoin du musée. Il y avait un grand nombre de vitrines et de bibliothèques dans lesquelles Abraham recueillait, collectionnait et étudiait tous les ouvrages, les écrits, les objets comportant ou traitant des runes. Or, la pièce était vide comme si un ouragan avait tout emporté sur son passage. Par le passé, il était arrivé que Abraham, appelé pour affaire cessante, quitte l'Académie, boucle ses valises et parte au bout du monde parce que c'était le juge, la référence en la matière, le détenteur d'un savoir unique. Lorsque cela survenait, il avertissait toujours Armand. Alors? Pourquoi avait-il emmené l'intégralité de sa collection? D'ordinaire, il se constituait une petite banque d'informations en fonction du cas à traiter. Quel nouvel artefact avait bien pu exiger la totalité de sa base de connaissances?
Puisqu'il n'y avait plus rien, Armand quitta la pièce et explora l'étage où son ami avait aménagé deux chambres dotées de cabinets de douche. Il s'arrêta à la bibliothèque où tout semblait en place. Puis, il redescendit et refit un autre tour dans le salon qui était l'endroit préféré de son cher référent. Il y avait une incertitude qui le taraudait. Rien n'était en désordre, tout était à sa place. Il erra quelques minutes de plus, puis décida de quitter l'appartement. Abraham serait peut-être de retour à l'Académie, entre-temps. Ou alors, il aurait envoyé un hibou en se fendant de plates excuses pour sa légèreté. Il referma la porte d'entrée, l'esprit agité par le conflit, et transplana jusqu'à la fontaine Wallace de la place de Furstemberg. Les lianes l'enveloppèrent aussitôt et il disparut sous terre.
«Lorsque le Fléreur n'est pas là, les Doxys dansent!» dit un proverbe sorcier, suite à la découverte d'une surpopulation de nuisibles dans des tentures par Childéric Calembour, un mage des mots. Armand ayant quitté l'Académie pour partir à la recherche du référent Lonicera et ayant confié les clés du domaine à Sébastien Grossel, Gerbera souhaitait profiter de la pause déjeuner pour effectuer le contrôle mensuel des prophéties de Claire Obscur. La divinatrice venait de s'installer à table. Elle était occupée pour au moins trente minutes avant de retourner dans l'observatoire. Katarina faisait le guet dans le couloir tandis qu'Eugénie s'occupait de ses devoirs dans la salle. Sigrid et Hercule s'apprêtaient à ouvrir le coffre de rangement des télescopes.
—Cistem Aperio.
L'ordre de l'héritière des Flamel échoua.
—Zut! J'ai raté quelque chose? Essaie, toi!
Hercule exécuta le sort, sans succès.
—Armand sait pour le tunnel de sortie. Il est bien possible qu'il ait mis en place une sécurité automatique en son absence.
—Comme un Hominum Revelio centré sur sa personne et s'activant en son absence?
—Oui. Mais il existe toujours une clé cachée.
Il agita sa baguette en prononçant:
—Nunquam sine me.2
Le coffre se débloqua.
—Hé hé! Merci à ma mémoire. Allons-y!
Les enfants descendirent sans traîner, allumèrent leurs baguettes et inspectèrent les travées. Il n'y avait aucune prophétie bleue. Puis, ils se dirigèrent vers les années à venir. Ils tombèrent sur une fiole qui «vibrait».
—Qu'est-ce que c'est? Pourquoi s'agite-t-elle?
—Sigrid, regardez son code!
—19600630. Eh bien? Non… Ce n'est pas…
—Si. La retraite d'Armand.
Soudain, l'agitation retomba et la fumerolle rouge s'évanouit sous les yeux des deux témoins.
—C'est pas vrai! Prends-la!
—Elle a totalement disparu.
Le garçon l'enfouit dans sa poche. Ils contrôlèrent le reste des étagères. Il n'y avait eu aucun ajout. La fin des prédictions de Claire s'achevaient toujours avec l'ultime prophétie, le 28 juillet 2061. Ils remontèrent dans l'observatoire, sans s'attarder davantage. Tout fut remis en place. Eugénie nota leur drôle d'expression:
—Vous avez vu le fantôme de Mysterio Flamingo? Vous êtes pâles!
—Vous ne croyez pas si bien dire. Nous venons de trouver ça!
Il montra la fiole.
—C'est vide. Et?
—C'était plein. Ça a disparu devant nous!
—Qu'y avait-il à l'intérieur?
—La prédiction du départ en retraite d'Armand.
Les enfants vérifièrent que tout était en ordre et partirent déjeuner en essayant de ne pas laisser transparaître leur trouble. Quelques minutes plus tard, le directeur fit enfin son apparition. Il était seul et ses traits étaient crispés.
Après un repas frugal –il avait l'appétit coupé –, Armand s'était fendu d'un parchemin à l'intention du référent Lonicera, le conjurant de donner des nouvelles. Les hiboux postaux trouvaient toujours leur destinataire. Le lendemain matin, il n'y avait pas de réponse. Si Abraham s'était embarqué pour l'Amérique ou pour l'Afrique, il faudrait des jours avant d'obtenir une réponse. Sans cesser de regarder dans la direction de la Cabane Enchantée, le sorcier se laissait envahir par un sentiment effroyable. Il imaginait le pire, c'était plus fort que lui. Peu avant midi, il n'y tint plus et se rendit au premier étage, là où Jean Racine faisait cours. Il ouvrit la porte sans avoir frappé et avoir été invité:
—Monsieur le directeur? Un souci?
—Puis-je vous emprunter Van Betavende?
—Bien sûr. Hercule, s'il te plaît.
—Oui, Monsieur.
Le Belge, inquiet, ramassa encre, plume et rouleaux remplis de calculs. Il mit sa cape sur ses épaules et quitta la classe en compagnie d'Armand.
—Voyons… Où se trouve Elvira?
—En Salle Blanche, avec les élèves de deuxième année de Lonicera.
—Ah merci! Allons-y.
Cette fois-ci, Armand patienta jusqu'à 12h00. Il ne tenait pas à recevoir un sort par mégarde, en faisant irruption dans «l'arène».
—Elvira?
—Oui, Armand?
—Pouvez-vous nous accompagner dans mon bureau?
—Bien sûr. Hercule? Tout va bien?
—Ça va, Professeur, répondit le garçon en haussant les sourcils en signe d'incompréhension.
Une fois que le trio fut réfugié dans l'antre du directeur, l'homme lança une série de sortilèges sur la porte et para son espace personnel d'un dôme bleuté similaire à celui, permanent, de la salle d'entraînement.
—Pas de nouvelles d'Abraham?
—Aucune. Justement, je vous ai convoqué de manière cavalière pour cette raison. J'ai… une mission à confier à Van Betavende.
—Monsieur?
—Je veux tenter une expérience. Elvira, à quand remonte votre dernière visite chez Abraham?
—Dimanche après-midi.
—Votre souvenir des lieux est plus récent que le mien si l'on excepte ma visite d'hier. J'ai… la drôle de sensation d'être passé à côté d'un détail, que tout ceci ressemble à une mise en scène très soignée, qu'on veut nous faire croire qu'il est parti en voyage mais qu'il n'en est rien.
—Je comprends ce sentiment.
—Van Betavende, je voudrais que vous exécutiez un Legilimens sur moi et sur Elvira. Afin que vous plongiez dans nos souvenirs et que vous dressiez un comparatif sur ce qui a changé entre dimanche et hier dans l'appartement de monsieur Piedargile. Vous vous sentez capable d'une telle tâche? Si vous échouez, ce qui est probable, car nos esprits sont entraînés à résister aux incursions, ce n'est pas grave. Elvira, vous êtes d'accord?
—Oui. Hercule, je suis convaincue que même si tu entraperçois une demi-seconde nos pensées, cela te suffira.
Le garçon fut touché par la confiance des enseignants. Il risquait de capter d'autres souvenirs s'il s'y prenait mal. Il suggéra:
—Professeur, si j'utilise votre baguette…
—Très judicieux, Hercule! Bien sûr! Mon esprit ne se méfiera pas.
—Tenez, mon garçon! Prenez la mienne et commencez par moi. Je me concentre.
Le garçon pointa le directeur et lança:
—Legilimens.
Les flashs se succédèrent à une vitesse folle. Trop pour un sorcier lambda. Pas pour le Belge qui rendit aussitôt la baguette de châtaignier.
—Alors?
—J'ai la vision des différentes pièces.
—À mon tour. Vas-y!
Lorsqu'il s'empara de la baguette de la référente, la sensation fut glaciale, comme si elle avait déjà assené des sorts noirs. Il se hâta d'opérer son incursion dans l'esprit de la professeure afin de lui rendre sa création au plus vite. Il mémorisa l'après-midi d'Elvira chez Abraham. Ensuite, il superposa les scènes afin de déterminer ce qui variait dans les clichés mentaux. Lorsqu'il eut achevé ce travail, à l'aide de ses petites cellules grises, tout s'emboîta et il ressentit un lien entre les visions extraites, une concordance entre les deux extractions produites. Il chassa ce ressenti et se concentra.
—La pièce secrète. Le musée du professeur a été vidé. Il y avait une quantité de documents dont la plupart étaient dans un état exigeant des précautions avant manipulation. Le roseau gravé de runes est très fragile. C'est une pièce maîtresse, cela se voit à cause de la disposition de l'éclairage qui le met en valeur. La cuisine. Une théière est sortie avec deux tasses. Une boîte en fer blanc est ouverte. Le salon. Les étagères. Les livres sont en place. Ils sont identiques. Les meubles n'ont pas été déplacés sauf la desserte en rotin. Il y a un flacon d'Armagnac des Vieilles Forges ouvert et un seul verre. La chambre. Difficile. La commode est fermée. Je n'ai pas d'image du dressing, ni de la salle de bain chez vous, Madame.
—Les bibelots, tous les objets sont-ils en place? Dans la chambre, le salon?
—Oui. Pas de différence.
—Un seul verre pour l'Armagnac?
—Oui, Monsieur.
—Abraham ne vous a pas accompagnée, Elvira?
—Il me semble que si.
—Il y a la coupe sur la desserte, Monsieur.
—Ah! Par contre, la coupe manque, dans ma vision?
—Non, Monsieur. Elle est en place sur la desserte, à côté de la bouteille d'Armagnac. Pas exactement à la même place, mais elle s'y trouve.
—Comment? Attendez…
Armand fit l'effort de revoir sa visite de la veille. La coupe d'Abraham était restée sur la desserte, près de l'alcool. Le référent Lonicera la posait toujours à cet endroit avant de la prendre, dès qu'il quittait son appartement. Il ne serait jamais parti en voyage sans son gobelet de bois. Jamais.
—Merci, Van Betavende. Elvira. Je… je vous laisse aller déjeuner. Il est encore temps de rejoindre votre club, mon garçon? Je… je dois écrire.
—Armand?
—Merci à vous deux. Encore bravo, Van Betavende!
Il les congédia sans un mot d'explication et avec la même rapidité qu'il les avait contraints à le suivre. Une fois dans le couloir, le tandem enseignant-élève ne sut que penser. Elvira fit la supposition la plus logique:
—Si tu as vu son gobelet dans l'appartement, c'est qu'il y a une anomalie. Je n'ai jamais vu Abraham boire dans autre chose que cette babiole.
—Il est enchanté?
—Je ne crois pas. Je pense que mon confrère est un peu maniaque ou superstitieux. Mais, après tout, il est peut-être ensorcelé.
—Un sortilège de purification, pour ne jamais risquer d'avaler une potion d'envoûtement ou un breuvage empoisonné?
—Possible.
Dans le bureau, le directeur n'était pas sur le point d'écrire mais en train de se vêtir chaudement. Une fois capé, il se dirigea vers sa cheminée et réclama un voyage pour le ministère de la Magie.
Hercule était allé déjeuner avec ses amis mais au restaurant, pas au club de sciences déjà bien avancé. La séance produite avec Armand valait bien deux heures de torture mentale avec Elvira. Il était pris d'une irrésistible envie de dormir. Comment allait-il jouer au Cecrabebleu, cet après-midi, si le sommeil le gagnait? Il se força à marcher dans le jardin pour se réveiller. Inévitablement, il parvint à la fontaine Flamel, à sec depuis la veille. Il dégagea la neige tombée dans la nuit et s'assit sur un banc. Il soupira et se pencha en avant. Son regard se perdit dans les scintillements des cristaux de neige. Il pensa à son père qui avait donné sa vie pour sauver celle de sa mère. Il songea au crime impuni des Hollandais. Il vit défiler le visage de Rosier et de ses admirateurs, se relayant pour surveiller les casiers et détourner ce que Hercule pourrait y entreposer ou y recevoir. Hier, il avait même proposé à ses camarades de réaliser une fausse lettre pour compromettre leurs sources d'information. Sigrid avait estimé que c'était un jeu dangereux et qu'il valait mieux les laisser croire qu'il ignorait tout de leurs manœuvres.
À dire vrai, il lui était incapable d'inventer quoi que ce soit, tant son imaginaire était au point mort. Les idées folles, c'était le rayon d'Eugénie. Son amie avait réussi sa production d'huile essentielle de safran et avait envoyé un bidon scellé à son apothicaire parisien. En retour, elle avait reçu une bourse contenant une somme considérable. Bien plus de Gallions que dans toute son existence. Hercule la revoyait sourire, comme si elle avait enfin mis de côté ses projets de vengeance contre son père. Rien n'était moins sûr.
Soudain, le Belge ressentit une présence à ses côtés. Il leva les yeux et découvrit Ursula Waldmeister.
—Professeur?
—Bonchour Hercule. Che te cherchais. Ch'ai un cadeau pour toi. Une plume de Coquezigrue.
Elle lui tendit le fruit de sa récolte. Le garçon la remercia et s'inquiéta:
—Elle est malade?
—Pas du tout. Z'est chuste rare qu'elle perde une plume. Che crois zavoir que tu réalises des obchets machiques. Tu zais qu'il y a très longtemps que l'Académie n'a pas formé un zorcier capable de fabriquer des baguettes. Z'est parze que nous n'afons plus de profezzeur pour animer les cours de la CHAZZE Enchant'art.
—On m'a dit que c'est un talent rare.
—Et z'est vrai. Zi tu feux, tu peux prélefer du bois dans la zerre. Che t'indiquerai quelles ezpèzes ont été habitées par les Botrucs. Ch'ai taillé, il y a un mois et che n'ai rien cheté.
—J'imagine qu'il s'agit de morceaux d'arbustes?
—Oui. Pas très épais. Pas fazile de glizzer une inzerzion machique dedans.
—C'est un vrai défi et j'aime les relever.
—Zinon, tu zais, ch'ai appris ze qui est arrivé.
Hercule secoua la tête.
—Ch'ai perdu mon père lorzque ch'avais ton âche. Il était Auror. Z'est très rézent, la douleur est forte mais che fois que tu es bien plus couracheux que che ne l'étais. Che n'ai pas guéri auzzi fite que ta main.
—J'ignorais, Professeur, que vous aviez subi un drame analogue. Pourquoi parlez-vous de ma main?
—Tu te rappelles quand le Hortza t'a léché avec za langue qui déchire la peau?
—Oui, c'est un souvenir inoubliable.
—Ta main a été blezzée, mais il n'y afait plus rien quand tu m'as aidée à conztruire la cabane des Laiséons.
—C'est juste, Professeur. Monsieur Sallaberry avait raison. Il y a dans leur salive une substance guérisseuse. La professeure Fordecafé pourrait être intéressée par une application?
—Z'est pozzible. Ach! Che regrette qu'on ne puizze pas en avoir un! Ze zerait très intérezzant. Ch'en parlerai quand même à ma conzoeur. Pazze quand tu feux à la zerre, pour le bois.
—Je vais venir avant ce soir. J'aimerais bien trouver un morceau de cédrat. Merci pour la plume!
—Che t'en prie.
Ursula, vêtue de sa robe en fourrure de lapin multicolore, chaussée de bottes à poils longs, reprit sa route vers le château. Hercule soupira d'aise en admirant la plume colorée de la Coquecigrue. Elle provenait de la queue, la plus belle partie de l'animal. Il imagina quelle alliance il pourrait concocter avec un bois d'agrumes comme le cédrat. Il s'empara d'un sachet de papier dans son sac et y glissa la plume. Puis, il la ressortit et la passa sur le revers de sa main gauche. Il répéta l'opération du côté droit. Il trouva que la sensation de douceur était plus forte à gauche.
«C'est à cet endroit que la peau a été régénérée par les léchouilles du Hortza. Quelle créature fascin…»
Il cessa ses élucubrations mentales et s'écria:
—Nom d'un Chartier poli! Pourquoi n'y as-tu pas songé avant, Van Betavende? Pourquoi ne parviens-tu pas à détecter ce qui est d'une évidence limpide? J'enrage!
Il se redressa. Il fallait qu'il partage sa découverte et qu'il mette au point un plan infaillible.
En dépit de son inquiétude et de son assistance, Armand n'avait pas réussi à convaincre Guillaume de Franjac qu'Abraham était en danger de mort. Le commandant ne pouvait pas ouvrir une enquête et ce, pour une simple raison: monsieur Piedargile était parti en voyage, comme cela lui arrivait souvent. Certes, son attitude désinvolte n'était pas coutumière. Armand l'avait supplié de vérifier si Abraham avait emporté sa coupe en bois –il connaissait la réponse–. S'il n'avait pas pris sa coupe, véritable marotte qu'il utilisait dès qu'il s'agissait de boire, même du champagne –un sacrilège! –, ce serait la preuve d'un enlèvement. De Franjac avait rétorqué qu'Abraham, un homme capable de mettre une escouade d'Aurors hors-service en moins d'une minute, un sorcier dont les faits d'armes remplissaient les livres scolaires et le manuel d'entraînement de sa compagnie, n'avait pas besoin d'une coupe. Armand était arrivé à Paris angoissé et avait quitté le ministère furieux.
Le soir, à l'heure du dîner, le directeur s'était levé, le visage fermé et avait réclamé le silence d'un ton glacial.
—Votre professeur, monsieur Piedargile, ne s'est pas manifesté depuis hier. Ses cours vont se poursuivre avec madame Dunne qui assurera désormais l'enseignement, même si Abraham revient entre-temps. La passation étant bien éprouvée, j'entérine cette décision dès ce soir. Je vous annonce aussi la nomination effective de madame Bonnelangue au poste de référente Lonicera. Les tenants du chèvrefeuille, vous devrez désormais vous adresser à elle. J'ai demandé l'aide du bureau des Aurors, car votre professeur n'a pas donné de nouvelles, ce qui ne lui ressemble pas. Hélas, le commandant ne partage pas mon inquiétude. C'est tout. Merci.
Il s'était assis sur sa chaise, était demeuré immobile face à ses couverts et son assiette vide, incapable d'extérioriser sa fureur. Sa réaction de colère froide n'avait pas échappé à Hercule. L'enquêteur en herbe avait lu le renversement de situation dans l'esprit d'Armand au moment où la coupe avait été mentionnée. Un détail pour n'importe qui, mais pas pour le directeur. Aux yeux du Belge, cela faisait toute la différence. Néanmoins, le garçon pensait que résoudre son problème était bien plus urgent. Il avait tourné la bague de sa montre pour convoquer l'ordre Gerbera.
—Répète tout ça lentement, s'il te plaît. Pour voir si nous avons bien compris.
La demande émanait de Sigrid. Elle prenait ce ton raisonnable, presque condescendant quand elle s'opposait aux idées farfelues d'Eugénie. Sauf que ce soir, la proposition dingue sortait de la cervelle d'Hercule.
—Purée de patate! Même moi, je n'aurais pas imaginé un truc pareil! C'est confirmé: je t'ai contaminé.
—Hercule, je te rappelle que l'année dernière, tu ne tenais pas sur un balai si tu n'avais pas ta baguette en main. Voler sur un balai avec une seule main, je l'ai déjà fait, ce n'est pas une sinécure. Mais pour chevaucher un Abraxan, il te faudra tes deux mains.
—C'est un élément qui pose problème, j'en conviens, Umbeijo. Pour me rendre dans la ferme de monsieur Sallaberry, je n'ai pas le choix. Je suis incapable de manœuvrer un balai sans ma baguette et encore, je ne parle que de m'élever du sol. Non, je dois prendre un Abraxan, sans m'encombrer du carrosse, parce que je dois juste ramener le Hortza.
—Pourquoi tu ne demandes pas une fiole de bave?
—Sigrid, rien n'indique que la substance guérisseuse reste active hors de la gueule de l'animal. Je n'ai aucune idée de la quantité nécessaire.
—Non mais franchement! Ton plan, c'est de ramener cette bestiole, ici, avec les élèves en liberté, voire complètement délurés le jour du 1er avril, aller dans le degré 220, demander au Sondeur de se faire racler la main par la-dite créature capable de dévorer des intrus. Ah! J'ai oublié: t'introduire chez le fermier et lui barboter un gros tas, là, sans lui demander son avis! Tu es fou à lier. C'est Eugénie qui te le dit!
Hercule se gratta la tête et se demanda comment il pouvait tout mettre en œuvre. Il était sûr et certain que cela marcherait. Shin ajouta sa touche:
—De nous tous, vous êtes le seul à avoir découvert ce Hortza.
—Ah oui, Hortza, désolée, se rattrapa Eugénie.
—Ensuite, il vous faut un accompagnant. À deux sur un balai, c'est jouable. Avec un chargement, cela se complique. Si le Hortza se débat dans le sac de transport, on va droit à la catastrophe. Même en fabriquant un balai-tandem comme l'a évoqué Eugénie! Donc, on en revient au cheval ailé. On peut installer une cage sur le dos d'un Abraxan et grimper dessus à deux. Un conducteur et vous qui calmez la créature. Le souci, c'est qu'il n'y a que Eugénie qui sache faire et le 1er avril, elle ne peut pas. Moi, je serai incapable, j'ai une déveine patente avec toutes les créatures. Sigrid et Katarina ne savent pas voler en balai parce que, si ça tourne mal, un balai de secours, c'est votre unique chance de vous en tirer vivant. Il ne reste que Umbelina pour conduire l'animal.
—Un balai, ça me connaît mais un Abraxan, je n'ai jamais fait. Refaire le coup du ski joëring pour que je m'entraîne, risque de ne pas suffire. Désolée.
Le garçon se renfrogna. Il espérait voir naître l'embryon d'un plan, d'une solution, en débattant avec ses amis.
—Pourquoi ne pas solliciter de l'aide? proposa Sigrid.
—C'est-à-dire?
—Une aide extérieure.
—Mais qui? demanda le garçon.
—C'est logique. Tu vas trouver, dit-elle avec un petit sourire malicieux.
—Je ne vois pas. Il faudrait une personne sachant voler, capable de se rendre chez monsieur Sallaberry, le convaincre et m'aider à emmener le Hortza. Il faudrait aussi qu'elle soit au courant de la maladie du Sondeur, voire qu'elle sache qu'on peut le trouver dans les degrés de la salle… Oh! Par Flamel! Mais est-ce que cette personne va accepter?
—Il n'y a qu'une seule façon pour le savoir.
Plan et solution. L'objectif de la réunion était atteint.
1Les runes sont le secret.
2Armand avait donné ce mot de passe à Hercule pour ouvrir la salle du Sondeur.
