Sortilège 36: la ferme des Boulanger
Eugénie logeait tous ses biens personnels dans sa chambre. «Loger» était le verbe adéquat, car l'espace accordé dans le pavillon Aloysia, n'avait pas été conçu pour servir de demeure permanente. Elle n'imaginait même pas à quoi un trou à rat de Lonicera aurait pu ressembler après son déménagement! L'aspect positif du capharnaüm, c'est qu'il entraînait la multiplication de cachettes pour son or sorcier gagné avec le Gerbera et son activité de distillation et de parfumerie. Sa voisine, Rostand de Hautefeuille, était une peste finie, cupide, assoiffée de pouvoir qui n'hésitait pas à acheter les amitiés ou le silence. Eugénie s'en méfiait à juste titre.
Les enfants, après avoir rendu visite à Hercule qui avait repris connaissance, étaient allés dîner et chiper des denrées pour leur camarade demeuré seul à l'infirmerie. La jeune fille avait craint pour la vie du Belge. Il y avait une telle quantité de sang dans la neige! Elle s'était retrouvée seule pour gérer cette urgence, sans le quatrième ordre, sans l'aide d'autres élèves et elle avait surmonté l'épreuve avec brio. Mieux: elle lui avait sauvé la vie. Elle était à égalité avec le garçon.
Assise sur son lit, elle avisa son sac et fouilla, en tâtonnant, à la recherche de son couteau magique. Elle sentit le cuir du fourreau subtilisé dans la Cabane Enchantée. Elle s'en empara, dégaina l'arme et l'admira. Sa possession lui procurait toujours ce sentiment de plénitude. Elle se mit à parler à la «boussole de vérité».
—Est-ce que je parle du livret militaire à Hercule?
Le couteau désapprouva.
—Mais pourquoi? Pourquoi démontrer que mon père est un menteur, ne doit pas être révélé? Mon père va se venger si je le dénonce?
L'arme s'illumina.
—Nom d'un petit Gnome! C'est… il va détruire d'autres preuves, tout ce qu'il y a dans le bureau caché.
L'intensité ne diminua pas.
—Mais pourquoi le partage avec mon ami Hercule n'est pas approuvé? Est-ce parce que je dois apprendre à me débrouiller sans son aide?
L'objet magique ne s'éteignit pas. Entre toutes les voies possibles pour son futur, celle de la débrouillardise était la plus conseillée. S'il prenait l'envie à son père de faire de sa vie un enfer, devenant plus tyrannique que jamais, elle mettrait un terme à sa scolarité et fuirait Beauxbâtons. Elle n'aurait plus le Gerbera pour rattraper ses bourdes ou ses lacunes. La lame Hope lui prodiguait le meilleur conseil. Hercule n'avait-il pas approuvé ses efforts d'organisation? N'était-il pas le premier à respecter son désir de discrétion, quitte à se mettre en porte-à-faux avec les autres membres de Gerbera?
—Entendu. Je garde ces secrets pour moi. Il faut juste que je trouve un moyen de les mettre en sécurité.
Elle prit alors le temps de s'installer derrière son petit bureau, fit un peu de place et rédigea une lettre à l'attention de Gervais Delacour. Elle demanda un devis pour une valisette à sortilège d'extension qu'elle pourrait ouvrir à l'aide du mot de passe «Mono o Iraklis», le même utilisé pour son calendrier dodécaèdre. En multipliant les différents sésames, sa mémoire d'oiseau finirait par saturer et omettre une clé vitale. Il fallait que le contenant puisse accueillir le fruit de son travail d'enquêtrice, mais aussi quelques vêtements et affaires de toilette. Au cas où…
Elle se rendit à la Cabane Enchantée pour poster sa missive juste avant que les sécurités du pavillon ne se déclenchent. De retour dans sa chambre, elle songea à l'été à venir. Umbelina rejoindrait les Pimentines d'Espelette, durant deux mois, pour apprendre, innover et transmettre. Monsieur Flamel semblait disposé à accueillir une nouvelle fois Sigrid. Shin allait enfin revoir son père à Versailles, même si les négociations sur l'issue de la guerre mondiale n'étaient pas closes. Katarina se rendrait chez sa mère, près de Paris. Même Hercule, pourtant privé de parents et de domicile, avait l'opportunité de passer deux mois d'été chez les Delacour.
Et elle? Qu'avait-elle? Rien! Son père l'avait cadenassée, enchaînée à l'Académie en la privant de sa famille maternelle et même paternelle! Elle savait qu'elle avait une tante et des grands-parents dont elle ignorait tout parce que sa brute épaisse de père s'était fâchée avec eux. Il avait interdit tout contact. La fouille, visant à collecter des informations sur sa mère, ne lui avait pas permis de tomber sur d'autres éléments familiaux, comme une adresse ou une photo ou un plan, un artefact familial. Rien! La seule chose que son Médicomage de père conservait précieusement, c'étaient ses fichus dossiers de patients.
—Bon sang! Eugénie, mais tu es une gourde en peau de Moke! Tu n'as pas fouillé dans les dossiers des élèves!
Elle s'empara de sa montre à gousset: il était 22h01.
—Zut! Trop tard pour sortir! Je viens de rater une occasion en or!
Elle décida de se lever très tôt, de façon à passer la protection runique dès 6h00. Ensuite, avec un peu de chance, ni Rose, ni son père ne seraient de retour avant 7h00, heure d'ouverture du restaurant pour le service du petit-déjeuner. Il y avait plus de sept cents dossiers, c'était une tâche énorme. Il pouvait avoir dissimulé des informations n'importe où. Il fallait qu'elle trouve. Il fallait fuir Beauxbâtons.
Telle une athlète, l'héritière du domaine, muscles tendus, égrenait les secondes. À 6h00, elle jaillit du pavillon et courut droit vers le château. Elle enfila le couloir à vive allure, dérapa pour prendre un virage, s'engouffra dans l'infirmerie et ouvrit la porte du bureau de son père. Il était vide. Elle se jeta sur les tiroirs à suspension où les dossiers médicaux étaient rangés. C'était fermé. Elle tenta les sortilèges classiques, mais ils échouèrent. Son ramdam tira Hercule du sommeil. Le garçon, l'air hagard, se présenta dans l'encadrement de la porte du bureau, les cheveux en bataille.
—Eugénie? Bonjour. Quel Billywig vous a piquée?
—J'ai eu une révélation.
—Chercher des informations dans les dossiers des élèves?
—Oui. Il a pu planquer des éléments secrets ici. Mais je ne parviens pas à ouvrir.
—Eh bien, je suppose que votre père aura fait simple. Un mot de passe qu'il ne puisse pas oublier. Sa mémoire n'est pas son point fort. Essayez des prénoms.
—D'accord. Eugénie. Alfred. Lyna. Zut! Crotte de Bayours!
—Euh… Hier, vous êtes allée dans l'appartement?
—Oui. Mais bien sûr! Il met le même mot de passe, partout. C'était quoi, déjà? Euh… Ah oui! Fléchisseur ulnaire du carpe.
Les serrures se déverrouillèrent.
—Voulez-vous que je fasse le guet? J'imagine que tout le personnel ne devrait pas tarder à revenir.
—Tu veux bien?
—Naturellement.
—Tu vas mieux? Ta tête?
—L'onguent a été efficace. J'ai moins mal. Si vous n'étiez pas arrivée à temps…
—Tu ne me dois plus rien. Une vie sauvée. On est à égalité.
—Je suis d'accord avec vous.
Eugénie poussa l'intégralité des chemises suspendues pour vérifier si Alfred n'avait pas dissimulé des documents au fond des tiroirs. Il n'y avait rien. Alors, elle fit défiler les noms des patients. Au bout de cinq minutes, elle poussa à un long soupir. Elle n'en était qu'à la lettre A. Puis, elle eut une idée et ouvrit son propre dossier. À Beauxbâtons, elle découvrit une fiche au nom d'Eugénie, une à celui d'Alfred et une troisième libellée Éliane. Elle la sortit et la déchiffra. Éliane Beauxbâtons était née en 1878 et habitait à Orlu dans l'Ariège. Il n'y avait aucune photographie, mais dans la colonne des maladies et accidents, il était inscrit «prévenir en cas de décès d'Alfred Beauxbâtons».
—Eugénie! avertit Hercule.
Elle eut du mal à mémoriser l'adresse complète, car le nom du chemin avait des sonorités locales.
–Éliane à Orlu! Éliane à Orlu! martela-t-elle.
—Ils arrivent!
—Zut!
Elle referma tous les tiroirs et le verrouillage se déclencha.
—Venez!
Hercule l'entraîna dans le dortoir des malades, lui indiqua de se cacher sous un lit libre et la couvrit avec la couverture de dissimulation. Puis, il alla se glisser sous ses draps. Sa tête «tambourinait» à cause du sang affluant en masse dans le crâne. Il se sentit affaibli. Rose entra dans la pièce et fut surprise de le découvrir. Puis, elle se contenta de lâcher en soupirant et en haussant les épaules:
—Encore toi…
Les mercredis matin étaient consacrés au vol sur balai ou au travail à la bibliothèque. Wilfried Laflèche avait chargé Rosa Fuchs de prévenir l'ensemble des élèves inscrits au cours qu'il aurait une trentaine de minutes de retard et que durant ce laps de temps, les étudiants étaient autorisés à évoluer dans les airs sans commettre d'imprudence. Armand souhaitait lui parler. Lorsqu'il entra chez le directeur, il comprit que la discussion n'aurait pas lieu en tête-à-tête. Agathe et Elvira l'avaient précédé.
—Bonjour, mesdames. Comment allez-vous, après ce bref intermède?
—Bien, répondit Agathe. Où étiez-vous, Wilfried?
—Avec Gabriella, nous étions invités chez les Fellini. Et vous?
—À Paris, chez moi, coupa Elvira. Nous sommes allés voir la pièce de théâtre «La Fée d'Alsace», avec la tragédienne moldue nommée Sarah Bernhardt. L'actrice, qui a été amputée il y a quelques années, joue assise. Elle est incroyable. Ensuite, nous sommes allées à un spectacle de cabaret. Nous avons passé d'excellents moments. Et vous, Armand?
—J'ai… utilisé ce temps pour… réfléchir.
Sa voix était brisée, tremblante.
—Et? fit Wilfried.
—Les Aurors français ont fait de leur mieux, je pense. Toutefois, je suis persuadé que mon ami Abraham n'est plus en France. Les Aurors ne peuvent plus rien. Alors, je vais partir à sa recherche.
—Quand?
—Demain, Elvira. Je le chercherai aussi longtemps que nécessaire. C'est mon ami. Je ne peux pas le laisser tomber. Mon absence a été notifiée au ministre de la Magie. J'ai toute latitude pour nommer mon remplaçant temporaire sachant que si je ne suis pas de retour avant le 17 septembre 1919, cet automne, la nomination sera définitive. Wilfried, vous êtes jeune, efficace, mais je préfère nommer une personne référente depuis plus longtemps, capable de défendre l'école, ses élèves et ses intérêts.
—Il n'y a pas le moindre souci, Monsieur. Je suis très bien à ma place.
—Vous excellez à ce poste, je vous le confirme.
Armand se tourna vers Agathe. Venant à peine d'être titularisée au poste de référent, elle s'attendit à ce que la responsabilité de la direction échoit à sa consœur.
—Vous êtes la nouvelle directrice de l'Académie. Vous avez toutes les qualités requises.
—Mais Armand, Elvira a bien plus d'ancienneté, de compétences.
—Si Elvira était promue directrice, il me faudrait trouver un ou une remplaçante pour les maléfices, enchantements, sortilèges, les cours de Legilimancie, d'Occlumancie, l'animation des clubs de duel, le poste de référent Urtica ainsi qu'un soutien pour les leçons officieuses.
L'intéressée se racla la gorge.
—Je n'en ai pas le temps. C'est aussi simple et pragmatique que cela. Agathe, vous aurez les coudées franches pour nommer un remplaçant pour Lonicera et un adjoint, les deux n'étant pas incompatibles.
—Bien.
—Pour vos cours d'astronomie?
—Dune Dunne a toutes les compétences sur ce sujet. Elle a d'autres cordes à son arc, vous verrez que son recrutement n'est pas le fruit du hasard. Je ferai l'annonce à midi, dans le restaurant. C'est tout. Je vous remercie.
Le discours fit l'effet d'une bombe. Il invita les référents à aller digérer la nouvelle et les pria de sortir. Il retint Elvira par le bras et referma la porte.
—Qu'est-ce que tu veux? murmura-t-elle.
—Je ne peux pas faire autrement. Abraham est tout pour moi. Mon mentor, mon ami, mon plus fidèle supporter.
—En partant, tu me condamnes.
—Tu parles comme si je n'allais pas revenir!
—C'est le cas.
—Tu donnes du crédit à la Divination, toi?
—Oui, Armand. Parfois.
Ses iris rosirent.
—Tu ne m'as toujours pas pardonné.
La femme laissa échapper une larme qu'Armand recueillit.
—Non, je ne t'ai pas pardonné. À présent, il me reste six ou sept années à passer avant que tout le monde s'aperçoive que je ne vieillis pas. Le temps de mener à terme la mission que je me suis fixée.
—Je dois aller parler à ton protégé. Rosier est venu se plaindre, ce matin.
—Rosier? Se plaindre? Il joue les victimes, maintenant? Alors que je suis convaincue qu'il a attaqué Hercule.
—Selon lui, ton protégé a fait rentrer une créature démoniaque, une sorte de chien des enfers.
—S'il le dit…
—Tu es furieuse.
—Oui. Tu m'as utilisée tout au long de ces années, me poussant à commettre des actes contre ma volonté.
—On ne pouvait pas la garder!
Elvira poussa un soupir d'agacement et tourna les talons en lâchant:
—Ça faisait une tache dans ta petite carrière exemplaire. J'ai du travail. Bon vent!
Elle claqua la porte, les yeux orange de colère et courut se réfugier à l'étage, dans la Salle Blanche.
Armand se tenait debout aux côtés d'Alfred et de Rose, les bras croisés, attendant les explications d'Hercule. En fait, le Belge les avait déjà fournies, mais le directeur n'y croyait pas du tout. Une chute dans l'escalier principal? Balivernes! Le Belge refusait de dénoncer Rosier et cette compassion soudaine était louche.
—N'auriez-vous pas plutôt introduit ou invoqué une horrible créature pour terroriser Rosier qui se sera ensuite vengé en vous agressant?
—Je n'y connais rien en magie noire. Vous le savez, Monsieur.
—Alors, vous avez trouvé un moyen d'introduire une bête démoniaque pour vous en prendre à Rosier que vous soupçonnez de collaborer avec les Van Kriedt?
—Il faudrait que je sache transplaner. Ou voler sur un balai. Je ne sais ni l'un, ni l'autre. Ou alors que je possède une clef pour emprunter le Tunnel de Transportation. L'usage de cette clef serait identifié dans le pupitre. Mon passage en gare de Bourg-Enchanteur, en compagnie d'une créature magique, aurait été remarqué, je pense.
—Alors, pourquoi cet oiseau affirme-t-il que vous l'avez menacé?
—Je suis tombé sur la tête. J'ai oublié cette partie de la journée.
—Oui, bien sûr, rebondit le Médicomage. Qui vous a soigné?
—La seule personne ayant des connaissances médicales ingurgitées de force. Oh… mais j'y songe… si cela se trouve, Rosier est arrivé au moment où je voulais faire une blague à Eugénie. J'ai appris un nouveau sort, en compagnie des Aurors.
—Un sort? sourcilla Armand. Lequel?
—Invictum Somnium.1
—Tiens donc! Un sort que j'ignore! Connaissez-vous, Alfred?
—Pas du tout! À mon avis, c'est de la foutaise! railla le praticien.
Hercule se redressa dans son lit, éjecta sa baguette de cèdre et imagina le Hortza. Il se réjouit à l'idée de leur jouer un tour et fit tournoyer sa baguette en édictant:
—Invictum Somnium.
Un épais rai de lumière blanche jaillit à la manière du Patronus. La baguette cracha sa matière lumineuse tant que l'image mentale n'était pas concrétisée. À l'opposé du garçon, Errebelde prit forme. Le jet énergétique cessa lorsque l'esprit du patient l'estima criante de réalisme. Il donna de petits coups de baguette pour mettre en marche la créature issue de ses petites cellules grises. Tant qu'il restait concentré, l'image tridimensionnelle vivait.
—C'est stupéfiant! s'enthousiasma l'infirmière. Tout ça, en dépit du coup sur la tête! Bravo! Docteur, cela ressemble au Patronus dont parle souvent le professeur McFlurry. En beaucoup plus réaliste, je trouve.
—Hum… ouais… ronchonna l'ex-militaire, dubitatif.
—Pour le grognement rapporté par votre camarade? relança le directeur.
—Ce n'est qu'une illusion d'optique. Il n'y a pas de son.
—Donc?
—Si je me souviens bien, il était 11h00, Monsieur. Mon estomac se manifestait de façon sonore. Je ne vois pas d'autres explications.
—Vous avez réponse à tout, Van Betavende.
—Éclaircir les mystères reste mon occupation favorite, Monsieur.
Armand se tourna vers les deux autres adultes et les pria:
—Pourriez-vous me laisser seul avec lui?
Rose s'insurgeaen le menaçant de son index droit:
—Ne le fatiguez pas!
—Promis.
Alfred et son aide quittèrent la pièce, à contre-cœur, pour des raisons différentes. Le docteur Beauxbâtons n'aimait pas Hercule parce qu'il avait une mauvaise influence sur sa fille ou alors, c'était le contraire. Point final!
Le directeur s'assit sur le bord du lit, soupira à plusieurs reprises et concéda:
—De la jolie magie. Un Hortza, n'est-ce pas?
—Oui, Monsieur. J'en ai vus avec la professeure Waldmeister lorsqu'elle m'a emmené à la ferme Sallaberry. Vous connaissez?
—J'ai des attaches familiales parmi les Basques.
—J'ignorais.
—Nous ignorons tellement de choses les uns des autres. Parfois même à propos de nos amis, parce que nous ne prenons pas assez de temps pour les découvrir. Le temps joue contre nous. Ne le laissez jamais vaincre.
—Oui, Monsieur.
L'illusion finit par s'évanouir en un million de papillons de lumière animée d'énergie éphémère.
—Hercule, je pars demain à la recherche d'Abraham.
—Je le soupçonnais, Monsieur. Il s'agit de votre ami. Vous allez tout donner pour le retrouver, n'est-ce pas?
—Oui. Vous, plus que tout autre, pouvez comprendre à quel point on peut tout faire pour ses amis.
—Le Japon?
—C'est la meilleure piste. Je vais m'y rendre. Je dois commencer par là. Mais avant, j'espère obtenir une copie du journal d'Abraham. Il y a peut-être un indice, même ancien. Si vous aviez six années de plus, j'aurais fait appel à vos talents.
—Je suis désolé, Monsieur. D'autant plus que je n'ai eu le journal que quelques instants et que je n'ai pas pu mémoriser plus d'une année et demie.
—Hercule, même si vous êtes pressé de grandir pour entreprendre une croisade visant à innocenter votre oncle, ne grandissez pas trop vite. Prenez le temps. Pour devenir un grand sorcier.
—Je vous le promets, Monsieur. Quand ferez-vous votre annonce?
—Ce midi. Comme vous êtes blessé, je tenais à vous le dire avant.
—Je vous remercie, Monsieur.
—Vous ne me demandez pas qui va me remplacer?
—C'est inutile. Car je l'ai déjà dé Bonnelangue sera la première directrice de Beauxbâtons.
—Hum… stupéfiant! Tout comme la guérison miraculeuse du Sondeur.
—Il est guéri?
—C'est ça, faites l'innocent! J'ignore comment vous y êtes parvenu mais c'est un véritable exploit. Ce fut un plaisir de vous compter parmi les élèves de cette Académie, Hercule.
Le garçon se demanda s'il n'avait pas un peu menti au directeur mais en vérité, le Sondeur ne devait son salut qu'au Hortza. L'homme se leva, le sourire aux lèvres et lui jeta un ultime regard avant de disparaître dans le bureau de Rose. Hercule s'écroula sur sa couche, vidé par ses efforts de concentration et sa contenance, son apparente décontraction. Il ferma les yeux et se rendormit.
Les annonces d'Armand avaient causé un séisme dans l'Académie. Son départ anticipé annihilait la prophétie sur sa retraite. Le futur avait été changé à la faveur de plusieurs événements. Dès lors, Hercule croyait dur comme fer que rien n'était gravé dans le marbre, pour peu qu'on se donne les moyens de changer l'inéluctable. Sigrid soutenait son raisonnement mais nuançait le propos, lors de leurs débats dans le quartier général de Gerbera.
—Armand a décidé de partir pour une raison précise, portée à sa connaissance, en rapport avec ses liens d'amitié. Seulement, toutes les prophéties ne bénéficient pas du même degré de libre-arbitre. Pour que la comète de Halley ne détruise pas l'humanité, il faudrait une coordination internationale inexistante, à ce jour, pour des raisons politiques, ethniques, religieuses. Même si tous les peuples s'accordaient, s'entendaient, il faudrait imaginer, créer un moyen physique d'empêcher la collision. Les Moldus, pour l'instant, en seraient incapables.
—Mais les sorciers ont des pouvoirs, objectait Katarina. Même moi, j'arrive à déplacer une roche de cent kilos avec un Wingardium Leviosa. Je suis certaine que d'autres sorciers font largement mieux.
Alors, Hercule effectuait des calculs mentaux, des estimations des forces sorcières planétaires. À chaque fois, il était obligé d'admettre que cette prophétie ne pouvait pas être détruite.
—Si tous les sorciers transplanent dans une zone de plusieurs kilomètres carrés et concentrent leurs sortilèges, ils peuvent dévier la comète, affirmait Katarina.
Invariablement, Hercule déployait des contre-arguments mathématiques, à son grand désespoir:
—Si nous considérons la communauté sorcière française, soit environ quatre mille individus pour un pays comptant quarante millions d'habitants, cela donne un sorcier pour dix mille habitants. Comme vous ne l'ignorez pas, la population mondiale est proche de deux milliards. Alors, c'est simple, cela donne deux cent mille sorciers sur la Terre. Disons que 150000 d'entre eux soient capables de dévier cent kilos et encore, je néglige le fait qu'un météore arrive à 30000km/h vers la Terre, la puissance sorcière serait capable de manœuvrer quinze millions de kilos. Avez-vous une idée du poids estimatif de la comète de Halley?
—Non.
—Sa masse est de 220000 milliards de kilos. Il faudrait une population sorcière de 2200 milliards d'individus pour réussir la déviation.
—Alors, cette prophétie va s'accomplir? s'inquiétait Katarina.
Hercule râlait et hochait la tête, admettant que Sigrid avait, hélas, raison. Eugénie proposait alors des solutions folles pour détendre l'atmosphère comme de projeter son père contre la comète à une vitesse proche de la lumière, pour l'éclater en morceaux –et sans préciser ce qui finissait en pièces –ou alors, elle se demandait s'il était possible d'injecter du temps dans la Terre pour qu'elle se hâte d'accomplir son voyage autour du Soleil, évitant la rencontre avec l'astre tueur. Parfois, la petite frisée était prise de frénésie et questionnait Jacques sur les créatures magiques dans l'espoir de dégoter un dragon de l'espace, attelé à la comète, pour la diriger ailleurs. Sa dernière idée en date: déterminer quelle maladie avait affecté le Sondeur –guéri, comme l'attestait la visite du 15 avril –et la refiler à la comète qui, jusqu'à preuve du contraire, était en partie minérale. Umbelina étant la plus puissante, elle n'aurait aucun souci à voler jusqu'aux frontières de l'espace et envoyer, en 1986, date du prochain passage de la comète, une fiole remplie de maléfice, laissant 76ans pour la réduire en miettes. La Portugaise lui rétorquait:
—Oui, sans problème! D'ailleurs, je me vois bien encore jouer au Quidditch à 80ans!
—Le professeur Piedargile est bien arrivé à 150ans! Alors, pourquoi pas toi?
Umbelina éclatait de rire. Jusqu'à ce mercredi 16 avril, en fin d'après-midi, dans la cabane. Hercule venait d'avouer avoir mémorisé les dernières pages du journal intime d'Abraham.
—Un journal? Mais euh… avec le nom de ses amoureuses?
—Non, Eugénie. Je n'ai rien vu de tel. Je ne suis pas allé au-delà du… 23 juin 1917. Dans ce grimoire enchanté, il a narré son quotidien, ses bonnes et ses mauvaises surprises avec les élèves, ses espoirs, ses déceptions, ses amitiés avec Armand et Elvira, les bons mots des uns, les facéties de Wilfried Laflèche, sa cruelle désillusion avec Mysterio Flamingo, ses vacances studieuses. Il n'a pas mentionné tous les élèves. Certains ont suscité son attention. Il y a des phrases très émouvantes où on sent qu'il a un grand cœur. Il y a aussi de l'humour.
—De qui a-t-il parlé?
—Je ne sais pas si je dois le révéler ou pas, Sigrid.
—Allez, p'tit gars! Ne te fais pas prier!
—Il ne vous a pas mentionné, Shin, hormis à votre arrivée et quelques jours plus tard où il a noté vos progrès spectaculaires en français.
—A-t-il eu des doutes sur leur origine?
—Non, sourit Hercule.
—Une chance que je sois chez Urtica, déclama le Japonais en lui adressant un clin d'œil complice.
—Et moi? Et moi? Et moi? avait seriné Eugénie, curieuse.
—Attendez… Oui, en février, l'année dernière. Il a écrit: «le jour où les sorciers domestiqueront l'électricité, je suis sûr qu'Eugénie Beauxbâtons sera la source d'énergie. Mais cela n'arrivera pas, car elle est indomptable. Je me retiens souvent de rire de ses pitreries.»
—Ça, c'est…
Eugénie en avait eu la gorge serrée et les larmes aux yeux. Elle aurait aimé l'entendre de la bouche du vieux professeur, mais il avait disparu.
—Et moi?
Hercule avait supplié Sigrid de ne pas le questionner. Il avait été acculé et incapable, dans le quartier général, temple de la vérité, d'esquiver.
—Il… a écrit…: «quel fardeau intolérable pour les épaules de Sigrid, quelle prodigieuse menace affronte-t-elle chaque jour, quelle démonstration du fragile triomphe du Bien malgré la puissance du Mal. Quelle horreur que de ne connaître aucun remède. La nature sorcière est si cruelle.»
Un long silence avait ponctué la déclaration. Tout le monde avait en mémoire les dérapages de la jeune fille, l'Autre étant à l'affût pour frapper. Face à une avalanche de gêne, Katarina avait supposé:
—Rien pour moi? Je ne suis pas très remarquable dans l'étude des runes.
—Rien à ce sujet, en effet. Mais il a écrit, le soir du 2 octobre dernier: «Aujourd'hui, je me suis entretenu avec la jeune Katarina Rostopchine. Je crois l'avoir convaincue de faire preuve de franchise avec Van Betavende et de lui avouer vouloir entrer dans son cercle. Les élèves sont ici pour s'épanouir et non dépé est une rose parmi les fleurs, sa magie est faite d'une palette de nuances poétiques.»
—C'est très touchant. Il a vraiment écrit ainsi?
—Non. Je remets ses phrases dans notre mode de lecture habituel.
—Et toi, Hercule?
—Et Umbelina?
—Ah… Umbelina… Le 1er janvier 1918, je trouve qu'il a été… révélateur. Il a dit: «Elvira considère Umbelina comme sa meilleure élève, tous niveaux confondus. Je ne suis pas d'accord. Umbelina sera la plus puissante sorcière de ce siècle. Je l'affirme. Forte de ses qualités, elle sera aussi un leader reconnu, charismatique, enthousiasmant et lui prédis un avenir brillant, voire stupéfiant.»
—Bazar! Il n'y va pas avec le dos de la cuillère!
—Je le concède. Vous ne dites rien, Umbeijo?
—C'est… compliqué de réagir après ces mots. Cela doit être mon Oubliette. Il a été impressionné.
—J'imagine.
—Et toi, Hercule? insistait Sigrid.
—Ah… euh… c'est personnel.
—Allez! Hercule!
—Hercule! Hercule! Hercule! Hercule! avaient repris les enfants, en chœur.
—D'accord. Il a écrit: «Van Betavende pourrait me succéder en tant que enseignant des runes, car ses connaissances rivaliseront bientôt avec les miennes. Mais son esprit n'est pas assez lent pour l'enseignement.»
—Ça, c'est drôle! déclara Eugénie. Oui, vraiment! Tu vas trop vite, les élèves ne pourraient pas suivre.
—Tu n'aurais peut-être pas la patience, avait ajouté Umbelina. Il te faudrait des élèves comme toi, pour ne pas t'ennuyer. Et puis, tu ne ferais jamais cours dans l'école mais dans les musées, dans des grottes, autour de fouilles archéologiques.
—Tu enquêterais sur chaque élève.
—Allons, Sigrid, tout de même pas!
—Si, si! Tu verrais des mystères partout, tu demanderais ta retraite au bout d'une année d'enseignement et tu partirais à l'aventure.
Hercule avait explosé de rire, sans nier les assertions des uns et des autres. Il ne pourrait pas enseigner, Abraham avait raison.
Le carrosse de l'école, attelé aux Abraxans, avait été amené par Ursula sur le terrain de Quidditch. Dès 12h00, le 18 avril, les élèves de deuxième année se dirigeaient vers le sud du domaine et se massaient autour du transport. Il n'y avait que trente minutes de vol. Un repas était prévu à 13h00, dans la ferme des Boulanger. Rostock et ses congénères piaffaient d'impatience; entouré par ses amis, Hercule n'en menait pas large. La perspective de s'évanouir, une fois de plus dans l'habitacle, ne le réjouissait guère. En revanche, il lisait le regard moqueur de Rosier, de d'Arcy et de Rostand de Hautefeuille.
—Bonchour les enfants! Auchourd'hui, nous allons fisiter la ferme des Boulancher. Che fais fous demander de déposer fos baguettes machiques dans ze coffre que monzieur Grozzel fa garder. Allez! Allez!
La nouvelle sembla décevoir le clan des suprémacistes. Hercule ne put s'empêcher, après avoir lu leurs mines déconfites, d'y déceler des intentions malveillantes. Projetaient-ils de malmener une des créatures dans la ferme? Avaient-ils la volonté de s'en prendre aux parents de Jacques et Émilie?
—Bien! Allez! On dépose et on grimpe dans le carrozze.
Le Belge éjecta sa baguette de cèdre et la déposa, comme demandé. Ursula lui fit un clin d'œil.
—Merzi. Zuifant!
L'enfant rejoignit ses camarades. Dès que les derniers élèves eurent rejoint l'intérieur spacieux, Ursula referma la porte et s'installa au poste de cocher. Une série de craquements se produisit dans le salon. Agathe, Elvira, Wilfried, Sean, Sébastien, Ambroisine et Edmond firent leur apparition, accompagnés de Claire et de Dune. Le teint cramoisi de Rosier vira au vert. L'irruption de la moitié de l'équipe enseignante lui causa une panique visible. Ses sbires semblaient lui demander:
—Qu'est-ce qu'on fait?
Comme il se prenait la tête aux cheveux graisseux entre les mains, Hercule traduisit par:
«C'est trop tard! On est fichu!»
La directrice donna l'autorisation de décollage. Le Belge plongea la main dans l'intérieur de son uniforme et la laissa en contact avec sa baguette de secours, en châtaignier. L'effet escompté eut lieu. Il fut calmé et respira sans que son cœur ne s'emballe.
«Ça, par exemple! Je pensais que le cœur de Billywig y était pour quelque chose. En fait, c'est la baguette, peu importe sa nature. Tant mieux!»
Tandis qu'il se rassérénait, il lorgna du côté du clan complotiste. Ils étaient en plein conciliabule. L'encadrement fourni les dérangeait. Allaient-ils avoir moins de facilités pour commettre leurs forfaitures?
Il sentit le poids d'un regard. Il tourna la tête vers les accompagnants. Claire le fixait. Elle baissa les yeux vers sa main dissimulée dans une poche de sa robe. Le temps d'une fraction de seconde, elle exhiba une fiole contenant une fumerolle rouge. Après l'avoir rangée, elle retourna papoter avec ses collègues.
«Une prédiction a causé ce renfort de dernière minute. Le carrosse a été verrouillé pour empêcher Rosier et sa bande d'en sortir. Pourquoi? L'empêcher de renoncer à la sortie au dernier moment? Non! Bien sûr! Un seul accompagnant, pour une sortie annoncée, c'était tentant: les Van Kriedt. Alors, Claire a averti Agathe qui a pris des mesures de dernière seconde. Dix adultes dont Elvira et Sébastien, les Hollandais vont avoir du mal à m'atteindre. Et… mais oui!»
—Sigrid?
La jeune fille se détourna du paysage qui défilait.
—Oui?
—Pourriez-vous fouiller dans mon sac et chercher un parchemin de dix centimètres de côté?
—Bien sûr. Euh… ça?
—Oui. Il y a aussi de l'encre et une plume.
—D'accord.
Elle se servit et demanda:
—J'imagine que tu veux que j'écrive à ta place?
—S'il vous plaît.
—Qu'est-ce que j'inscris?
—«Attaque des Van Kriedt probable aujourd'hui, à Orgeix, dans la ferme des Boulanger.»
—C'est tout? Comment tu sais?
—Le surnombre de professeurs, la tête de Rosier, madame Obscur qui m'a montré une prophétie.
—Regarde ce qui vient de s'inscrire!
Il lut et se réjouit. L'ère Bonnelangue débutait.
L'entreprise des Boulanger n'avait rien de commun avec celle de monsieur Sallaberry. Il y avait une kyrielle d'elfes de maison et d'ouvriers sorciers. La ferme était incartable et les Moldus croyaient qu'il y avait un camp militaire où toute violation des limites leur coûterait la vie. Tout était à une échelle supérieure: la surface et la variété des cultures, l'herboristerie, la culture des fleurs, l'élevage bovin, ovin, porcin, volailler et bien sûr, la production de plantes magiques, l'existence de serres avec des conditions météorologiques propres à des pays lointains, sans compter le parc aux créatures magiques protégées, choyées et reproduites avec les autorisations ministérielles adéquates. Il y avait pas moins de six boutiques sur l'exploitation: l'une était consacrée aux herbes et plantes, il y avait une épicerie avec des ateliers de conservation, une boulangerie pâtisserie, une échoppe où on vendait des robes sorcières tissées sur place avec la laine des moutons, sans oublier la fromagerie crèmerie et la boucherie charcuterie. En réalité, l'exploitation était une nécessité voulue et aidée par le Ministère pour nourrir, fournir une partie de la communauté sorcière. Les Boulanger n'en étaient que des métayers salariés.
Dans l'une des nombreuses annexes, entre les balles de foin et de paille d'une grange, la famille avait installé une immense table pour les 90 élèves et la dizaine d'accompagnants. C'était bucolique, champêtre, tout en dissimulant une organisation rigoureuse. Après le repas, les élèves pouvaient s'inscrire à quatre ateliers de découverte différents. Étant donné le gigantisme des installations, il était impossible de tout voir en une seule journée.
Hercule se sentait dans son élément: régaler le ventre et les yeux. Eugénie rayonnait, comme si elle avait découvert un énorme secret. Le Belge comprit lorsqu'elle lui confia:
—Tu as entendu ce que Jacques a dit, juste avant d'atterrir?
—Non, j'étais trop occupé à ne pas perdre conscience.
—Ah oui… Tiens-toi bien! Le village à côté d'Orgeix, se nomme… Orlu.
—S'agirait-il du nom que vous tentiez de mémoriser à l'infirmerie?
—Oui. C'est à deux kilomètres d'ici, à peine. J'ai déjà un plan en tête.
—Un plan «eugéniesque» pour vous y rendre et enquêter?
Elle bomba le torse et tapota sa tempe avec son index droit.
—C'est qu'il y en a, là-dedans!
—Hum… Vous venez de préciser la distance séparant Orlu d'Orgeix et non l'Académie d'Orlu. Vous avez déjà songé au moyen d'atteindre Orgeix.
—En partant avec les Boulanger, après la remise des diplômes.
—Votre cerbère de père filtrera le Tunnel de transportation, il vous filera le train comme un Croup en chasse. D'ailleurs, il me semble que les parents de Jacques ne viennent pas par ce moyen, le jour du diplôme.
—Non, ce jour-là, la direction autorise le transplanage, en plus des balais. Je me suis renseignée: monsieur et madame Boulanger transplanent. Chacun prendra un enfant avec ses bagages.
—D'accord. Cela ne résout pas le problème. Votre père ne les laissera pas vous emmener.
—Ils n'en sauront rien.
—Mais où serez-vous?
—Tu te rappelles, mon livre sur le Moldu Houdini?
Le garçon réfléchit. Ce Houdini était le roi de l'évasion.
—Vous allez vous enfermer dans la malle de l'un des deux?
—Ouais! Je me mets dans un sac à extension, je saute dans la malle de Jacques et le tour est joué.
—Et s'ils oublient d'ouvrir la malle en arrivant? Qu'ils ne l'ouvrent que à la fin des vacances?
—C'est un détail. Potentiellement mortel. Il me faut des victuailles. Et de l'eau.
—Et de l'air, aussi.
—Ah oui… ou alors, un Têtenbulle.
—Vous tiendrez une heure. Pas davantage.
L'intrépide et bouillonnante Aloysienne fut convaincue qu'il s'agissait de détails à régler, rien de plus. Jacques s'approcha en compagnie d'un géant chauve, à l'air sévère, aux sourcils presque inexistants surmontant des yeux marron et d'une femme toute petite, aux hanches larges, à la longue chevelure rousse encadrant un visage oblong d'où deux yeux noisette rieurs émergeaient. Ursula les suivait.
—Hercule, voici mes parents. Papa, maman, je vous présente Hercule Van Betavende.
—Je suis enchanté, Madame, Monsieur, fit le jeune Belge en se redressant.
—Alors, c'est toi, l'aventurier enquêteur? entama Firmin. Tu sais que tu es une vraie vedette? Les enfants ne cessent de nous rabattre les oreilles avec tes péripéties.
—Rhooo! Regarde! Tu le fais rougir, répliqua Janine, en lui donnant un bon coup de coude.
—Et voici Eugénie Beauxbâtons!
—M'dame, M'sieur!
—Il paraît que tu fais honneur aux produits de notre exploitation.
—Ah je m'en voudrais de gâcher la nourriture!
—C'est bien, ça, jeune fille. On ne s'échine pas pour rien, dit Janine.
—Notre copine Ursula nous a dit que tu avais une certaine facilité avec les créatures magiques, confia Firmin en s'accroupissant à la hauteur du garçon et en baissant le volume de sa voix de stentor.
—Za, z'est zûr! Hercule est incroyable, même avec des animaux pas faciles. Tu zais qu'il est copain avec un Hortza?
—C'est vrai, ça, jeune homme? Un Hortza? Le loup de pierre a pourtant la réputation d'exiger fermeté et tact, vigilance et confiance.
—Oui, avoua l'intéressé, le rouge aux oreilles grandissant.
—Tu aimes les défis? Hein?
—Je ne les refuse pas si je les juge atteignables.
L'homme se redressa et ordonna:
—Bien! En selle! Suis-moi.
Hercule accepta la proposition. L'exploitant et l'élève s'éloignèrent en prenant la direction du parc animalier consacré aux espèces plus exotiques. Le garçon découvrit, dans un enclos, des boules laineuses de différentes couleurs pastel dont on ne distinguait ni membre, ni tête, ni croupe. Firmin avait l'air décidé à le conduire plus loin, mais l'écolier demanda:
—Quelles sont ces créatures?
Le paysan fit une halte et éclaira sa lanterne:
—Ce sont des Barboules. On les élève pour leur laine. Elle pousse de vingt centimètres par jour, ce qui fait que la plupart du temps, on ne distingue pas leur forme.
—Pourquoi sont-ils colorés?
—La laine du Barboule repousse toutes les teintures. Les animaux naissent avec une couleur déterminée et la conservent toute leur vie.
—C'est parce que le rendement de leur toison est intéressant que vous les élevez?
—Eh oui! Il faut bien gagner un peu d'argent. Par contre, ne te fie pas à leur allure débonnaire. Ils cachent un Barboule noir au milieu du troupeau. Tu le vois là-bas, au centre, plus petit que les autres?
—Oui, je l'aperçois.
—Ce Barboule, outre sa toison sombre, possède des piquants enduits d'une toxine foudroyante. Quand le troupeau est attaqué, il éjecte ses piquants et, à moins que l'assaillant possède une carapace, comme les Crabes de feu, il meurt en quelques secondes. De temps en temps, on simule une attaque pour récolter les piquants. Sais-tu ce que l'on en fait?
—Je l'ignore.
—Une fois débarrassé de la toxine, convenablement séché, le piquant conserve la propriété d'absorber la lumière du jour et de la restituer dans l'obscurité.
—Comme un Lumos? Je ne vois pas l'avantage.
—Pas besoin de baguette. Pas besoin d'avoir 17ans ou d'être sorcier.
Il lui donna une accolade et reprit:
—Équipement standard des Aurors. On ne peut pas à la fois éclairer et se battre. Tu piges?
—C'est parfaitement clair. S'agit-il de mon défi? Charmer un Barboule noir?
—Non, j'ai mieux. Tu vas comprendre pourquoi je suis chauve et sans sourcil.
Firmin dépassa un troupeau de chèvres, jouxtant un enclos d'où s'échappaient des sons sourds, comme des coups de pattes en rythme, assénés sur le sol. Le domaine des Taupitambours, une variété de taupe aux yeux immenses, danseuse de claquettes, élevée pour sa chair savoureuse. Des porcs noirs gambadaient en toute liberté à côté de Chartiers, de Niffleurs et de Diricos –semblables au dodo de l'île Maurice –, disparaissant d'un terrier pour apparaître sur un arbre ou un pont suspendu.
Au détour d'un bosquet de bouleaux et de charmes, ils atteignirent un bâtiment en pierre, construit en forme de pyramide. Les seules ouvertures ne comportaient ni fenêtre, ni porte. Du fait de sa construction, le toit était minéral. Un rugissement terrible ébranla la bâtisse et résonna sur des centaines de mètres. En pénétrant dans l'édifice plongé dans une obscurité presque totale, l'élève fut assailli par un mélange d'odeurs. Ça sentait surtout le légume grillé. Dès que ses yeux se furent accoutumés à la luminosité ambiante, il découvrit des tresses de piments suspendus à des filins d'acier traversant la largeur. Au fond, il y avait une créature aux yeux dorés dont la respiration exhalait l'épice emblème du pays basque.
—Approche en douceur. J'espère qu'elle est bien lunée.
Plus la distance entre eux et la créature diminuait, plus le volume de la bête paraissait énorme. Elle se redressa et fit claquer sa longue queue contre le mur.
—Ne bouge plus. Elle est en train de te humer.
—Mais… c'est… un dragon!
—Adardun txilli dragoia, plus connu sous le nom de Dragon Piment Cornu. C'est l'une des plus petites espèces végétariennes. Trois mètres de long, cinq d'envergure.
La taille réduite n'était pas faite pour le rassurer. Petite ou grande, cette espèce était mortelle puisque capable de réduire n'importe quel être vivant en un morceau de charbon ardent.
—Euh… Vous êtes sûr?
—C'est simple: si elle emplit ses poumons d'un coup, à fond, cours, fuis vers la sortie! C'est le signe avant-coureur d'un jet de flamme. Elle crache à une douzaine de mètres.
Monsieur Boulanger restait à cinq ou six mètres, une distance de sécurité insignifiante.
—Mais pourquoi élever un dragon?
—Pour les œufs non fécondés. Ils sont immangeables tellement ils sont épicés. Par contre, la coquille, aussi écarlate que la dragonne, entre dans la composition du Pulurguent, le seul remède connu contre la fièvre bulbeuse. 2 La femelle pond quatre fois par an, une cinquantaine d'œufs à chaque fois.
—Comment faites-vous pour…
—C'est chaud, si je puis dire. Toutes les protections possibles mais c'est très éprouvant. Néanmoins, à 100 Gallions l'œuf, je fais abstraction du danger.
Le garçon ne bougeait pas, caressant le fol espoir de ne pas être détecté. La bête avait les yeux fixés sur sa position.
—Elle ne voit pas bien, mais détecte les mouvements. Son odorat et son ouïe sont exceptionnels. Là, tu vois, tu réalises un bel exploit. Tout intrus est passé au feu de son souffle.
—Ah… Et les piments, à l'entrée?
—Il s'agit de sa nourriture. On n'a jamais compris comment ils réussissent à n'engloutir qu'un kilogramme de piment par jour alors que avec leur gabarit, ils devraient en avaler des dizaines de kilos. Un vrai mystère.
—Il faudrait pouvoir analyser sa nourriture, l'observer pour en comprendre la magie. L'observation, c'est la clé, je crois. Elle est… fascinante.
Le garçon esquissa un pas de côté et la tête surmontée de trois cornes pivota pour le suivre. Il avança, n'étant plus qu'à un mètre de la ligne de Firmin. Lorsqu'il atteignit la limite, la dragonne remplit ses poumons. Le fermier recula de plusieurs mètres.
—Hercule! beugla l'homme. En arrière!
Parvenue au maximum de l'inspiration, elle bloqua. Hercule fit un pas en avant. Elle expira d'un coup. Le souffle chaud balaya son visage et l'ébouriffa. Il n'y eut aucune flamme, ni brûlure. Juste des relents d'épices. Hercule accomplit deux pas supplémentaires. La femelle recommença son manège d'intimidation. Il ne se laissa pas démonter, persuadé qu'elle bluffait.
—Hercule…
—Oui, c'est mon prénom. Il a raison. Par contre, je suis certain que tu es une excellente dragonne. Tu es courageuse, forte, puissante. Animée des plus nobles sentiments à mon égard.
Il n'était plus qu'à un mètre d'elle. Il sentait le souffle, chargé, terrifiant. Elle luttait contre sa nature belliqueuse et ce minuscule être fragile, insignifiant, l'aidait à contrôler le feu ardent brûlant dans son cœur. La chaîne de la dragonne n'était pas tendue au maximum. Elle serpentait au sol. Elle se tendit d'un coup quand la bête effaça la distance. Elle poussa Hercule avec ses naseaux, traversée par des tics respiratoires intermittents. La dragonne expulsait l'air brûlant par à-coups. Sa puissance était telle qu'elle le faisait vaciller avec son souffle.
—Par les griffes d'un Gazeux basque! Comment…
—Une autre espèce?
—Quoi donc?
—Le Gazeux basque.
—Oui. Mais bon sang, comment fais-tu?
—Je l'ignore. C'est juste… comme ça.
Soudain, la dragonne pencha la tête jusqu'au sol, glissa les trois cornes de son nez entre les jambes du garçon et détendit son cou avec brusquerie. Hercule vola dans les airs et atterrit sur le dos de la bête, face à sa queue. Abasourdi, il manœuvra pour se remettre dans l'axe de la tête. Elle ne rua pas pour se débarrasser de son fardeau. Il osa flatter sa nuque. De subtiles variations dans son rythme respiratoire trahirent un certain bien-être chez l'animal.
—Elle n'avait jamais fait ça.
—Comment puis-je redescendre?
—Je n'en ai aucune idée. Que je sois changé en gnome si je vis assez longtemps pour revoir une telle scène!
—Je vais me laisser glisser.
Il retomba sur ses pieds et fit mine de s'éloigner tout en flattant le flanc à la peau rugueuse. Elle relâcha un miaulement rauque. Sa peau était parcourue par de minuscules vésicules blanches.
—Qu'a-t-elle sur la peau? Ces petites poches?
—Je ne sais pas. Elle en a depuis deux ans. On les enlève mais cela revient. De plus en plus.
—J'espère qu'elle ne va pas me roussir par-derrière.
Il mit un peu de distance, à pas mesurés, sans geste brusque. L'homme et l'enfant poursuivirent jusqu'à quitter la pyramide. Firmin raccompagna l'élève au banquet, sans un mot. Lorsque Ursula vit son faciès, elle éclata de rire et lui lança:
—Firmin, tu me dois zinquante Gallions!
Elle rit de plus belle, de façon très sonore, dévoilant sa dentition pourrie. Janine, en conversation avec Claire Obscur, montra son mécontentement à son mari. Le Belge nota que l'enseignante des Arts Divinatoires et madame Boulanger étaient très complices. Cela sautait aux yeux. Claire était une cliente de leur herboristerie. Il tendit l'oreille: elles se tutoyaient. Tout allait pour le mieux, dans une ambiance festive, comme un avant-goût de vacances. C'était juste avant que tout ne bascule. Ils étaient là.
Les Hollandais avaient effectué des repérages, tôt le matin, à l'aide de Multiplettes. La longue table, recouverte de draps blancs, installée dans une grange ouverte, serait dévolue au repas. Il suffisait de surgir en balai, à couvert, de quadriller le secteur, de repérer le Belge et de lui régler son compte une bonne fois pour toutes. Si l'accompagnatrice, les Boulanger ou des élèves étaient victimes d'un sort perdu, tant pis! On ne faisait pas d'omelette sans casser des œufs!
En se ménageant l'effet de surprise, Jutte était certaine que l'opération ne durerait pas plus de deux ou trois minutes. Un dernier virage et l'escadron eut l'objectif en vue. Des enfants se mirent à hurler lorsque les premiers Stupefix s'abattirent.
—Trouvez-le et tuez-le! hurla la cheffe. Mais…
Dans son champ de vision, une douzaine de baguettes faisaient barrage.
—À terre! À terre! cria-t-elle.
Dans les airs, ses frères faisaient des cibles trop faciles pour de bonnes baguettes. Une femme, grande, brune, en robe noire, s'en prit à elle. Elle répliqua. Thorsten hurla, touché par un maléfice cuisant envoyé par Sébastien Grossel. Thijs et Casper s'exclamèrent en même temps:
—On le tient!
Hercule bouscula Eugénie et l'envoya mordre la poussière et la paille juste avant qu'elle n'écope d'un Endoloris. Le garçon n'eut pas le temps de s'emparer de sa baguette de secours. Casper lança un Incendio. Par réflexe, le Belge interposa sa main; il expulsa un jet d'eau.
—Avada Ked… commença l'aîné.
Hercule serra le poing, tendit l'index, visa son adversaire, droit vers la poitrine. Il y eut un jet furtif, si rapide qu'aucune personne n'aurait pu deviner la nature du projectile. L'Aquadiffindo causa un trou de deux millimètres de diamètre et traversa, de part en part, la buste du jeune sorcier batave. Son sang se mit à couler; il s'écroula.
—Tu vas me payer… débuta Casper, tournant sa baguette vers Hercule.
Hélas pour l'agresseur, sa cible avait extrait une baguette cachée et le tenait en joue. Casper tenta sa chance:
—Avada Kedavra!
Hercule ne tenta pas de se protéger. La nouvelle baguette au cœur de poil de Troll éjecta des étincelles, par manque de maîtrise et de conviction du donneur d'ordre. La bataille, mal engagée, tourna court lorsqu'une vingtaine d'Aurors surgit des bottes de paille, des poutres en hauteur, des hangars jouxtant la grange et des airs. Jutte, face à la déconfiture, ordonna le repli en transplanant mais de la fratrie, seuls elle, Rogier et Janjte réussirent leur coup. Les autres furent pétrifiés, stupéfixés, voire assommés à coups de gourdins par des élèves. Agathe appela au calme et vint rendre compte des blessures des uns et des autres. Le commandant des Aurors donna des ordres à ses subalternes et alla parler avec la directrice. Madame Bonnelangue s'empara de son recueil de poésies et apposa ses mains dessus. Prunellier resta à son écoute jusqu'à ce qu'elle leur donne des renseignements. L'Auror décrivit l'information à deux autres émissaires du ministère. Ils transplanèrent vers les coordonnées indiquées, mais leurs chances de réussite étaient minces. Il suffisait que les trois truands aient transplané à plusieurs reprises pour que la piste soit perdue.
Mathilde Pourpoint faisait partie de l'escouade ayant tendu le piège. Elle vint s'assurer que Hercule allait bien.
—Je me doutais que l'attaque aurait lieu pendant le repas.
—Je l'avais vue. C'était quoi, le sortilège qui a transpercé l'un des frères?
—Ma nouvelle signature. Aquadiffindo.
—Informulé, sans la baguette en main. Il fallait oser. Ou avoir la foi. Chapeau! Tu savais que le sortilège du cadet échouerait?
—Non.
—Tu n'as pas tenté quoi que ce soit contre lui. Pourquoi?
—Il est gouverné par la peine et manipulé par sa fratrie. Mais ce n'est pas un assassin.
L'analyse du garçon plut à l'Auror. Prunellier et ses adjoints revinrent bredouilles. Jutte avait anticipé la réaction. Elle et deux frères pouvaient se trouver n'importe où. Guillaume de Franjac grimaça lorsqu'il comprit que la cheffe leur avait échappé. Si elle avait exploité une sortie de l'Académie, au risque de blesser ou de tuer d'autres personnes, rien ne l'arrêterait pour éliminer tous les Van Betavende.
Vers 14h00, les Aurors embarquèrent les prisonniers et libérèrent la place, hormis deux hommes restant en place au cas où Jutte procéderait à une contre-attaque sanglante, à la manière des échecs, ayant sacrifié de nombreuses pièces pour obtenir un mat impérial. Les agapes purent reprendre et s'achever sur un énorme fraisier. Eugénie ronchonnait.
—Mais qu'avez-vous, à la fin? Vous boudez? Auriez-vous voulu que les Hollandais aient ma peau?
—Mais non, tu es bête! C'est juste que le 1er avril, quand je t'ai soigné, je t'ai sauvé la vie. Ça faisait égalité avec la fois où tu m'as évité une mort par Spongue.
—Et?
—Bah là, tu viens de m'éviter un Endoloris et un Incendio qui aurait pu ravager ma splendide chevelure! Ça fait un pour moi et deux pour toi! Ça m'énerve! Et puis, depuis quand tu réussis des sortilèges informulés sans baguette?
Hercule soupira à plusieurs reprises, réprimant la boule au ventre, naissante et l'envie de pleurer.
—Depuis la mort de Père. Il y a comme une rage incontrôlable. Un peu comme vous lorsqu'on mentionne le prénom «Alfred».
—Je te comprends. Ouais. Merci de m'avoir balancée par terre. Mais ne recommence pas, hein!
Ses boutades finirent par arracher un sourire au garçon. Il se décida à lui narrer sa rencontre avec le Piment Cornu, cet étrange dragon à la peau écarlate. Peu après, Eugénie suivit l'atelier boulangerie pâtisserie tandis que Sigrid et Hercule s'intéressaient à la botanique omniprésente. La demoiselle affirmait, en catimini, que le degré 140 était bien plus foisonnant et que le garçon serait bien inspiré d'y faire son «marché» pour obtenir une note «Or» au défi lancé par Ambroisine Fordecafé pour l'année: réaliser une potion non prévue au programme de deuxième année.
De son côté, sans mot dire, Umbelina faisait ses courses pour un mystérieux projet. En la voyant en possession de feuilles de mandragore et de chrysalides de papillon Sphinx tête-de-mort, le tandem érudit avait éventé ses plans. Elle collectait les ingrédients indispensables au processus long et fastidieux pour devenir un Animagus. Shin, accompagné par Katarina, s'était intéressé aux objets d'art et aux vêtements issus de la valorisation animale. Jacques avait rejoint le Belge pour la promenade parmi les créatures magiques ou non. Le Brugeois jurait, après avoir vu les Taupitambours, qu'on ne lui ferait plus avaler le moindre ragoût de ces ravissantes danseuses. Les Boulanger possédaient également des Bayours. Leur fils était fier de pouvoir affirmer que la ferme était la seule à avoir connu une naissance multiple –des jumelles –. Un fait rarissime, en captivité ou en liberté. L'aîné jalousait le succès d'Hercule et lui avait proposé une course à dos de cochon en choisissant deux énormes mâles. Contre toute attente, Hercule avait accepté, s'était lancé dans le duel avant de finir dans la boue après une quinzaine de mètres parcourus en zigzag. Jacques avait gagné à ce sport qu'il pratiquait depuis son plus jeune âge. Ursula avait exécuté quelques Tergeo de circonstance, des sorts bien sages en comparaison au déchaînement dont elle avait fait preuve lors de la brève mais intense bataille. Lors du repas, des Niffleurs, des Croups, des chèvres, un bélier curieux étaient venus jouer avec les invités et quémander de la salade, un morceau de pain, une bouchée de viande. En attaquant tous azimuts, les Van Kriedt avaient jeté des sorts sans se préoccuper des innocentes créatures. Cela avait plongé Ursula dans une colère noire. L'échantillon de ses talents, acquis à Durmstrang, qu'elle leur avait servi, n'avait rien à envier à la palette déployée par les Aurors. On ne touchait pas aux animaux.
La fin de la journée arriva trop vite. Les enfants reçurent des paniers gourmands de la part des fermiers, avec des confitures, des gâteaux, des fruits confits et même une écharpe en laine de Barboule. Lorsque Firmin et sa femme firent la distribution, Janine ajouta à l'intention du Belge:
—Il y a une demi-douzaine d'œufs frais et une petite surprise.
—Merci beaucoup, Madame. Désolé pour…
—Ne t'en fais pas pour ça!
Le Belge vit Firmin serrer longuement la main de Shin. Leur camarade japonais avait-il agi durant la bataille? Il en était capable. Après les dernières salutations, tout le monde avait pris place à bord du carrosse. Dès que les portes avaient été closes, Agathe s'était levée et avait demandé le silence.
—Tutututute! S'il vous plaît! Bien. J'ai une annonce à vous faire. Cette sortie avait été prévue après le départ de Casper Van Kriedt.
Rosier et ses potes verdirent.
—L'attaque fomentée par les Hollandais n'a pu s'accomplir que grâce à des informations fournies à ces criminels, depuis notre Académie. Lorsqu'on pratique la délation, l'espionnage, que l'on encourage la violence, on doit s'attendre à des contre-mesures en rapport avec la gravité des actes. Depuis l'assassinat du père d'Hercule Van Betavende, nous avons instauré une surveillance discrète de son courrier. Nous avons été les témoins de plusieurs détournements de lettres. En contrepartie, nous avons surveillé les envois des élèves pris en flagrant délit de subtilisations. Nous avons dupliqué les missives qui visaient à informer l'organisation criminelle.
Thibaldus était à deux doigts de vomir.
—Ce soir, quatre hiboux partiront dans les familles incriminées sachant que le commandant des Aurors a déjà été averti et sera compétent pour donner suite devant le Tribunal Administragique. Au nom de l'Académie, en accord avec les deux autres référents, je procéderai demain au renvoi des élèves nommément mis en cause. Un renvoi effectif jusqu'à la rentrée prochaine. C'est tout. Ursula, nous pouvons partir.
L'attelage prit de l'élan et s'envola sous les salutations des Boulanger. Eugénie se colla à la fenêtre et chercha quelle maison pouvait abriter sa tante. Puis, elle revint s'asseoir et réfléchit à la suite de ses enquêtes. Umbelina ensacha ses achats tandis que Sigrid vérifiait qu'elle possédait tous les ingrédients pour sa potion défi. Hercule ouvrit le contenu de son panier et découvrit, au fond, un petit paquet. Il ne put le déballer, devant garder une main sur sa baguette. Il patienta jusqu'à l'atterrissage. Monsieur Boulanger l'avait gâté.
1Invictum Somnium peut être traduit par «rêve invincible»
2Cette forte fièvre engendre une énorme pustule d'environ quinze centimètres de diamètre sur le crâne. Il faut la faire diminuer grâce à l'onguent. Si elle éclate, le malade meurt dans d'atroces souffrances.
