Sortilège 38: la druidesse

L'hiver avait été exceptionnel de froidure et de longueur. Le printemps raccourci s'était effacé après une dizaine de jours. En ce 1er mai, la température dépassait 30 degrés. Le phénomène s'étendait à tout le sud de la France tandis que le nord grelottait sous des trombes d'eau glacée. Dans les salles de classe, les élèves supportaient leurs uniformes jusqu'en milieu de matinée mais ensuite, les enseignants devaient rivaliser d'ingéniosité pour ventiler les pièces surchauffées par les petites cellules grises de trente enfants.

Au sous-sol, dans le laboratoire de potions, la chaleur était à peine plus supportable, à cause des tabliers de protection en cuir. Les étudiants travaillaient sur leur défi annuel, à savoir: réaliser une mixture d'un niveau supérieur au leur ou fabriquer un élixir oublié, hors programme. Ambroisine noterait la difficulté affrontée et la réussite. Il était hors de question de subir un échec, car la note compterait pour le tiers dans la moyenne annuelle.

Hercule, encadré par Jacques à sa gauche et Shin à sa droite, était concentré sur la liste de tâches à effectuer. La potion qu'il avait choisie de concocter, se nommait Cistus Inversus. Nicolas Flamel, dans sa jeunesse, la fabriquait et la vendait à tour de bras. À son époque, les duels à l'épée étaient monnaie courante. Cistus Inversus permettait aux consommateurs d'inverser, pour quelques heures, la position naturelle de leurs organes internes. Ainsi, au prix de douleurs atroces, un pugiliste avait un cœur à droite et son adversaire, ignorant ce détail, cherchant à transpercer l'organe vital à gauche, n'obtenait qu'une blessure au poumon permettant parfois à la victime d'échapper à la mort.

Jusqu'à présent, le garçon avait procédé à deux tentatives. La première avait abouti à déplacer son nez au milieu de sa chevelure. Eugénie, espiègle, s'était amusée à se glisser derrière lui, à son insu, pour lui chatouiller l'appendice nasal avec une plume. La seconde mixture avait été encore plus handicapante: ses genoux et ses chevilles étaient passés à l'arrière. Il n'avait pas pu se déplacer durant quelques heures. L'ingrédient principal de la potion était le pavot bleu de l'Himalaya. Hercule en avait trouvé dans la serre d'Ursula, bien que Jacques l'ait averti:

—Mes parents en cultivent en pots, mais je suis presque sûr que ce n'est pas exactement la même variété. Celle de mon père, c'est Meconopsis Grandis. Ses pétales sont plus grands que le pavot d'Ursula. La sienne, je parie que c'est Meconopsis Betonicifiola. Tu veux que j'en commande à Papa?

Hercule avait accepté. La recette de Nicolas Flamel ne faisait pas le distinguo. La variété avait peut-être une incidence sur le résultat final. Le garçon avait réglé dix Mornilles les trois fleurs rares et les avait incorporées au liquide bleuté.

—Alors, Van Betavende? gargouilla Ambroisine. Cela s'annonce bien?

Le garçon l'invita à humer et à contrôler la texture au fond du chaudron.

—Parfum de mélisse et aspect similaire aux préparations précédentes. Elle est très délicate, celle-ci. Nicolas Flamel a un vrai talent pour la réussir à tous les coups.

—Assurément, Professeur. Je crois que c'est assez froid.

—Souviens-toi: dix centilitres, pas plus. Au-delà, tu risques de voir tes organes sortir de ton corps et je peux t'assurer que c'est pas beau à voir, ni agréable à endurer.

—Vous avez déjà…? commença le garçon, les yeux écarquillés.

—J'ai. Oui.

À l'aide d'une poire, le garçon préleva du liquide et remplit un bécher gradué. Il contrôla le niveau, pesa le contenu dont la densité avoisinait celle de l'eau et se décida.

—Le moment de vérité.

Il but la ration jusqu'à la dernière goutte. Il s'écoula quelques secondes avant qu'un déchirement ne s'opère dans sa poitrine. Les os craquèrent, les côtes flottèrent, les vaisseaux sanguins s'étirèrent comme des élastiques tandis que les poumons intervertissaient leurs positions respectives, le gauche étant bien plus petit que le droit. Le cœur suivit le mouvement. Mais la transhumance ne se limita pas à cet échange: la carotide écrasa la trachée en la chevauchant pour se placer à droite de la gorge.

Le garçon, tordu de douleur, s'agrippa à la paillasse, les doigts crispés sur les carreaux de céramique. La transformation ne s'arrêta pas en si bon chemin. Bientôt, ce fut au pancréas et au foie d'échanger leurs places tandis que rate et vésicule biliaire migraient. Le visage violacé, il souffrait le martyre à chaque respiration. Après deux minutes de torture, il lui sembla que les torsions avaient cessé. Il s'adossa à son siège, à bout de souffle. Il se remit à respirer avec un peu plus de sérénité. Ambroisine appliqua sa main sur la poitrine du garçon, côté droit: elle perçut les battements du cœur. Puis, elle enfonça son index sous la dernière côte gauche du garçon. Il grimaça.

—Il va falloir ralentir sur les œufs, Van Betavende. Le cœur est à droite et les autres organes ont changé de place. Un Cistus Inversus parfait. Ce sera OR pour toi. Ça, c'est la bonne nouvelle. Tu devines quelle est la mauvaise?

—Voyons… Dans quelques heures, sans horaires précis, mes organes vont reprendre leur place initiale et je vais éprouver les mêmes douleurs.

—Désolée!

—Merci, Professeur.

—Je vais conserver ta production. On ne sait jamais: si je me bats en duel…

Cette réflexion l'amusa beaucoup. Il remercia Jacques pour lui avoir, une fois de plus, prodigué de judicieux conseils. Le Cracmol était un botaniste hors pair. Celui-ci se pencha vers lui et murmura:

—Bien joué! J'espère avoir autant de réussite avec Repulsa.

—C'est bien l'inverse de l'Amortensia?

—Oui. C'est parfait pour se débarrasser d'un ou d'une peau de colle, rigola le fils aîné des Boulanger.

—Dommage que Rosier ne soit plus là! Nous lui aurions fait avaler la marmite entière et de roi courtisé, il aurait basculé à monarque déchu, voire envoyé à la guillotine des Moldus.

Jacques faillit ajouter une dose massive d'Ipéca, tellement son rire fut spontané, fort et ravageur.

—Allons, allons! Un peu de sérieux! rappela madame Fordecafé. Si tu ne t'appliques pas, Boulanger, je te servirai ta potion à tous les repas le jour du bal de fin d'année!

Le garçon se remit au travail. La perspective de faire «tapisserie» le 31 décembre prochain, sans cavalière, le terrorisait. Hercule observa l'amorce d'un sourire sur le visage d'Ambroisine. C'était comme si elle connaissait le point faible de son camarade, la forme prise par l'Épouvantard pour le surdoué de la botanique. Connaissait-elle la peur d'Hercule? La peur, concrétisée par la bestiole sans visage, tapie dans l'armoire de la Salle Blanche, pouvait-elle évoluer au cours du temps? Il avait vu ses parents périr sous la mitraille des Allemands, mais la guerre avait pris fin et son père avait disparu dans d'autres circonstances. Quant à sa mère, depuis février, elle était invisible, ne produisant qu'un courrier tous les quinze jours, voire trois semaines. Sa peur avait évolué. Il en était presque certain. Mais vers quoi avait-elle glissé?

Il abaissa ses paupières et entendit une voix lui répéter:

«Écoute.»

Il se concentra sur sa respiration. Peu à peu, les bruits de cuillères dans les chaudrons, des couteaux découpant, des pilons écrasant, accompagnés des murmures, s'estompèrent. Il n'y eut plus que le son de l'air dans ses poumons, le sang affluant dans les vaisseaux sanguins, les battements du cœur déplacé, l'étouffement sonore de l'eau de la grotte d'Urtica et la plongée dans le monde sous-marin. Sa peur prit forme et la logique approuva.

Dune Dunne intriguait toujours autant Hercule et, à vrai dire, tous les élèves. Personne, dans l'Académie, n'avait réussi à résoudre le mystère de sa résidence. L'endroit où elle logeait, en dehors des cours, n'était pas la seule énigme à son sujet. Le fonctionnement de sa baguette en était une autre. Le Belge aurait volontiers cédé quelques Gallions pour pouvoir l'étudier de plus près. Or, Dune ne s'en servait presque jamais, comme si l'auxiliaire de bois n'avait pas d'utilité ou comme si la magie de cette femme était d'une autre nature. Ensuite, c'était un détail physiologique qui étonnait tout le monde: ses yeux. De couleur noisette, ses iris s'auréolaient d'un cercle doré lumineux, presque incandescent. Lorsqu'elle se laissait emporter par sa passion pour un sujet, ses couronnes dorées devenaient plus nettes et donnaient l'impression aux étudiants qu'un rayon brûlant allait sortir de ses pupilles et les griller comme des châtaignes. Cette version était soutenue par Eugénie, assez rebutée par la professeure Dunne, à cause de fulgurances de l'enseignante, tombant toujours à pic. Sigrid soupçonnait le symptôme d'une maladie liée à l'accumulation de cuivre dans l'organisme. Deux scientifiques moldus, Fleischer et Kayser, avaient mis en évidence, en 1903, les difficultés d'élimination du cuivre dans le corps humain. Son passage excessif dans le sang provoquait une accumulation visible dans l'œil, créant les anneaux dorés. Sigrid avait lu dans une revue scientifique que la consommation de certains aliments favorisait l'excès de cuivre. Or, Dune ingurgitait des litres de tisane où elle faisait infuser des champignons et des herbes. En plus de cela, elle dévorait sans cesse du chocolat, riche en teneur cuivrée et elle buvait un alcool qu'elle distillait elle-même –mais où? –à base de cacao grillé et fermenté. Umbelina ne croyait pas à une cause médicale. Pour elle, l'enseignante venait d'un autre monde et étudiait les Terriens pour les asservir! La preuve? Selon Sean McFlurry et Ursula Waldmeister, elle n'était jamais allée à Poudlard ou à Durmstrang. Comme elle brillait par son absence dans l'annuaire de Beauxbâtons, alors qu'elle parlait le français sans accent, cela ne laissait pas beaucoup d'options. À vrai dire, la théorie de la Portugaise séduisait Hercule. Dune n'avait rien de conventionnel dans sa manière d'enseigner mais aussi d'être. Il en voulait pour preuve le premier cours où elle avait officié sous la houlette d'Abraham.

Ce matin-là, le garçon était arrivé alors que ses camarades étaient installés. Persuadé d'être en retard, il avait sorti ses parchemins et son encrier en toute hâte. Il s'était mis à consigner toutes les paroles de la femme sans perdre un mot. Au bout de cinq minutes, alors qu'il avait rempli une page entière, Dune s'était arrêtée en pleine phrase et l'avait questionné:

—Que fais-tu, Hercule?

—Je prends note de la leçon.

—Elle n'a pas commencé.

—Je croyais que…

—Non. Relis-toi. J'étais en train d'énumérer la liste des tâches pour la semaine prochaine et les ingrédients pour fabriquer mon breuvage à la coriandre.

—Ah…

Il avait suscité des ricanements du côté des suprémacistes. Jacques s'était retenu de rire tandis que Shin pinçait ses lèvres pour ne pas imiter Boulanger. Cependant, depuis cet événement, le Belge éprouvait toujours autant de difficultés à déterminer l'instant où le cours débutait vraiment. En effet, Dune n'abordait pas que les runes durant les deux heures d'enseignement hebdomadaires. Elle parlait de potion, de sortilège, de métamorphose, de culture, de langues étrangères, de lecture, de légendes populaires et surtout, de divination. En la matière, elle s'estimait bien plus compétente et précise que Claire Obscur. Ses rêves prémonitoires étaient, selon ses dires, implacables. Elle ne cessait de seriner:

—Priez pour que je ne rêve jamais de l'un de vous!

—Pourquoi, Professeur? avait osé Hercule, la première fois.

—Si tu apparais une fois dans mes songes, attends-toi à de gros ennuis.

—Ma foi, cela risque d'arriver souvent. Je plonge dans les embêtements avec une facilité déconcertante.

—Ne crois pas cela! Si tu me rends visite dans mes rêves une seconde fois, les ennuis se changeront en un grave danger.

—Et une troisième fois? avait renchéri le garçon, avec un soupçon de malice.

—La troisième fois d'affilée, c'est la mort assurée dans les plus brefs délais.

L'annonce avait quelque peu refroidi l'ambiance. Surtout lorsque Dune avait rajouté:

—Tu en es déjà à deux, Hercule. Deux nuits successives.

C'était à la fin du mois de mars. Le 1er avril, Rosier lui avait fracassé le crâne, le laissant presque pour mort dans le jardin du château. La semaine passée, après la mort de Pierre, le Belge avait eu l'idée de lui poser la question fatidique:

—Madame?

—Oui, Hercule?

—Depuis votre arrivée à Beauxbâtons, avez-vous vu une personne en rêve trois fois?

Elle avait répondu «oui», sans donner l'identité du sujet touché par la fatalité.

Même si l'étude des runes n'était pas aussi précise, approfondie qu'avec Abraham, les heures passées en compagnie de l'enseignante étaient agréables, enrichissantes. C'était une encyclopédie de la magie, de la nature. Seule Eugénie ne l'appréciait pas, sans vraiment pouvoir en identifier la raison.

Le mardi 2 mai, en entrant dans la classe où les runes étaient enseignées, les enfants ne trouvèrent pas leur professeure. L'idée d'une nouvelle disparition traversa aussitôt l'esprit du Belge. Si un intrus avait kidnappé Dune au sein de l'Académie, il en avait profité pour embarquer le mobilier. La pièce ne comportait plus une chaise ou un pupitre. Le bureau de madame Dunne brillait aussi par son absence.

—C'est quoi, ce cirque moldu? s'exclama Jacques. Il n'y a plus rien!

—Pas exactement. Il reste cette malle. C'est la première fois que je la vois ouverte.

Une tête surgit du coffre en bois couvert de cuir noir.

—Par ici! Venez! On fait cours en bas!

Les enfants s'approchèrent et découvrirent un étroit escalier débutant dans la largeur du coffre et plongeant dans le sol. Les marches étaient raides, en bois ciré et s'enfonçaient dans une pièce où le mobilier de la classe avait été logé. Une multitude de parfums s'échappait de la malle. Hercule s'engagea le premier et fit son entrée dans une serre lumineuse, foisonnante de cultures en pots et en bacs de bois. Dune avait repoussé toutes les plantations pour installer la classe. Au fond, on pouvait voir des papillons par dizaines, des oiseaux, de petites créatures comme des Niffleurs, des Fléreurs roux, deux Croups et d'autres silhouettes animalières. Le Belge ressentit comme une impression de déjà-vu. Il s'enfonça vers le fond de la serre lorsque la main de la femme s'abaissa sur son épaule:

—Non non, pas par là. Il y a de féroces créatures.

Il se retourna et la vit assise à son bureau. Elle venait de transplaner dans un silence absolu! À moins qu'elle ait une main élastique, extensible?

Derrière le siège de l'enseignant, il y avait une porte en bois plein avec une petite fente par laquelle elle avait le loisir d'observer ses visiteurs sans être vue. Dune se mit à parler alors même que les élèves n'avaient pas encore pris place.

—Bonjour. Je me suis dit, ce matin, qu'après les tristes événements de la semaine passée, j'allais m'autoriser quelques changements et quelques menues révélations sur moi. Histoire de s'aérer l'esprit.

Hercule se mit en mode écoute, prêt à lever la main si des questions ouvertes pouvaient être posées. Sa sensation de familiarité avec les lieux ne le quittait pas. Une chose était certaine: la malle de Dune n'était pas le produit des entreprises Delacour. L'extension défiait les lois sorcières.

—D'abord, je vais vous donner une bonne nouvelle. J'ai corrigé vos évaluations sur les runes turques. Les résultats, plutôt bons dans l'ensemble, seront les derniers de l'année avant l'examen final.

Une vague de soulagement parcourut les visages.

—Alors… Je m'appelle Dune Dunne mais ça, vous le savez déjà. En revanche, ce que vous ignorez, c'est que je ne suis pas une sorcière au sens où vous le concevez. Je ne suis pas passée par l'Académie pour apprendre, ni par Poudlard, Uagadou ou Mahoutokoro, pour ne citer que les établissements les plus prestigieux. J'ai appris en Bretagne, car je suis une druidesse.

La révélation aussi son petit effet. Alors qu'Hercule s'apprêtait à lever la main, Dune lui coupa l'herbe sous le pied:

—C'est pour cette raison que j'ai une appétence certaine pour les runes. Parce que j'ai baigné dans la culture celte. Si je suis capable d'anticiper vos questions, vos tentatives de filature pour en savoir davantage sur moi, n'est-ce pas Hercule, c'est uniquement parce que j'exploite mes dons pour la divination dans une multitude de supports et non parce que je déjeune souvent en compagnie d'Agathe Bonnelangue, notre directrice anticipatrice de futur proche.

Elle répondait aux questions avant même qu'elles ne soient posées, ce qui était une preuve de ses assertions.

—Je vis ici. Ma malle m'a toujours suivie et a pourvu à mes envies de faune et de flore. Je ne suis pas seulement capable de lire votre avenir dans la position des astres; je les étudie assez pour assumer les cours d'astronomie à la place de monsieur Fontebrune. Attenant à la serre, je dispose de mon propre laboratoire de potions et je peux vous distiller à peu près n'importe quelle essence ou huile essentielle. Et même de délicieuses liqueurs. En résumé, je pourrais occuper à peu près tous les postes dans l'Académie si le besoin s'en faisait sentir, y compris l'enseignement du français ou de l'anglais, que je pratique avec assiduité avec monsieur McFlurry ou le docteur Beauxbâtons.

Hercule faillit tomber de sa chaise. Le docteur Beauxbâtons et cette histoire d'anglais revenaient sur la sellette.

—Ma magie est similaire à la vôtre, mais il y a des différences, comme entre les elfes et les sorciers. Oui, Hercule, fit-elle en devançant sa nouvelle question, je possède comme vous une baguette dont notre spécialiste va maintenant nous décrire les caractéristiques. Allez! Rejoins-moi! Viens!

Le garçon se leva et s'approcha avec timidité. Elle tendit sa baguette et demanda:

—Tu en rêvais, n'est-ce pas? Vas-y. Dis-nous ce que tu peux sur cet objet. Qu'as-tu remarqué, déduit?

Il tourna le manche de son côté et eut une première surprise: la baguette disposait d'une molette d'une nature différente. Elle ne comportait pas les 24 runes gravées et entrevues à plusieurs reprises. Dune possédait-elle deux auxiliaires? Il tenta de masquer sa surprise. Il la soupesa, ferma les yeux et écouta. C'était une baguette de voyante, conçue pour une divinatrice. L'essence de bois était méditerranéenne, parfumée.

—C'est du bois de citronnier. Mais… sa résonance est différente. C'est subtil. Il chante en… perse.

Jacques se manifesta en levant la main:

—Oui?

—C'est la lime perse. Citrus Latifolia.

—Tout à fait. Quelle particularité ont ses fruits?

—L'extérieur est jaune mais l'intérieur est noir.

—Bravo, Jacques! Or pour toi!

L'intéressé se réjouit. Voilà qui faisait ses affaires, car les runes ne lui réussissaient guère.

—La baguette vient du Moyen-Orient, reprit Hercule. C'est un objet ancien. Son cœur… je ne vois pas et si je suis incapable de le voir, c'est qu'il est invisible.

—Pas de cœur?

—Si. Du Demiguise. La combinaison idéale pour la divination.

—Très bonne déduction. Et cette molette? As-tu une idée de son utilité?

Le garçon la détailla. Dans un premier temps, il avait imaginé des fonctions indépendantes par rune. À l'évidence, celle-ci fonctionnait autrement. Un triangle rectangle noir avait été peint sur la molette de sorte qu'en la tournant, dans un sens ou dans l'autre, le triangle diminuait ou augmentait. Cela parut clair.

—C'est pour l'intensité des sortilèges. Tout le monde possède la capacité de générer de la magie.

—Sauf moi, coupa Jacques, avec un sourire éclatant.

—Sauf notre ami. Mais le contrôle doit être appris. Parfois, la magie peut s'exprimer avec une intensité dévastatrice et nos baguettes ne font que guider, canaliser cette capacité. Votre outil permet de réduire ou d'ouvrir le «robinet», si je puis dire, selon vos aptitudes, vos appétences. Un sort aisé nécessitera de la modération tandis que le sortilège faible réclamera de l'augmentation. Enfin, je crois que c'est ça.

—Je n'aurais pas mieux expliqué. Un Or pour Hercule! Tu peux te rasseoir. Effectivement, le créateur de cette baguette avait remarqué de larges distorsions dans la puissance magique d'un de ses élèves. Je rencontre le même souci. Alors, plutôt que d'avoir différentes baguettes spécialisées, disons du noyer noir avec du poil de troll pour servir un Auror ou du saule pour seconder un Médicomage, celle-ci avance ou recule le poil de Demiguise dans le bois de citrus. Une invention brillante.

Hercule remarqua les connaissances de Dune sur les baguettes. À croire qu'elle avait lu son recueil sur le sujet. Un élève leva le doigt.

—Oui?

—Avez-vous un balai pour vous déplacer, Professeur?

—Absolument pas. Je n'aime pas m'asseoir sur du bois, je trouve cela inconfortable. Je préfère mon tapis volant.

Sa réflexion suscita quelques rires et sourires. Hercule la prit très au sérieux et poursuivit:

—J'ai lu que les tapis volants ont du caractère et qu'ils apprécient de recevoir un nom propre. Est-ce vrai?

—Oh oui! Le mien s'appelle «Sajadatonne» et il renâcle à me transporter lorsqu'il estime être trop chargé, avec quelques malheureux achats.

—Comment faites-vous, alors?

—Je transplane, mais je n'aime pas trop ce moyen. J'ai l'estomac assez délicat et le transplanage, eh bien, cela me donne la nausée.

—Est-ce que les fabricants de tapis volant requièrent les mêmes qualités que les producteurs de baguettes?

—Ils ont certaines qualités en commun. Il faut être attentif à la matière. Néanmoins, les fabricants de tapis sont avant tout de grands enchanteurs. Ce sont les nombreux sortilèges qui déterminent les qualités de ce moyen de transport.

Un autre élève posa une question:

—Avez-vous vécu au Moyen-Orient, Madame?

—Durant mon enfance, oui. Ensuite, je suis venu en Bretagne où j'ai été initiée assez tard.

Les enfants commencèrent à se lâcher.

—Est-ce exact que vous pourriez devenir référente Lonicera si le directeur ne revient pas?

—C'est une rumeur infondée. D'après ce que j'ai compris, la tradition veut qu'un référent soit issu de l'ordre qu'il va gérer. De plus, je ne suis là que depuis quelques mois. Je ne connais pas assez bien l'école. Enseigner est une chose, diriger est tout autre.

Hercule se manifesta une fois de plus:

—Professeur, pouvez-vous nous parler des créatures que vous abritez?

—Pas aujourd'hui, ce serait trop long. Par contre, comme les clubs sont à la mode, je pourrais bien en créer un avec différents sujets abordés. Je l'appellerais… voyons…

—Le tapis volant, proposa Shin.

—Pas mal du tout! Ça me plaît! Je l'adopte. Bien! Il faut quand même que je vous rende vos examens, sinon je vais oublier.

La sacoche se déverrouilla et s'entrebâilla sans intervention de la druidesse. Le paquet de parchemins jaillit et s'envola en s'éparpillant. De prime abord, cela avait l'air d'un sortilège raté. En réalité, les feuillets s'étaient répartis au-dessus des têtes des élèves, comme si elle tenait dans sa manche 28 Wingardium Leviosa simultanés. Le tout sans un mot, ni baguette.

—Par qui vais-je commencer? Hum… Shin.

Le parchemin du garçon atterrit sur son pupitre. Il avait reçu la note ARGENT et cela le mettait en joie.

—Content, n'est-ce pas? Petit à petit, le travail acharné paye. Bravo à toi! Ensuite… à qui le tour? Tiens, Hercule! Comme tu es juste à côté. OR. C'était juste parfait. Rien à redire. Bon, je ne vais pas continuer dans cet ordre sinon, vous allez croire que le sortilège est conçu pour distribuer du 1er au dernier rang. Hum... Je vais penser à un nombre compris entre 1 et 26. Celle ou celui, au singulier ou au pluriel, qui pensera au même nombre, verra sa copie atterrir entre ses mains. Alors, j'y suis. Voilà, je l'ai en tête. Qui va le deviner? Allez…

La copie de Jacques atterrit sur ses paumes. Ses camarades crurent soudain qu'il venait de révéler des aptitudes pour la Legilimancie ou la Divination. Dune dévoila le pot aux roses.

—Le petit malin!

—Comment a-t-il fait, Professeur? demanda Joop de Vries, un compatriote d'Hercule, assez naïf.

La femme se frotta les mains et fit virevolter sa robe rouge.

—Demandons au spécialiste des mystères. Hercule?

—Il a mentalement énuméré tous les nombres, jusqu'à ce que le bon, le 17, coïncide.

—Exact!

Le Cracmol sautilla sur sa chaise, fier de son tour.

—Trop fort, Jacques.

—Puisque que vous connaissez l'astuce de votre camarade, c'est beaucoup moins drôle. Alors, un nombre entre 1 et un million. Voilà qui devrait calmer les ardeurs des compteurs. Hum… Je l'ai et j'y pense. Voilà. Je ne cesse d'y penser.

Un silence engloutit l'assemblée et contre toute attente, au bout de quelques secondes, la copie de Laurine de Clermont-Tonnerre se mit à voleter entre sa légitime propriétaire et Hercule. Devant le comportement inattendu, l'adulte força le parchemin estampillé d'un ÉTAIN à rejoindre la jeune fille.

—Très intéressant. Tu n'es peut-être pas à l'aise avec les runes, mais le 18389 n'est pas arrivé dans ton esprit par hasard. Comment cela se passe en cours de Legilimancie? En Occlumancie?

—Euh… Fonte dans les deux disciplines, Professeur.

—Hum… et en divination?

—Pareil. Je ne comprends jamais rien à ce qu'on me demande.

—Je crois que mon club va débuter sous peu. Il y a urgence.

—Madame, pourquoi mon parchemin hésitait avec Hercule?

—Parce qu'il avait aussi le bon nombre. Et ça fait deux fois de suite, avec le 17.

Le Belge se rendit compte que l'information n'était pas passée à la trappe.

—Il va devenir bon en divination?

—Je ne crois pas. Par contre, Hercule sera un redoutable Legilimens et un Occlumens impénétrable. Si ce n'est pas déjà le cas. Oui. Ça l'est. Mais il y a autre chose. Je le vois. Un conseil. Très récent.

L'intéressé frémit. Dune parlait de Maïkan, il en était certain. Oui, il avait suivi le conseil de l'Inuit. Il avait fait le silence et avait écouté. C'était peut-être la clef: une attitude à mi-chemin entre la rage d'imposer une image, de briser les défenses avec puissance et la sérénité absolue, l'inaction. Ou alors, l'héritage conjoint de ses parents se manifestait.

Après avoir remis toutes les copies et avoir interdit à Hercule de participer, l'enseignante avait proposé aux élèves de faire part de leurs idées pour le futur club tapis volant, y compris un horaire, ce qui était prévu pour les mercredis après-midi déjà très encombrés. Elle envisageait un autre créneau pour éviter des choix cornéliens aux élèves. À la fin du cours, un élève avait suggéré de faire des paris sur le futur nom au poste de référent Lonicera, un sujet au cœur des discussions estudiantines. La majorité donnait Ambroisine gagnante. Une minorité non négligeable voyait Edmond dans ce rôle car, en dépit de sa jeunesse, il incarnait le travail, le sérieux, la stabilité, la rigueur typiquement lonicérienne. Shin s'était démarqué en rappelant qu'Eugénie avait un père issu l'ordre au chèvrefeuille. Il était enseignant, en plus d'être médicomage, ce qui n'était pas le cas de Sébastien Grossel ou de Théophile Amand, tous deux dotés de l'écharpe bleue lors de leur scolarité. Dune s'était beaucoup amusée des arguments des uns et des autres, ne trahissant pas toujours des affinités. Le petit Belge s'était tenu à l'écart des débats, jusqu'à ce que madame Dunne le harangue:

—Et alors, Hercule? Aucun avis sur la question?

—Si, Madame. Monsieur Fontebrune, en nommant madame Bonnelangue référente, avait respecté une parité homme-femme dans la direction de l'école. La logique de cette parité voudrait que monsieur Perlenjoie ou monsieur Beauxbâtons soit nommé. Cependant, la directrice paraît vouloir changer certains points comme la sanction d'élèves commettant des agressions.

—Oui… Donc?

—Je pense qu'elle va rompre avec les traditions. Pour moi, ce sera madame Waldmeister qui sera nommée, bien qu'elle ait accompli ses études à Durmstrang.

—Tu es à contre-courant, alors?

—Oui.

—C'est une conviction intime ou la déduction logique, grâce à un savant assemblage d'indices?

—Je n'en ai pas la moindre idée, Professeur.

Elle éclata de rire, persuadée que le garçon avait fait appel à ses étonnantes capacités de mise en forme des pièces de puzzle. À moins qu'il ait usé de Legilimancie à son encontre. Elle se persuada d'aller lire la réponse dans le marc de coriandre de son infusion personnelle. Lorsque la cloche retentit, les élèves sortirent en file indienne, avec discipline, saluant Dune au passage. La femme s'assit derrière son bureau, ouvrit un grimoire au cuir verdâtre à l'endroit où elle avait inséré le marque-page et le fixa des yeux.

«Une séance très intéressante. Il y a un potentiel vierge chez Laurine de Clermont-Tonnerre. Cette jeune fille ne peut pas être réduite au rôle de cancre comme ses notations globales le laissent croire. Il faut mettre à jour ses facultés. Jacques Boulanger est bien un Cracmol. J'ai eu quelques doutes mais non. Cela ne l'empêche pas d'être futé et débrouillard. Un garçon épatant, d'une franchise désarmante. Quant à Hercule Van Betavende, j'ai détecté son trouble lorsqu'il est entré dans la serre et qu'il a observé le parc animalier. Il est déjà venu. Par un autre moyen que je ne consignerai pas par écrit. Il est brillant, vif et il s'ouvre à l'écoute d'autrui, ce qui va le rendre redoutable. Cependant, il est constellé d'incertitudes, de faiblesses émotionnelles qui le mettent en danger. N'empêche, il a un talent fou pour exploiter son esprit. C'est saisissant.»

Le cercle doré et lumineux des yeux de Dune s'intensifia. La page de gauche du grimoire, vierge, se recouvrit des pensées de la femme, comme si le parchemin avait été pressé contre les caractères de plomb encrés des rotatives du Cri de la gargouille. L'encre sécha aussitôt et elle referma la reliure massive.

Au soir du 9 mai, dans la cabane cachée de Gerbera, Katarina était bouleversée par sa découverte. Peu après le déjeuner, elle avait été convoquée par Agathe. L'enseignante tenait à organiser, peu avant la remise des diplômes, une compétition de Cecrabebleu entre les ténors de l'école et des anciens érudits de Beauxbâtons. Elle souhaitait que la jeune fille s'occupe de sélectionner trois candidats pour se joindre à elle afin de rencontrer, à travers des manches éliminatoires, les quatre anciens proposés et invités par Agathe. Alors que la directrice avait entamé l'exposé de l'organisation du tournoi, elle avait été appelée par le concierge, car une mixture d'un CHASSE-Potion avait provoqué des dégâts dans le laboratoire au sous-sol. L'élève s'était retrouvée seule dans le bureau.

Après deux minutes, elle était allée tuer le temps en se postant à la fenêtre. Puis, voyant qu'Agathe tardait, elle avait déambulé dans l'antre directorial. C'est alors qu'elle avait remarqué un tas de parchemins, pas aligné, couvert de textes de la même écriture. Les arabesques avec les boucles délirantes lui avaient rappelé l'écriture de Dune Dunne, toujours très prolixe en commentaires sur les devoirs rendus par ses élèves. Elle avait lu la première lettre signée de l'enseignante des runes. Elle faisait acte de candidature spontanée à n'importe quel poste. La première missive était datée du 15 avril 1911 et la dernière était en date du 20 août 1918. Il y avait, en moyenne, six lettres par an et toutes du même acabit. Ce n'était plus une demande de poste mais un authentique harcèlement. Bien qu'elle réclame n'importe quelle place, les courriers de 1911 au début 1918 étaient axés sur la divination où elle affirmait posséder les plus grandes compétences du monde sorcier. Son obsession pour l'Art Divinatoire s'était arrêtée à partir des trois dernières lettres de mars, juin et août 1918.

Du trouble de la jeune Russe francophone était née la suspicion. Dune Dunne avait-elle joué un rôle dans la disparition d'Abraham? Et si oui, comment était-elle parvenue à ses fins? La polémique était venue d'Eugénie. Ce n'était pas un secret, la jeune fille ne pouvait pas la voir en peinture, animée ou non.

—Je ne l'aime pas!

—Mais pourquoi?

—Toi, Sigrid, tu n'aimes pas la morue frite?

—C'est ignoble!

—Moi, j'adore, coupa Umbelina. Mais bon, ma nourrice m'en donnait quand j'étais bébé.

—Eh bien moi, c'est pareil. Je n'aime pas Dune Dunne. Je ne sais pas l'expliquer, c'est tout. Son regard sur moi et j'ai les poils dressés comme les oreilles d'un Jackalope. J'ignore comment, mais je suis certaine qu'elle est liée à la disparition d'Abraham.

—Mais comment? demanda Hercule.

—Si ça se trouve, elle connaissait Abraham, elle l'a affaibli, il a été contraint d'admettre qu'il était à bout de forces. Ensuite, Armand, face à l'avalanche de courrier, s'est dit qu'il pouvait lui donner une chance. Et paf! Le loup est dans la bergerie. Tremblez, pauvres agneaux!

—Je crois à une partie de votre théorie, Eugénie. Lorsque vous pensez qu'Armand, face au déluge de lettres…

—34, en tout, précisa Katarina.

—34 missives qui ont décidé Armand de faire appel à elle. Mais pas pour remplacer Abraham, comme première intention.

—Pour quoi faire?

—Rappelez-vous tous les événements qui secouaient l'école. Armand a vu l'occasion d'introduire une nouvelle divinatrice, sous couvert de remplacement au poste des runes. Il disposait d'une espionne extérieure capable de déceler le criminel. Voire de contourner la réaction défensive du Sondeur parce que madame Dunne a affirmé et ma foi, démontré, que sa magie est différente de la nôtre. Je crois que le directeur avait imaginé ce plan, cette solution. La disparition d'Abraham est liée à une autre affaire.

—Mais pourquoi ne serait-elle pas le cerveau? relança la petite frisée, en mode Doxy accroché à son rideau. Elle en est capable. Tu as vu son coffre? La taille!

—J'ai une toute autre théorie sur ce coffre.

—Laquelle?

—Ce n'est qu'une porte d'accès sur le degré 170.

Le garçon sortit l'album-photo réalisé avec le Magiclic et montra le cliché correspondant.

—Regardez. La flore abritée, au fond de la photographie. C'est sa serre et là, partout, le parc animalier.

—Elle vivrait dans un degré?

—Oui. Elle a envoûté le coffre pour qu'il accède au degré, comme la salle du Sondeur.

—Tu imagines la dimension de ses pouvoirs, Hercule?

—Oui, Sigrid. Selon moi, ils sont immenses. En cours, elle a transplané au moment où je m'apprêtais à aller jeter un œil sur le parc. Aucun craquement caractéristique du transplanage. Plus discrète qu'un elfe de maison, même.

—C'est un mage noir! J'en suis sûre! Et puis cette façon qu'elle a de parler…

—Plus que vous? compléta Shin.

—Oui! C'est pas normal! s'emporta Eugénie, déclenchant l'hilarité de ses camarades.

—D'accord, fit le Belge. Dans ce cas, nous tâcherons de trouver un instant pour aller dans le degré 170 afin d'explorer et de relever des preuves de sa toute-puissante malfaisance. Êtes-vous satisfaite?

—Oui! De toutes façons, j'ai raison!

La décision était prise, mais la mise en œuvre ne serait pas aisée. Comment tromper la vigilance d'une spécialiste de la divination qui avait déjoué 100% de leurs filatures? Comment rendre le prévisible imprévisible? Comment lui faire lire un futur erroné? Là était la question.

L'ultime match de Quidditch opposant Urtica à Lonicera avait lieu le dimanche 11 mai. Hercule avait demandé et obtenu la possibilité de ne pas se rendre au bureau des Aurors ce jour-là. Aussi, le garçon avait mis à profit la matinée pour réviser ses cours et s'avancer dans ses devoirs. Cela incluait le soin et la manipulation des créatures magiques. Vers 11h00, il avait rejoint la serre pour rafraîchir ses connaissances en botanique et aller dans la ménagerie adjacente. Jacques s'y trouvait déjà.

—Je vois que nous avons eu la même idée.

—Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûr que nous aurons droit au Bayours, cette année. Je ne suis pas aussi à l'aise que toi. Pourtant, tu as vu, il y en a, à la ferme. Comment tu fais?

—Eh bien… je leur parle.

—Mais tu leur dis quoi?

—Je… je les flatte. Oui, des compliments sur leur gentillesse, sur leur beau bébé, sur leur intelligence, sur les cadeaux qu'ils me font. Je crois que c'est le timbre de ma voix qui les rassure.

—Je comprends mieux. Il faut les mettre en confiance.

—Oui et en plus, je les laisse agir comme ils veulent. Le jour où le mâle s'était juché sur mon dos, je l'avais laissé faire.

Jacques se mit à prendre des notes sur un parchemin.

—Suggérer au lieu de les forcer.

—Il est clair que le Bayours n'est pas un Hortza.

—Là, il faut être ferme.

—Directif, précis avec les mots. Mais il est possible de leur enseigner.

—Au fait! Tu as trouvé des informations sur les vésicules blanches que notre dragonne a sur la peau?

—Nom d'un Gnome! J'ai totalement omis de vous narrer cette histoire!

Le Belge s'était alors lancé dans le récit de la cérémonie funèbre de Pierre. Il avait surtout insisté sur l'étrange tournure de l'enterrement dès l'instant où Maïkan, l'équivalent du ministre de la Magie pour les Inuits, avait fait son apparition. Le Cracmol était resté suspendu aux lèvres de son camarade, trouvant l'histoire de plus en plus folle.

—Alors, elle a transplané de Paris à l'Islande?

—Oui.

—Je n'imagine même pas comment c'est possible. Je pensais que madame Bonnelangue était la plus douée en transplanage…

—Je le croyais aussi.

—Les vésicules peuvent engendrer un autre genre de dragon. C'est fou.

—Je suis allé voir dans l'unique ouvrage traitant des dragons. 1 Il n'y avait pas une ligne. Alors, je me suis dit que consulter des contes et des légendes serait peut-être plus judicieux. J'ai trouvé. L'Isdréki, un dragon blanc aux yeux bleus. Vingt mètres d'envergure!

—C'est monstrueux!

—Il ne crache pas du feu, mais son souffle congèle tout ce qu'il effleure et ses éructations projettent des centaines de stalactites.

—Impressionnant.

—Ce n'est pas le plus stupéfiant. Isdréki ne naît que dans les volcans en éruption d'Islande et qu'à la condition qu'un sorcier habite la créature. Si l'esprit de Pierre Bratel l'anime, il sera redoutable.

Hercule avait omis l'événement attendu par Maïkan. En revanche, il avait exprimé sa stupéfaction face à la magie de l'Inuit, sa clairvoyance naturelle, sa capacité à transmettre des messages dans les rêves et les mots utilisés: la voie de l'univers, l'écoute. Ses connaissances sorcières semblaient étendues et le plus ahurissant, c'est qu'elle considérait que la magie existait en toute personne. Le garçon avait échangé quelques mots avec le capitaine Laville qui entretenait de bonnes relations avec les Inuits; de son avis, les termes Moldu, Cracmol ou non-mage n'existaient pas dans la langue du peuple nordique. Jacques s'était promis de relater ce fait à son père. Il serait fier d'avoir concouru à faire renaître une légende.

—Vous écrivez souvent à vos parents?

—Deux ou trois fois par semaine. La moitié du temps, soit je parle de notre tablée, soit je parle des professeurs. Et toi?… Oh zut! Désolé! Je viens de me rappeler…

—Ne vous en faites pas! Je ne peux pas écrire, car nous nous sommes pas assurés que les interceptions n'ont pas encore lieu.

—Fichus suprémacistes!

—Comme vous dites!

Les enfants se mirent au travail, répétant les noms et l'utilisation des plantes. Puis, Hercule accompagna Jacques dans la cage aux Bayours et lui montra comment il s'y prenait pour les amadouer. Après une vingtaine de minutes, la femelle accepta de se promener sur les jambes allongées du grand rouquin. Une immense victoire.

1Dans la bibliothèque tenue par Johannes Gutenberg.