En règle générale, Hel n'était pas le genre casanier, surtout pas quand elle se trouvait physiquement à Midgard. Elle préférait de loin recourir à des chambres d'hôtels et autres locations plutôt que d'acheter un appartement ou une maison – ce qui était aussi raisonnable que pragmatique pour une déesse éternellement jeune dont le refus de vieillir finirait par provoquer des suspicions, surtout face à son refus de nommer son chirurgien plastique.

De fait, elle avait dû implorer l'aide de Dionysos – lequel avait un appartement bien à lui – quand il avait fallu relocaliser Ariane. Castiel avait beau jurer qu'aucun des anges occupés à grouiller dans la casse-auto Singer ne toucherait le bébé, la déesse des morts refusait de provoquer le destin.

Et puis, un bébé, ça prenait de la place et faisait du bruit, et le pauvre Bobby en avait déjà bien assez sur le dos. Que personne n'aille accuser Hel de n'avoir aucune considération.

Elles avaient donc emménagé toutes les deux chez Dionysos, et c'était chez Dionysos que Sigyn les avaient trouvées.

« Et bien, je vois qu'il s'est passé des choses ! Puis-je embrasser le dernier ajout à notre famille ? »

Question divinité, Sigyn était tout sauf impressionnante, et pas juste parce qu'elle ressemblait à une ménagère abordant la quarantaine avec son châle tricoté et son chignon bien serré – elle détenait à peine assez de pouvoir pour qu'une créature surnaturelle l'enregistre comme plus qu'humaine, et pour vivre plusieurs siècles sans grand mal, mais c'était tout.

C'était une des raisons de sa popularité au sein du panthéon Norrois, puisqu'elle était trop faible pour représenter une véritable menace. L'autre était sa pure gentillesse.

« Bonne-maman ! Entre, entre ! Regarde, elle n'est pas belle, notre Ariane ? »

Sigyn s'agenouilla sans plus de façon sur le tapis afin de s'extasier comme il convenait. Ceci dit, ses sourcils châtain se haussèrent sur son front lorsqu'elle aperçut les ailes. Puis son attention glissa vers la déesse des morts, qui réalisa subitement que ses propres ailes en train de croître étaient déployées.

Dionysos toussa dans son poing.

« Je vais préparer du chocolat » déclara-t-il afin de fuir lâchement vers la cuisine, abandonnant la dame de ses pensées avec une belle-mère visiblement intriguée.

« A tout hasard » glissa Sigyn, « y aurait-il un rapport avec tous ces anges qui fréquentent Sioux Falls, l'endroit où logent les véhicules pour les acteurs du Ragnarök chrétien ? Parce que Thor a apparemment plein de choses à dire sur le sujet. »

Hel grogna et se massa le nez du plat de la main.

« Forcément, tonton… Par où je commence l'explication ? » se lamenta la plus jeune des deux femmes.

« Par où tu le penses approprié. »

Elle se lança donc. Le résultat était probablement loin des grandes sagas nordiques, plus décousu et abracadabrant qu'autre chose, mais Sigyn écouta placidement sans interruption, sauf quand Dionysos revint avec le chocolat chaud et qu'il fallut le remercier.

Vers la fin, Hel était vautrée à moitié par terre à moitié sur son petit ami qui lui massait les tempes, tandis que Sigyn avait sorti un mouchoir brodé d'une des poches de sa robe et laissait Ariane s'amuser à tirer dessus.

« … Et je suis sensé lui dire Papa comme si de rien n'était. Au moins avant, il avait la tête de l'emploi, mais maintenant elle a mon âge et un cul plus ferme, j'en suis sûre » acheva-t-elle de récriminer.

« Ton père a toujours eu un don pour ce genre de mélodrame » soupira Sigyn alors que le bébé imprimait une brusque secousse à son mouchoir.

« Ouais… c'est juste que, avant, c'était pas trop la même échelle. Voler les pommes d'Idunn ou couper les cheveux de Freyja, il y a tout de même un monde pour passer de ça à changer entièrement de sexe et d'espèce pour aller se cacher dans un autre panthéon. »

« Certes » reconnut son interlocutrice. « Nous allons subir un beau contrecoup côté Asgard. Incapacité à identifier un ange en notre sein malgré plusieurs siècles de cohabitation, voilà du scandale corsé. »

« L'avantage des Embrouilleurs, c'est justement qu'ils embrouillent » fit remarquer Dionysos. « Vous pouvez toujours avancer cet argument-là. »

« Je suppose… mais en attendant qu'Odin cesse de ruminer l'insulte faite à son intelligence, vous feriez mieux de garder profil bas, tous les trois. Question d'association. Et en passant, bravo d'être devenus parents. »

Le compliment produisit l'effet inverse de ce que son émettrice voulait : le jeune couple parut se dégonfler à vue d'œil.

« Ha, heu… à ce sujet… c'est pas qu'on aime pas la petite » affirma tout de go Dionysos.

« C'est juste qu'on y connaît rien » termina piteusement Hel. « Et bon, c'est un ange, mais elle reste un bébé, et les bébés c'est fragile. »

Le sourire de Sigyn débordait d'empathie.

« Oh, mes trésors. Hela, penses-tu que ton père avait la moindre idée de comment s'y prendre avec toi et tes frères ? Que je savais quoi faire ? »

« Vous étiez rudement convaincants » commenta la jeune femme d'une petite voix.

« Peut-être s'agit-il du secret » musa son interlocutrice, « prétendre avoir la réponse pour trébucher dessus par inadvertance. Mais ne vous y trompez pas, vous allez trébucher. Vous allez hésiter. Et vous allez vous accrocher, parce que cette petite poupée a besoin de vous deux tant qu'elle ne tiendra pas debout toute seule, et même après. »

« Et pendant ce temps-là, tu nous observeras nous casser la figure en rigolant » glissa Hel non sans perfidie.

« Tout à fait » décréta Sigyn toujours souriante. « Oh, je vous donnerais des conseils quand vous le demanderez, mais oui, je vais rigoler. Privilège de grand-mère, tu comprends, mon chat ? »

Comme quoi, vivre en concubinage avec Loki le farceur éhonté, Loki au sens de l'humour plus que discutable, ça laissait immanquablement des traces.